FEMMES SEULES QUI MARCHENT VITE1

Quand on revient en Argentine après avoir vécu de nombreuses années (des dizaines d’années) à l’étranger, on est ébahi par le progrès général du pays. Des baignoires ! Des réfrigérateurs ! Quelle évolution, quelle richesse, quel peuple agréable et des plus civilisés ! Voici un pays tranquille et bon, honnête et heureux, un pays profondément paisible et, pourtant, il y a quelque chose qui choque et provoque même une impression de cruauté : ce sont les différents aspects de la vie érotique de Buenos Aires qu’on peut observer dans les rues.

Les dames et les demoiselles marchent les yeux dans le vide, sans oser regarder les hommes. Elles ne peuvent pas les regarder, car ce serait mal interprété. L’effet que produit sur le nouveau venu cette absence de regards féminins est formidable. Comme si la rue était aveugle.

En revanche, les hommes regardent les femmes et les dévorent des yeux. Quand on entre dans un café en compagnie d’une dame, vingt têtes se tournent et vingt paires d’yeux se dirigent vers la pauvre victime. Et cette femme, lorsqu’elle rentre seule le soir chez elle, doit marcher très vite : ah, ces femmes seules qui courent la nuit comme si elles étaient poursuivies !

Ici les « salles pour les familles » existent encore dans les cafés, comme perdure également la tradition, la manie, du piropo, ces compliments qu’on lance dans la rue à une femme.

Apparences et réalité

Très vite on arrive à la conclusion que non seulement il s’agit de pures apparences, mais aussi que cette vie érotique, en réalité, ne satisfait personne et rend tout le monde profondément amer. La cohabitation entre les hommes et les femmes en Amérique du Sud est, sans doute, très en dessous de ce qu’elle pourrait être, et cela a des répercussions sur toute la vie du continent. La quantité de mariages malheureux est étonnante, comparée à l’Europe. Quand on pense que le matériau humain est ici, à différents égards, de meilleure qualité que là-bas, que les hommes comme les femmes ne manquent pas, loin de là, d’intelligence, de bonté, d’honnêteté et de sincérité, cette profonde et sourde querelle sexuelle paraît incompréhensible et même artificielle. Il faut dire la chose suivante : en Argentine, où sont réunies toutes les conditions pour une vie joyeuse et saine, presque personne n’est satisfait car les femmes ne rendent pas les hommes heureux et vice versa. Cette mélancolie argentine ne vient pas de la pampa, mais, simplement, d’un érotisme qui se débat à l’intérieur de formes anachroniques et malsaines, trop primitives. À chaque pays sa guerre : ici pas de conflit contre des ennemis politiques mais une sombre et impitoyable bataille sexuelle.

Le plus intéressant est que cette guerre n’a quasiment aucun écho. On trouve en effet difficilement dans la presse et dans la littérature le reflet de cet état de choses qui devient un malheur général. Au mieux, ce sujet est traité de deux manières différentes qui, franchement, ne me convainquent pas : soit avec une rhétorique grandiose et établie, très respectable mais un peu monotone, soit avec un ton quelque peu léger, qui aboutit parfois à un infantilisme exagéré. Dans la littérature destinée aux femmes, règnent le sentimentalisme le plus bas de gamme, un « pathos » insupportable, un conventionnalisme consternant, et des auteurs qui semblent fermement convaincus qu’avec les femmes « on ne peut pas faire autrement ». Alors tout ce qu’on dit aux femmes ou sur les femmes doit donc sombrer obligatoirement, soit dans un néant grandiloquent, soit dans ce qu’on a de plus insignifiant, trivial et conventionnel ? Mais cette absence de véritable sérieux autour d’une question d’une importance primordiale ne peut satisfaire personne : ni un ecclésiastique, ni un conservateur, ni un gauchiste, ni, enfin, le moindre citoyen qui aspire simplement au bonheur. Et ce qu’on écrit en public diffère beaucoup de ce qu’on dit en privé.

Ce qu’on dit en privé

En privé, tout le monde se plaint. Les femmes surtout, car ce sont elles qui sont les plus touchées en raison de la délicatesse de leurs sentiments, de leur attachement plus profond à ce fossé – spirituel et social – qui sépare ici les sexes. La lutte sexuelle est inévitable, et il est également certain que, dans cette lutte, la femme représente les intérêts de la société. Chez elle, qui veut fonder un foyer et être mère, les désirs sont infiniment plus sérieux, la responsabilité plus grande, et cela doit être respecté. Mais il est impératif que cette lutte ne devienne pas unique et exclusive, car c’est la voie, sinon, à la plus morbide solitude sexuelle ! Quand une femme ne rêve que de conquérir un mari et qu’un homme aspire seulement à gagner une maîtresse, c’est à mourir d’ennui !

À l’évidence, tout le mécanisme social doit obliger l’homme à se marier et à fonder un foyer, et il est sain que la société et les femmes condamnent le malheureux célibataire à une insatisfaction permanente à laquelle seul le mariage peut remédier. Mais si ce mécanisme devient trop rigide, trop mécanique, la première à en souffrir, c’est la femme. En dehors de la cohabitation parfaite entre un homme seul et une femme seule à l’intérieur du mariage, existe aussi la cohabitation sociale et quotidienne de tous les hommes et de toutes les femmes entre eux, et ce concubinage général n’est pas moins important pour la société. Plus encore dans les sociétés sud-américaines où on cache encore la femme, faisant d’elle une proie et une récompense : l’éternelle enfant, la « gamine » exclue de la vie sociale, de la vie spirituelle et nationale, paralysée dans toute sa personnalité, condamnée à une attente éternelle.

La jeunesse

En parlant avec plusieurs jeunes j’ai constaté qu’ils diffèrent beaucoup ici de leurs frères européens. Moins de joie, moins de vitalité et d’enthousiasme. Ils semblent éteints ; calmes et bien élevés, équilibrés, mais éteints.

Il leur manque l’étincelle, qui surgit entre un garçon et une fille quand, à l’intérieur de cette cohabitation, existe autre chose que des désirs physiologiques rudimentaires. Ces jeunes gens savent qu’ils gâchent leur jeunesse et cela les remplit d’amertume, les limite dans toute leur expansion spirituelle. Ils vivent isolés. La jeunesse sud-américaine est, sans doute, moins « fleur bleue » que son homologue européenne, et on perd ainsi un formidable capital d’enthousiasme à cause de ce triste isolement qui peut être excitant aussi, mais de manière vicieuse.

Une vue d’ensemble

Le panorama général de la vie érotique argentine est, comme nous le voyons, assez dramatique. Cependant, cet excès de noirceur incite justement à l’optimisme, car tout cela est déjà très en dessous des besoins et des possibilités de l’Américain moyen, incomparablement plus mûr que ses habitudes. Un fossé de peur, de méfiance, ne permet pas aux gens de trouver le moyen d’être naturels et équilibrés. Les hommes pourraient très bien aborder les femmes de manière plus amicale et fraternelle, mais les femmes ont peur d’eux, et cette méfiance obstinée et aveugle des femmes blesse les hommes et réveille en eux les pires instincts. Les femmes, beaucoup plus intelligentes qu’on croit, pourraient très bien exercer sur les hommes une influence salvatrice ; mais les hommes les traitent comme des petites filles, veulent qu’elles soient des petites filles… et les pauvres enfants, les petites, les « gamines », rapetissent sur leurs hauts talons inconfortables. Les hommes redeviennent sauvages, les femmes sont diminuées : tels sont les acteurs du drame érotique sud-américain.

J’ai évoqué ce sujet avec un ami, l’écrivain R., et je voudrais retranscrire ici notre conversation.

Moi : Pourquoi la presse et la littérature n’essaient-elles pas de « rééduquer » les Argentins à propos des relations homme femme ?

Lui : Ne croyez pas qu’on puisse faire grand-chose. Après avoir vécu aussi longtemps à l’étranger, vous avez perdu le sens de notre réalité. Nous sommes comme ça et il serait ridicule et dangereux de vouloir importer ici des coutumes européennes.

Moi : Loin de moi l’idée d’importer des coutumes, et encore moins la « liberté de mœurs » des États-Unis. Pas du tout ! Il ne s’agit pas de changer les habitudes !

Lui : Comment alors ?

Moi : Voici mon diagnostic : je crois que tous ces maux dont nous parlons proviennent surtout d’un certain anachronisme de l’imagination. Les hommes se sont habitués à imaginer les femmes d’une certaine manière et à rechercher en elles certaines valeurs et pas d’autres. Les femmes, évidemment, s’efforcent de satisfaire ces désirs des hommes ; et les hommes font de même avec les femmes. Mais notre imagination est très souvent ralentie et paralysée par toute sorte d’atavismes, d’habitudes mentales, d’héritages ; elle est, autrement dit, plus démodée que nous-mêmes.

La source du drame érotique argentin est justement là : les hommes imaginent les femmes d’une façon trop étriquée, naïve, anachronique – et vice versa. Mais si l’imagination argentine est attardée, elle semble souffrir également de certains complexes, ce qui est facile à comprendre compte tenu des relations artificielles et tendues qui existent ici entre les deux sexes. Dans tous les cas, ce qui est sûr c’est que nous devons tous faire un grand effort pour revoir de fond en comble notre imagination et surtout notre mythologie érotiques.

Lui : Cette tâche paraît bien ingrate.

Moi : Au contraire ; et je le dis car je suis plein d’espoir. Parce que, dans plusieurs pays, j’ai assisté à un semblable effort collectif de renouvellement et de rééducation, et j’ai constaté à quel point il est nécessaire et je l’ai accepté avec gratitude. Quand tout le monde, au fond, sent l’anachronisme de ses croyances, de ses goûts, de ses désirs, de ses concepts, il suffit de formuler ce mécontentement général pour que tout ce système paralysateur et désagréable s’effondre.