Il y a quelques mois, j’ai été interviewée par une journaliste qui enquêtait sur le conspirationnisme, cette épidémie de théories du complot dont Internet est le bouillon de culture. Après quelques interrogations sur le comment et le pourquoi, vint sa question finale : « Quels sont les intérêts financiers à développer des thèses conspirationnistes ? Qui finance les conspirationnistes ? Quels sont les grands groupes qui sont derrière ces théoriciens ? » Autrement dit : où est le pouvoir de faire croire aux complots ?
Ainsi l’enquêtrice dévoilait-elle ingénument le fondement de son intérêt pour le phénomène qu’elle croyait étudier : elle était elle-même victime de l’épidémie, persuadée que le phénomène en question ne pouvait être qu’une invention diabolique fomentée par des puissances occultes, malfaisantes et intéressées. D’où sa question : où se dissimule le pouvoir de faire croire aux naïfs que la réalité n’est pas celle qu’ils croient ?
Certes, se demander « Où est le pouvoir ? » ne signifie pas céder au délire complotiste, et la question peut être légitime, à condition d’être bien posée. Mais cette forme caricaturale de pensée critique qu’est le conspirationnisme doit nous inciter à nous méfier des impensés que peut recouvrir la question du pouvoir, y compris pour les esprits les mieux intentionnés, et à prendre garde que la réflexion du chercheur, au lieu d’apporter des clarifications, ne crée un aveuglement supplémentaire.
Avant donc de se précipiter pour tenter d’expliquer où est le pouvoir, le chercheur doit s’interroger sur les attendus implicites de la question posée, et notamment, ici, sa connotation critique, qui sous-entend que tout pouvoir serait à débusquer, donc à dénoncer en tant que tel, quelles que soient sa nature et la façon dont il s’exerce. Certes, il existe de mauvais usages du pouvoir, qu’il est important de traquer ; c’est même une obligation citoyenne. Mais le chercheur n’est pas rémunéré par la collectivité pour être un militant : il est payé pour être un producteur et un transmetteur de savoir, de connaissances, d’intelligibilité. Or la méfiance et la critique érigées en postures de principe sont devenues aujourd’hui des obstacles plutôt que des aides à la pensée, comme le prouve chaque jour l’affligeante épidémie de conspirationnisme.
C’est pourquoi mieux vaut commencer par s’interroger sur les termes mêmes dans lesquels on pense la question « Où est le pouvoir ? », et c’est ce que je vais vous proposer : tout d’abord en interrogeant les impensés du pronom interrogatif « où », lorsqu’il repose sur l’hypothèse de l’invisibilité ; puis en interrogeant les impensés de l’article « le », qui tend à personnifier une notion, telle celle de pouvoir, lorsqu’elle est déclinée au singulier ; et enfin en interrogeant les impensés du substantif même de « pouvoir », lorsque c’est lui qui est choisi plutôt que d’autres formes d’action sur le monde.
Gaston Bachelard affirmait qu’« il n’y a de science que du caché ». Mais pour répondre de manière sinon scientifique, du moins rigoureuse, à une question portant sur du caché, mieux vaut observer quelques précautions.
La première précaution, face à l’hypothèse du « caché », consiste à ne pas céder à une lecture paranoïaque, en vertu de laquelle le monde serait rempli de dissimulations machiavéliques, que la « science du social » aurait pour mission de traquer, de « dévoiler », de « démystifier », de « démasquer », afin de « désillusionner » le pauvre quidam victime des funestes jeteurs de poudre aux yeux. Pour avoir été formée à la sociologie, initialement, à l’école de ce qu’on appelle aujourd’hui la « sociologie critique » inspirée de Pierre Bourdieu, je sais combien cette interprétation paranoïaque du « caché », qui pousse les sciences sociales vers la poursuite exclusive du lieu de la cachette – le « où » –, constitue un dévoiement assez fréquent, et assez malheureux, de l’hypothèse du caché.
La seconde précaution à observer pour tirer un parti intelligent de l’affirmation de Bachelard consiste à accepter que le « caché » ne soit pas forcément le volontairement dissimulé, mais qu’il puisse relever aussi du non-conscient et, plus encore, de l’implicite. Car la plupart de nos actions sont fondées sur des déterminations qui demeurent largement non dites, non tant parce qu’elles auraient été sciemment occultées que parce que nous n’avons tout simplement pas besoin de les expliciter en situation ordinaire. Exactement comme pour la grammaire de la langue que nous partageons : ce n’est pas parce qu’elle a rarement besoin d’être explicitée qu’elle aurait été « cachée » par un mauvais génie. Bref : le caché n’est pas toujours caché comme on le croit.
J’ai pu le comprendre en observant plusieurs commissions d’experts chargés de subventionner des auteurs ou des artistes, d’acheter des œuvres d’art, ou de classer des monuments. Bien sûr, dans ces échanges entre experts, toutes les motivations n’étaient pas explicitées, et il devait même exister dans certains de leurs choix des raisons non dites parce que non dicibles, liées à des intérêts inavouables – c’est-à-dire à un mauvais usage de leur pouvoir. Mais j’ai vite réalisé que l’implicite provenait avant tout de la familiarité, de l’évidence que confère le partage des mêmes valeurs, des mêmes critères, des mêmes missions, de sorte qu’il me suffisait d’interroger après coup les membres de ces commissions pour obtenir sans problème l’explicitation de leurs raisons, lesquelles étaient non seulement avouables mais même, souvent, tout à fait honorables. Autant dire que le « caché » dans l’exercice du pouvoir n’est probablement qu’une petite partie du problème qui se pose au sociologue lorsqu’il ne peut pas s’en tenir à l’observation de ce qui se dit, lorsqu’il ne peut pas se contenter de s’appuyer sur les capacités de réflexivité spontanée des acteurs, parce qu’elles sont trop limitées pour faire émerger directement l’implicite. Mais c’est, en même temps, une grande chance dans l’exercice de notre métier, puisque nous pouvons travailler utilement, en explicitant l’implicite et en lui donnant sens, sans vivre pour autant dans la suspicion permanente envers ce qu’on nous cacherait.
Toutefois il ne suffit pas de relativiser l’idée d’une dissimulation volontaire et mal intentionnée du pouvoir pour donner une réponse utile à la question du lieu où il s’exerce. Deux conditions sont encore nécessaires, qui tiennent l’une et l’autre à l’exigence de pluralité : une pluralité qui, en matière de sciences humaines et sociales, devrait être la règle guidant l’interprétation plutôt que l’exception, et le signe d’une pensée aboutie plutôt que d’un raisonnement inconsistant – tant il est vrai que l’expérience humaine est, foncièrement, plurielle.
La première pluralité à prendre en compte est la pluralité des lieux ou des instances d’exercice du pouvoir. C’est une réalité bien connue, puisque l’on numérote même les pouvoirs : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire et, en quatrième position, le pouvoir médiatique (le fameux « quatrième pouvoir »), voire, selon certains, le cinquième que serait le pouvoir de l’opinion publique, ou le sixième que serait le pouvoir financier. Voilà une première décomposition de la question, qui permet de travailler un peu plus intelligemment qu’en s’en tenant au singulier de l’article défini devant le mot « pouvoir » : la question devient « Où sont les pouvoirs ? », et la liste des réponses possibles commence à s’allonger, tandis que le réductionnisme critique s’éloigne un peu à l’horizon.
Cette petite opération de pluralisation, qui permet de passer du singulier au pluriel de l’article défini, paraît si simple et évidente qu’on peut se demander pourquoi elle ne nous vient pas plus systématiquement à l’esprit. La raison, me semble-t-il, est que parler « du » pouvoir, au singulier, permet de traiter ce qui n’est qu’une notion recouvrant un ensemble de pratiques comme s’il s’agissait d’une entité réelle, dotée de contours bien définis et, surtout, d’intentions susceptibles d’en expliquer les actions. En d’autres termes, « le » pouvoir se trouve ainsi assimilé à une personne, ce qui permet de le qualifier aisément, de lui attribuer des motivations et des intérêts, et de projeter sur lui, si besoin est, tout le mal qu’il est si bon de penser à propos des méchants. C’est ce que j’appelle « l’anthropomorphisme conceptuel » : on traite un concept – ou plutôt, ici, une simple notion – comme si elle était un être humain. D’où quelques raccourcis, assez satisfaisants lorsqu’on ne se donne pour objectif que de dénoncer un « pouvoir » forcément « malfaisant », une « domination » forcément « illégitime », mais qui constituent de solides empêcheurs de penser pour tout esprit attaché à comprendre le monde avant d’en faire le procès.
Là encore, l’expérience du terrain suffit à dégonfler bien des baudruches conceptuelles. Je l’ai constaté, par exemple, en observant le travail des chercheurs de l’Inventaire du patrimoine chargés de signaler ou d’étudier des bâtiments ou des objets dotés d’un intérêt patrimonial. Leur pouvoir est, d’un certain point de vue, immense, car ce sont eux qui décident si tel bâtiment sombrera dans l’oubli ou s’il aura une chance d’entrer dans la chaîne patrimoniale. Et, en même temps, c’est un pouvoir d’une complexité et d’une fragilité extrêmes, notamment en raison de la multiplicité des instances et des acteurs intervenant dans les prises de décision : non seulement les chercheurs eux-mêmes mais aussi leurs supérieurs hiérarchiques, leurs formateurs, les auteurs des listes, répertoires de termes, logiciels et études sur lesquels ils s’appuient, les représentants des collectivités locales dont ils dépendent, les administrateurs qui les gèrent à la DRAC, à la Direction du patrimoine, au ministère de la Culture – etc. Et je ne parle même pas des pouvoirs contraires auxquels ils se heurtent parfois : le pouvoir des propriétaires récalcitrants, des photographes-qui-n’en-font-qu’à-leur-tête, des ronces qui bloquent l’accès au bâtiment, et même de la pluie qui trempe leur cahier de notes… C’est de tous ces pouvoirs, multiples et contradictoires, qu’est fait « le » pouvoir de patrimonialiser. Autant dire qu’à l’épreuve du terrain d’enquête, le singulier « du » pouvoir a vite fait de voler en éclats.
Cette pluralisation des instances possède deux conséquences intéressantes. La première est que, en dé-personnifiant l’objet étudié – « le » pouvoir, en l’occurrence –, elle pousse à observer les actions plutôt qu’à chercher à identifier les personnes : la question n’est plus tant « Qui ? » (« Qui a le pouvoir ? ») que « Comment ? » (« Comment s’exerce-t-il ? »). C’est là le principe méthodologique de ce qu’on appelle aujourd’hui la sociologie pragmatique, attachée à l’observation des actions concrètes, en situation.
La seconde conséquence de cette pluralisation « du » pouvoir est que, à l’épreuve de ces observations sur le terrain, « le » pouvoir apparaît moins comme une cause que comme une conséquence. Ce n’est plus une instance quasi transcendante, une entité déjà là qui imposerait ses volontés, mais plutôt la résultante d’un ensemble à la fois diffus et structuré d’opérations qui produisent des effets. Pour prendre un exemple que je connais un peu, celui du ministère de la Culture, l’observation de son fonctionnement montre que son action repose, bien sûr, sur son autorité de principe en tant qu’institution, mais aussi que cette action n’existe effectivement que grâce à l’agrégation d’un très grand nombre d’acteurs, d’opérations, de commissions, de coordinations ; que ces différents éléments de l’action ministérielle sont soumis à de multiples contraintes, règles de droit, règlements administratifs, cadres hiérarchiques ; et que, au final, c’est la résultante du travail de ces multiples instances et de ces tout aussi multiples contraintes qui fait ce qu’on appelle « le pouvoir » du ministère. Dans cette perspective que l’on peut qualifier de « pragmatique », nous voilà débarrassés de la tentation un rien paranoïaque de chercher « le » pouvoir comme on chercherait « la » cause d’un phénomène : en retraçant « les » pouvoirs et en en restituant les logiques, on voit s’opérer les conséquences des actions observées, et c’est là que l’on observe vraiment les pouvoirs à l’œuvre.
Mais l’on peut aller un peu plus loin encore dans le souci de la pluralité : il suffit pour cela de déplacer la pluralité de l’article (« le » pouvoir) au substantif en pluralisant le mot même de « pouvoir », c’est-à-dire en cherchant ses équivalents. C’est ce que je me propose de faire pour terminer.
Il n’aura probablement échappé à personne ici que le mot même de « pouvoir », clé de voûte du mode de pensée hérité de Michel Foucault, contient une connotation critique, comme le mot de « domination », qui est son équivalent dans le mode de pensée hérité de Pierre Bourdieu. Même si l’intention de celui qui parle de « pouvoir » ou de « domination » n’est pas forcément critique, et peut simplement relever de la volonté de décrire, d’analyser, d’expliquer, de comprendre, il se trouve que, compte tenu de l’ambiance culturelle dans laquelle nous baignons tous aujourd’hui, ce sont des termes qui tendent à être entendus, du moins par leurs épigones, dans une perspective critique. Or la posture critique est aujourd’hui, de mon point de vue, le principal obstacle à une véritable pensée du monde social – pour peu du moins qu’on ne réduise pas la pensée à l’opinion, et l’opinion à la dénonciation. C’est pourquoi je me suis demandé comment contourner cet obstacle : autrement dit, concrètement, comment trouver d’autres termes équivalents à celui de « pouvoir », qui nous permettraient d’éviter de retomber d’une sociologie de la critique à une sociologie critique, pour évoquer la célèbre formule de Luc Boltanski.
Prenons tout d’abord cette forme particulière du « pouvoir » qu’est la violence, autrement dit le pouvoir exercé par la force physique : le mot est, comme la chose, unilatéralement négatif. Face à l’usage des armes, des coups, voire simplement de la menace, qui ne préférerait ce que Max Weber nommait la « monopolisation de la violence par l’État », avec ses lois, ses règles et ses distinctions instituées entre le vote de la loi, son exécution et sa sanction ? À la barbarie des hordes de guerriers, qui ne préférerait ce que Norbert Elias nomma le « processus de civilisation » par la monopolisation étatique de l’exercice de la violence et de la levée de l’impôt, qui permit la pacification de l’aristocratie guerrière et l’invention de la civilité ? À la lumière de cette comparaison avec la violence ou la force brute, la notion de « pouvoir », et son corollaire qu’est l’État de droit, apparaît comme un évident progrès – et l’actualité nationale et internationale ne cesse malheureusement de nous en fournir, a contrario, la vérification. Autant dire que l’on ne peut penser intelligemment la question des pouvoirs sans penser en même temps celle des contre-pouvoirs.
Au plus loin, apparemment, de la violence, est une forme de pouvoir à laquelle on ne pense pas facilement : c’est le pouvoir de l’emprise, qui se déploie à son aise dans la vie familiale et conjugale. Nos conversations, nos confidences, nos fictions mêmes, sont pleines d’histoires de couples étouffant dans des rapports d’emprise, d’enfants persécutés par l’emprise maternelle. Quoique trop peu étudiée par la psychologie et la psychanalyse, l’emprise est une forme très banale et très pernicieuse de pouvoir, face à laquelle les contre-pouvoirs paraissent souvent inaccessibles. Ils existent pourtant, et ils ne sont pas nuls : ce sont les mots. Face à une situation d’emprise, seuls « les mots pour le dire », pour citer le livre fameux de Marie Cardinal, ont le pouvoir de dénouer le lien – et qui se plaindrait de ce pouvoir symbolique opposé au pouvoir psychique de l’emprise ?
Un autre équivalent possible du « pouvoir » est la contrainte, qui n’est ni la violence ni l’emprise. Lorsqu’elle ne passe pas par la violence physique, elle relève, par excellence, du domaine de la loi, qui oblige tout un chacun. Or « nul n’est au-dessus des lois » : n’est-ce pas là l’assurance que la contrainte légale est une forme parfaitement démocratique d’exercice du pouvoir ? Sans contrainte, sans régulations, sans règlements, sans législations, nous vivrions, disait Marx, comme « le renard libre dans le poulailler libre », c’est-à-dire sous la loi du plus fort. Autant dire que le pouvoir de contraindre est le plus démocratique, le plus juste des pouvoirs.
On peut aussi envisager le pouvoir sous son autre forme qu’est la puissance. Prise dans son sens physique, la puissance peut équivaloir, négativement, à la violence, mais elle peut aussi être vue, positivement, comme l’exercice d’une force supérieure, qui attire l’admiration. On en voit l’exemple chaque jour dans les stades : la puissance du sportif, du champion, de l’athlète, s’exerce à la fois sur son propre corps, sur les objets, et sur ses partenaires et adversaires. Or nul ne s’en plaint, bien au contraire : qui songerait à dénoncer ce pouvoir particulier qu’est la puissance de jeu d’un grand footballeur ?
Dans le domaine du savoir – qu’il s’agisse de pédagogie ou de science – le pouvoir se nomme plutôt autorité : l’autorité du maître, l’autorité du chercheur. C’est le pouvoir de faire accepter sans réticences la supériorité de l’enseignant sur l’enseigné, du savant sur le profane, au nom de la dissymétrie de compétences entre celui qui possède un certain savoir et celui qui ne le possède pas, ou pas encore. Or là aussi, même si l’autorité a été contestée dans la génération libertaire de l’après-68, elle n’en reste pas moins une valeur, dont beaucoup regrettent plutôt qu’elle ne soit pas assez respectée. Lorsqu’il a nom « autorité », le pouvoir est également une valeur sûre.
Passons au domaine artistique : on y parlera du pouvoir plutôt en termes d’influence. Le pouvoir de l’artiste, de l’écrivain, du musicien, c’est non seulement la capacité de faire éprouver des émotions aux spectateurs, aux lecteurs, aux auditeurs, mais encore celle d’agir sur les autres créateurs en orientant leur création ou leur interprétation – y compris, souvent, de manière posthume. Et là encore, aucun artiste ne se plaindra d’avoir été « influencé » par un maître : il se félicitera plutôt d’avoir eu la chance de bénéficier de son pouvoir d’influence.
C’est souvent chez les artistes, mais aussi chez les prophètes et chez les chefs, que l’on rencontre une autre forme de pouvoir, qui a nom fascination. Qu’elle repose sur la beauté, sur le talent ou sur le charisme, la fascination est un pouvoir de capter les regards d’autrui, d’attirer et de retenir l’attention, de susciter l’admiration et l’adhésion. Lorsqu’il se nomme charisme, le pouvoir est toujours positif, nul ne songerait à le dénoncer : au contraire même, c’est son absence qui est problématique. Avec la fascination, voilà donc encore un pouvoir qui fait l’unanimité pour lui.
Je terminerai avec une dernière forme de pouvoir, que l’on oublie trop : il s’agit du pouvoir sur soi-même, autrement dit l’autonomie. Être en mesure de faire ce que l’on veut, de choisir son destin, d’épouser qui l’on aime, d’endosser la carrière de son choix : voilà qui n’est pas donné à tout le monde, et surtout qui ne l’a pas été – les femmes ayant été les premières victimes du manque d’autonomie. Certes, l’on a vite fait de souligner qu’elles peuvent régner en souveraines sur leur famille, par la séduction, l’autorité, la contrainte ou l’emprise. Mais l’on oublie, ce faisant, que longtemps la mère de famille toute-puissante exerçait son pouvoir sur tout son entourage, sauf sur elle-même, et que la conquête de ce pouvoir particulier qu’est l’autonomie a été l’une des plus grandes révolutions qu’ait connues l’histoire des rapports entre les sexes dans le monde occidental.
Que conclure de cet exercice d’extension du domaine « du » pouvoir consistant à se demander systématiquement, face à l’apparente évidence du mot « pouvoir », « pouvoir de quoi ? », « pouvoir de qui ? », « pouvoir sur qui ? » ? Je vous propose, en guise de conclusion, trois remarques rapides.
La première remarque est qu’en étendant la notion de pouvoir à d’autres domaines qu’à ceux où l’on tend à le cantonner – l’État, la finance, la presse –, l’on met en évidence le vécu pas seulement négatif mais aussi positif de chacune des formes de « pouvoir », entendu comme capacité à agir sur les objets du monde, sur soi-même ou sur autrui. On passe ainsi de la posture critique, à laquelle nous ont habitués les théories foucaldiennes du pouvoir ou bourdieusiennes de la domination, à une analyse raisonnée des avantages et des inconvénients des différents pouvoirs.
La deuxième remarque est que, pour intégrer dans l’analyse la façon dont ces pouvoirs sont vécus et perçus par les acteurs, il faut sortir d’une approche purement explicative, qui ne s’intéresse qu’aux causes et aux déterminations (éventuellement cachées), pour s’installer dans une posture compréhensive, qui se donne pour objectif de rendre perceptibles et analysables les raisons des acteurs, leurs motivations, leurs émotions, leurs valeurs. On peut ainsi donner sens à ce phénomène parfois étrange qu’est l’acceptation du pouvoir, ou la « servitude volontaire », pour reprendre les termes de La Boétie, sans pour autant l’imputer à une « aliénation » ou à la « violence symbolique » chère à Bourdieu (un concept aussi intellectuellement frauduleux que politiquement ravageur). Car cette acceptation du pouvoir peut se comprendre, très simplement, dès lors que l’on prend au sérieux une réalité aisément observable, et que nous connaissons tous : la capacité des acteurs à accepter les hiérarchies, donc les inégalités, lorsqu’elles sont justifiées et équitables ; leur désir de déléguer leur pouvoir à autrui, lorsqu’ils n’ont pas envie de l’exercer ou s’en sentent incapables ; ou encore leur besoin d’admirer, plutôt que d’envier, lorsqu’ils sont face à un individu doté de mérites qu’ils n’ont pas ou d’une grâce qui n’est pas échue à tout le monde.
Mais pour décrire ces réalités dans toute leur complexité, et les comprendre dans leurs logiques subtiles, il faut remplacer la question « Où est le pouvoir ? » par « Comment sont les pouvoirs ? » : autrement dit, observer et analyser les façons dont se manifestent les différents pouvoirs, sous toutes leurs formes. Alors le journaliste, le militant, le citoyen – y compris le militant et le citoyen qui veillent en chaque chercheur – pourront s’en emparer pour exercer, à bon escient, leur droit de regard et, éventuellement, de critique. C’était là ma troisième et dernière remarque.
NATHALIE HEINICH