Chapitre 20

Voilà déjà une semaine que Sylvie et Michel sont en Égypte. Les jumeaux profitent au maximum de leur liberté. À les voir, on devine rapidement qu’ils ne dorment pas beaucoup. Non seulement ils ont les traits tirés, mais ils ont de la difficulté à se concentrer dans leurs cours. La veille, Dominic a eu le malheur d’appuyer sa tête sur ses avant-bras au début de son cours de comptabilité ; il s’est instantanément endormi. Un de ses amis l’a réveillé à la fin du cours. Et François n’en mène pas large, lui non plus : il dormait sur le divan quand son frère est revenu du cégep.

Jamais les jumeaux n’ont été aussi impatients de voir arriver un dimanche. Il était plus de midi quand ils ont ouvert les yeux. François et Dominic ont mangé chacun deux tranches de pain avec de la marmelade aux fraises et bu un grand verre de Tang. Puis, ils sont vite allés s’écraser dans le salon ; ils n’ont même pas pris la peine d’allumer la télévision.

Il faudrait qu’on fasse la vaisselle, gémit François. Si maman voyait sa cuisine, elle ferait une crise d’apoplexie.

Oui, oui, répond Dominic, mais pas tout de suite. Je suis tellement fatigué que j’ai l’impression qu’un dix-roues m’est passé sur le corps. Ce soir, je ne sors pas et je ne veux voir personne.

Moi, j’ai rendez-vous avec la belle Mylène et il n’est pas question que je passe mon tour ! riposte François, qui éprouve un soudain regain de vie.

En autant que tu me laisses dormir, tu peux faire ce que tu veux.

Les jumeaux sont assoupis dans le salon depuis un petit moment déjà quand ils entendent crier. Ils ont l’impression que la personne est postée à côté d’eux.

Maudite marde ! hurle une voix de femme. Je suis toute collée ! Mes petits maudits, vous ne perdez rien pour attendre.

Avant même que François et Dominic parviennent à se mettre debout pour aller voir ce qui se passe, Sonia se retrouve devant eux. Ils se frottent les yeux pour s’assurer qu’ils ne rêvent pas.

Vous avez besoin d’avoir une foutue de bonne explication, siffle-t-elle entre ses dents en pointant l’index dans la direction de ses frères.

Ahuris, François et Dominic regardent leur sœur. Depuis quand Sonia est-elle aussi mal lunée ? Pourquoi est-elle si furieuse ? En réalité, ils n’ont aucune envie de le savoir.

Pour l’amour du bon Dieu, poursuit-elle d’une voix courroucée, pouvez-vous me dire ce qui vous a pris de mettre un truc collant sur la poignée de porte de la maison et sur celle du garage ? Regardez, j’en ai partout sur les mains !

Les jumeaux la fixent en plissant le front. Ils se demandent de quoi elle parle. Sonia les touche à tour de rôle. Elle a opéré si rapidement qu’aucun de ses frères n’a eu le temps de réagir. François et Dominic se retrouvent avec une substance collante sur le dessus d’une main.

Pourquoi t’essuies-tu les mains sur nous ? demande Dominic d’un ton à la fois bourru et dédaigneux. Je suis tout collé maintenant. On ne t’a rien fait, à ce que je sache !

Allez raconter ça à d’autres. Je suppose qu’il s’agit encore d’un de vos mauvais coups.

Hé ! Hé ! la coupe François. On ignore totalement de quoi tu parles. Comme tu as pu le voir, on dormait quand tu es entrée en criant comme une folle. Depuis le temps, tu devrais savoir que je déteste avoir les mains collantes. Pour une fois qu’on avait la paix, il fallait que tu viennes nous embêter avec tes histoires à dormir debout.

À mesure que les jumeaux retrouvent leurs esprits, ils s’interrogent sur l’identité de la personne qui a bien pu leur jouer ce mauvais tour.

Je vais au moins en avoir le cœur net, émet Dominic avant de lécher sa main. Hum ! C’est du miel. Je soupçonne que le coupable est notre voisin. Je ne vois que lui pour penser à ce genre de tours.

Tu prétends que c’est le voisin qui aurait enduit de miel la poignée de la porte d’entrée et celle du garage ? l’interroge Sonia. Si c’est le cas, on peut dire qu’il a du temps à perdre.

Il en est capable, commente Dominic, le sourire fendu jusqu’aux oreilles, surtout qu’il nous en doit plusieurs. Je gagerais qu’il a aussi mis du miel sur la porte d’en arrière. Avouez qu’il fallait y penser.

Les jumeaux éclatent de rire. Sonia file à la cuisine pour se laver les mains. En voyant l’état de celle-ci, elle recommence à crier de plus belle.

Bande de cochons ! Vous avez intérêt à nettoyer la cuisine avant que maman revienne, sinon elle vous arrachera la tête.

Calme-toi ! déclare Dominic d’un air fanfaron. Au cas où tu l’aurais oublié, on n’est plus des enfants.

Et on connaît maman aussi bien que toi, renchérit François. On fera le ménage en temps et lieu.

Sonia voit rouge. Elle regrette d’avoir promis à sa mère de veiller sur ses frères. Elle se doutait bien que ces derniers profiteraient de l’absence de Michel et de Sylvie pour se laisser aller, mais jamais à ce point. L’évier et la table de la cuisine débordent de vaisselle sale, mais celle-ci n’a pas été rincée. La nourriture laissée dans les assiettes dégage une odeur nauséabonde.

Ça empeste ! rugit Sonia. Je ne sortirai pas d’ici tant que vous n’aurez pas tout nettoyé. Allez, debout, fainéants !

Les jumeaux se jettent un regard. Sonia peut fulminer autant qu’elle le veut ; cette fois, ils n’ont pas l’intention de lui obéir.

Tu peux t’installer dans ton ancienne chambre jusqu’à ce que les parents reviennent, si le cœur t’en dit, se moque Dominic. François et moi, on va faire le ménage quand on le décidera, un point c’est tout.

Je vous conseille de ne pas jouer à ce petit jeu avec moi, prévient Sonia.

François en a plus qu’assez du ton de mère supérieure de sa sœur. Il se lève du divan. Quand il arrive à la hauteur de Sonia, il la prend par le bras. Il la traîne ensuite jusqu’à l’entrée, ouvre la porte et la pousse dehors.

Là, c’est assez ! dit-il d’un ton autoritaire. Retourne d’où tu viens et laisse-nous tranquilles. Tu n’auras qu’à faire ton rapport à maman quand elle reviendra. Bye !

Surprise par le comportement de son frère, Sonia reste un moment sur la galerie sans réagir. Celle-là, elle ne l’avait pas vue venir. La jeune femme est partagée entre l’envie de retourner dans la maison et de mettre les jumeaux à l’ouvrage et celle de partir en se disant qu’elle a respecté la promesse faite à sa mère. Finalement, elle descend les quelques marches de la galerie et monte dans son auto. Elle a suffisamment vu ses frères pour aujourd’hui. Une fois derrière le volant, elle éclate de rire. « Si maman voyait sa cuisine, François et Dominic ne seraient pas mieux que morts ! Je devrais demander à Junior de venir prendre des photos. »

* * *

Au lieu de retourner chez elle, Sonia décide de faire une surprise à sa tante Chantal. À peine la jeune femme a-t-elle mis un pied dans la maison qu’elle regrette d’être venue. Elle arrive en pleine crise de larmes.

Entre vite, lui dit sa tante en la tirant par le bras. Le temps d’aller recoucher les enfants pour la dixième fois et je reviens. Tu n’as qu’à m’attendre dans la cuisine.

Si elle avait su qu’elle tomberait aussi mal, Sonia serait rentrée directement chez elle. D’après les bruits qui proviennent de l’étage, tout porte à croire que sa tante a du fil à retordre avec ses enfants.

Lorsque Chantal la rejoint, celle-ci se laisse tomber sur une chaise et soupire un bon coup avant de commencer à parler.

Si ça continue, ils vont finir par avoir ma peau. On dirait que Félix et Louise se sont transformés en monstres depuis que j’ai repris le travail. Mais ils agissent ainsi seulement avec moi. La gardienne n’a pas de problèmes avec eux, et quand Xavier est seul avec les enfants, tout va sur des roulettes. Va donc y comprendre quelque chose ! Si j’avais su que c’était si difficile d’élever une famille

Prise de remords, Chantal ajoute en balayant l’air du revers de la main :

Oublie ce que je viens de dire.

Sonia voudrait bien encourager sa tante, mais vu son ignorance en la matière, elle ne sait que dire.

Excuse-moi ! reprend Chantal. Je suis là à t’embêter avec mes histoires de bonne femme auxquelles tu n’entends rien au lieu de t’offrir à boire. Ça te dirait de prendre une bière ?

Après ce que je viens de vivre, c’est exactement ce qu’il me faut.

Pendant que Chantal s’occupe de servir les boissons, Sonia lui raconte sa mésaventure avec les jumeaux. Chantal sourit. Elle s’imagine la réaction qu’aurait eue Sylvie en voyant sa cuisine dans un tel état.

J’adore les jumeaux ! précise-t-elle en levant son verre, la mine réjouie.

Pas autant que moi ! ironise Sonia. Ce n’est pas une blague, je me serais crue en plein cauchemar.

N’y pense plus ! Dis-toi que leurs vacances achèvent. Aussitôt que tes parents seront de retour, la vie reprendra son cours normal. En attendant, qu’ils en profitent ! Avoue qu’à leur âge, tu en aurais fait tout autant.

Sonia ne conteste pas. Elle se souvient parfaitement du soir où son père l’a prise en flagrant délit avec Antoine. Si sa mère l’avait su, nul doute qu’elle aurait passé un mauvais quart d’heure. C’est à ce moment qu’elle décide de ne rien dire à sa mère à son retour. Si, toutefois, les jumeaux sont assez stupides pour ne pas tout nettoyer, ils en subiront les conséquences.

Tu as l’air bien, ajoute Chantal. Mais j’avais cru comprendre que tu devais passer la fin de semaine avec ton amoureux.

Sonia hausse les épaules.

Jeudi soir, Simon m’a appelée pour me dire qu’il serait obligé de travailler une bonne partie de la journée d’hier. Il n’était pas question que je poireaute toute seule dans son appartement.

Ouf ! Est-ce que je me trompe ou le torchon brûle entre vous deux ?

Oui et non ! répond Sonia sur un ton neutre. En fait, j’ignore ce qui va nous arriver. Mais bon, on verra bien.

D’après l’expression de sa nièce, Chantal devine que celle-ci en sait plus sur l’avenir de son couple qu’elle ne veut bien le dire.

Tu n’es pas obligée de tout me raconter, indique Chantal.

Sonia fait confiance à sa tante. La jeune femme sait que c’est dans le but de se confier qu’elle est venue voir Chantal. Alors, aussi bien se jeter à l’eau.

Pour le moment, je n’ai pas l’intention de déménager. Mes amis, mon travail, ma famille sont ici. Ça ne me tente pas d’aller m’installer à Ottawa. Mais j’ignore comment m’en sortir. J’adorais ma vie avec Simon quand on vivait à Montréal et, sincèrement, je croyais que c’était l’homme de ma vie. Depuis qu’il habite à Ottawa, on dirait que je me détache de lui un peu plus chaque jour. Ça me terrifie de penser à ce que dira maman si jamais je mets fin à ma relation avec Simon.

Ma pauvre Sonia ! murmure Chantal en posant sa main sur celle de sa nièce. Depuis le temps que ta mère te pourrit la vie en ce qui concerne tes amoureux, tu devrais être capable de te ficher de son opinion. Quoi que tu fasses, tu ne la changeras pas. Crois-moi, la personne que tu dois écouter en premier lieu, c’est toi. Sinon, tu peux dire adieu au bonheur.

Pourtant, je croyais en notre couple de toutes mes forces. Pourquoi cela m’arrive-t-il toujours ?

Je ne sais pas, mais c’est ainsi. Arrête de t’en faire et écoute ton cœur.

Mais ça me déchire chaque fois, avoue Sonia d’un ton las. Je m’en veux déjà de toutes mes forces à l’idée de faire de la peine à Simon.

Les deux femmes restent silencieuses un moment. Sonia réfléchit aux paroles de sa tante, tandis que Chantal se demande ce qu’elle pourrait ajouter. C’est vrai que Sonia n’a pas la vie facile en amour. Malgré son jeune âge, elle a eu plus de prétendants que la majorité des femmes en auront au cours de leur vie et elle est sur le point de se retrouver seule, une fois de plus. Et comme le dit Sylvie, elle a eu son lot de bons partis. Mais Chantal sait pertinemment que cela n’est pas suffisant pour s’engager, pas pour une fille comme Sonia. Il lui faut beaucoup plus.

Chantal réalise alors que ses enfants se sont enfin endormis.

Il faut que je te parle de mon projet, déclare Chantal. Je pense de plus en plus à ouvrir ma propre agence de voyages.

Quelle bonne idée ! s’exclame Sonia.

Les deux femmes discutent jusqu’à ce que Xavier revienne du travail.

* * *

Les enfants viennent tout juste de s’endormir. Alain et Lucie voudraient se réveiller du cauchemar qu’ils vivent même s’ils savent que c’est impossible. Apparemment, leur fils Yves souffre de troubles du développement. Cet après-midi, un médecin leur a confirmé tout ce que leur précédent médecin leur avait dit : « Tout porte à croire que votre petit garçon souffre d’autisme. » Depuis, Alain et Lucie ont l’impression qu’une masse leur comprime l’estomac. Ils ont été incapables d’avaler une seule bouchée au souper. Pendant tout le repas, ils ont regardé leurs enfants les yeux pleins de larmes. Ils sont arrivés chez le médecin avec une petite famille parfaite et en sont ressortis complètement défaits. Des émotions les frappent de plein fouet l’une après l’autre. Une seconde, ils se demandent ce qu’ils ont bien pu faire de travers pour qu’un tel malheur les frappe. La seconde d’après, ils se disent que ce n’est pas juste.

Alain et Lucie se doutaient bien qu’il y avait un problème avec Yves, mais ils s’attendaient à devoir lui donner une médication le temps que tout rentre dans l’ordre. Pourtant, le comportement de leur petit garçon a toujours été particulier par rapport à celui de son frère jumeau et de sa sœur ; cela les a toujours inquiétés. Par exemple, quand Yves écoute Bobino, tout le monde doit rester silencieux autour de lui. Si Claude ou Hélène le taquinent pendant l’émission, il fait une crise d’angoisse. Le même phénomène se produit lorsque Yves s’amuse avec un jouet et que son frère vient le lui enlever, ce qui est plutôt fréquent. La plupart du temps, Yves joue seul dans un coin. Et puis, contrairement à son jumeau, son vocabulaire est très limité. Même ses parents ont parfois du mal à le comprendre. Chaque matin, Lucie doit se battre avec Yves pour lui mettre des vêtements propres. S’il n’en tenait qu’à lui, il porterait toujours les mêmes vêtements. Il refuse systématiquement de goûter à de nouveaux aliments. Alain dit souvent sur le ton de la plaisanterie à son fils qu’il est aussi vieux jeu que son grand-père Adrien l’était.

Alain et Lucie trouvaient des excuses pour expliquer le comportement de leur garçon : il est fatigué ; il faut lui donner une chance, il est encore tout petit ; le pauvre, son frère prend toute la place ; quand on est le dernier de la famille, on est plus fragile… Mais Lucie et Alain savaient que le comportement de leur fils était anormal. Chaque fois qu’ils essayaient d’en glisser un mot à leurs proches, ceux-ci les confortaient dans leurs excuses et la vie continuait.

Assis chacun à un bout du divan, Alain et Lucie songent à ce que leur a dit le médecin.

Il s’est sûrement trompé, déclare Lucie d’une voix triste. Comment veux-tu qu’on ait transmis cette maladie à notre fils alors que personne n’en souffre dans nos deux familles ?

Alain voudrait pouvoir dire à Lucie que le médecin s’est mépris, mais il ne pense pas que ce soit le cas. Tous les symptômes de la maladie coïncident avec le comportement de leur fils.

Je t’en prie, arrête de te torturer ! l’implore-t-il. Tu n’as rien à voir dans ce qui arrive à Yves ; pas plus que moi, d’ailleurs. Je refuse qu’on prenne la responsabilité de la maladie de notre fils sur nos épaules. La médecine a fait d’énormes progrès, mais elle est encore loin de tout savoir.

Mais c’est terrible ce qui arrive à notre petit garçon… gémit Lucie. Il n’aura jamais une vie normale comme son frère et sa sœur. Et nous non plus ! Qu’est-ce qu’on va faire ?

Alain a très bien saisi ce que l’autisme signifie. Cela lui arrache le cœur de savoir que son fils fera toujours bande à part, même dans sa propre famille. Peu importe ce que Lucie et lui feront, ils ne pourront pas empêcher toutes les rivalités de la vie courante entre membres de la même fratrie. Ils ne pourront pas toujours être à côté de leur fils pour lui éviter les coups durs de la vie. Leur existence est chamboulée à jamais. Alain n’en mène pas plus large que sa femme, mais sa formation en médecine dentaire lui donne une petite longueur d’avance sur elle. D’abord, il comprend le charabia médical et puis, il ne se laissera pas submerger par la peine très longtemps. Sa pratique lui a appris qu’il y a un temps pour chaque chose. De plus, il a la chance de connaître beaucoup de personnes dans le monde médical. Une fois qu’il aura accusé le coup, il voudra en apprendre davantage sur l’autisme.

Tu as raison, c’est vraiment terrible, confirme-t-il. Mais on ne peut rien y changer. Notre fils ne sera jamais comme son frère et sa sœur, c’est certain. Mais plus vite on s’y fera, mieux ce sera pour tout le monde.

Alain regarde sa femme avec amour. Il sait trop bien que malgré tout ce qu’il pourrait dire, Lucie se sentira responsable de ce qui arrive à Yves. Non seulement le médecin l’a laissé entendre, mais les femmes ont le réflexe de croire que tout ce qui arrive de fâcheux à leurs enfants est leur faute. Toutefois, il empêchera Lucie de s’enfoncer dans la culpabilité. Dès lundi, il cherchera à en savoir plus sur l’autisme et il lui fera part de ses découvertes au fur et à mesure.

Lucie pleure silencieusement. Jamais elle n’aurait cru que la vie pouvait se montrer aussi injuste. Elle passe en revue tous les enfants de la famille ; pourquoi sont-ils tous en parfaite santé alors que son petit Yves souffre d’autisme ? Pourquoi cela leur arrive-t-il à eux ?

Aurais-tu le goût qu’on ouvre une bouteille de vin ? s’enquiert Alain.

Il n’y a rien à fêter ! crache Lucie sur un ton agressif.

Je voudrais qu’on se fasse la promesse de ne jamais baisser les bras. Ce ne sera pas facile, c’est sûr. Mais par amour pour notre fils, on n’a pas le droit de se laisser abattre. Il a besoin de nous plus que jamais, et je veux m’engager à être toujours là pour lui. Du moins, tant que Dieu me prêtera vie.

Lucie se redresse. Après s’être essuyé les yeux du revers de la main, elle dit d’une voix cassée :

C’est d’accord pour moi ! Je pourrais nous préparer quelque chose à manger. Si on veut être là pour lui, et pour nos autres enfants aussi, il vaudrait mieux qu’on se nourrisse.

Bonne idée ! Je m’occupe du vin.

Alain et Lucie n’ont pas cessé de souffrir à cet instant, mais le fait de s’être engagés à donner la meilleure vie possible à leur fils leur a remonté le moral. Ils dormiront sûrement mal cette nuit, et l’insomnie leur rendra souvent visite à partir de maintenant. De plus, certains de leurs rêves risquent de tourner au cauchemar. Mais en décidant de prendre la situation en main, ils ont choisi de ne pas sombrer dans la peine.

Installés à la table de la cuisine, Alain et Lucie pignochent dans leur assiette. Ce soir, le vin remporte la palme haut la main. Ils en sont déjà à leur deuxième verre et, sans s’être concertés, ils sont résolus à finir la bouteille avant de se lever.

Tu n’as pas à t’inquiéter, dit Alain, on va passer à travers.

Avec toi, tout est toujours plus facile, indique Lucie en posant sa main sur celle de son mari.

L’instant d’après, Alain se lève et va embrasser Lucie. D’abord frileux, le baiser s’enflamme rapidement. Au moment où Lucie se lève à son tour, la sonnette de la porte retentit.

Qui ça peut bien être un samedi soir ? chuchote Lucie.

Je vais aller répondre.

Junior, qui vient très rarement leur rendre visite, est à la porte avec Édith.

Salut, le frère ! déclare-t-il joyeusement. J’espère qu’on ne vous dérange pas. On a décidé de faire garder les enfants une couple d’heures, histoire de se changer les idées. Au départ, on avait prévu aller danser, mais en passant devant chez vous, on a décidé d’arrêter.

En observant Alain, Junior devine qu’il y a un problème.

On ne voudrait surtout pas déranger, ajoute-t-il.

Entrez ! dit Alain en retenant ses larmes. Ça va nous faire du bien de parler d’autre chose.

Est-ce que ça va ? s’informe Édith.

Ça pourrait aller mieux. Venez, Lucie et moi, on va tout vous raconter.

Le fait de partager leur peine fait du bien à Lucie et à Alain. Évidemment, la nouvelle ébranle Junior et Édith. Cela leur fait prendre conscience que la maladie pourrait aussi frapper chez eux.

Quand allez-vous le dire aux parents ? demande Junior.

On n’en a pas encore parlé, répond Alain. Mais je pense qu’il vaudrait mieux attendre d’en savoir un peu plus. Tu connais maman : elle va nous bombarder de questions. Toutefois, pour l’instant, on n’a pas beaucoup de réponses.

En tout cas, si vous avez besoin d’aide pour quoi que ce soit, vous pourrez toujours compter sur nous, promet Junior.

Alain se contente de fermer les yeux et de ravaler ses larmes. Voyant cela, Junior prend son frère dans ses bras.