En retournant flirter avec les candidats de ToietMoi.com, je suis tombé sur Julien, un trentenaire d’origine française qui m’était tout de suite apparu comme l’extrême opposé de Charles : jovial, léger et s’ouvrant à moi avec facilité. Après environ trois heures de clavardage, nous avons eu envie d’une première conversation devant la webcam. Traduction libre : on voulait voir si on se trouvait cute.
Sur mon écran d’ordinateur est apparu un homme avec un sourire frondeur, une barbe blonde, un nez proéminent, des yeux bleus pétillants et une coupe de cheveux ressemblant à celle de Devon Sawa dans Casper. Julien m’entretenait avec enthousiasme et un accent tout à fait charmant des premières années de sa vie québécoise.
— J’ai eu un de ces chocs à mon arrivée ! Les Québécois n’ont rien à voir avec les « Vieux Cousins » dont on nous parle dans les médias. J’étais si peu exposé à la culture québécoise en Europe que je n’avais aucune idée de l’influence anglo-saxonne sur votre peuple.
— C’est bizarre que tu dises ça, parce que les Français ont la réputation d’être hyper conscientisés par ce qui se passe dans le reste du monde.
— Faut pas toujours croire ce que disent les Français…
— Surtout lorsqu’ils se prétendent supérieurs à tout le monde…
— Attention, c’est très parisien ce que tu racontes, pas nécessairement français.
— Quand même… Vous avez dominé en peinture, en mode, en poésie, en cinéma et en architecture pendant des siècles, mais aujourd’hui, vous faites seulement quelques bons trucs, par-ci, par-là.
De toute évidence, ma dernière phrase ne lui a pas plu du tout. Ses narines se dilataient et ses poumons emmagasinaient des volutes d’air pour me répliquer.
— De quel droit oses-tu parler des Français comme ça ?
— Ben là, Julien, tu disais quasiment la même chose que moi, il y a deux minutes.
— Tu sais, c’est très québécois de parler comme tu viens de le faire : s’égosiller sans être jamais sorti de son gros village. Quand tu te seras frotté à d’autres cultures, tu auras peut-être le droit à une opinion.
— J’ai peut-être pas voyagé autant que toi, mais tu me feras jamais croire que les Québécois ne font pas de grandes choses !
— Le jour où le Québec parlera son propre langage, il arrivera peut-être à créer quelque chose de potable. Pour l’instant, si je me fie à votre cinématographie, vous ne faites rien d’autre que des films nombrilistes et inintéressants.
— Et t’en as vu combien pour dire ça ? Deux, trois ? T’as entendu dire qu’il se faisait trop d’œuvres populaires et tu te donnes le droit de généraliser en crachant sur notre culture au complet ?
— Vous êtes un peuple immature, sans littérature, sans cinématographie et sans avenir ! cria-t-il, tel un Lord Durham des années 2000. Les Européens n’en ont rien à faire de vous et les anglophones vous trouvent ridicules. Le Québec est une vraie farce !
Je restais planté devant ma webcam, bouche bée.
— Émile, tu es désolant…
— Eille ! T’as beau avoir toute la culture et les expériences que tu veux, si ton intelligence émotive est aussi limitée, tu mérites même pas que je t’écoute.
Avec toute l’innocence de mes vingt ans, je me suis épargné sa nouvelle attaque en fermant ma webcam et en supprimant toute trace de nos conversations.
Question de bien nettoyer mon esprit de ses préjugés (et des miens, par le fait même…), j’ai dressé la liste des vingt films québécois qui m’avaient marqué depuis que j’étais né.
Coups de cœur cinématographiques de juillet 1990 à juin 2010
Les plus touchants : C.R.A.Z.Y. (Jean-Marc Vallée), Tout est parfait (Yves-Christian Fournier), L’Audition (Luc Picard), Elles étaient cinq (Ghislaine Côté), Un dimanche à Kigali (Robert Favreau), Maman est chez le coiffeur (Léa Pool), Borderline (Lyne Charlebois), J’ai tué ma mère (Xavier Dolan), Polytechnique (Denis Villeneuve).
Les fascinants pour l’œil : Mémoires affectives (Francis Leclerc), Maurice Richard (Charles Binamé), Mælström (Denis Villeneuve), Les Amours imaginaires (Xavier Dolan), Le Violon rouge (François Girard).
Les inclassables : Les Aimants (Yves P. Pelletier), La Grande Séduction (Jean-François Pouliot), Léolo (Jean-Claude Lauzon), Les Invasions barbares (Denys Arcand), Liste noire (Jean-Marc Vallée) et Le Journal d’Aurélie Laflamme (Christian Laurence).
Aussi simple fût-elle, cette énumération me donnait l’impression de clouer le bec à l’imbécile européen qui parlait à tort et à travers. Et en m’attardant à certains titres, je constatais à quel point les trois premiers m’avaient viscéralement marqué.
C.R.A.Z.Y.
Les thèmes de ce film m’avaient donné l’impression qu’on parlait de moi pour la première fois : l’homosexualité, l’acceptation de soi, l’amour entre un père et son fils. Chaque fois que je regardais C.R.A.Z.Y., je finissais par pleurer ma vie.
Tout est parfait
Le suicide chez les adolescents et l’infinie difficulté de vivre, filmés avec une sensibilité qui frôle l’intolérable. En sortant du cinéma, j’étais rentré chez moi en pleurant tout ce qu’un être humain peut physiquement pleurer pendant deux heures. Le film avait réveillé la part de renoncement qui m’avait un jour habité.
L’Audition
Quelques semaines après la mort de mon père, Lilie m’avait convaincu d’aller voir ce film, sans en connaître le dénouement : les derniers mots d’un père à son fils, les conseils, les pièges à éviter, les plaisirs à savourer.
Toutes ces choses auxquelles je n’avais pas eu droit depuis des années.
Avant d’aller dormir, j’ai inséré le DVD de L’Audition dans mon ordinateur. À la toute fin, mes barrières ont cédé, mes larmes se sont mises à couler, ma vie tout entière a recraché la mort de mon père, le désamour de mon meilleur ami, le rejet, la tristesse, la colère, l’impuissance, le refus d’accepter, le vide. Tout y est passé. Jusqu’au soupir. Jusqu’aux joues séchées. Jusqu’à la nuit. Jusqu’à cette incapacité de m’endormir. Jusqu’à cette sensation dans mon ventre.
Ça brûle par en dedans.
Qu’est-ce que j’étais réellement venu chercher à Montréal ?
Un amoureux, à ce qu’il paraît…
La raison que je m’étais donnée il y a un an ne me convainquait plus.
Après quoi tu cours ?
J’avais un besoin surdimensionné d’attention, d’amour et d’affection. Je me faisais un peu plus confiance qu’avant, mais je ressentais toujours un manque en moi, comme une incapacité qui me retenait d’avancer. Une impression de ne pas être à la hauteur. Pas assez beau, pas assez drôle, pas assez intelligent. Rien en moi ne semblait suffire pour apaiser ma peur de les voir partir. Les amants, les amours, les uns après les autres. Je vivais dans le regard des autres depuis que j’étais né, mais l’importance que j’y accordais s’était amplifiée au cours des cinq dernières années. Le décès de mon père était la première grande perte de mon existence. Je ne comprenais toujours pas pourquoi il n’était pas remonté et je refusais d’admettre qu’il nous avait abandonnés.
Assis dans mon lit, vers quatre heures du matin, je repensais à toutes les fois où il était revenu dans le décor en m’empêchant d’avancer. Je revoyais mes ateliers de théâtre, le mur que j’avais construit entre moi et mes émotions, le refus d’y retourner. En espérant trouver où tout avait bloqué, j’ai pris mon cellulaire et j’ai fouillé.
Google search : les étapes du deuil.
Certains sites en dénombraient cinq, d’autres en listaient plutôt sept. Il était généralement question de choc, de déni, de colère, de tristesse et de cette phase dans laquelle je refusais d’entrer depuis des années : la résignation. Arrêter de lutter, de chercher à comprendre, de se battre. Ne plus espérer de réponse, ne plus imaginer que la mort de mon père pouvait avoir une explication logique, ne plus croire que la vie a toujours du sens, ne plus essayer de tout contrôler. Lâcher prise…