Chapitre 4

Lorsque Sonia sort du travail, il neige à gros flocons. De grosses boules de ouate descendent doucement du ciel comme si quelque chose les retenait tout au long de leur descente pour éviter qu’elles ne s’écrasent en touchant le sol. Le col de son manteau remonté jusqu’aux oreilles et son chapeau de feutre bien enfoncé sur la tête, la jeune femme avance lentement. Elle n’est pas une amatrice de l’hiver, mais un temps pareil la rend heureuse et lui donne envie de prendre un bon bol d’air. Cela lui rappelle quand elle était petite. Elle passait alors ses journées d’hiver à faire des bonhommes de neige ou à glisser sur la falaise située dans le parc en face de la maison.

Depuis toujours, Sonia trouve que Montréal est encore plus belle sous la neige. Toute cette blancheur donne à la ville une allure féerique. Et puis, sous une épaisse couche blanche, les pires endroits deviennent soudainement plus jolis.

Depuis qu’elle est revenue vivre à Montréal, la jeune femme apprécie grandement sa chance. Elle a aimé vivre en banlieue, mais elle adore habiter en ville. Comme elle loge à quelques rues seulement de la galerie où elle travaille, elle peut s’y rendre à pied. Elle peut aussi faire toutes ses courses dans le quartier. En fait, le seul moment où sa voiture lui manque, c’est quand elle sort de l’île pour aller voir sa famille. Sonia déteste dépendre des autres depuis qu’elle sait conduire. Heureusement, elle peut emprunter la voiture de Simon. Elle aurait pu garder la sienne, mais elle s’est vite aperçue qu’un seul véhicule suffisait, d’autant que l’appartement ne fournit qu’une place de stationnement. Le premier hiver, Sonia a passé plus de temps derrière son volant pour déplacer son véhicule d’un côté à l’autre de la rue à cause du déneigement que pour se promener.

La jeune femme s’estime chanceuse de travailler dans son domaine. Certes, ce n’est pas de sitôt qu’elle pourra prendre la direction de la galerie. Son patron en a encore pour une bonne dizaine d’années à travailler, mais elle est ici en terrain connu et cela lui plaît beaucoup. Le père d’Antoine est ravi de pouvoir compter sur une spécialiste comme elle. D’ailleurs, il lui répète fréquemment à quel point il l’apprécie. Il sait fort bien qu’avec le bagage que son employée possède, celle-ci pourrait facilement trouver mieux – ou du moins être mieux payée. Comme elle travaille seulement quatre jours par semaine et que son patron est très accommodant, Sonia a tout son temps pour peindre et pour accepter des petits rôles de comédienne à l’occasion. Contrairement à bien des gens qu’elle connaît, la jeune femme n’a pas l’impression de travailler car elle s’amuse énormément dans tout ce qu’elle fait.

Depuis que Sonia a exposé ses œuvres à Edmonton grâce à son oncle André, elle a reçu plusieurs offres. Jusqu’à aujourd’hui, ses toiles ont été accrochées sur les murs d’une galerie à Chicoutimi, Gaspé, Ottawa, Sherbrooke et Trois-Rivières. Au printemps, sa nouvelle production sera livrée à Boston et ensuite à Régina. Mais le plus beau, c’est que plusieurs de ses tableaux trouvent preneurs lors de chaque exposition. La jeune peintre ne roule pas sur l’or, mais elle tire très bien son épingle du jeu. Et comme elle le souhaitait, elle n’est pas pauvre comme le sont la majorité des artistes.

Sonia file le parfait bonheur avec Simon. Les quelques doutes qu’elle entretenait avant d’emménager avec lui ont fondu comme neige au soleil après seulement quelques jours de cohabitation. Avec lui, tout coule de source. Ils sont tous deux aussi amoureux qu’au premier jour. Il n’est pas rare que Simon lui laisse des petits mots d’amour ici et là. Aussitôt que Sonia met la main sur un message, sa vue s’embrouille. Même si ce n’est pas dans ses habitudes d’user ses genoux à prier, voilà qu’elle remercie Dieu chaque matin d’avoir mis Simon sur son chemin. En plus d’être beau, ce dernier est inspirant, drôle, brillant, généreux… Sonia pourrait allonger la liste à l’infini, car elle ne lui a pas encore trouvé un seul défaut. Avec son bien-aimé, elle se sent totalement libre. Depuis qu’ils sont ensemble, jamais l’idée de quitter Simon ne lui a effleuré l’esprit. La jeune femme est heureuse comme jamais elle ne l’a été avec aucun de ses anciens petits amis.

Simon et Sonia discutent souvent de leur avenir. Ils se demandent notamment s’ils veulent avoir des enfants. Ils aimeraient bien fonder une famille, mais ils ont tous les deux une vie professionnelle accaparante et de nombreux voyages à faire. Depuis qu’il a complété ses études en droit il y a un an et demi, Simon bûche fort pour se tailler une place dans le bureau d’avocats il travaille. Le soir, il rentre rarement avant neuf heures. Il lui arrive aussi d’apporter du travail à la maison et de passer tout un samedi le nez dans ses dossiers. Mais tout compte fait, l’emploi du temps de Sonia est pratiquement identique au sien. C’est bien beau de faire des enfants, mais encore faut-il avoir le temps de s’occuper d’eux et accepter que sa progéniture soit sa priorité pour les vingt années suivantes. Pour le moment, Simon et Sonia ne sont pas prêts à sacrifier leur carrière ou leurs rêves. D’ailleurs, cette dernière est étonnée que sa mère ne lui mette aucune pression pour qu’elle ait un enfant. Il y a sûrement quelque chose qui lui échappe. Cela pique sa curiosité, mais pour une fois que sa mère n’essaie pas de l’influencer, Sonia serait bien bête de courir après les coups. Vivre à distance de leurs familles respectives a été une bénédiction pour la jeune femme et son compagnon. Comme personne n’aime faire un voyage blanc, les parents sont obligés de s’annoncer avant de venir les voir. Et lorsque la sonnerie résonne dans tout l’appartement – parfois pendant douze coups d’affilée –, Simon et elle ne se précipitent pas pour répondre au téléphone quand ils ont mieux à faire.

Étant donné que Simon se trouve à l’extérieur de la ville pour son travail et qu’il ne reviendra que le lendemain soir, Sonia traîne en chemin. Dans une pâtisserie, elle s’achète deux petits gâteaux opéra. Elle salive à leur seule vue. Elle va ensuite à la boucherie, dont elle ressort avec une demi-livre de viande hachée. Elle en mangera quelques bouchées crues qu’elle dévorera avec appétit après les avoir salées et poivrées. Une petite voix – celle de sa mère – la mettra en garde, lui recommandant de ne pas manger de viande crue, mais comme d’habitude Sonia en fera fi. Elle aime beaucoup trop cela pour s’en priver. La jeune femme fera ensuite sauter le reste de la viande dans la poêle avec des oignons ; ce mélange, servi avec une montagne de patates pilées, sera un pur régal. À l’épicerie, Sonia s’achète une grosse bière froide. Elle n’a rien de particulier à célébrer, elle a juste envie de boire une bière.

Lorsque celle-ci ne se trouve plus qu’à quelques blocs de son appartement, elle aperçoit une forme sur sa galerie. Curieuse, elle accélère le pas sans même s’en rendre compte. En arrivant devant sa porte, elle prend conscience qu’il s’agit de Luc. Recroquevillé sur lui-même, le jeune homme grelotte même s’il est habillé comme une pelure d’oignon. Sonia dépose ses sacs sur la galerie et s’approche de son frère. Elle déteste au plus haut point quand ce dernier débarque chez elle dans cet état. Mais depuis que Luc a quitté la maison familiale, il vient toujours se réfugier ici quand il n’en peut plus de sa vie.

Luc ! Luc ! crie Sonia en le secouant.

Après plusieurs secondes, le jeune homme daigne enfin entrouvrir un œil, qu’il referme aussitôt.

Lève-toi, on va rentrer.

Luc est si intoxiqué que les mots parviennent difficilement à se frayer un chemin jusqu’à son cerveau.

Luc ! répète Sonia d’une voix forte. Lève-toi ! Je n’y arriverai pas toute seule.

Dans un effort ultime, le jeune homme parvient à ouvrir les yeux. Il pousse même l’effort jusqu’à adresser un pâle sourire à sa sœur. Mais il ne bouge pas pour autant. Il voudrait bien se lever, mais son corps refuse de répondre. Qu’il ait réussi à se rendre jusqu’ici dans son état tient déjà du miracle.

Sonia comprend très vite qu’elle aura besoin d’aide. Elle abandonne Luc le temps de rentrer ses courses et de passer un coup de fil à un de ses amis qui habite tout près. Il devrait pouvoir venir lui donner un coup de main. « Pourvu qu’il soit là ! »

Quand Sonia revient sur la galerie, Luc n’a pas bougé d’un iota. Elle s’accroupit à côté de lui et lui caresse le front. Cela lui crève le cœur de le voir dans cet état. Elle veut bien l’aider, mais il est grand temps que son frère y mette du sien. La dernière fois qu’il a débarqué chez elle, elle l’a averti : « Si je te revois dans cet état, je te fais entrer en désintoxication à l’hôpital et tu seras bien mieux d’y rester pour te faire soigner. Je n’en peux plus de te regarder te détruire comme ça. » Aussitôt que Luc sera installé dans la chambre d’amis, Sonia téléphonera à Shirley. À cette heure, il y a des chances pour que celle-ci soit encore à l’hôpital. Si c’est le cas, la jeune femme lui demandera de passer voir son frère. Elle appellera aussi Alain et Junior. Ils ont déjà convenu ensemble que c’est eux qui conduiront Luc à l’hôpital. Il ne devrait pas y avoir de problème pour l’y emmener, mais aussitôt que les effets de la drogue se seront dissipés, Luc pourrait très bien décider de s’en aller, comme il l’a fait les fois précédentes. Il a filé en douce aussitôt qu’il a été capable de tenir sur ses jambes. Personne ne peut l’obliger à rester hospitalisé contre son gré.

Sonia ignore encore si elle parlera de Luc à ses parents, mais probablement que ce ne sera pas le cas. Sa mère a frôlé la dépression quand Luc est parti de la maison. Et puis, Sylvie vient à peine de surmonter la mort de son père. Sonia se sentirait terriblement coupable de la voir replonger. Si elle en parle à son père, c’est certain qu’il racontera tout à Sylvie. La jeune fille décide d’en discuter avec ses frères quand ils seront là.

Lorsque son ami arrive, les larmes coulent abondamment sur les joues de Sonia. Elle ne peut comprendre comment des personnes aussi intelligentes que Luc peuvent gâcher leur vie à cause de la drogue.

Une fois Luc au lit, Sonia offre un verre de bière à son ami.

Je te remercie, mais si tu n’as plus besoin de moi, je vais retourner chez nous. Je n’étais pas seul.

Sonia met la main sur sa bouche et s’écrie :

Oh non ! Excuse-moi !

Tu n’as pas à t’excuser. Les amis sont là pour rendre service. S’il y a quoi que ce soit, n’hésite pas à me rappeler.

Il l’embrasse sur les joues avant de partir. Une fois seule, Sonia compose le numéro de Shirley.

Tu as de la chance, dit cette dernière, j’allais partir. J’ai même mon manteau sur le dos. Ne me dis pas que Luc a encore fait des siennes ?

Malheureusement oui, répond Sonia, la voix chargée d’émotion. Et il est dans un plus sale état que la dernière fois.

Avant même que Sonia lui demande quoi que ce soit, Shirley déclare :

Je saute dans le métro et j’arrive.

Je vais appeler mes frères pour qu’ils viennent nous rejoindre.

Bonne idée ! À tout de suite.

Sonia appelle ensuite Junior. Lorsqu’elle entend la voix de son frère au bout du fil, elle se sent soulagée.

J’ai besoin d’aide ! déclare-t-elle avant d’éclater en sanglots.

Qu’est-ce qui t’arrive, Sonia ? s’inquiète Junior.

C’est Luc, parvient-elle à répondre malgré ses larmes. Il faut que tu viennes avec Alain.

Je l’appelle tout de suite. Si ma mémoire est bonne, il finissait à midi aujourd’hui.

Je vous attends.

Après avoir raccroché, Sonia essuie rageusement ses larmes du revers de la main. Parfois, elle en veut de toutes ses forces à Luc. Elle file à la cuisine et range ses achats dans le réfrigérateur. Tout porte à croire qu’elle n’est pas près de manger. Au moment de refermer la porte, elle saisit la bouteille de bière et décide de s’en verser un grand verre. Cela l’aidera peut-être à reprendre ses esprits…

* * *

Michel dort dans son La-Z-Boy, comme il a l’habitude de le faire pendant les nouvelles. Sylvie en profite donc pour emballer les cadeaux. Avec un peu de chance, elle ne devrait pas être dérangée avant neuf heures puisque les jumeaux travaillent au magasin. Sa journée d’emplettes avec Chantal a été très fructueuse : il ne lui restait que le cadeau de sa sœur à acheter. Hier, en allant faire l’épicerie, elle a pris quelques minutes pour s’en occuper. Même si Sylvie a coutume d’acheter tous ses cadeaux au cours de l’année, elle n’a pas détesté s’acquitter de sa tâche d’un coup. En outre, elle pense que cela lui a coûté un peu moins cher.

Même si elle n’est pas sûre de voir Luc pendant les Fêtes, Sylvie lui a acheté un cadeau. Au pire, elle demandera à Sonia de le lui remettre la prochaine fois qu’elle le verra. Sylvie aurait aimé donner un peu d’argent à Luc pour l’aider – car son fils est loin d’être riche –, mais elle a préféré s’abstenir, craignant qu’il se procure de la drogue. À la suggestion de Sonia, elle lui a acheté un chandail de laine, une tuque et des mitaines. Il ne faut pas que Sylvie pense trop longtemps à Luc. Michel et elle ont tout essayé pour le sortir de l’enfer de la drogue : la douceur, la force, l’insistance, l’amour, la culpabilité, les larmes… Tout y est passé, mais rien n’a donné les résultats escomptés. Au contraire, leurs efforts ont contribué à éloigner leur fils d’eux. À choisir entre la mort de Martin et la vie de Luc, Sylvie ignore ce qui est le plus difficile à supporter. Les deux situations la font souffrir tout autant. Elle se sent totalement impuissante. Dans le cas de Luc, tout ce qu’elle peut faire, c’est prier pour qu’il revienne dans le droit chemin le plus vite possible. Parfois, elle se demande si Dieu ne lui envoie pas tous ces malheurs pour qu’elle reprenne goût à la prière. « Si c’est le cas, alors il perd son temps. » Elle prie seulement parce qu’elle n’a rien d’autre à quoi se raccrocher.

Sylvie secoue la tête à plusieurs reprises. Aujourd’hui, il est hors de question qu’elle se mette à pleurer à cause de Luc. Quand il aura besoin d’aide, elle accourra. Mais en attendant, elle a une vie à vivre, et cinq autres enfants et un mari à s’occuper. Aussitôt le cadeau de Luc emballé, elle inscrit le nom de son fils sur une petite carte et met vite le paquet de côté. Elle s’attaque ensuite aux présents destinés à sa belle Hélène. Évidemment, elle n’a pu résister à l’envie de lui en acheter plusieurs. Ce ne sont pas tous des cadeaux de grande valeur, mais la petite est tellement contente quand elle en reçoit beaucoup. Sylvie n’a pas oublié Yves et Claude, pas plus que le fils d’Isabelle et les enfants de Chantal. Elle adore jouer à la grand-maman gâteau.

Elle fredonne des airs de Noël pendant qu’elle emballe les cadeaux. Avachi dans son fauteuil avec Princesse sur les genoux, Michel ouvre les yeux de temps en temps. Mais il les referme aussitôt, même si les nouvelles sont finies depuis longtemps. Il aime se laisser bercer par la voix de sa femme. Il se plaît même à croire que cette dernière chante seulement pour lui, et il sourit.

Lorsque Sylvie dépose ses ciseaux, il est presque huit heures. Une fois ses outils de travail rangés, elle dépose les cadeaux au pied de l’arbre de Noël. Michel se manifeste alors.

As-tu emballé le mien ? demande-t-il en se frottant les yeux.

Mais oui ! répond-elle joyeusement. Et je t’interdis de le secouer.

C’est fragile ?

N’essaie pas de me tirer les vers du nez. C’est peine perdue.

Sur un ton triste, Michel s’enquiert :

En as-tu acheté un pour Luc ?

Bien sûr ! Sonia m’a dit quoi lui acheter.

Sylvie prend un cadeau dans ses mains et le montre à Michel.

C’est celui-là.

Crois-tu que Luc reviendra à la raison un jour ?

Si tu savais à quel point j’aimerais ça ! se contente de répondre Sylvie.

Mais ils n’ont pas envie de parler de Luc. Michel s’empresse de changer de sujet.

Est-ce que ça te tenterait de faire une promenade ? Si tu veux, on pourrait aller prendre un café au nouveau petit restaurant près du magasin.

Bonne idée !

* * *

Il est plus de neuf heures quand Sonia peut enfin se préparer à manger. Même si elle est affamée, curieusement rien n’a la même saveur que d’habitude. Tout a un goût de misère, cette misère que son frère a laissée derrière lui. Ce soir-là, la poubelle récolte la presque totalité de son repas, sauf les petits gâteaux opéra.

La tête appuyée sur ses mains, Sonia essaie de ne plus penser à Luc. Au moins, cette nuit, il dormira au chaud et quelqu’un de compétent veillera sur lui. La suite des événements dépendra de lui. La vie a appris à Sonia qu’on ne peut sauver quelqu’un contre son gré, pas même son petit frère. La vie qu’on a reçue en cadeau en venant au monde appartient à chacun.

Dès qu’elle a vu l’état de Luc, Shirley a indiqué qu’il valait mieux l’emmener à l’hôpital. Aussitôt Alain et Junior arrivés, ils y ont conduit le jeune homme.

Sonia et ses frères ont demandé à Shirley de ne rien dire à Sylvie et à Michel.

Si c’était mon fils, je voudrais le savoir, a-t-elle protesté.

Moi aussi, a précisé Alain, mais je ne crois pas que maman pourrait le supporter. Pas maintenant ! Elle vient juste de retrouver le sourire. Pour ma part, il me semble préférable qu’on garde le secret. On est assez nombreux pour le moment pour s’occuper de Luc.

Je suis d’accord avec toi, a approuvé Junior. Hier, je suis passé voir maman et elle était de bonne humeur. Ça faisait des mois que je ne l’avais pas vue aussi joyeuse. Tant que Luc sera à l’hôpital, il ne risque rien.

Shirley savait bien que les garçons avaient raison, mais elle déteste mentir à ceux qu’elle aime. Et puis, cela la rend mal à l’aise de savoir des choses sur Luc que sa propre mère ignore sous prétexte de protéger celle-ci, d’autant plus que Sylvie est sa meilleure amie.

Je veux bien croire, a argumenté Shirley, mais vous savez comme moi que personne ne pourra garder votre frère de force à l’hôpital.

On sait tout ça, a signalé Sonia. Mais je suis du même avis que mes frères. On te met dans une situation inconfortable et j’en suis vraiment désolée. Tu connais notre mère aussi bien que nous. Si on lui en parle, elle prendra encore tout sur ses épaules et ça ne changera rien à la décision de Luc. Est-ce qu’on pourrait au moins permettre à maman de passer les Fêtes tranquille ?

Shirley a réfléchi quelques secondes avant de répondre.

C’est d’accord. On va laisser passer les Fêtes.

La situation de Luc a fait prendre conscience à Sonia que mettre un enfant au monde est comme ouvrir une boîte à surprises. Jamais personne n’aurait pu soupçonner que Luc tournerait mal. C’était un enfant adorable. Tout le monde avait envie de le protéger tellement il avait l’air fragile. Une seule mauvaise rencontre a suffi pour changer le cours de sa vie. Ses parents ont tout fait pour l’empêcher de revoir Jean, mais le mal était fait. Il avait goûté à quelque chose qui lui procurait une sensation qu’il avait aimée sur-le-champ et que, malheureusement, il aime encore par-dessus tout.

Sonia est convaincue qu’elle a pris la bonne décision quant à son avortement. Elle n’est pas faite pour ce genre d’émotions fortes : voir son fils se détruire sous ses yeux comme Luc le fait est inhumain pour des parents. Quand on met un enfant au monde, ce n’est pas pour le voir souffrir, mais bien pour qu’il s’épanouisse et réalise encore plus de choses que ses parents. On veut transmettre le meilleur de nous-mêmes à notre enfant, et lui éviter de faire les mêmes erreurs que nous.

La vie est drôlement faite. Pourquoi a-t-il fallu que Luc se détruise à petit feu ? Sonia n’arrive pas à comprendre ce phénomène. Son frère est si intelligent qu’il aurait pu devenir architecte, ingénieur, astronome, médecin… Étant donné que Sonia n’a jamais touché à la drogue, c’est encore plus difficile pour elle de saisir ce qui pousse quelqu’un à sombrer dans celle-ci. Quand elle a demandé à Alain et Junior pourquoi ils fumaient encore un joint de temps en temps, ils lui ont répondu que cela n’avait rien à voir avec les substances que Luc prenait.

Fumer un joint, c’est un peu comme si on prenait plusieurs bières d’un seul coup, a expliqué Junior. Si le pot était si mauvais, crois-tu vraiment que tante Irma en fumerait ?

De prime abord, l’argument de Junior n’a pas convaincu Sonia. Certes, tante Irma consommait de la marijuana et son père l’accompagnait de temps en temps, mais cet argument ne suffisait pas à conclure que cette drogue n’était pas néfaste. Son oncle Ghislain en avait même cultivé avant de se retrouver en prison.

Moi, si c’était à refaire, je n’y toucherais pas, a avoué Alain.

Qu’est-ce qui t’empêche d’arrêter ? s’est enquise Sonia.

Ce n’est pas facile une fois que tu y as goûté, a répondu Alain. La mari cause aussi une dépendance, tout comme l’alcool ou la cigarette. Demande à papa d’arrêter de boire de la bière ; il va trouver un tas d’excuses pour ne pas le faire. Souviens-toi quand il a dû diminuer sa consommation d’alcool à cause du diabète. Il était comme un lion en cage.

Difficile à oublier, a admis Sonia. À vous entendre tous les deux, je me trouve très chanceuse d’avoir seulement une dépendance au chocolat belge.

Sonia passe le reste de la soirée à ressasser ses souvenirs avec Luc. Elle se demande encore pourquoi celui-ci souhaitait tant se rapprocher d’elle. Au début, elle trouvait cela étrange qu’il recherche sa compagnie ; jusque-là, il ne lui avait jamais accordé beaucoup d’attention. Mais elle a appris à le connaître et à l’apprécier à sa juste valeur. Au fil du temps, Luc s’est confié de plus en plus. Sonia se contentait de l’écouter et de lui répéter qu’elle serait toujours là pour lui. Ils ont beaucoup ri ensemble. Elle a découvert à quel point son petit frère pouvait être drôle. Elle était loin de se douter à ce moment-là que, plus tard, il débarquerait chez elle sans crier gare chaque fois qu’il serait las de vivre. Elle paierait cher pour le sortir de là. Mais tant que Luc ne décidera pas lui-même de changer de vie, elle ne pourra rien faire d’autre pour lui que d’être là quand il sollicite son aide.

Perdue dans ses pensées, elle met quelques secondes à s’apercevoir que la sonnerie du téléphone retentit dans tout l’appartement. Elle tend le bras pour attraper le combiné et répond.

Salut, ma belle ! dit Simon.

Un large sourire fleurit immédiatement sur le visage de la jeune femme. Elle est ravie d’entendre la voix de son amoureux.

Salut toi !

Oups ! Mon petit doigt me dit qu’il y a quelque chose qui ne va pas.

Sonia explique en quelques mots ce qui est arrivé à Luc.

Et je n’étais même pas là pour te soutenir… Demain, quand je rentrerai, on ira voir Luc, si tu veux.

C’est gentil, Simon.

Est-ce que je t’ai déjà dit à quel point je t’aime ?

Des milliers de fois, mais j’adore te l’entendre répéter.

Quand Sonia raccroche, elle sourit. À présent, elle peut aller dormir. Elle file à sa chambre, revêt son pyjama et sort l’ours que Simon lui a offert un jour où elle était allée voir son père. Elle l’embrasse sur le museau avant de le serrer très fort dans ses bras. La jeune femme dépose la peluche sur son lit et va se brosser les dents, en souhaitant que le lendemain tout aille mieux.