Chapitre 25

Luc se sent bien comme jamais. Depuis que tante Irma est venue le chercher avec les jumeaux, sa vie a changé du tout au tout. Sortir de l’univers de la drogue lui a demandé énormément d’efforts. Même à l’heure actuelle, il n’est pas encore prêt à courir le risque de revoir Jean. Malheureusement, il ne pourra pas entrer au cégep en janvier comme il l’espérait ; la date d’inscription était passée quand il s’est décidé. Mais d’une certaine manière, ce n’est pas si grave. Luc a suffisamment de travail au centre pour s’occuper d’ici le mois d’août. Depuis que Irma lui a confié le mandat de mettre sur pied un service de location des chevaux pour les gens voulant faire de l’équitation, il travaille beaucoup. Il passe son temps libre à lire tout ce qui lui tombe sur la main, surtout des livres traitant de science, de chevaux et de médecine vétérinaire. Quand sa mère a su qu’il voulait devenir vétérinaire, elle lui a ouvert un compte à la librairie du centre-ville pour qu’il puisse s’offrir quelques livres sur le sujet. Luc était si content qu’il a sauté au cou de Sylvie. Celle-ci lui a dit de lui faire signe quand il aurait épuisé l’argent du compte chez le libraire.

Les jumeaux viennent le voir chaque semaine, ce qui lui fait très plaisir. François lui a raconté son malheur. Mylène refuse de se faire avorter et il n’est pas question qu’il s’occupe de cet enfant, ni qu’il le reconnaisse. Luc a conseillé à son frère de bien réfléchir avant de prendre une décision. De temps en temps, François, Dominic et lui vont au cinéma ensemble.

Contrairement aux jumeaux, Luc ne s’intéresse pas aux filles. En ce moment, il a bien d’autres choses en tête que de penser à faire des conquêtes féminines. Et puis, sa confiance en soi est encore trop fragile pour qu’il coure le risque de se faire rabrouer.

Luc se demande parfois ce qui a pu le pousser à se jeter dans la drogue. Il n’a encore trouvé aucune explication valable. La dernière fois qu’il en a parlé avec tante Irma, elle l’a assuré qu’on n’était pas obligé de tout comprendre.

Moi, j’appelle cela les petits mystères de la vie. On l’a fait, un point c’est tout. Il ne nous reste plus qu’à nous servir de cette expérience pour devenir meilleurs.

Luc adore discuter avec sa grande tante. Avec elle, les choses sont simples et tout se passe dans le respect le plus total. Quand il habitait chez ses parents, Luc a connu une situation bien différente. Une chose est certaine : l’emprise de sa mère ne lui manque pas du tout. Le pire, c’est qu’il est convaincu que Sylvie reprendrait du service si tante Irma ne la tenait pas à distance. Mais Luc ne le supporterait plus.

Pendant qu’il termine de brosser la robe d’un grand cheval noir, Luc entend des pas sur le gravier. La seconde d’après, il se retrouve nez à nez avec son père.

Papa ? l’interpelle-t-il joyeusement. Qu’est-ce que tu fais ici ?

Je m’en vais faire ma petite tournée dans la campagne. Comme je passais par ici, j’ai eu envie de venir te saluer.

Michel marque une courte pause. Il vient d’avoir une idée.

Mais j’y pense, est-ce que ça te plairait de m’accompagner ? Je pourrais te ramener vers quatre heures.

Luc ne réfléchit pas longtemps avant d’accepter la proposition de son père. Il ne se souvient pas la dernière fois que tous deux ont passé du temps en tête-à-tête.

Donne-moi quelques minutes pour aller me changer de vêtements.

Tu peux même prendre une douche, si tu veux, suggère Michel. Tu as un drôle de parfum !

C’est une excellente suggestion ! Je vais me dépêcher.

Pendant ce temps-là, je vais aller piquer une petite jasette avec tante Irma.

* * *

Junior a une décision importante à prendre. La Presse vient de lui proposer d’aller faire la tournée, l’été prochain, des vignobles de la région de la Loire, en France, avec un journaliste. S’il accepte ce contrat, il devra s’absenter pendant près de deux mois. Et il devra également se faire remplacer pour les spectacles qu’il manquera. Comme il doit donner sa réponse dans moins d’une semaine et qu’on est en plein hiver, Junior ne peut enfourcher sa moto et rouler jusqu’à ce qu’il sache quoi faire.

C’est toujours la même histoire, explique-t-il à Édith entre deux gorgées de café. Si j’accepte, tu te retrouves seule avec les enfants.

Oui, mais l’été, je suis en vacances, alors je devrais survivre. Et puis, avec les métiers que tu exerces, c’est normal que tu partes de temps en temps.

Mais les enfants ? Je ne les verrai pas pendant deux mois. C’est long.

Ne t’inquiète pas pour eux. Ils vont survivre, eux aussi.

Junior est encore indécis. Une partie de lui veut sauter à pieds joints sur l’occasion qui lui est offerte sur un plateau d’argent. Non seulement ce reportage serait bon pour sa carrière de photographe, mais il lui permettrait de se consacrer à la photographie de manière intensive tout en étant grassement payé. Et cela lui plairait beaucoup de s’y remettre.

À moins que tu ne veuilles pas y aller… laisse tomber Édith.

Au contraire ! s’écrie Junior. C’est un contrat en or pour moi.

Mais Junior est un éternel romantique ; la seule pensée d’être loin de sa douce aussi longtemps le chavire. D’ailleurs, cette facette de sa personnalité lui nuit chaque fois dans son processus de réflexion. Heureusement pour lui, une fois qu’il a pris une décision, tout est réglé de ce côté-là.

Qu’est-ce que tu attends pour accepter, alors ?

Édith a raison. Junior embrasse sa compagne avec passion. Quelle chance il a de partager sa vie avec une femme comme elle ! Depuis qu’ils sont ensemble, jamais Édith n’a tenté d’influencer ses choix en sa faveur. Et elle n’émet jamais aucun commentaire sur l’heure à laquelle il rentre après un spectacle ou une répétition. Avec elle, Junior se sent totalement libre – et, pour lui, cela vaut son pesant d’or. Il le sait parce que c’est loin d’être la même chose pour tous les gars avec qui il travaille. Certains jours, Junior a envie de demander Édith en mariage.

Sais-tu à quel point je t’aime ? murmure-t-il.

Avant même qu’elle réponde à sa question, il ajoute :

J’appelle le journal à l’instant.

Sitôt son appel terminé, Junior revient s’asseoir à la table.

C’est fait, dit-il, et je suis très content. Demain, j’en parlerai à Renée Claude. Mais changement de sujet : Sonia m’a appelé ce matin. C’est l’amour fou entre Gildas et elle. Cependant, je me demande comment ça va tourner entre ces deux-là. Quand même, plusieurs heures d’avion les séparent.

S’ils sont faits pour être ensemble, ils trouveront une solution, commente Édith.

Ce n’est pas si simple. Gildas possède un commerce important à Paris.

Et après ? Il pourrait tout aussi bien en ouvrir un à Montréal. À moins que Sonia n’aille s’installer là-bas.

Elle n’a même pas voulu aller à Ottawa ! En tout cas, c’est à eux de voir.

Quand Junior a su que Gildas et Sonia sortaient officiellement ensemble, il est resté bouche bée. Il savait que son ami parisien avait un faible pour sa sœur, mais pas au point de nouer une relation amoureuse avec elle alors qu’un océan les sépare, Sonia et lui. Et jusque-là, il ignorait que Gildas plaisait autant à Sonia. Une fois l’effet de surprise passé, il a dit aux amoureux qu’il se réjouissait pour eux, ce qui est vrai. Pour le reste, seul l’avenir le dira. Junior n’a pas l’intention de se morfondre à l’avance en pensant que Sonia pourrait déménager à Paris un jour. Et puis, sans vouloir paraître méchant, il ne croit pas que cet amour durera bien longtemps. Sonia a quitté des petits amis qu’elle aimait soi-disant de toutes ses forces pour bien moins que cela. À bien y réfléchir, Junior leur donne moins de six mois.

* * *

Lorsque Isabelle sonne chez Sonia, c’est Marguerite qui vient lui ouvrir. Quand celle-ci voit que la visiteuse est seule, elle est déçue. Marguerite adore Jérôme, et c’est réciproque. En voyant l’expression de la vieille femme, Isabelle déclare :

Je suis désolée, mais maman a insisté pour garder Jérôme. Est-ce que Sonia est dans sa chambre ?

La dernière fois que je l’ai vue, elle peignait. Tu connais le chemin ?

Oui !

Aussitôt qu’elle aperçoit son amie, Sonia délaisse son pinceau et vient l’embrasser. Puisque cette dernière ne voulait pas inquiéter Isabelle à la suite de sa rencontre avec Hubert, elle ne lui a encore rien dit. Elle a averti Hubert qu’elle attendrait le moment opportun pour parler à son amie ; elle lui a aussi dit qu’elle lui raconterait comment cela se serait passé seulement après les Fêtes. Mais maintenant, Sonia n’a d’autre choix que d’aborder le sujet avec Isabelle, même si cela ne l’enchante guère.

Wow ! s’écrie Isabelle en regardant la toile que Sonia est en train de peindre. Est-ce qu’elle est destinée à l’exposition de Toronto ?

Non. La semaine passée, j’ai envoyé mes tableaux là-bas. Mais je pourrais peut-être l’apporter avec moi. Le vernissage aura lieu jeudi prochain. Je prends l’avion mercredi et reviens vendredi. Pour le moment, cette toile, je la fais par plaisir. Mais je suis à peu près certaine que mon oncle André me l’achèterait s’il la voyait. Je vais probablement demander à Junior de la prendre en photo et j’enverrai ensuite le cliché à mon oncle.

Depuis le temps qu’André lui achète des toiles, Sonia commence à bien connaître ses goûts.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que tu es loin d’avoir une vie plate, dit Isabelle. Tu vas hériter d’une maison. Tes toiles seront exposées à Toronto. Tu joues dans un téléroman qui passe au petit écran. Tu as même un chum à Paris. Je ne suis vraiment pas amie avec n’importe qui !

C’est vrai que j’ai une belle vie. Et un amoureux en or !

Mais comment faites-vous pour vous aimer à distance ?

En réalité, Sonia pensait que la situation lui paraîtrait plus pénible à supporter. Certes, Gildas lui manque beaucoup, mais pour le moment elle vit plutôt bien l’amour à distance. Ils s’écrivent de longues lettres et se parlent au téléphone une fois par semaine. Et puis, Gildas lui a promis de venir la voir pour la Saint-Valentin.

Je fais mon possible, répond Sonia. Il y a des moments plus difficiles, mais en général ça se passe plutôt bien.

La jeune femme décide qu’il est temps de plonger.

Isabelle, j’ai quelque chose à te dire, mais tu risques de ne pas être contente. Hubert est venu me voir à la galerie.

J’espère que ce n’était pas encore pour te conter fleurette.

Pas cette fois ! Il voulait me parler de toi, mais surtout de Jérôme.

Instantanément, Isabelle devient rouge de colère.

Il vient de se rappeler qu’il a un fils ? Et j’imagine que je dois faire ses quatre volontés parce que monsieur en a décidé ainsi ?

Sonia comprend la réaction de son amie.

Laisse-moi finir. J’imagine que tu n’es pas au courant, mais il s’est séparé de sa femme.

Il était temps qu’elle voie clair ! Tu sais, je n’ai pas été la seule aventure de son mari.

Là n’est pas la question. Hubert m’a dit qu’il voulait voir Jérôme de temps en temps.

Isabelle se met à hurler des injures. Sortie brusquement de sa lecture, Marguerite vient aux nouvelles. Sonia lui explique la raison de la colère de son amie. Marguerite prend ensuite Isabelle dans ses bras. Après que cette dernière s’est calmée, elle lui dit :

Ta réaction est tout à fait normale. Mais tu sais, dans la vie, il faut apprendre à passer l’éponge. Je comprends que tu n’aies pas envie qu’Hubert revienne dans ta vie, mais Jérôme a le droit de connaître son père.

Mais Hubert n’a jamais rien voulu savoir de Jérôme ! proteste Isabelle. Pourquoi maintenant ?

Lui seul pourrait répondre à cette question. Ce n’est pas à moi de te dire quoi faire, mais tu pourrais lui donner une chance de s’expliquer avant de prendre une décision. Accepte au moins de le rencontrer.

Marguerite a raison, renchérit Sonia. Je peux même t’accompagner, si tu veux.

* * *

Lorsque Michel dépose Luc chez tante Irma, il a le sourire fendu jusqu’aux oreilles.

Il va falloir qu’on se reprenne, déclare-t-il à son fils.

C’est quand tu veux, papa ! répond joyeusement Luc.

Luc a beaucoup aimé avoir son père juste pour lui. Michel et lui ont beaucoup parlé. Par moments, Luc avait l’impression de ne pas connaître du tout son père. Mais lorsqu’il vivait à la maison familiale, ils ne passaient presque jamais du temps seul à seul tous les deux. Est-ce parce que son père a eu peur de le perdre qu’il s’est ouvert aujourd’hui ? Ou bien, est-ce parce qu’il a plus de temps à lui consacrer étant donné que plus personne n’a besoin de lui ? Luc l’ignore.

Le cœur joyeux, Michel reprend son chemin en direction de son commerce. Ce tête-à-tête avec son fils lui a fait du bien, et il est impatient d’en parler à Sylvie. Étant donné qu’elle donne un spectacle ce soir, il en profitera pour parler à François. À ce qu’il paraît, son histoire avec Mylène est loin d’être finie.