Longueuil, le 18 décembre 1974
Plus les Fêtes approchent, plus Sylvie se sent triste. Son père étant décédé en janvier dernier, cette année elle voit arriver Noël avec appréhension. Si cela était possible, elle aimerait pouvoir sauter directement à la fête des Rois pour ne pas avoir à se composer un visage chaque fois qu’elle verra des gens. Sylvie se demande parfois comment elle a fait pour vivre normalement, du moins en apparence, et vaquer à ses occupations de mère, de ménagère, d’épouse et de chanteuse d’opéra depuis le jour où elle a reçu l’appel de Suzanne lui annonçant que Camil était mort pendant son sommeil. Le matin, elle se lève souvent le cœur gros et la larme à l’œil. Ces jours-là, elle voudrait rester couchée et donner libre cours à sa peine qui refuse de la quitter. Sylvie a tellement pleuré qu’elle aurait pu se noyer dans ses larmes. La mort d’un parent est toujours difficile, mais celle de son père était désespérante pour une multitude de raisons. Sylvie aimait Camil de toutes ses forces et tous deux étaient restés proches malgré le fait que ce dernier ne vivait plus sur l’Île. Ils avaient une relation privilégiée qui dépassait largement celle qu’entretiennent habituellement un père et sa fille. Sylvie avait pris en charge la maisonnée après le suicide de sa mère ; c’est pourquoi il existait entre eux un amour et un respect hors du commun. Camil lisait en elle comme dans un livre ouvert. Elle ne pouvait rien lui cacher même en déployant tous ses talents de comédienne. Sylvie savait qu’elle pouvait compter sur son père chaque fois qu’elle avait besoin de celui-ci. La vie sans lui n’est vraiment plus la même…
L’autre jour, Michel lui a dit :
— Ma foi du bon Dieu, je crois que tu as autant de peine que lorsque Martin est mort.
Sylvie aurait pu répondre à Michel qu’elle a toujours de la peine d’avoir perdu son fils, mais cela aurait été inutile puisqu’il le sait déjà. Elle ne guérira jamais de ce qui est arrivé à Martin ; elle a dû se résigner à vivre sans lui. Certes, Sylvie a surmonté cette épreuve, mais une douleur immense brûle toujours dans un coin de son cœur, même si elle ne fait rien pour l’alimenter.
— Je n’ai pas envie de me poser la question, avait-elle finalement déclaré. Tout ce que je sais, c’est que je sens un grand vide en moi. Ce que je vais dire n’a pas de bon sens, mais malgré l’âge avancé de mon père, on dirait que j’avais oublié qu’il allait mourir un jour. Je…
Sylvie a subitement arrêté de parler. Les yeux pleins de larmes, elle a avalé plusieurs fois avant de poursuivre entre deux reniflements :
— Je ne voulais pas qu’il meure. J’avais tellement besoin de lui. Je…
Après avoir inspiré fortement, elle a continué :
— Je ne sais pas comment l’expliquer, mais on dirait que depuis qu’il est mort, un morceau de moi est parti avec lui. La relation entre mon père et moi était spéciale.
— Je sais tout ça, mais ni toi ni moi ne pouvons rien changer au fait qu’il est mort. Camil me manque aussi. As-tu pensé que je ne le battrai plus au 500 ? Et que je ne lui servirai plus jamais deux doigts de whisky ? Tu te souviens de ses deux grands doigts ? Le niveau de ma bouteille de whisky baissait à vue d’œil chaque fois qu’il venait nous rendre visite. Et je ne rirai plus avec lui non plus. Je l’aimais comme un père, et j’ai profité de chaque moment que j’ai passé avec lui, mais… la vie continue.
Sylvie a toujours envié Michel pour sa grande capacité de résilience. À ses yeux, il paraît aussi souple qu’un saule. Contrairement à elle, il est capable de tourner la page définitivement – peut-être trop vite, parfois… Mais au moins, il ne reste pas englué dans sa peine comme elle.
— Moi aussi, a indiqué Sylvie avec un faible sourire sur les lèvres, j’ai profité de chacune de mes rencontres avec lui. N’empêche que chaque fois que le téléphone sonne, je pense encore que je vais entendre sa voix au bout du fil.
Michel comprenait l’affliction de Sylvie. Mais il ne voulait surtout pas que la situation dégénère pour devenir aussi pathétique qu’après la mort de Martin. Il savait qu’il ne le supporterait pas.
— Mon grand-père disait que seul le temps finit par avoir raison du chagrin.
— Penses-y un peu, a ajouté Sylvie, l’air désespéré. Je ne pourrai plus jamais chanter pour lui et le voir fermer les yeux pour mieux apprécier ma voix.
— Si ce qu’on dit est vrai, Camil t’entend sûrement d’où il est.
Assise sur l’ancien lit de Sonia, Sylvie réfléchit, la mine basse. Depuis le départ de sa fille de la maison, c’est toujours ici qu’elle vient se réfugier quand elle a du vague à l’âme. Sonia est partie depuis deux ans déjà, et la pièce est restée intacte malgré les pressions de Michel pour changer la décoration.
Cette fois-là, Sylvie a perdu royalement la partie avec sa fille. Alors qu’elle se faisait une joie de faire une surprise à Sonia, elle est tombée de haut quand cette dernière lui a déclaré, à son retour d’Edmonton :
— Elle est très belle, la chambre, maman, et je te remercie d’avoir fait tout ça pour moi. Mais…
Sonia savait pertinemment que les mots qu’elle s’apprêtait à prononcer susciteraient les foudres de sa mère. Chaque fois, c’était pareil. Quand elle prenait une décision, Sylvie la contestait avec un malin plaisir, et ce, peu importe de quoi il s’agissait. S’il y avait une chose dont Sonia ne s’ennuierait pas, c’était bien celle-là. Elle aurait pu attendre un meilleur moment pour parler à sa mère, mais elle savait qu’il n’y en aurait jamais. Elle aurait pu attendre que son père soit là, car il aurait sûrement pris son parti. La jeune femme aurait aussi pu agir comme Junior et partir en voleur, mais ce n’était pas son genre. Et si elle attendait pour annoncer sa nouvelle, elle ne dormirait pas de la nuit.
Les yeux fixés sur sa fille, Sylvie a attendu la suite. Elle commençait à penser sérieusement qu’elle s’était trompée. Elle aurait mis sa main au feu que sa fille voulait une chambre rouge, or et noir. Et puis, toutes les personnes qui avaient vu la pièce décorée par ses soins l’avaient chaudement félicitée. Des petites gouttes de sueur ont coulé sur son front, mais elle n’a rien fait pour les essuyer.
Sonia a souri tristement à sa mère. Elle a ensuite pris son courage à deux mains et fini sa phrase en songeant que, de toute façon, le résultat serait le même. Sa mère serait furieuse.
— Je m’en vais demain. J’emménage avec Simon.
Si Sylvie n’avait pas été assise, elle serait tombée par terre. Elle avait passé un temps fou à décorer la chambre de Sonia et c’était ainsi que sa fille la remerciait : elle s’en allait vivre en appartement avec son petit ami.
— Décidément, je ne te comprendrai jamais ! s’est écriée Sylvie, le regard noir. Avant, tu changeais de chum comme tu changes de petites culottes, et là, tu vas t’installer avec un gars que tu connais à peine. On aura tout vu !
— Tu ne trouves pas que tu exagères un peu ? a demandé Sonia sur un ton calme alors qu’elle bouillait à l’intérieur.
Sonia savait que sa décision ne plairait pas à sa mère. C’est pourquoi elle avait mûrement réfléchi à la manière d’annoncer la nouvelle pendant le vol qui l’avait ramenée d’Edmonton. Mais à cet instant précis, elle aurait voulu être ailleurs. « « J’aurais dû attendre que papa soit là. » Il faut reconnaître que Sylvie était passée maître dans l’art de briser les rêves des siens, et particulièrement ceux de sa fille.
Dans les minutes qui ont suivi, Sylvie a tout essayé pour dissuader sa fille de partir. Mais tout ce qu’elle a récolté, c’est la colère de Sonia.
— Tu ne comprends pas, maman. Rien ne pourra me faire changer d’idée. Que ça te plaise ou non, je pars demain. Tu vas m’excuser, mais la journée a été longue et j’aimerais aller dormir.
Sylvie fait encore brûler un lampion pour Sonia chaque fois qu’elle passe devant une église, afin qu’elle ne tombe pas enceinte. En fait, elle est terrifiée à l’idée que Simon et sa fille se séparent et que cette dernière se retrouve seule avec un enfant sur les bras, même si rien ne laisse présager une telle éventualité. « Pour une fois qu’elle tient le coup avec un gars ! »
Contrairement aux années passées, voilà qu’à une semaine de Noël Sylvie n’a encore acheté aucun cadeau. D’une part, parce qu’elle a eu un automne très chargé sur le plan professionnel. D’autre part, parce qu’elle ne se sent absolument pas dans l’esprit des Fêtes. Et finalement, parce qu’elle n’arrive pas à dresser une liste de cadeaux, ce qui ne lui ressemble pas du tout.
Sylvie admire une fois de plus son œuvre. Ce n’est pas pour se vanter, mais elle a vraiment bien réussi la décoration de l’ancienne chambre de sa fille. Elle aime autant la pièce qu’au premier jour, même si les couleurs à la mode ont changé. Elle se sent bien ici. Si ce n’était pas d’abandonner Michel, elle viendrait dormir ici de temps en temps. Pour une fois, elle posséderait sa propre chambre. Quand ses yeux se posent sur la coiffeuse de Sonia, elle décide d’aller s’asseoir sur la petite chaise de métal doré. Face au miroir, elle se retient de pousser un grand cri quand elle voit son visage. « Je fais vraiment peur. » Sylvie s’avance pour mieux s’observer ; elle fronce les sourcils chaque fois qu’elle découvre une nouvelle ride. Elle était moins ridée il y a quelques mois. Et soudainement, une succession d’images chocs de sa vie depuis la mort de son père défile dans sa tête. Constamment, l’image d’une femme désespérée apparaît, ce qui fait frissonner Sylvie. Comment a-t-elle pu se laisser aller à ce point ? Comment a-t-elle pu abandonner les siens encore une fois ? Comment a-t-elle pu être aussi égoïste ?
Il faut vite qu’elle sorte de sa léthargie. Il faut qu’elle s’accroche à tout ce qu’il y a de beau dans sa vie. Non seulement elle fait ce qu’elle aime, mais elle est en train de se tailler une place de choix dans le monde de l’opéra. Des milliers de femmes tueraient pour prendre sa place. Depuis qu’elle s’est lancée dans une carrière de chanteuse d’opéra, Sylvie est de plus en plus demandée partout au Canada – et même aux États-Unis depuis le printemps dernier. Quand elle chante, elle oublie tout ce qui ne tourne pas rond dans sa vie. Elle aime toujours autant travailler avec Xavier. Pendant qu’elle s’active à apprendre de nouvelles pièces, celui-ci s’occupe de développer sa carrière – ce qu’il fait très bien. La semaine dernière, il a reçu un appel d’Europe. « Je vais faire de toi une diva », a déclaré Xavier. Avec lui, elle oublie tout : la soixantaine qui approche, ses livres en trop, ses cheveux de plus en plus gris, les rides au coin de ses yeux et aux commissures de ses lèvres. Avec Xavier, elle fait ce qu’elle aime le plus au monde et profite pleinement de chaque instant.
Mais dans sa vie personnelle, les choses vont moins bien. Quand Sylvie perd quelqu’un de cher, on dirait qu’elle abandonne les siens. D’une certaine manière, c’est comme si elle oubliait qu’il y a encore des êtres vivants à ses côtés, des personnes prêtes à la soutenir dans sa peine, à condition qu’elle les laisse s’approcher – ce qu’elle se garde bien de faire. Il n’y a qu’à penser au nombre de fois où elle a refusé l’invitation de Sonia et de Simon à aller souper chez eux, alors qu’il n’y a pas si longtemps elle ne demandait pas mieux que de savourer la cuisine de sa fille. Celle-ci est un véritable cordon-bleu : canard à l’orange, crêpes flambées, gâteau forêt-noire… il n’y a rien à son épreuve. Elle ouvre un livre de recettes, choisit un mets et l’exécute ensuite avec brio. Sonia réussit tout ce qu’elle touche. Ses toiles se vendent de plus en plus cher et elle se fait offrir régulièrement des rôles comme comédienne.
Même les mauvais coups des jumeaux ont cessé de faire réagir Sylvie. Elle regarde ses benjamins sans les voir vraiment. Pourtant, elle a de quoi être fière d’eux. Ils ne se droguent pas et ne boivent pratiquement pas. Ils réussissent plutôt bien à l’école, malgré le peu d’efforts qu’ils fournissent. Ils ont toujours le sourire aux lèvres et lui proposent souvent de l’aider à la cuisine. Malgré tout, elle ne fait aucun cas de ses fils. Mais le pire, c’est qu’elle n’a pas levé le petit doigt pour obtenir des nouvelles de Luc. Voir ce que celui-ci est devenu lui crève le cœur. Il est parti de la maison un an jour pour jour après Sonia. Jamais Sylvie ne se serait doutée qu’il tomberait dans la drogue et que cela deviendrait son mode de vie. Comment Luc, de loin le plus intelligent de ses enfants, a-t-il pu quitter la maison pour aller vivre dans une espèce de commune au fin fond d’un rang ? Cela la désespère. La seule personne avec qui Luc ait gardé le contact, c’est Sonia.
Sylvie lève la tête, replace une mèche de cheveux derrière son oreille et sourit en pensant à Junior. Ce dernier a fait beaucoup de chemin depuis qu’il s’est installé avec Édith. Il travaille comme un forcené, mais il est heureux. Comme Sylvie le craignait, il n’a pas repris ses études. Toutefois, elle doit bien admettre que, dans son cas, ce serait une perte de temps ; la vie lui apprend tout ce qu’il doit savoir. Mais même sous la torture, jamais elle ne le lui avouerait. La vie de son fils s’écoule entre la musique et la photographie. Tout comme sa sœur, il fait partie de ceux qui gagnent bien leur vie en tant qu’artistes. Édith et lui se sont fait construire une maison dans un nouveau quartier résidentiel à quelques rues de la maison familiale. Dimanche soir dernier, ils ont annoncé à la famille qu’ils auront un bébé en juillet. Jamais Sylvie n’aurait pensé que Junior aimait les enfants au point d’en vouloir, d’autant qu’Édith en a déjà deux.
Alain lui fait honneur, surtout depuis qu’il possède son propre bureau de dentiste. Chaque fois qu’elle passe devant l’édifice, elle gonfle la poitrine. Elle tenait à ce qu’au moins un de ses enfants devienne notable. Alain n’a pas encore réussi à lui vendre l’idée qu’il est préférable de faire réparer une dent plutôt que de l’arracher, mais il n’a pas perdu espoir de la rallier à sa cause. Et puis, son fils lui a donné trois merveilleux petits-enfants. Quand elle regarde les jumeaux, elle revoit les siens au même âge. Malgré un emploi du temps chargé – sauf pendant l’été et la période des Fêtes –, elle trouve toujours du temps pour voir ses petits trésors. Sa belle Hélène vient souvent dormir à la maison. C’est d’ailleurs la seule qui dort dans la chambre de Sonia. Chaque fois que Sylvie la borde, la petite lui explique que c’est une chambre comme celle-là qu’elle voudrait avoir.
Sa vie est loin d’être parfaite, mais il suffit à Sylvie de jeter un coup d’œil autour d’elle pour voir qu’il y a bien pire. À mesure qu’elle réfléchit, elle desserre les mâchoires. Elle pense à toutes les autres personnes qu’elle aime : tante Irma, Chantal, Ginette, Maude, Éliane, Paul-Eugène, Shirley, Marie-Paule… Quand elle arrive enfin au bout de la liste, un grand sourire illumine son visage. Elle serait prête à jurer que les rides qu’elle a vues au moment de s’asseoir se sont estompées. Quelque chose d’étrange se produit alors. Sylvie entend la voix de son père lui souffler à l’oreille : « Retourne vite auprès des tiens, je vais bien. » Tout s’est passé si vite qu’elle n’a pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Chamboulée, Sylvie renifle un bon coup et se lève promptement, mue par une force qui vient du plus profond d’elle-même. « J’ai assez pleuré. » Elle file dans la cuisine. Elle sort une tablette de papier et un crayon, et se met au travail. Elle notera toutes ses tâches ; il n’y a pas une seconde à perdre si elle veut que tout soit prêt pour le réveillon. « Ce soir, j’appellerai tous les miens pour les inviter. Je veux qu’on fasse une grande fête. »
Au moment d’écrire quelques suggestions de cadeaux pour les jumeaux, Sylvie sourit. Elle se souvient de quelques mauvais coups qui, normalement, l’auraient fait rire. Elle se rappelle particulièrement celui dont elle a été victime. À la mort de leur grand-père, les jumeaux ont reçu sa bague avec une pierre bourgogne et sa montre en cadeau. François a hérité de la bague. Il l’aime tellement qu’elle n’a pas quitté son doigt depuis le jour où il l’a reçue, sauf une fois. Un matin qu’il s’en allait au cégep, il a dit à sa mère d’un air désespéré que la bague était tombée dans les toilettes et qu’il devait partir parce qu’il avait un cours. Comme Sylvie tenait au bijou encore plus que son fils, elle a passé beaucoup de temps les mains dans la cuvette jusqu’aux coudes à tenter de le repêcher. Cette besogne lui donnait la nausée. Ce n’est un secret pour personne : elle préférerait changer de couche 10 bébés d’affilée plutôt que de nettoyer les toilettes une seule fois. Étant donné qu’elle ne pouvait se résoudre à laisser la bague enfouie à jamais dans les égouts de la ville avec les rats, elle s’est acquittée de sa tâche avec zèle tout en adressant de temps en temps une petite prière à saint Antoine de Padoue, le patron des objets perdus. Il y avait déjà un petit moment qu’elle peinait sans rien trouver quand le téléphone s’est mis à sonner. Sylvie était tellement absorbée par sa tâche qu’elle a songé à ne pas répondre. Finalement, à la cinquième sonnerie, elle a décroché après s’être essuyé les mains.
— Maman, c’est moi ! s’est écrié François en se retenant de rire. Je voulais te…
Mais Sylvie ne l’a pas laissé finir sa phrase.
— Je suis désolée, mon grand, mais je n’ai pas encore trouvé la bague. J’ai bien peur que tu ne doives faire une croix dessus.
— C’est justement pour ça que je t’appelle. Arrête de chercher, je viens de la trouver. Elle était dans ma poche.
Puis, François a éclaté de rire. Sylvie en avait suffisamment entendu pour tout comprendre : elle venait de se faire piéger. Mais au lieu de rire, elle s’est contentée de raccrocher au nez de son fils avant que l’envie de le couvrir d’injures la prenne. Elle se revoit les mains dans les toilettes ; cela la fait frissonner de dégoût.
Alors qu’elle a pratiquement complété sa liste de cadeaux et de tâches à faire durant la prochaine semaine, la sonnette de la porte la fait sursauter. Avant même que Sylvie n’ait le temps de se lever de sa chaise, elle entend tourner la poignée de la porte d’entrée. Visiblement, un habitué de la maison vient d’arriver.
— Ne te dérange pas, je connais le chemin. Je suis venue te chercher pour aller magasiner… et ne t’avise pas de refuser !
Sylvie reconnaîtrait la voix de sa sœur entre mille. Elle va aussitôt à la rencontre de Chantal.
— Tu tombes bien, j’allais justement t’appeler, indique-t-elle avant d’embrasser la visiteuse sur les joues.
Surprise par le comportement de Sylvie, Chantal regarde celle-ci, l’air interrogateur.
— J’ignore ce qui t’est arrivé, commence-t-elle, mais il y a longtemps que tu n’as pas eu aussi bonne mine. Dépêche-toi de t’habiller avant que l’auto refroidisse parce qu’il fait un froid de canard. Ce n’est pas des farces, on se croirait en plein cœur de janvier.
Chantal ne s’attendait vraiment pas à l’accueil que Sylvie lui a réservé. Elle s’était préparée à l’entendre se plaindre le temps d’un café. Évidemment, elle est ravie par l’attitude de sa sœur.
— Dans ce cas, je vais mettre mon manteau de fourrure.
Chantal ne peut se retenir de faire la moue, ce qui n’échappe pas à Sylvie. Cette dernière a la fâcheuse habitude de ranger son manteau de fourrure dans la garde-robe de cèdre, où il s’imprègne immanquablement de l’odeur de boules à mites qu’elle y met, comme si le cèdre ne suffisait pas à protéger ses vêtements.
— Rassure-toi, Chantal ! J’ai suivi ton conseil : j’ai apporté mon manteau chez le fourreur au printemps. Je viens juste d’aller le chercher.
— Ouf ! s’exclame Chantal, soulagée. Je suis contente de l’apprendre. Je ne peux plus supporter l’odeur des boules à mites. Ça me donne la nausée.
— Serais-tu en train de devenir snob ? la taquine Sylvie.
— Ça n’a rien à voir avec le snobisme. À quoi sert-il d’avoir un beau manteau de fourrure si tout le monde nous fuit chaque fois qu’on le porte ?
— Tu as bien raison. Est-ce qu’on y va ? Je t’avertis, ma liste est longue.
— Pas de problème ! Les magasins ferment seulement à neuf heures et j’ai tout mon temps. Mes petits chéris sont avec leur papa.
— Alors, il vaudrait mieux que je laisse un mot sur la table. Donne-moi une minute et je reviens.
— Je vais t’attendre dans l’auto.