Chapitre 32

Sonia a tenu promesse : elle a trouvé une personne pour permettre à Marguerite de réaliser chacun de ses rêves. Comme tout le monde aime la vieille femme, cela a été un jeu d’enfant de tout régler. Lucie lui servira de guide pour le parlement et le Château Frontenac. Éliane l’emmènera à l’oratoire Saint-Joseph début juin, puis à Sainte-Anne-de-Beaupré et à l’île d’Orléans la semaine d’après. Cela n’aurait pu mieux tomber, car Chantal prévoyait justement organiser des voyages en autobus pour ces deux dernières destinations. Édith s’est proposée pour accompagner Marguerite à Ottawa ; elle adore les tulipes. Avec grand plaisir, Sylvie est allée manger un smoked meat chez Schwartz’s avec la vieille femme la dernière fois qu’elle était en congé. Elle a été ravie de passer un moment en tête-à-tête avec Marguerite. Irma, elle, l’a escortée au spectacle de Renée Claude. Évidemment, Junior leur avait offert les billets.

Quant à Sonia, comme elle l’avait décidé dès le début, elle s’est réservé le voyage à Paris. Quand Marguerite a vu tout ce que sa jeune amie avait organisé pour elle, elle a fondu en larmes dans ses bras. Aussitôt que la vieille femme a eu fini de déverser son trop-plein d’émotion, Sonia lui a remis un grand calendrier pour qu’elle y inscrive ses nombreuses sorties. Depuis, celui-ci trône sur le grand mur de la cuisine. Jamais Marguerite ne s’est sentie en aussi grande forme. Elle a l’impression d’avoir rajeuni de vingt ans en un claquement de doigts.

Une fois devant l’agence de sa tante, Sonia sourit. Elle n’en revient pas que Chantal ait lancé sa propre agence de voyages avec deux enfants sur les bras et un mari qui brille par son absence le plus souvent puisqu’il accompagne Sylvie dans tous ses déplacements. Quand Sonia a complimenté sa tante à ce sujet, Chantal a expliqué que c’était plus facile désormais que lorsqu’elle travaillait trois jours par semaine.

Va savoir pourquoi, mais depuis que je travaille à partir de la maison, tout est rentré dans l’ordre avec les enfants. On dirait que le simple fait qu’ils aient accès à leur mère quand ils en ont besoin a tout changé. Tant mieux ! Je vais les laisser vieillir un peu et ensuite, je pourrai recommencer à voyager.

Sonia a été très étonnée quand elle a su que Chantal avait engagé Ginette. Mais dès sa première visite à l’agence, elle a compris pourquoi. Sa tante est parfaite pour le poste qu’elle occupe. Au téléphone ou en compagnie des clients, elle démontre une gentillesse exceptionnelle. La dernière fois que Sonia est passée à l’agence, sa tante Ginette conversait avec un client qui n’était pas à prendre avec des pincettes. Quand ce dernier est parti, non seulement il avait le sourire aux lèvres mais il a promis de recommander l’agence à toute sa famille.

Chaque fois qu’elles se voient, Ginette dit à Sonia à quel point elle la trouve belle, ce qui intimide la jeune femme. Alors que celle-ci hésite quelques secondes avant d’ouvrir la porte, elle sursaute quand le battant s’ouvre sur sa tante.

Qu’est-ce que tu attends pour entrer, ma belle fille ? lui demande Ginette d’une voix enjouée.

Rien, répond Sonia. J’étais dans la lune.

C’est vraiment très joli ce que tu portes. Tu tombes bien, j’allais justement t’appeler. Chantal t’a trouvé deux billets pour Paris en septembre. Mais il ne faut pas que tu attendes trop si ça t’intéresse ; à ce prix-là, les billets vont s’envoler comme des petits pains chauds.

Je vous écoute, dit Sonia en s’asseyant sur une des chaises faisant face au bureau de Ginette.

Sonia ignore pourquoi, mais Chantal est sa seule tante qu’elle tutoie du côté de sa mère. Depuis qu’elle voit Ginette plus souvent, celle-ci lui a demandé de la tutoyer, mais Sonia n’y arrive pas.

Une fois qu’elle a le dossier en main, Ginette énumère les conditions d’achat des billets à sa nièce.

Marché conclu ! déclare Sonia. Marguerite sera si contente. Est-ce que je peux venir payer demain ?

En autant que tu signes ici, tu disposes d’une semaine avant que je mette la police après toi ! plaisante Ginette. Je téléphone tout de suite pour réserver les billets. Si tu veux voir Chantal, elle est dans son bureau. Elle m’a dit qu’elle voulait absolument te voir avant que tu partes.

Partager un petit moment avec Chantal est toujours un pur plaisir pour Sonia. Celle-ci frappe sur la porte du bureau de sa tante. Quelques secondes suffisent pour que Chantal vienne lui ouvrir. Les deux femmes se font une grosse accolade comme si elles ne s’étaient pas vues depuis des lustres.

N’essaie même pas de me dire que tes amours vont mal parce je ne te croirais pas ! Tu es rayonnante comme toujours.

Je sais que je l’ai déjà dit, mais je n’ai jamais été aussi heureuse de toute ma vie. Gildas est vraiment un homme exceptionnel.

Tant mieux ! Je sais que tu es très occupée, mais je me demandais si tu aurais un peu de temps pour moi. Je voudrais organiser un voyage en Belgique et j’aimerais que tu me prépares un itinéraire.

D’un côté, Sonia est flattée par la demande de sa tante, mais d’un autre elle se dit qu’elle ne connaît rien aux voyages, et encore moins à la manière d’établir un itinéraire.

Je ne suis pas certaine d’être la bonne personne pour ça.

Je n’ai aucun doute quant à tes capacités de mener à bien ce travail. Tu es déjà allée en Belgique et tu as pris un tas de notes sur toutes les activités qu’on a faites là-bas. Pour le reste, je te fournirai quelques livres sur le pays et ses attractions. Tout ce que je te demande, c’est de te mettre dans la peau de quelqu’un qui veut découvrir ce pays en plus ou moins dix jours. Évidemment, je veux qu’on sorte des sentiers battus. Je souhaite qu’on devienne une référence en matière de voyages organisés originaux et abordables.

Plus Chantal parle, plus Sonia est intéressée. Elle ignore totalement comment elle s’y prendra, mais cette nouvelle expérience l’enchante.

J’ai combien de temps pour remplir mon mandat ?

Un mois.

Je suis morte de peur, mais je devrais y arriver.

Il faut maintenant qu’on parle d’argent.

Sonia a très envie de dire à sa tante qu’elle ne veut pas être payée pour ce travail, car ce serait sa manière de la remercier pour tout ce qu’elle a fait pour elle. Deux raisons l’empêchent de protester. D’abord, Chantal refuserait son offre. Et puis, si Sonia veut aller voir son amoureux de temps en temps, il faut qu’elle gagne plus d’argent. Gildas et elle ont beau se parler chaque semaine par téléphone et s’écrire, c’est loin d’être suffisant. Plus le temps passe, plus Sonia a envie d’être tout le temps avec lui, ce qui est réciproque. Gildas viendra au Québec à la fin du mois de mai. Sonia en rêve. Mais après, ils devront patienter jusqu’en septembre avant de se revoir. La dernière fois qu’ils se sont parlé, Gildas lui a proposé de s’installer à Paris. Contrairement à la fois où Simon lui avait demandé de le suivre à Ottawa, Sonia n’a pas pris peur. Au contraire, elle a répondu à Gildas qu’elle y penserait. Elle pourrait lui demander de venir vivre au Québec, mais à cause de son métier ce serait trop compliqué. Et puis, Sonia se verrait bien en train de peindre sur la terrasse de l’appartement de Gildas.

Lorsque Chantal lui annonce sa rétribution, Sonia s’exclame :

Mais c’est beaucoup trop !

Je ne vois pas pourquoi je te donnerais moins qu’à un pur étranger. Et si ce travail te plaît, j’aurai d’autres contrats pour toi.

En retournant chez elle, Sonia songe que la vie est vraiment bien faite. Alors qu’elle a besoin de gagner davantage d’argent, on lui offre du travail. Mais peut-être est-elle née sous une bonne étoile ? Sonia monte le son de la radio au maximum et chante à tue-tête avec Diane Dufresne la fameuse Chanson pour Elvis.

* * *

Dans quelques minutes, Hubert viendra chercher Jérôme pour passer l’après-midi avec lui. Comme c’est la première fois, Isabelle est inquiète ; elle a demandé à Christian d’être là. Faire comprendre à Jérôme que son père allait venir le chercher a été compliqué. « Mais mon papa, c’est Christian ! Je ne veux pas le voir ton Hubert. » Isabelle ne savait plus où donner de la tête. C’est seulement lorsque Christian lui a parlé que l’enfant a enfin accepté de voir Hubert. « C’est d’accord, mais juste pour cette fois ! » s’est exclamé Jérôme. La seconde d’après, il s’est jeté dans les bras de Christian et lui a donné deux gros baisers sur les joues. La jeune femme, qui les observait à distance, a songé une fois de plus qu’elle avait beaucoup de chance.

Ne t’en fais pas, dit Christian à Isabelle, ça va bien se passer.

Puis, sur un ton enjôleur, il ajoute :

Et on aura deux heures juste pour nous. Veux-tu que je te parle de l’idée que j’ai eue pour les meubler ?

Grand fou ! dit Isabelle en riant. Tu sais bien que c’est oui.

Si je comprends bien, c’est le temps de te demander en mariage. Est-ce que je suis obligé de me mettre à genoux ?

Sur le coup, Isabelle ne saisit pas l’implication des paroles de son compagnon. Elle le regarde en plissant le front.

Tu as bien entendu, confirme Christian. Je voudrais qu’on se marie avant que notre enfant vienne au monde. Qu’en dis-tu ?

La main sur son ventre, Isabelle réfléchit. Christian ne cessera jamais de la surprendre. Elle meurt d’envie de devenir sa femme, c’est certain. Seulement, elle se voit en imagination dans une robe blanche ressemblant à une tente ; elle aurait voulu une robe de mariée d’un autre genre.

N’attends pas que je change d’idée ! ironise Christian.

C’était à toi de ne pas m’en parler ! réplique Isabelle. J’accepte avec plaisir. Si cela m’a pris du temps à répondre, c’est que j’essayais de me figurer l’air que j’aurais tout de blanc vêtue avec ma grosse bedaine.

Ils s’embrassent ensuite avec passion jusqu’à ce que la sonnette de la porte d’entrée retentisse.

Je vais aller ouvrir, indique Christian.

Après qu’il a ouvert la porte, Hubert et lui se toisent du regard pendant quelques secondes. Celui-ci parle le premier.

Bonjour, dit-il en tendant la main. Je m’appelle Hubert Lavigne.

Christian Lajeunesse. Je suis le conjoint d’Isabelle.

Alors qu’Isabelle vient les rejoindre avec Jérôme, elle fige. Elle est estomaquée : Hubert est en train de remercier Christian de s’être occupé de son fils pendant toutes ces années. Il va même jusqu’à s’excuser de ne pas avoir été présent et l’assure que, désormais, il ne faillira plus à sa tâche. Isabelle ne reconnaît plus Hubert. « Il a sûrement reçu un coup sur la tête ! »

Est-ce qu’Isabelle est là ? Et Jérôme ?

Quand Hubert aperçoit son fils, ses yeux s’embuent. C’est fou ce que l’enfant a grandi et à quel point il lui ressemble. Hubert s’accroupit et tend un paquet à Jérôme. L’enfant le fixe et, au bout de quelques secondes, il saisit le cadeau.

Est-ce que je peux l’ouvrir ? demande-t-il à sa mère d’une voix rieuse.

C’est à Hubert que tu dois poser cette question, pas à moi, répond Isabelle.

Ouvre-le vite ! s’exclame Hubert. J’ai hâte de voir si j’ai encore l’œil.

Aussitôt que Jérôme voit la douzaine de petites autos Matchbox, il est fou de joie.

Hubert, comment tu as deviné que j’adore les petites autos ? s’enquiert-il spontanément.

Hubert est ému comme une vieille fille à qui on vient de faire son premier compliment. La gorge nouée, il est incapable de parler. Christian vient à sa rescousse.

Je suis sûr que c’est parce qu’Hubert a pensé très fort à toi. Va chercher ton chandail maintenant.

Est-ce que je peux apporter mes nouvelles autos ?

Si tu veux, parvient à dire Hubert.

Puis, il pose son regard sur Isabelle. La jeune femme est encore plus belle que lorsqu’ils étaient amants. Et la grossesse lui va à merveille.

Tu n’as pas à t’inquiéter, Isabelle, déclare-t-il. Je vais prendre soin de Jérôme. Comme prévu, je le ramènerai dans deux heures.

Une fois la porte refermée sur Hubert et Jérôme, Isabelle se jette dans les bras de Christian. Pendant plusieurs minutes, elle laisse libre cours à ses émotions. Quand elle se calme enfin, Christian lui souffle à l’oreille :

Aimerais-tu savoir ce que j’ai prévu pour passer les deux prochaines heures ?

Pour toute réponse, Isabelle dépose un chaste baiser sur les lèvres de son compagnon. Il n’en faut pas plus pour que tous deux basculent dans le plaisir à corps perdu.