Chapitre 27

Depuis son retour de voyage, Michel sent que son diabète fait des siennes. Il s’en est donné à cœur joie pendant son séjour en Égypte et, depuis, il n’a pas réussi à reprendre toutes ses bonnes habitudes. Tout a commencé la première fois il a mordu dans un baklava. Il a littéralement succombé devant cette petite, mais ô combien délicieuse, pâtisserie au miel. Chaque fois qu’il passait devant un commerce qui en vendait, il s’en achetait un et l’engouffrait en trois bouchées. Sylvie le mettait en garde lorsqu’elle était témoin de ce comportement, mais évidemment Michel ne l’a pas écoutée. Et quand Shirley et Paul-Eugène se sont mis de la partie, il les a gentiment envoyés promener. Personne ne pourrait l’empêcher d’engloutir cette petite douceur chaque fois qu’il en aurait envie. Il s’est privé de sucre assez longtemps pour se payer le luxe de manger et de boire tout ce qu’il voulait pendant le voyage. Une fois dans l’avion, il a décidé de mettre fin à tous ses excès. Terminés la bière et l’abus de dessert.

Mais Michel n’a pas tenu ses résolutions. Depuis son retour de voyage, il profite de toutes les absences de Sylvie pour tricher. Les conséquences ont commencé à se faire sentir : la veille, ses mains se sont engourdies pendant qu’il servait une cliente. Un grand frisson lui a alors traversé tout le corps. Il est hors de question que cette maudite maladie l’embête de nouveau. En sortant du magasin, il est allé trouver Shirley.

Je suis prêt à tout pour que ça arrête, lui a-t-il dit d’un air penaud.

Tu sais ce que tu as à faire. Plus de sucre et plus de bière à partir de maintenant, et tout devrait rentrer dans l’ordre.

Une fois chez lui, il s’est précipité au garage et a remis dans la caisse toutes les bouteilles de bière qui se trouvaient dans le réfrigérateur. « Comme ça, je ne serai pas tenté d’en ouvrir une seule. » De toute sa vie, jamais Michel n’a bu une bière tablette. Une fois à la cuisine, il a pris les boîtes de petits gâteaux Vachon et les biscuits et les a apportés dans la chambre de Dominic, en précisant à son fils qu’il ne voulait plus les voir dans l’armoire.

Assis dans son fauteuil avec Princesse sur les genoux, Michel frotte ses mains l’une contre l’autre. Il espère de toutes ses forces que Shirley a raison et que la situation se rétablira au plus vite. Il n’a rien raconté à Sylvie, et il n’a pas l’intention de la mettre au courant. Quand le bulletin de nouvelles commence, Michel augmente le son. Il s’avance sur le bout de sa chaise lorsque le lecteur parle de l’inauguration de LG-3.

« C’est aujourd’hui qu’a eu lieu l’inauguration de la centrale hydroélectrique de Manic-3. On estime le coût des travaux de la baie James à 15 milliards de… »

Aussitôt, Michel se lève, les baguettes en l’air. Du coup, la chatte se retrouve par terre. Il ne cesse de se répéter le montant des travaux. Même si ceux-ci durent depuis des années et qu’ils finiront par rapporter, il y a quand même des limites à dépenser l’argent des contribuables. « Ça ne finira donc jamais ! On n’a pas encore fini de payer l’Expo 67, et il faut qu’on prenne à notre compte tous les frais des Olympiques. Encore un milliard qui y passera ! Même si Montréal obtiendra 200 millions, les Québécois devront quand même verser 800 millions. Je mettrais ma main au feu que le gouvernement imposera une surtaxe sur les cigarettes, encore une fois. Une chance que je ne fume plus ! »

Michel se laisse retomber sur sa chaise. Mais même si le bulletin de nouvelles se poursuit devant lui, il n’entend plus rien. Il est trop fâché. Alors que l’Expo 67 a profité à tout le Canada, c’est le Québec qui a hérité de la plus grande partie de la dette. Et voilà que Trudeau est en train de faire la même chose avec les Olympiques. « On est dirigés par des incompétents ! En plus, le gouvernement va faire venir la reine d’Angleterre pour inaugurer les jeux. On ne se débarrassera donc jamais de cette vieille peau ! »

Michel est tellement concentré qu’il sursaute lorsque François lui adresse la parole :

Papa ? Est-ce que je peux te parler ?

Bien sûr, mon garçon, répond-il une fois l’effet de surprise passé.

Je viens de parler à Mylène, dit François, l’air désespéré. Elle refuse de se faire avorter. Tout ce qu’elle me demande, c’est que je reconnaisse l’enfant. Elle tient mordicus à ce qu’il porte mon nom.

Et toi, qu’en penses-tu ?

Je ne veux rien savoir : ni de l’enfant, ni de lui donner mon nom, ni de Mylène. Elle, je voudrais ne jamais l’avoir rencontrée. Mais pourquoi refuse-t-elle de se faire avorter ? Ça réglerait tout. Mais non, elle veut absolument mettre au monde cet enfant.

Mon pauvre gars, tu es vraiment mal pris. Je peux comprendre qu’elle ne veuille pas se faire avorter, mais je comprends aussi ton point de vue. Je n’ai pas de conseils à te donner, mais si j’étais à ta place, j’attendrais que le bébé vienne au monde pour prendre une décision. Peut-être qu’en le voyant, tu changeras d’avis.

Ça métonnerait beaucoup ! s’écrie François. Je ne l’aime pas, cette fille. Et je ne l’aimerai jamais.

On appelle cela de la malchance, mon fils. On va attendre encore avant d’en parler à ta mère.

Quelques instants plus tard, Michel ajoute :

J’ai envie d’aller patiner. Va demander à Dominic s’il veut nous accompagner. Pendant ce temps, je vais appeler les autres. Ça te ferait du bien de prendre l’air.

François n’offre aucune résistance. Après tout, la suggestion de son père est excellente.

On pourrait aller chercher Luc, suggère François.

C’est une bonne idée. Je vais l’appeler.

Après la partie de hockey, toute la bande se retrouve à la taverne. Au lieu de prendre une bière, Michel commande un café, ce qui surprend tout le monde. Heureusement, personne n’émet de commentaire.

J’ai adoré ma soirée ! s’exclame Luc d’un ton joyeux. Il faudra remettre ça.

Tu n’es pas obligé d’attendre une invitation, dit Dominic. Si tu as envie de patiner, tu nous appelles et on viendra te chercher.

Je n’y manquerai pas !

Alors qu’il s’apprête à sortir de la taverne, Luc se retrouve face à Jean, son ami d’infortune. À peine échangent-ils tous deux un regard que les jumeaux se précipitent aux côtés de leur frère. Tout se passe si vite que Luc se retrouve dehors avec François sans vraiment s’en rendre compte. Dominic vient les rejoindre quelques instants plus tard.

Si Luc était resté à l’intérieur, il aurait vu à quel point les siens tiennent à lui. Pendant que Dominic retenait le fameux Jean par le collet, Michel parlait à ce dernier :

Je t’interdis d’entrer en contact avec Luc de quelque manière que ce soit. J’espère que tu m’as bien compris.

Surpris, Jean n’a rien fait pour se défiler. Il s’est contenté de baisser les yeux en attendant que Dominic le libère. Une fois dehors, Michel s’est approché de Luc et lui a dit :

Viens, je vais te ramener chez toi.

Et moi, je vais reconduire les jumeaux à la maison, a annoncé Junior.

Michel et Luc n’ont pas parlé jusqu’à leur arrivée dans la cour du centre. Avant de sortir de la voiture, Luc a posé sa main sur le bras de son père et a déclaré :

Tu n’as pas besoin d’avoir peur, papa. J’ai eu ma leçon pour le reste de mes jours ; je ne toucherai plus jamais à la drogue. Demain, si tu veux, je pourrais aller courir la campagne avec toi. Bonne nuit !

Les choses allaient si bien pour Luc que Michel a oublié Jean. Sur le chemin du retour, c’est à travers ses larmes qu’il surveille la route. Quand ils entendent rentrer leur père, Junior et les jumeaux viennent le rejoindre. Ils s’aperçoivent immédiatement que Michel a pleuré. Ses fils l’entourent de leurs bras.

Ne t’inquiète pas, papa, le rassure Dominic. On va tous veiller sur Luc.

Tous reniflent ensuite un bon coup pour mettre fin à cette vague d’émotion. Afin de détendre l’atmosphère, Michel déclare :

Tout ce que j’ai à vous offrir, c’est une bonne bière tablette ou un café instantané.

Les quatre hommes s’esclaffent. Junior met l’eau à bouillir. Dominic sort le sucre ; François, le pot de Nescafé ; et Michel, les tasses. Après que tous ont pris une première gorgée du liquide bouillant, Junior émet ce commentaire :

J’ai toujours trouvé que le café instantané goûte l’eau de vaisselle. C’est décidé, je vais faire un cadeau à maman. Je vais lui acheter une vraie cafetière pour la Saint-Valentin.

Pas sûr qu’elle l’utilisera ! riposte Michel. Je me dis parfois que votre mère aime plus son café instantané qu’elle ne m’aime.

Voyons ! s’indigne Dominic d’un ton moqueur. Tu t’en fais pour rien. Tu ne te souviens pas ? Quand on était petits, maman nous disait qu’elle nous aimait plus gros que le soleil. Imagine combien gros elle peut t’aimer !

Certainement plus gros qu’un pot de Nescafé ! plaisante François.

Tous rient un bon coup.

Savez-vous la meilleure ? demande Dominic.

Avant même que quelqu’un se risque à répondre, il poursuit :

Le port de la ceinture de sécurité dans les autos est maintenant obligatoire au Québec.

Jamais je n’aurais pensé que le gouvernement irait jusque-là ! réagit Michel. Dans mon temps, on roulait avec une grosse bouteille de bière entre les jambes et une fille pratiquement assise sur nos genoux. Mais là, à ce que je vois, les vacances sont bel et bien finies. Je vous plains, les jeunes ; plus ça va, moins vous avez de droits.

* * *

Daniel vient tout juste de déposer Sonia chez elle. Ils ont passé les deux derniers jours ensemble à Toronto. Le jeune homme n’a pas hésité une seconde quand la jeune fille lui a demandé s’il voulait l’accompagner à son vernissage. Cela tombait bien, car il était justement en congé. Mais même s’il ne l’avait pas été, il aurait fait l’impossible pour se libérer. Chaque fois qu’il a l’occasion de passer un moment en tête-à-tête avec Sonia, il saute dessus à pieds joints. D’ailleurs, il a été surpris qu’elle lui fasse cette demande ; après tout, elle est en couple avec Gildas. Quand il le lui a avoué pendant le vol qui les menait à Toronto, elle a répondu qu’elle ne renierait jamais ses amis parce qu’elle avait un petit ami.

Mais on va quand même dormir dans la même chambre, a objecté Daniel.

Mais pas dans le même lit ! a réagi promptement Sonia. Et de toute façon, Gildas n’est pas obligé de tout savoir. Après tout, il n’est pas mon confesseur, mais mon amoureux. Et puis, il ne se passera jamais plus rien entre nous deux. Nous sommes des amis, pas des amants.

Mais si ça vient à ses oreilles un jour…

Sonia n’a rien répliqué ; elle s’est contentée de hausser les épaules. Elle avait seulement envie d’aller à son vernissage avec lui, un point c’est tout. Pour le reste, elle ne pouvait qu’espérer que Gildas accepterait la présence de Daniel dans sa vie. Sinon, celui-ci devrait en prendre son parti – comme tous ses anciens amoureux.

Marguerite était impatiente que sa jeune amie revienne. Daniel n’avait pas encore déposé la valise de Sonia par terre que les deux femmes s’étreignaient. Elles étaient si heureuses de se revoir qu’elles se sont à peine aperçues du départ de Daniel.

Alors comment c’était ce vernissage ? s’informe Marguerite d’une voix enjouée. Je veux tout savoir.

Sonia sourit. Elle se sent tellement bien avec la vieille femme qu’elle lui confie tout. La jeune fille sait que, contrairement à Sylvie, jamais Marguerite ne se servira de ses confidences pour lui faire du mal.

C’était merveilleux ! s’exclame Sonia. Ce n’était pas mon premier vernissage, mais c’était de loin le plus beau… et le plus intéressant aussi ! La galerie était pleine à craquer, au point qu’on avait du mal à circuler. J’ai demandé à la directrice de la galerie si c’était habituel, mais cela battait tous les records, selon elle. « Tout le monde attendait avec impatience de voir vos toiles. Et personne n’est déçu ! » Je me sentais vraiment importante, Marguerite. J’ai serré la main à je ne sais combien de personnes. Une chance que j’avais mon garde du corps parce je pense que je me serais fait enlever au moins deux fois ! Sérieusement, on m’a fait les yeux doux, et c’était très plaisant. Je suis sortie de la galerie gonflée à bloc. Depuis, je pourrais soulever des montagnes tellement je me sens bien !

Je suis très contente pour toi. Et les gens ont raison d’aimer ce que tu fais. Je te le répète encore une fois : tu vas devenir une peintre très recherchée.

Mais vous ne savez pas encore la meilleure ! Figurez-vous qu’en deux heures, la moitié de mes toiles avaient trouvé preneur. Et j’ai bien fait d’apporter mon grand tableau. Non seulement je l’ai vendu pendant le vernissage, mais trois personnes m’ont commandé une toile. Celles-ci m’ont même versé un acompte. Et on m’a dit que je devrais monter mes prix.

Tant mieux, ma belle fille !

Depuis que Sonia partage son quotidien, Marguerite remercie Dieu chaque jour d’avoir mis la jeune femme sur son chemin. Sa présence à ses côtés lui a fait oublier les nombreuses années de solitude qu’elle a traversées après la mort de son mari. Jamais elle n’aurait pu espérer une aussi belle fin de vie. Sonia, c’est la fille qu’elle n’a pas eue.

Gildas a téléphoné il y a environ une heure, annonce Marguerite. Ton amoureux te rappellera demain soir. Et il te fait dire qu’il t’embrasse.

Les yeux de Sonia se sont mis à pétiller comme des feux de Bengale dès qu’elle a entendu le prénom de son chum. Dans moins de deux semaines, Gildas viendra lui rendre visite pour la Saint-Valentin. Elle est très impatiente. La dernière fois qu’ils se sont parlé au téléphone, Gildas lui a demandé à brûle-pourpoint si elle voulait avoir des enfants un jour. Sonia a été la première étonnée par sa réponse : « Avec toi, je pense que oui. » Depuis, chaque fois qu’elle réfléchit à l’idée d’avoir un bébé avec Gildas, elle sourit. C’est quand même curieux ; elle est prête à faire un enfant avec un homme qui habite à plus de six heures d’avion alors qu’elle ne l’envisageait pas du tout avec Simon qui vivait dans la même maison qu’elle. Avec Gildas, tout coule de source. Elle se sent bien avec lui, bien plus qu’avec ses autres petits amis. Mais elle ne le dira jamais à sa mère ; celle-ci ne la croirait pas.

Isabelle a téléphoné ce midi, signale Marguerite. Elle croyait que tu étais déjà rentrée. Mais tu ne pourras pas la joindre aujourd’hui. Ton amie passait la journée avec sa mère et, ce soir, elles vont voir un spectacle.

J’espère qu’Hubert ne lui fait pas la vie dure, réagit Sonia. Certaines choses sont quand même difficiles à comprendre. Comment un homme qui s’en fichait d’avoir un fils peut-il maintenant vouloir absolument le voir ? Je vous l’avoue, Marguerite, ça me dépasse !

On n’est pas obligé de tout comprendre, tu sais. L’important, c’est que le petit Jérôme connaîtra enfin son père.

Là-dessus, Sonia ne partage pas l’avis de Marguerite. Pour la jeune femme, le père de Jérôme, c’est Christian. C’est lui qui s’est toujours occupé de l’enfant. Pour Sonia, il ne suffit pas qu’un homme mette une petite goutte de semence dans l’utérus d’une femme pour que cela lui donne le droit de revendiquer le titre de père. Sonia est bien placée pour le savoir. Son père, c’est Michel et non celui qui lui a donné la vie. Et même si elle connaissait Martine et qu’elle l’aimait beaucoup, c’est Sylvie sa mère. Avec toutes ses qualités et tous ses défauts ! C’est cette dernière qui s’est levée la nuit quand Sonia souffrait d’une rage de dents ou qu’elle avait fait un cauchemar. C’est Sylvie qui l’a encouragée chaque fois qu’elle voulait baisser les bras. Sylvie a vu son premier sourire, ses premiers pas, sa première chute à vélo, sa première peine d’amour. Elle lui a offert sa première poupée et son premier soutien-gorge et l’a emmenée chez le médecin pour lui faire prescrire la pilule.

Je ne sais pas si vous connaissez toute mon histoire, mais je crois que mes parents sont ceux qui m’ont élevée et non ceux qui m’ont conçue puis abandonnée. Pour moi, l’arrivée d’Hubert dans la vie de Jérôme n’annonce rien de bon.

D’après l’expression de Marguerite, Sonia comprend que celle-ci ignore certains faits.

Je ne savais pas que tu avais été adoptée.

Eh bien, si le cœur vous en dit, je vais tout vous raconter. Mais avant, je propose qu’on aille se préparer un bon chocolat chaud parce qu’on en a pour un petit moment.

Lorsque Sonia termine son récit, Marguerite a les larmes aux yeux.

Je savais que tu étais forte, déclare cette dernière d’une voix chargée d’émotion, mais pas à ce point-là. Je te lève mon chapeau bien haut.

Je n’ai rien fait de plus que mon possible. Vous en connaissez plus sur moi maintenant que tous ceux qui savent d’où je viens. Je n’en veux pas à Martine, mais savoir qu’elle était ma mère a bouleversé ma vie à jamais. Je comprends l’inquiétude d’Isabelle. Qu’arrivera-t-il si elle accepte de laisser entrer Hubert dans la vie de Jérôme ?

Malheureusement, personne ne peut le prévoir. Mais tu sais, peut-être aussi que ce sera la meilleure chose qui sera arrivée à Jérôme. Les gens ne sont pas tous pareils.

Vous avez bien raison.