Chapitre 3

Michel n’avale même pas la bouchée de sandwich qu’il vient de prendre avant de déclarer :

En tout cas, je suis content qu’elle achève cette année-là ! Je n’ai jamais trouvé une année aussi longue.

Pourquoi, le beau-frère ? demande Paul-Eugène pendant qu’il pique sa fourchette dans un morceau de poulet.

Tu n’es pas sérieux, j’espère ? Cette année 1974 a été éprouvante pour tout le monde au Québec. C’est impossible que tu ne te souviennes pas de tout ce qui est arrivé.

Même si Paul-Eugène prétendait le contraire, Michel ne le croirait pas. Contrairement à lui, Paul-Eugène ne s’intéresse aucunement aux tribunes radiophoniques – ce qui le prive d’une multitude de détails sur les sujets d’actualité les plus importants. Certes, son beau-frère lit le journal, mais il affirme qu’il refuse de surcharger son cerveau avec des choses inutiles. Et, pour lui, les événements du passé n’ont aucun intérêt.

Sans attendre que Paul-Eugène réagisse, Michel poursuit sur sa lancée :

Tiens-toi bien, je vais te faire un résumé. D’abord, il y a eu le décès de ton père en janvier. Au cas où tu l’aurais oublié, Sylvie vient tout juste de faire son deuil. Je prie pour que personne de la famille ne meure tellement elle prend ça dur – et nous aussi, par la même occasion.

C’est vrai que ma sœur a de la difficulté avec la mort. Je ne la comprends pas. C’est certain que je n’étais pas content que le père meure, mais il faut se soucier des vivants avant tout. Et puis, à l’âge qu’il avait, c’était impossible qu’il nous enterre tous.

La mort de son père a beaucoup affecté Paul-Eugène, mais contrairement à Sylvie, il a gardé ses émotions pour lui. Il ne laissait libre cours à sa peine que lorsqu’il était seul. Et son deuil n’a pas duré longtemps. Il croit que lorsqu’on ne peut rien changer à une situation, il faut apprendre à vivre avec le plus vite possible avant qu’elle ne prenne le dessus. Paul-Eugène pense fréquemment à son père, mais c’est pour se rappeler des moments heureux passés avec lui.

S’il y a une chose que je voudrais que Sylvie apprenne, c’est comment surmonter sa peine. On dirait qu’elle souffre toujours plus que tout le monde… Bon, maintenant, laisse-moi te rappeler quelques bons coups de notre cher gouvernement.

Cette dernière phrase fait sourire Paul-Eugène.

Ce dernier a commencé l’année en offrant 100 millions de dollars aux Indiens de la baie James en échange de l’acceptation du projet de la rivière La Grande.

Paul-Eugène commente :

Il me semblait pourtant qu’ils avaient refusé l’offre…

Oui mais, crois-moi, ça risque de nous coûter plus cher. Et le gouvernement a augmenté le taux horaire du salaire minimum à 2,10 dollars.

Difficile à oublier, réplique Paul-Eugène en souriant. Les jumeaux nous ont cassé les oreilles avec ça chaque fois qu’ils sont venus travailler, et ça a duré au moins un mois.

Les jumeaux travaillent au magasin depuis un an déjà. Depuis leur arrivée, aucun des associés n’a regretté de leur avoir fait confiance. Après seulement un mois, François et Dominic pouvaient tenir le magasin seuls les jeudis et les vendredis soir, de même que les samedis. Les trois associés profitent maintenant d’une meilleure qualité de vie, eux qui aspirent à travailler moins. Et puis, les clientes adorent les deux jeunes hommes. Il arrive de plus en plus souvent que l’une d’elles réclame les jumeaux en plein cœur de la semaine. Ces derniers sont jeunes et beaux, ils ont la vente dans le sang et possèdent un sens des affaires hors du commun. Chaque semaine, ils suggèrent des améliorations dans le magasin. Évidemment, leurs idées ne sont pas toutes retenues, mais les garçons ont une bonne moyenne au bâton. Au début, les associés hésitaient à modifier quoi que ce soit dans leur commerce, mais ils se sont vite rendu compte qu’il suffit parfois d’un seul petit changement pour obtenir des résultats extraordinaires.

Ces deux-là, quand ils ont quelque chose dans la tête, ils ne l’ont pas dans les pieds ! Bon, je continue mon résumé. En juin, il y a eu l’accident dans la côte des Éboulements. Parmi les victimes, il y avait un cousin de ma mère. Imagine un peu : tu pars en autobus et tu reviens dans une boîte de bois. La vie tient vraiment à un fil. Et dans le même mois, le maire Jean Drapeau a fait adopter son fameux projet de village olympique permanent. Je savais bien qu’il nous réservait des surprises. Avec lui, on ne peut jamais dormir tranquille.

Une chose est certaine, on est loin d’avoir fini de payer pour ces maudits Jeux olympiques. Des fois, je me demande si nos politiciens réfléchissent avant de s’engager dans des projets de fou comme celui-là. Tout le Canada profitera des Jeux, mais on sera les seuls à les payer. Exactement comme en 1967 ! Trudeau a été clair : le fédéral n’accordera aucune aide financière pour l’événement. Et dire qu’il vient d’être réélu pour la troisième fois ! Il y en a qui ont la mémoire courte.

Michel nargue son beau-frère :

Tu m’impressionnes ! Pour un gars qui disait ne pas se rappeler de grand-chose…

C’est difficile à oublier quand il est question d’argent – et beaucoup, à part ça – que le gouvernement viendra encore chercher dans les poches des petits, c’est-à-dire dans les tiennes et dans les miennes. Ces affaires-là, je les retiens malgré moi.

Tu as bien raison. Ce sont toujours les mêmes qui paient. S’il n’y avait que les Olympiques, on pourrait toujours s’en sortir, mais la semaine passée on a acheté l’île d’Anticosti. Je n’en reviens pas. On a dépensé pratiquement 24 millions de dollars pour une île ! Veux-tu bien me dire ce qu’on va faire avec ?

Pour une fois, je suis d’accord avec le gouvernement, répond Paul-Eugène. Cette île, c’est un vrai joyau. Et puis, si on ne l’avait pas achetée, c’est le fédéral qui l’aurait acquise. Il ne fallait pas que l’île tombe sous sa juridiction. Nos politiciens font quand même des bons coups de temps en temps. Pour ma part, je crois que celui-là, c’en était un.

Michel n’est pas du même avis que son beau-frère. Il a essayé de trouver quelques avantages pour le Québec d’avoir procédé à cet achat, mais il n’en a trouvé aucun. À part les milliers de chevreuils qui ne cessent de se multiplier et le bois debout, il n’y a pas grand-chose sur cette île. « On va permettre aux Québécois de venir chasser sur l’île », a déclaré le gouvernement pour justifier la dépense. Pour Michel, c’est trop cher payer pour satisfaire les envies de tuer un chevreuil d’une poignée d’hommes fortunés. Car, évidemment, vu la distance à parcourir pour se rendre à lîle d’Anticosti, l’endroit ne sera accessible qu’à ceux qui ont une bourse bien garnie. « Vive la justice ! »

Alors que Michel est perdu dans ses pensées, Paul-Eugène revient à la charge en se retenant de rire.

Mais j’y pense, tu as oublié un événement important…

Il laisse à son beau-frère quelques secondes de réflexion avant de poursuivre :

Ton chanteur préféré a remporté le premier prix au Festival de Tokyo.

Michel fronce les sourcils. Il cherche désespérément dans sa mémoire de qui il s’agit. Tout à coup, le nom de René Simard surgit dans son esprit. Comment a-t-il pu l’oublier ? Sylvie en parle encore. « N’oublie pas qu’il a reçu son prix des mains de Frank Sinatra. Je ne connais pas beaucoup de garçons de treize ans qui ont gagné un tel prix. Les Québécois ont de quoi être fiers. » Mais Michel ne partage pas le même avis. Il ne se mettrait pas à aimer René Simard même si celui-ci remportait tous les prix les plus prestigieux.

Pourquoi a-t-il fallu que tu me parles de lui ? riposte-t-il sur un ton impatient. La journée avait tellement bien commencé.

Pour te faire sortir de tes gonds ! s’exclame Paul-Eugène en se tenant les côtes. Ça me dépasse de voir que tu te fâches juste en entendant le nom d’un garçon de treize ans.

Michel sait parfaitement que Paul-Eugène le taquine, mais sa réaction lorsqu’il est question de René Simard est si négative qu’il se sent dans l’obligation de se justifier.

Si tu l’avais entendu chanter aussi souvent que moi, je te jure que tu réagirais exactement de la même façon. Ce n’est pas des blagues, Sylvie vient d’acheter la troisième copie du disque L’oiseau tellement elle l’écoute.

Les disques ne se brisent pas si facilement. Mon petit doigt me dit que tu as accéléré leur usure.

J’avoue que le premier y a goûté, mais pas le deuxième. Et puis, de toute façon, je ne suis pas le seul qui déteste René Simard. Sylvie n’a qu’à prendre son disque dans ses mains pour que tout le monde la supplie d’écouter autre chose. Tu devrais voir les enfants. Ils haïssent René Simard autant que moi.

Je connais bien ma sœur. Quand elle a quelque chose dans la tête, il vaut mieux se lever de bonne heure pour la faire changer d’idée. Tu devrais lui faire le coup avec un chanteur qu’elle déteste. Peut-être qu’elle finirait par comprendre ce qu’elle vous fait endurer.

Michel réfléchit quelques secondes en se frottant le menton. Malheureusement, il n’y a pas beaucoup de chanteurs que Sylvie exècre au point d’en faire une maladie comme lui avec René Simard. Alors qu’il s’apprête à répondre qu’il n’a pas la moindre idée à ce sujet, le nom de Richard Séguin lui vient à l’esprit.

J’ai trouvé ! Je vais acheter le disque de Richard Séguin. Quand on est allés montrer la décapotable de Sylvie à votre père, une des chansons de ce chanteur jouait à la radio. Je voulais l’écouter. Tu aurais dû voir ta sœur : elle m’a piqué toute une crise. Je te remercie, car grâce à toi, je vais pouvoir me payer sa tête.

Qu’est-ce qu’elle a contre Séguin ? C’est l’une de nos plus belles voix.

Comment veux-tu que je le sache ? Je suis comme toi, je l’aime bien de temps en temps.

Les deux hommes poursuivent leur discussion jusqu’à ce que Fernand revienne de dîner. Depuis qu’il est associé, tous les mercredis il mange au restaurant avec sa femme. La première fois qu’Aliette lui en a parlé, il s’est dit qu’une fois n’était pas coutume, qu’elle trouverait une excuse pour lui faire faux bond. Mais il s’est royalement trompé. Chaque semaine, le téléphone sonne au magasin à onze heures précises pour lui rappeler leur rendez-vous. Il ignore pourquoi, mais Aliette n’est plus la même avec lui depuis qu’il possède des parts dans le commerce. Elle ne s’est pas transformée en une belle princesse, mais la vie est maintenant plus facile et, surtout, beaucoup plus agréable avec elle. Certains jours, Fernand songe que c’est encore mieux que lorsqu’il l’a épousée.

Vous n’allez pas me faire accroire que vous n’avez pas bougé de votre chaise depuis que je suis parti ? s’inquiète Fernand.

Pas une seule fois, confirme Paul-Eugène. Ne t’en fais pas, c’est toujours pareil la semaine avant Noël. Ceux qui voulaient offrir une antiquité en cadeau l’ont achetée depuis longtemps.

C’est quand même bizarre… indique Fernand.

Chaque commerce a ses grosses périodes d’affluence, précise Michel. Nous, avant les Fêtes, c’est mort.

On pourrait en profiter pour disposer différemment les meubles sur le plancher, comme les jumeaux l’ont suggéré, propose Fernand.

Bonne idée ! approuve Paul-Eugène.

Les trois hommes passent l’après-midi à déplacer des meubles. Étant donné qu’un seul client s’est présenté durant cette période, ils ont bien avancé dans leur tâche. Ils pourront terminer demain matin à leur arrivée.

Je n’en reviens pas ! s’écrie Fernand. On dirait qu’on a de nouveaux meubles alors qu’on les a seulement changés de place.

C’est toujours comme ça, déclare Michel. À force de voir les mêmes choses, on finit par ne plus les remarquer.

C’est comme le mariage, ajoute Paul-Eugène. À force de regarder la même femme, on finit par ne plus la voir.

Ses deux comparses éclatent de rire : leur compagnon a l’air d’un chien battu.

Serais-tu en train de nous dire que tu es déjà tanné de regarder Shirley ? lui demande Michel. Parce que si c’est le cas, je ne sais pas ce que tu feras quand tu seras marié depuis aussi longtemps que Fernand et moi.

Non ! Non ! proteste Paul-Eugène. Vous savez bien que je blaguais !

Ces temps-ci, tout n’est pas au beau fixe entre Shirley et lui. Ils ne se disputent pas, ils sont seulement moins proches qu’ils ne l’étaient. Le pire, c’est que Paul-Eugène ne peut même pas dire quand tout a commencé, ni pourquoi. Tout ce qu’il sait, c’est qu’ils se sont éloignés progressivement l’un de l’autre depuis quelques mois et qu’il n’aime pas ça. Il a tenté de se rapprocher de sa femme à plusieurs reprises, mais sans succès. Certains jours, il a l’impression que la situation convient à Shirley, ce qui n’a rien pour lui plaire.

Moi, je suis assez d’accord avec toi, renchérit Fernand. C’est vrai qu’à force de vivre avec la même personne, celle-ci finit par devenir presque invisible. Je n’ai pas l’intention de changer de femme – j’aime trop Aliette pour ça –, mais parfois, j’aimerais ça avoir une jeunette à mon bras à la place de ma vieille.

Ouais ! dit Michel. On a tous rêvé à ça à un moment ou à un autre. Avec tout ce qu’on nous montre à la télévision, c’est parfois difficile de se contenter de ce qu’on a dans notre assiette. Mais comme on n’est pas riches ni l’un ni l’autre, je ne crois pas que nos chances soient très bonnes avec les belles femmes.

Les trois hommes gardent le silence quelques secondes. Michel relance la discussion.

Je veux vous parler de quelque chose. Vous vous souvenez que j’ai toujours voulu aller en Égypte ? Eh bien, Sylvie et moi, on va aller là-bas cette année pour fêter nos vingt-cinq ans de mariage.

Maudit chanceux ! s’écrie Fernand.

Arrête ! l’interrompt Michel. Il n’y a pas de chance là-dedans. Tu n’as qu’à faire comme moi et tu pourras aller partout dans le monde.

Parle pour toi ! se plaint Fernand. Au moins, tu es déjà allé dans l’Ouest canadien. Moi, le plus loin que je me suis rendu, c’est à Ottawa. Et encore, je n’ai rien vu à part le parlement.

Depuis qu’il a entendu Michel parler de son voyage dans l’Ouest, Fernand rêve de partir. Il en a même parlé à Aliette. À son grand étonnement, sa femme lui a dit qu’il n’avait qu’à lui faire une proposition.

C’est bien moins compliqué que tu ne le penses, assure Michel. Il suffit d’aller dans une agence de voyages et de préciser ta destination. Avec les voyages organisés, tu peux aller où tu veux. Mais j’y pense ! Tu connais Chantal, la sœur de Sylvie ? Tu n’as qu’à lui téléphoner et elle te dira exactement quoi faire. Elle est agente de voyages.

Vous partez combien de temps ? demande Paul-Eugène d’une voix monocorde.

Trois semaines. Chantal nous a suggéré de visiter l’Égypte en octobre. Mais rassurez-vous, je ne prendrai pas de vacances cet été.

Pars en paix, dit Fernand. On va s’organiser.

Te souviens-tu que Shirley et moi, on avait parlé d’y aller avec vous ? s’enquiert Paul-Eugène.

Si je m’en souviens ? Certain ! Ce serait une très bonne idée.

Que Michel parte pendant trois semaines, aucun problème, mais que Paul-Eugène parte aussi, c’est une tout autre histoire. Fernand essaie de voir comment il pourrait s’en sortir avec leur employé et les jumeaux. Les sourcils froncés, il analyse la situation du mieux qu’il le peut. Sa réaction n’échappe pas à Paul-Eugène.

Oublie ça, Michel, dit ce dernier. Je ne peux pas laisser Fernand s’arranger seul avec le commerce.

Wo ! réagit ce dernier. Je pense que je pourrais m’en tirer. Oui, je peux y arriver. Il suffirait d’augmenter le nombre d’heures de travail de notre employé et des jumeaux. C’est certain que je ne reproduirai pas beaucoup de meubles pendant votre absence, mais pour le reste, c’est faisable.

Un sourire illumine instantanément le visage de Paul-Eugène.

Maudit que la vie est belle ! s’écrie Michel. Il nous manque juste une bonne bière froide pour célébrer ça. Ne bougez pas, je reviens.

Michel prend son manteau au passage et sort du magasin d’un bon pas. L’air est si sec qu’il regrette de ne pas avoir mis son foulard. Si Sylvie était là, elle lui dirait que ce n’est pas en le laissant sur le crochet que celui-ci le tiendra au chaud. Mais depuis qu’il est tout petit, Michel sort le cou à l’air, sans tuque et sans mitaines. Il se félicite d’être venu travailler en voiture ce matin.