Chapitre 26

Ce matin, quand René est parti travailler au magasin de Michel, j’avais envie de crier, avoue Marie-Paule.

Après René ? s’étonne Irma.

Non, pas après René, mais plutôt après mon cher fils Michel et sa maudite tête de cochon. Il y a des jours où je pense qu’il doit détester les femmes pour les traiter comme il le fait. C’est injuste… et comme tu le sais, je déteste l’injustice au plus haut point.

Irma cherche dans sa tête une situation dans laquelle elle aurait vu Michel mal se conduire avec les femmes Elle ne trouve rien. Il est aux petits soins avec Sylvie, même quand celle-ci dérape. Il défend Sonia bec et ongles depuis toujours. Il idolâtre ses petites-filles. Et toutes ses clientes sans exception en sont complètement folles.

Mais Michel adore les femmes ! objecte Irma. C’est la première fois que je t’entends pester après ton fils de cette façon. Qu’est-ce qui te met dans cet état ? Et depuis quand René travaille-t-il au magasin ?

Depuis ce matin ! rugit Marie-Paule. Imagine-toi que Michel lui a offert de travailler une journée par semaine. Mais il ne m’a fait aucune proposition en ce sens. Pourtant, il sait très bien que j’aurais aimé cela. Je suis tellement furieuse que si je l’avais devant moi maintenant, je le frapperais de toutes mes forces. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi vieux jeu que lui. « Pas de femmes dans mon magasin ! » s’écrie-t-elle d’un ton moqueur. Crois-moi, il va en entendre parler. Cette fois, Michel va voir de quel bois je me chauffe !

Marie-Paule est vraiment furieuse contre son fils. Depuis que René a quitté la maison, elle se retient d’aller expliquer sa façon de penser à Michel. Ce matin, la seule raison qui l’a retenue d’accompagner son mari, c’est qu’elle ne voulait pas lui gâcher son premier jour de travail officiel. René était si content quand Michel l’a appelé. Même s’il voyait bien que Marie-Paule se sentait laissée pour compte et qu’elle fulminait, il ne pouvait s’empêcher de sourire. Il fredonnait même les succès de l’heure alors que la radio ne jouait même pas, ce qui n’est guère dans ses habitudes.

Je ne comprends pas pourquoi tu le prends aussi mal, déclare Irma.

Tu es vraiment sérieuse ? Je te l’ai dit, mon fils n’aime pas les femmes. Je ne peux pas le supporter. Ce n’est pas comme ça que je l’ai élevé. Il a refusé que Sonia et Isabelle travaillent dans son commerce. Et maintenant, c’est à mon tour. Michel est encore plus vieux jeu que ne l’était Adrien, et Dieu seul sait à quel point mon mari l’était.

Irma veut bien défendre Michel, mais elle se souvient maintenant qu’il n’était pas question pour lui qu’une des filles travaillent dans le magasin, sauf le soir où il avait accepté que Sonia y aille parce qu’il n’avait pas d’autre solution. Mais d’après ses souvenirs, Paul-Eugène partageait un avis différent. Plus elle y pense, plus elle est certaine de ne pas se tromper. Soudain, cela lui revient : ce dernier a déjà traité Michel de dinosaure devant elle.

Mais Michel n’est pas le seul à décider, à ce que je sache, poursuit Irma. Il a deux associés maintenant. Et je crois que Paul-Eugène n’est pas du même avis que lui là-dessus. Par contre, j’ignore comment Fernand voit les choses.

Si ça n’avait dépendu que de lui, il m’aurait engagée sur-
le-champ. C’est ce qu’il m’a dit quand j’ai travaillé au magasin l’
été passé.

C’est simple, alors. Tu n’as qu’à aller le voir. Il pourra sûrement plaider ta cause auprès des deux autres.

Ça paraît que tu ne connais pas Michel autant que moi. Personne n’est plus entêté que mon fils. Tout ce qu’il me reste à faire, c’est d’aller lui dire ma façon de penser. Ça ne me donnera rien d’autre qu’un peu de satisfaction, mais je m’en contenterai.

Irma réfléchit. Il y a sûrement une façon de faire changer d’avis Michel. Elle pense alors au magasin d’antiquités qui a ouvert ses portes, il y a quelques mois à peine, à deux rues de celui de Michel.

J’ai une idée ! s’exclame-t-elle. Dis à Michel que tu vas aller travailler pour son compétiteur, celui qui est situé tout près de son commerce. Je suis sûre que ça va marcher.

Mais je ne connais même pas le propriétaire ! Je n’ai jamais mis les pieds dans ce magasin.

On s’en fout ! Fie-toi à moi, Michel ne prendra pas la chance que tu mettes ta menace à exécution. Il t’offrira de faire quelques heures. Ce ne sera sûrement pas celles pendant lesquelles il y a le plus d’achalandage ; cependant, ce sera mieux que rien. Mais au fait, pourquoi tiens-tu tant à travailler dans le magasin de ton fils ?

D’aussi loin qu’elle se souvienne, Marie-Paule a toujours souffert du peu de considération qu’accordent certains hommes à la gent féminine. La majorité des hommes de sa génération prennent leur femme pour acquis. Lorsqu’elle était plus jeune, il arrivait à Marie-Paule de penser que son époque ressemblait au temps de la Nouvelle-France, alors que tout était permis aux hommes et rien aux femmes, si ce n’est de donner la vie, entretenir la maison et satisfaire les besoins de leur époux. Il y a bien eu quelques exceptions – Madeleine de Verchères, par exemple –, mais outre les servantes de Dieu qui dirigeaient les couvents et les hôpitaux d’une main de fer en exécutant à la perfection les ordres de ces messieurs, les autres femmes peinaient pendant toute leur misérable vie pour essayer de combler leur mari qui ne méritait pas le dixième de leurs sacrifices. Adrien ne figurait pas parmi les pires, mais il ne comptait pas au nombre des meilleurs maris non plus. S’il vivait encore aujourd’hui, jamais il n’accepterait que Marie-Paule travaille en dehors de sa cuisine. Pour lui, c’était sa place, un point c’est tout.

Pour deux raisons, répond Marie-Paule. D’abord, parce que je ne suis pas du genre à me bercer en attendant que la vie passe, surtout pas depuis que j’ai le choix de faire autre chose. J’adore me sentir utile. Et puis, parce que je veux faire ma part pour changer la mentalité des individus comme Michel. Je dois bien ça à toutes les femmes qui seront sur le marché du travail à l’avenir. Les hommes nous ont gardées loin de l’action trop longtemps. Il est grand temps qu’on sorte de notre cachette !

Quand Irma entend ce genre de propos sortir de la bouche d’une femme, elle est ravie. Et si elle était plus jeune, et qu’elle avait moins de travail, elle dirait à Marie-Paule qu’elles devraient toutes deux se lancer en politique.

Wow ! En tout cas, je voudrais être là quand tu vas aller voir Michel. On mérite bien un petit doigt de whisky dans notre café. Qu’en penses-tu ?

Tu sais où il est, tu n’as qu’à aller chercher la bouteille. Pendant ce temps-là, je vais réchauffer nos cafés.

Lorsque Marie-Paule voit marcher Irma, elle plisse le front. Son amie n’a pas la même démarche qu’avant.

Tu as encore mal aux jambes ? s’informe Marie-Paule.

Oui, et ça m’arrive beaucoup trop souvent à mon goût. Ce matin, j’avais l’impression d’avoir deux bouts de bois à la place des jambes. Ce n’est qu’après m’être fait frotter avec de l’Antiphlogistine et avoir appliqué pendant une demi-heure des compresses d’eau chaude sur mes jambes que j’ai été capable de mettre un pied devant l’autre. Je déteste avoir mal. Je ne suis pas faite pour souffrir ! Et ce qui me décourage encore plus, c’est que mon médecin ne trouve rien !

Tu devrais peut-être aller voir un orthothérapeute. On ne sait jamais, ça pourrait te soulager.

C’est une bonne idée, je n’y avais pas pensé. Est-ce que tu connais un bon orthothérapeute ?

Il faudrait que tu t’informes auprès de René. Sa femme a eu des problèmes semblables aux tiens pendant des années. Et si je me souviens bien, elle voyait un orthothérapeute. En tout cas, tu ne perds rien à essayer.

Irma est si fatiguée de souffrir qu’elle est prête à tout pour revenir comme avant. Certains matins, comme aujourd’hui, elle remercie le ciel d’avoir autant de caractère. Sinon, elle resterait au lit en attendant que le mal disparaisse.

Mais il y a bien pire que moi, déclare Irma. Avec ce qui arrive au petit Yves, je serais bien mal placée pour me plaindre. Pauvre enfant, il commence à peine sa vie.

Moi, je plains surtout ses parents. Élever des enfants est déjà très exigeant quand ils sont normaux. Et puis, contrairement à son frère et à sa sœur, Yves risque de ne jamais partir de la maison. Depuis que je sais de quoi souffre Yves, je remercie le ciel de m’avoir donné des enfants en bonne santé. Je ne sais pas si je serais passée à travers ce qu’Alain et Lucie vont vivre jusqu’à la fin de leurs jours. Jamais leur fils ne fera les choses comme les autres enfants.

Quand elle habitait Jonquière, les voisins immédiats de Marie-Paule avaient un enfant différent de ses frères et sœurs. Les voisins disaient qu’il n’était pas assez fou pour mettre le feu, mais pas assez fin non plus pour l’éteindre. Il passait la majeure partie de son temps à se bercer et c’est à peine s’il pouvait aligner trois mots. Mais il avait le plus beau sourire du monde. Toute sa famille le traitait aux petits soins. Chaque fois qu’elle voyait avec quelle patience sa voisine s’occupait de son enfant, Marie-Paule l’admirait ; elle se disait qu’à sa place, elle n’y serait jamais arrivée. Elle adorait ses enfants, mais elle n’aurait pas voulu revenir en arrière. Car, contrairement à bien d’autres mères, Marie-Paule ne trouvait pas que ses enfants vieillissaient trop rapidement. Parfois même, la vie ne passait pas suffisamment vite à son goût. Elle a été une bonne mère, elle n’en doute pas, mais quand l’heure d’aller coucher sa marmaille arrivait, elle ne s’en plaignait pas.

D’après ce qu’Alain m’a dit, ce n’est pas un manque d’intelligence, observe Irma.

Peu importe, car notre monde n’est pas fait pour les gens différents. Tu n’as qu’à regarder autour de toi pour voir à quel point les êtres humains ont le jugement facile aussitôt que quelqu’un est hors norme ou qu’il pense autrement. Je serais curieuse d’aller faire un tour à Saint-Jean-de-Dieu ou à Saint-Michel-Archange. Je suis certaine qu’on n’a pas enfermé seulement des fous dans ces endroits. De nos jours, les personnes sont encore moins tolérantes à légard des différences que ne l’étaient nos parents.

De prime abord, Irma trouve Marie-Paule bien sévère à l’égard de ses semblables. Mais, en y réfléchissant bien, elle en vient à la conclusion que son amie a raison. Les humains n’ont aucune tolérance envers ce qui ne leur convient pas. La notion de fidélité, qui était si importante il n’y a pas si longtemps, a été abandonnée. Marie-Paule a raison ; c’est comme si tout était devenu jetable, même les hommes. Si quelqu’un est différent, les autres le rejettent.

Je suis bien obligée de reconnaître que tu as raison sur toute la ligne, indique Irma. Yves est chanceux d’être né dans une famille comme la sienne. La dernière fois que j’ai vu Alain, il m’a dit qu’il allait mettre sur pied une association pour regrouper les parents d’enfant atteints d’autisme. Briser l’isolement est la meilleure façon d’améliorer la vie de tous ces enfants, mais surtout de les comprendre. Et puis, le fait qu’il ait des contacts en médecine va sûrement aider Alain.

Déjà, le fait qu’il comprenne le charabia des médecins, c’est un avantage pour lui.

Mais je les trouve très courageux, Lucie et lui. Malgré tout, ils réussissent à garder le sourire. C’est beau à voir la jeunesse !

Perdues dans leurs pensées, les deux amies restent silencieuses pendant un petit moment. Marie-Paule rompt finalement le silence.

J’aimerais que tu me donnes des nouvelles de Luc, dit-elle. Je l’ai vu la semaine passée et il m’a semblé en forme, mais je voudrais que tu me parles franchement.

Un large sourire se dessine sur les lèvres d’Irma.

Luc va très bien. Je ne l’ai jamais dit à personne, mais au début j’étais loin dêtre certaine qu’il s’en sortirait. Imagine-toi donc qu’il va entrer au cégep en septembre prochain. Et je suis certaine qu’il va réussir. Il fera un très bon vétérinaire.

Tant mieux ! Mais dis-moi, est-ce que Sylvie a fini par digérer le fait qu’il ne soit pas retourné vivre chez elle ?

Je ne sais pas, répond Irma en haussant les épaules. Et franchement, les humeurs de madame commencent sérieusement à me taper sur les nerfs. Cette fois, il n’était pas question que je cède à ses caprices. Le choix était facile à faire : lui faire plaisir ou donner une chance à Luc de s’en sortir. Elle l’ignore, et c’est mieux ainsi, mais Luc m’a suppliée de l’héberger au centre pendant ses études.

Je te trouve bien sévère ces derniers temps à l’égard de Sylvie. Il me semble que tu n’étais pas comme ça avec elle avant.

Je l’aime toujours autant, mais il y des choses que je n’accepte plus d’elle. J’en ai assez de la voir dicter à tous ceux qu’elle aime comment ils devraient se comporter. Et je suis fière comme jamais de tous les siens parce que, de plus en plus, ils osent lui tenir tête. Sylvie est une très bonne personne, et aussi une excellente mère, mais je pense qu’elle a la tête plus dure que ton Michel.