Chapitre 33

Même si Sylvie adore donner des spectacles, une fois de plus elle est ravie de voir arriver l’été. Avec lui viennent enfin quelques semaines de vacances bien méritées. Sa carrière est florissante, et elle dépasse même largement les prévisions de Xavier.

Tu es mieux de te préparer, la prévient ce dernier, parce que dans peu de temps tu ne sauras plus où donner de la tête. Tout le monde voudra t’entendre chanter.

Sylvie ne sait jamais quoi répondre quand Xavier lui fait de tels commentaires. Cela la réjouit, évidemment, mais elle préfère ne pas regarder trop loin devant afin de ne pas crouler sous la pression.

Toi, tu gères ma carrière et, moi, je chante. Pour le reste, tu n’as qu’à me dire où et quand je dois donner un spectacle et tout sera parfait pour moi.

Xavier lui répète souvent qu’il a beaucoup de chance de travailler avec elle. Sylvie est bourrée de talent, et elle n’a pas une once de prétention, ce qui est loin d’être le cas de la majorité des vedettes, à qui le moindre succès monte à la tête.

Les gens adorent ta voix, c’est certain, mais ils apprécient également ta simplicité. Malgré ton succès grandissant, tu restes accessible – ce qui, crois-moi, est très rare dans le milieu artistique.

Sylvie n’a pas l’intention de changer. Pour elle, c’est la moindre des choses d’être gentille avec son public. Sans lui, elle en serait réduite à chanter dans son bain.

Cet été, Sylvie ne sera pas totalement en congé puisque Xavier lui a demandé d’apprendre plusieurs nouvelles pièces. Mais cela l’enchante. Et il a déclaré que le temps de lui trouver un partenaire pour lui donner la réplique est venu. Comme dans la chanson de Charles Aznavour, Sylvie se voit déjà chanter aux côtés d’un Pavarotti. « J’espère quand même qu’il sera un peu moins imposant ! »

Comme prévu, Michel est parti en moto au Saguenay pour trois jours avec Junior, Daniel et Xavier. Les hommes auraient pu choisir un meilleur moment, mais pour une fois Sylvie a gardé ses commentaires pour elle. D’une certaine façon, son retour à la maison n’en sera que plus facile puisqu’elle n’aura qu’à s’occuper de sa propre personne. Entre leur travail au magasin et leurs sorties, les jumeaux ne sont pratiquement à la maison que pour dormir. À leur âge, tout ce dont François et Dominic ont besoin, c’est qu’il y ait de la nourriture dans le réfrigérateur. Lorsque Sylvie décide de se préparer à déjeuner ce matin-là, elle constate qu’aller faire l’épicerie s’impose. Elle va chercher son sac à main et ses clés et monte dans sa voiture. Puisque tout manque, ce n’est pas la peine de faire une liste.

Sylvie se gare dans le stationnement du supermarché. Au moment où elle s’apprête à entrer dans le commerce, elle entend quelqu’un crier son nom derrière elle. « Madame Pelletier ! » Sylvie se retourne et regarde la jeune fille qui vient de l’interpeller. Quelques secondes lui suffisent pour reconnaître Mylène. Sylvie la salue, puis son regard glisse sur le ventre arrondi de celle-ci.

Je ne savais pas que tu attendais un bébé, dit-elle. C’est pour quand ?

Avec un peu de chance, je devrais accoucher le jour de l’inauguration des Jeux olympiques.

Sylvie ne saurait expliquer pourquoi, mais elle ressent un certain malaise. Tout se passe très vite dans son esprit ; elle prend conscience que le début de la grossesse de Mylène remonte aux quelques semaines où François et elle se sont fréquentés. Sylvie voudrait arrêter de penser, mais elle en est incapable. Son visage est maintenant crispé et une barre au niveau de l’estomac l’empêche de respirer normalement.

Je suis désolée, ajoute Mylène. Je croyais que vous étiez au courant.

Sylvie voudrait être ailleurs. C’est impossible : la jeune fille ne vient pas de reconnaître que le bébé qu’elle attend est de François. Non, non et non ! Sylvie n’a certainement pas fait brûler tous ces lampions pour rien. Et elle en a justement allumé un avant de venir à l’épicerie.

Comme si elle se sentait obligée de fournir des précisions, Mylène poursuit d’une petite voix :

Je prenais la pilule, mais ça a tout l’air que je fais partie du faible pourcentage de filles pour qui ce n’est pas suffisant.

Sylvie est sidérée. Elle refuse de croire ce qu’elle vient d’entendre. François ne peut pas avoir mis une fille enceinte à son âge. C’est inconcevable !

Étant donné que Sylvie reste muette, Mylène se croit obligée de préciser :

François ne veut rien savoir d’avoir un enfant. Il m’évite comme la peste depuis le jour où je lui ai dit que je ne me ferais pas avorter.

Les pensées se succèdent à la vitesse de l’éclair dans la tête de Sylvie. Non seulement son fils a mis cette fille enceinte, mais il ne veut pas prendre ses responsabilités. Et elle est outrée que personne ne lui ait rien dit. « À moins que personne ne soit au courant » Mais elle en doute. Elle est bouleversée. Malgré les plaisanteries qu’il fait de temps en temps avec Dominic, François est trop sérieux pour avoir fait une pareille idiotie. « Mais Mylène prenait la pilule. C’est un coup de malchance. » Plus Sylvie réfléchit, plus elle a l’impression que le sol se dérobe sous ses pieds. Peut-être est-elle en train de rêver. Elle a inculqué le sens des responsabilités à ses enfants. Elle ne permettra pas que François se soustraie à son devoir, même si pour cela il doit sacrifier sa vie. Il a fait cet enfant et il doit absolument s’occuper de celui-ci.

Les pensées tournent si rapidement dans la tête de Sylvie qu’elle ressent des étourdissements. Lorsqu’elle commence à voir des étoiles, Mylène la saisit par le bras.

Venez, dit-elle. Il y a un banc à l’entrée.

Sylvie regarde la jeune fille comme si elle ne la voyait pas. Elle a l’impression que la main de Mylène lui brûle la peau. Des gouttes de sueur perlent sur le front de Sylvie. Elle les essuie du revers de la main et annonce :

Il faut que j’y aille.

Attendez un peu, lui suggère Mylène. Je suis désolée, ce n’était pas à moi de vous annoncer la nouvelle. François sera furieux après moi.

Ne t’en fais pas, parvient à dire Sylvie, tu ne pouvais pas savoir. Bon, j’y vais.

Sylvie remonte dans sa voiture, met le moteur en marche. Qui pourrait-elle aller voir ? « Marguerite ! » Aussitôt, elle prend la direction de la maison de son amie. À cette heure-ci, Marguerite est seule, fort probablement.

Pendant le court trajet, les pensées se bousculent dans l’esprit de Sylvie. Celle-ci n’a rien contre Mylène ; elle la trouvait même plutôt sympathique quand François l’invitait à la maison. Mais du jour au lendemain, il a cessé de la voir. Comme c’était sa première vraie petite amie, Sylvie ne s’en était pas inquiétée. Elle se souvient même d’avoir défendu François contre Michel qui trouvait que leur fils avait jeté ses choux gras. « C’est vraiment une belle fille ! » Sylvie avait été très étonnée par le commentaire de Michel. Depuis quand était-il pour que ses fils gardent leur première petite amie ?

Lorsque Sylvie voit l’auto de Sonia dans la cour, elle est tentée de rebrousser chemin. « Je n’aurai qu’à dire que je viens chercher Marguerite pour aller prendre un café. » Mais Sylvie n’est pas au bout de ses surprises : c’est Luc qui lui ouvre la porte.

Maman ! s’exclame-t-il. Je suis très content de te voir.

Moi aussi ! répond Sylvie en s’efforçant de sourire. Viens ici que je t’embrasse.

Même si Sylvie est heureuse de rencontrer son fils, elle est incapable de penser à autre chose qu’à la raison qui l’a conduite ici.

Est-ce que Marguerite est là ? s’informe-t-elle.

Marguerite est dans la cuisine. Elle est en train de montrer à Sonia comment faire des brioches. Elles préparent chacune une recette et m’ont promis de me donner chacune un moule rond complet. Je me régale déjà.

Même si la cuisine se trouve à l’autre bout du couloir, la mère et le fils ont vite fait d’arriver dans la pièce. Mais Sylvie sait d’avance que ce qui l’attend est loin d’être ce qu’elle aurait souhaité. Sera-t-elle capable de penser à autre chose qu’à Mylène et François ? Elle essaie désespérément de se composer un visage impassible, mais jouer la comédie n’a jamais été son point fort, sauf lorsqu’elle chante.

Aussitôt que Marguerite pose les yeux sur Sylvie, elle devine que quelque chose ne va pas.

De la belle visite ! s’écrie-t-elle. Si tu veux nous embrasser, Sylvie, il faut que tu t’approches parce que nous sommes couvertes de farine.

J’espère que tu n’es pas pressée, maman, déclare Sonia, parce que tu pourrais profiter du cours de Marguerite pour apprendre à faire des brioches.

Sonia sait que sa mère a renoncé depuis longtemps à devenir une meilleure cuisinière. Elle réussit quelques recettes, ce qui la fait bien paraître auprès des invités, et cela lui suffit. Bien que Sylvie adore les brioches, elle n’a aucune intention de s’y mettre. Quand l’envie de manger des brioches la prend, elle passe sa commande à Marguerite. Et le soir, elle en mange plusieurs sans éprouver le moindre remords. Étant donné que tous les membres de la famille Pelletier sont fous de cette pâtisserie, au matin il ne reste que des moules vides.

Je te remercie, répond Sylvie, mais c’est bien moins compliqué de demander à Marguerite de m’en faire. Et puis, tu connais mes piètres talents de cuisinière. De plus, moins je cuisine, pire je suis.

Ce qui n’est pas peu dire dans ton cas ! raille Sonia. Mais comme tu le répètes souvent, on ne peut être bon dans tout. Toi, tu chantes merveilleusement bien alors que je chante comme une casserole. Et moi, je cuisine divinement alors que tu réussis à manquer la recette la plus simple. Il faut bien qu’il y ait un peu de justice sur cette terre !

Après la tirade de Sonia, Sylvie devrait à tout le moins sourire mais elle en est incapable. Marguerite ne la quitte pas des yeux. Si elle était seule avec Sylvie, elle irait droit au but. Mais dans la situation actuelle, elle ignore quoi faire. Ce n’est qu’une question de secondes avant que Luc ou Sonia s’inquiètent de l’attitude de leur mère.

Marguerite se lance :

Tu n’as pas l’air dans ton assiette ! dit-elle.

Sylvie pourrait retourner chez elle sur-le-champ. Mais elle a trop besoin de parler ; elle saute sur l’occasion. Pendant que Marguerite et Sonia roulent la pâte des brioches, elle se jette à l’eau.

Je viens de croiser Mylène, l’ancienne blonde de François. Elle est grosse comme une tour.

Trois paires d’yeux interrogateurs se posent sur elle.

Mylène est…

Sylvie prend une grande inspiration pour se donner le courage de poursuivre.

Mylène est enceinte et il paraît que le bébé est de François.

Avant que leur mère les interroge, Sonia et Luc s’empressent de dire qu’ils n’étaient pas au courant.

Je ne savais même pas que François avait eu une blonde ! s’écrie Sonia. Mais es-tu vraiment certaine que l’enfant est de lui ? Aujourd’hui, les filles de dix-huit ans ont déjà eu plusieurs gars dans leur lit.

Crois-moi, je suis bien placée pour le savoir ! réplique Sylvie. Dominic change de filles plus souvent qu’il change de bobettes. Mais je ne vous ai pas encore dit le pire. Mylène m’a raconté que François refusait de la voir depuis qu’elle a décidé de garder le bébé.

C’est normal ! réagit Luc. Aucun garçon sensé de son âge ne veut devenir père. Je ne veux pas défendre François, mais à dix-huit ans, c’est le temps de s’amuser, pas de s’engager.

Luc a raison, approuve Sonia. Pauvre François ! Mais si j’ai bien compris, personne n’est au courant… à part Dominic, bien sûr.

Probablement… répond Sylvie. Je suis désespérée.

Sylvie en a déjà révélé plus qu’elle ne le voulait devant ses enfants, mais elle est incapable de s’arrêter. La boule qui compresse son estomac l’incommode de plus en plus. L’expérience lui a appris qu’elle se sentira mieux seulement après avoir vidé son sac, du moins autant que faire se peut dans les circonstances.

Elle explose :

Je suis désespérée et hors de moi ! Comment François peut-il s’en laver les mains aussi facilement si c’est lui le père de l’enfant ? déclare-t-elle d’un ton chargé de reproches. C’est de la pure lâcheté de sa part ; je ne le laisserai pas s’en tirer aussi facilement. Il a joué avec le feu et il s’est brûlé, alors il ne lui reste plus qu’à payer. Vous pouvez compter sur moi pour l’obliger à prendre ses responsabilités. Personne ne pourra dire que les Pelletier sont des gens sans honneur. Nous sommes fiables et ce sera l’occasion de le démontrer. Quand je pense que je faisais brûler des lampions pour que les jumeaux ne mettent pas une fille enceinte depuis qu’ils sont en âge de faire la chose ! On ne m’y reprendra plus : les lampions, c’est fini pour moi. Et je…

Malgré le sérieux de la situation, Sonia n’a pu s’empêcher de sourire quand sa mère a déclaré qu’elle faisait brûler des lampions pour les jumeaux. Décidément, elle a du temps et de l’argent à perdre ! Pendant une fraction de seconde, Sonia a envie d’avouer à sa mère que cela n’a pas fonctionné pour elle non plus et que, pire encore, elle s’est fait avorter. Mais une petite voix lui souffle qu’il vaut mieux qu’elle emporte son secret dans la tombe. Sylvie ne survivrait pas à une nouvelle de cette ampleur.

Luc écoute sa mère sans broncher, mais à l’intérieur de lui une force sourde commence à poindre dangereusement. Il en a assez entendu. Il se lève, pose les mains sur ses hanches et interrompt Sylvie.

Maman ! Arrête ! Je n’en peux plus de t’entendre !

Comme c’est la première fois que son fils ose lui parler sur ce ton, Sylvie reste saisie. Luc poursuit d’une voix assurée :

C’est vrai que François aurait pu t’en parler. Mais il aurait fallu qu’il soit certain que tu ne le jugerais pas – ce que tu viens justement de faire. François est dans la merde jusqu’au cou, alors la dernière chose dont il a besoin c’est que quelqu’un lui fasse la leçon. Et surtout pas sa propre mère ! Il serait peut-être temps que tu te demandes pourquoi on se confie à papa et pas à toi. Chaque fois qu’on a le malheur de faire un pas de travers, tu es la première à nous adresser des reproches. Quand on est à terre, on n’a besoin de personne pour nous marcher dessus ; on peut toujours compter sur toi pour ça. Finiras-tu par comprendre que les choses ne peuvent pas toujours se passer comme tu le voudrais ?

Plus Luc parle, plus l’émotion le submerge. Une partie de lui voudrait se taire – ce qui vaudrait sûrement mieux –, alors que l’autre est incapable de s’y résoudre. C’est cette dernière qui gagne. Maintenant que Luc a commencé, il ira jusqu’au bout… et tant pis pour le reste.

Je m’étais juré de ne jamais t’en parler, mais tu ne me laisses pas le choix. C’est pour ne pas me faire surveiller par toi que j’ai décidé de rester chez tante Irma jusqu’à la fin de mes études. Je n’en peux plus d’être sous ton joug et de me faire reprendre chaque fois que je mets un pied en bas du trottoir. Je n’ai pas fait les choses comme tu l’aurais souhaité, c’est vrai, et ça risque d’arriver encore pour l’unique raison que je ne suis pas toi. Et je n’ai pas besoin de me faire rappeler constamment mes erreurs, ni de me faire accabler de reproches au moindre écart de conduite. Je f…

Luc se met alors à pleurer.

Même si ses mains sont pleines de farine, Sonia entoure les épaules de son frère.

De sa place, Marguerite observe la scène attentivement. Elle regarde Sylvie, Luc et Sonia à tour de rôle. Elle tient à ces trois personnes comme à la prunelle de ses yeux.

Luc respire un bon coup et poursuit à travers ses larmes :

Peu importe ce que tu penses, je fais toujours mon gros possible. Mais on dirait que ce n’est jamais suffisant.

Sylvie accuse difficilement le coup. Elle a l’impression que Luc vient de la frapper avec une matraque. Elle voudrait se défendre, et même partir, mais elle est incapable de réagir.

Marguerite décide d’intervenir. Elle commence par demander à Luc si cela ira. Après qu’il a répondu par l’affirmative, elle se tourne vers Sylvie et lui pose la même question. Cette fois, elle n’obtient aucune réponse.

Sylvie, l’interpelle Marguerite en posant sa main sur le bras de son amie, regarde-moi. Je vais aller préparer du café pour tout le monde. Et on ajoutera même un doigt de whisky dans nos tasses.

Sylvie voudrait pouvoir retourner en arrière. Si elle avait su comment les choses se passeraient, elle ne serait pas venue chercher du réconfort auprès de Marguerite. Elle voudrait n’avoir jamais entendu tout ce que Luc vient de lui dire. Elle s’interroge : qu’est-ce que ses enfants et sa famille lui ont caché au fil des ans pour se protéger d’elle ? De toute sa vie, elle ne s’est jamais sentie aussi blessée, humiliée et sans défense. Elle ne peut pas réfuter les propos de son fils, car elle sait que ceux-ci reflètent parfaitement la réalité. S’il y avait des Olympiques pour les mères « contrôlantes », elle remporterait la médaille d’or. Mais entre savoir quelque chose et se faire jeter la vérité au visage par ceux qu’on aime le plus, il y a tout un monde.

Sonia cherche désespérément quelque chose de gentil à dire pour briser le silence. Mais tout ce qu’elle trouve, c’est :

Mon cher Luc, tu as de la farine plein le cou. Aimerais-tu que j’ajoute un peu de beurre et de sucre ?

Luc entre dans son jeu :

Tu pourrais aussi ajouter un peu de cannelle.

Et il se met à rire de bon cœur. Sonia lui emboîte vite le pas. Leur fou rire est si communicatif que Marguerite se joint à eux. Pour dérider sa mère, Sonia lui demande :

Voudrais-tu un peu de farine dans le cou, toi aussi ?

Après une courte hésitation, Sylvie esquisse un sourire. Sonia se lève et vient lui entourer le cou après s’être passée allègrement les mains dans la farine. Sa mère se plaint bruyamment entre deux éclats de rire.

Sylvie raccompagne son fils chez tante Irma seulement après avoir mangé plusieurs brioches chaudes. Avant de sortir de la voiture, Luc l’embrasse sur la joue et lui dit qu’il l’aime beaucoup.

Moi aussi… mais peut-être un peu trop, répond Sylvie.

Alors que Luc vient de fermer la portière, elle ajoute tout bas :

Et mal…

* * *

Quand Sonia et Marguerite se retrouvent seules, il est près de huit heures. Même si elles ont terminé leurs brioches de peine et de misère, celles-ci sont délicieuses. Marguerite les trouve moins moelleuses que d’habitude, mais compte tenu de la tempête survenue au beau milieu de leur confection, le résultat est très satisfaisant.

Allez-vous me croire maintenant quand je vous dis que ma mère peut être une vraie peau de vache ?

C’était la première fois que Sylvie se montrait sous ce jour devant Marguerite. Celle-ci avait bien été témoin de quelques petits ratés de la part de son amie, mais jamais rien de majeur comme aujourd’hui.

Je ne présenterais pas les choses de cette façon, répond Marguerite. Mais jamais je n’aurais pensé que Sylvie pouvait se montrer aussi entêtée. Ni aussi dure. C’est beau d’avoir des principes, mais il ne faut pas les imposer aux autres.

Et vous n’avez vu qu’un petit aperçu de ce dont elle est capable. J’adore ma mère, mais j’ai appris très jeune que moins elle en sait, mieux cela vaut. En tout cas, j’ai été très surprise que Luc lui parle ainsi. Ça prenait un sacré courage pour la prendre de front. J’ai été étonnée qu’elle ne lui ordonne pas de se taire.

Je pense que Sylvie a compris que cela aurait été inutile. Ton frère en avait trop sur le cœur pour qu’elle puisse l’empêcher de parler.

Vous avez vu comment elle se comporte avec mes frères, eh bien avec moi elle est dix fois pire. Et ce n’est pas moi qui le dis ! J’ai dû lui coûter une fortune en lampions… et ça n’a même pas marché.

Mais Sonia n’en révèle pas davantage. Pendant quelque secondes, elle se retrouve en pensée à New York avec tante Irma. Jamais elle n’oubliera cette journée. Depuis que Gildas lui a dit qu’il aimerait avoir des enfants avec elle, Sonia pense à ce projet plus souvent qu’elle ne le voudrait. La jeune femme n’est pas contre l’idée de fonder une famille, mais cela l’effraie au plus haut point. Et si elle mettait au monde un enfant comme Yves ? Et si elle n’était pas une bonne mère ? Et si Gildas la quittait, serait-elle capable d’élever seule sa famille ?

Marguerite observe sa jeune amie. Elle sait que Sonia ne lui a pas tout raconté sur sa vie, et c’est parfait ainsi.

Arrête de t’en faire avec les choses auxquelles tu ne peux plus rien changer.

Ces paroles apaisent le cœur de Sonia. Celle-ci lève les yeux, fixe Marguerite et lui sourit.

Je ne sais vraiment pas ce que je ferais sans vous.

Et moi donc !