Chapitre 36

Comme personne de la famille Pelletier n’a acheté de billet pour assister aux cérémonies d’ouverture des Jeux olympiques, Sylvie a décidé de recevoir à dîner le samedi plutôt que d’offrir le souper du dimanche. Ainsi, ils pourront regarder l’événement tous ensemble à la télévision. Tous ceux qui sont en ville en ce moment viendront. Junior et Sonia séjournent actuellement en France, tandis que Marie-Paule et René ont pris le train pour Edmonton ce matin – ils passeront deux semaines chez André et Audrey. Pour leur part, Irma et Réjean ont promis de se joindre à la famille Pelletier après le dîner ; Chantal et Xavier feront de même aussitôt que leurs enfants auront terminé leur sieste. Et Paul-Eugène et Shirley arriveront au moment du dessert. Michel ira chercher Marguerite juste avant le dîner. Sylvie a invité Édith, mais cette dernière avait prévu aller chez ses parents avec les enfants. Et Daniel est à l’extérieur de la ville.

Étant donné la chaleur qui se mettra à monter dans la cuisine aussitôt qu’elle allumera le four, Sylvie aurait pu cuisiner autre chose que son légendaire rosbif, mais elle n’a pu s’y résoudre. Depuis le matin, elle prépare le dîner en s’épongeant le front. Mais malgré l’inconfort, elle est de belle humeur. Recevoir les siens à sa table la rend heureuse. Elle sourit en les entendant discuter de tout et de rien. Et lorsqu’ils rient aux éclats pour des bêtises, elle oublie tous les efforts que la préparation du dîner a exigés. Heureusement pour Sylvie, Michel est allé chercher Luc il y a plus d’une heure ; dès son arrivée, son fils lui a proposé son aide.

Tu n’as qu’à me dire quoi faire, maman, a dit ce dernier.

En deux temps, trois mouvements, Sylvie a dressé une liste pour Luc. Tous deux n’ont pas parlé beaucoup depuis qu’ils s’affairent à préparer le dîner, mais Sylvie est heureuse que son fils soit là. Elle a vraiment eu peur de le perdre. Elle a mis du temps à en prendre conscience, mais elle sait qu’il s’en est fallu de peu. Cette pensée lui donne la chair de poule chaque fois qu’elle lui vient à l’esprit. « On ne veut pas que nos enfants meurent avant nous. » Aujourd’hui, Sylvie reconnaît qu’il était préférable que Luc reste chez tante Irma. Et elle ne lui en veut pas le moins du monde. Sylvie sait qu’elle n’est pas toujours facile à vivre, mais maintenant, elle traite les siens avec plus d’égards. Toutefois, malgré ses efforts, il restera toujours en elle une envie de tout contrôler. Heureusement, depuis qu’elle fait carrière comme chanteuse d’opéra, elle est absente la plupart du temps – outre l’été qu’elle passe à la maison. Cela assure donc à sa famille une certaine paix d’esprit. Lorsqu’elle a su que Sonia s’envolerait pour Paris en juillet alors qu’elle avait déjà prévu y aller en septembre avec Marguerite, Sylvie n’était pas d’accord. Elle ne comprendra jamais sa fille. Tout ce qu’elle souhaite, c’est qu’il reste assez de jugeote à Sonia pour ne pas déménager à Paris. « Après tout, elle a une maison ici ! », se dit Sylvie.

J’ai épluché les patates, préparé la salade et rempli le plat de service de cornichons, de betteraves et de petits oignons. Que voudrais-tu que je fasse maintenant, maman ?

Tu pourrais dresser la table, si ça te tente.

À vos ordres, mon commandant ! plaisante Luc.

Sylvie lui donne une tape sur l’épaule.

Je t’interdis de m’appeler ainsi ! s’écrie-t-elle d’un air faussement offusqué. Je ne t’ai pas donné un ordre, je n’ai fait que répondre à ta question.

Tu sais bien que je ne le pensais pas ! déclare Luc avant de se mettre à rire.

Au lieu de dire des niaiseries, parle-moi un peu de toi. Tu ne m’as pratiquement rien raconté depuis que tu es arrivé.

Pour une fois, Luc ne se sent pas pris au piège à cause d’une question de sa mère. Pendant qu’il sort les ustensiles du tiroir, il confie :

Comme tu peux le constater, je vais bien. J’aime beaucoup mon travail au centre et j’ai hâte de reprendre mes études – en fait, j’en rêve. Je lis tout ce qui touche de près ou de loin à la médecine vétérinaire. Et j’ai de la chance : le beau-frère de Réjean est vétérinaire et il me prête des livres. Il m’emmène même avec lui quand il va dans les fermes. J’adore ça.

Les paroles de Luc font du bien à Sylvie. Jamais elle n’aurait pensé qu’un jour son fils voudrait devenir vétérinaire. Elle l’imaginait plutôt architecte ou ingénieur, mais peu importe. Tout ce qui compte, c’est qu’il soit heureux.

Tant mieux ! se réjouit-elle. Je suis très contente pour toi. N’oublie pas, si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n’as qu’à me faire signe.

Merci maman. Mais pour le moment, j’ai tout ce qu’il me faut.

Plus tard, Luc aide même sa mère à servir. Les conversations sont animées ; c’est à qui parlera le plus fort pour se faire entendre.

Moi, indique Dominic, j’aimerais bien aller pêcher avant de reprendre le cégep.

Avec plaisir, mon garçon, répond Michel. J’appellerai mon cousin ce soir. Est-ce qu’on sera juste tous les deux ?

Nul besoin d’être devin pour savoir que la question s’adresse à François.

Je vais passer mon tour, dit ce dernier.

Michel sait que son fils n’est plus le même. Il a perdu la petite étincelle qui brillait en permanence dans ses yeux avant que Mylène tombe enceinte. Maintenant, son regard s’illumine seulement pendant quelques instants de temps en temps. « La vie peut basculer au moment où on s’y attend le moins. Pour quelques minutes de plaisir, la vie de François est chamboulée à jamais », songe Michel.

Sylvie pose son regard sur François. Elle n’est pas d’accord avec l’attitude qu’il a adoptée face à Mylène, et son opinion ne changera probablement jamais, mais une partie d’elle peut comprendre pourquoi il agit ainsi. Depuis que Sylvie a livré le fond de sa pensée à ce sujet chez Marguerite devant Luc et Sonia, elle n’a jamais abordé le sujet avec François. Elle a décidé de ne pas s’en mêler et elle tient bon, même si l’envie de lui faire la morale la prend parfois.

J’ai une bonne nouvelle à vous apprendre, annonce Alain.

Curieux comme des fouines, tous les convives attendent impatiemment la suite.

Eh bien, dans un mois, mon associé et moi aurons un nouveau dentiste avec nous. Et le printemps prochain, nous agrandirons notre bureau.

Évidemment, tout le monde se réjouit pour lui.

Et moi, clame haut et fort Lucie pour s’assurer que tous l’entendent, je vais travailler pour eux trois jours par semaine à compter de janvier. Si vous connaissez une personne fiable pour venir garder les enfants à la maison, faites-moi signe.

Sylvie se retient de soupirer. Elle ne comprend pas pourquoi les jeunes femmes d’aujourd’hui tiennent absolument à aller travailler à l’extérieur, alors qu’elles en ont déjà plein les bras à la maison. Et c’est encore plus vrai pour Lucie. Comment y arrivera-t-elle ? Mais si Sylvie se mettait dans les souliers de sa belle-fille, elle s’apercevrait vite qu’il s’agit d’une question de survie. Vivre avec un enfant autiste est très exigeant ; Lucie a besoin de sortir de la maison quelques jours par semaine, si elle veut tenir le coup.

La température est infernale dans la cuisine ; tous décident d’aller manger le dessert à l’extérieur. Pendant ce temps, Sylvie et Luc desservent la table.

Ton rosbif était délicieux, maman, la complimente le jeune homme. C’est toi qui fais le meilleur en ville.

Il faut bien que je réussisse quelques plats, réplique joyeusement Sylvie. On ne peut pas dire que la famille et toi, vous ayez été très gâtés en matière de cuisine.

Pas vraiment, admet Luc. Mais tes sandwiches au jambon gratiné et tes frites du samedi soir étaient pas mal bonnes. Tu vois, avec le rosbif, on peut considérer que tu réussis trois plats !

La mère et le fils éclatent de rire.

* * *

Tout le monde est arrivé. Dans moins de cinq minutes, la famille Pelletier assistera aux cérémonies d’ouverture des Jeux olympiques de Montréal, comme les 70 000 personnes présentes au stade olympique. Le salon est bondé. Pendant que les siens babillent, Sylvie surveille l’écran.

« Je vous promets l’autofinancement des Jeux », déclare Michel en imitant le maire Jean Drapeau. Ils ne sont même pas encore commencés et ils nous coûtent déjà cher. Je vous garantis qu’on va les payer pendant les vingt-cinq prochaines années. Comme si ce n’était pas assez, il a fallu que le gouvernement invite la reine. Franchement, on n’avait pas besoin d’elle. Mais au moins, on pourra dire qu’on…

Michel n’a pas le temps de finir sa phrase : un gros chut émis par Sylvie lui coupe la parole. La seconde d’après, la voix d’Estelle Sainte-Croix envahit le salon des Pelletier avec la chanson-thème des Olympiques.