CHAPITRE 14

Un déménagement dans le Village, une visite de la mamma, un héritage en différé, un cadeau feuillu mort et enterré. Quelques semaines avaient passé sans que je puisse discuter de mon retour aux études avec mon ancienne voisine. Une conversation vidéo par Skype s’imposait.

— Lilie, j’ai besoin d’aide ! Il faut que tu m’analyses et que tu trouves ce que je pourrais faire de ma vie.

— Mile, je pense que tu t’es trompé de personne… C’est Clara, ta psychologue au rabais.

— Elle est dans son rush de session d’été, pis j’ai vraiment besoin de l’opinion de quelqu’un qui me connaît mieux que moi-même.

— Ben là, t’as jamais voulu entendre ce que je pensais de ton avenir.

— Tu sais très bien pourquoi je veux pas être photographe…

— Pas vraiment, non… On n’en a jamais parlé pour vrai. Pendant des années, tu voulais faire ça de ta vie, mais quand ton père est mort, t’as changé ton capot de bord. T’as déjà dit que t’aurais l’impression de salir vos souvenirs si tu devenais photographe ; sincèrement, je pense que c’est un peu niaiseux.

Mon visage exprimait un mélange de surprise et de frustration avec une ardeur démesurée.

— Fais pas tes gros yeux… Je te dirais pas ça si j’étais pas convaincue que t’es en train de gâcher une partie de ta vie. T’es pas juste un gars qui prend des belles photos de vacances, câline ! T’as un vrai talent ! Ton père te l’a toujours dit.

— Justement, c’est entre lui et moi, la photo…

— Tu te racontes des histoires, Leclair… Tu penses honorer sa mémoire en prenant des photos seulement pour le plaisir, mais moi je dis que c’est le contraire. Il arrêtait pas de dire que si t’étais aussi doué à ton âge, c’était parce que t’avais hérité des yeux de ta mère et de son talent à lui. Il te regardait comme si t’étais la huitième merveille du monde, Émile ! Penses-tu vraiment que ça le rendrait fier de voir que t’as arrêté à cause de lui ?

— Lilie Jutras, étais-tu vraiment obligée ? Pourquoi fallait que tu viennes tout fucker dans ma tête, hein ? Tu pouvais pas faire comme moi, pis essayer de te convaincre que j’avais pris la bonne décision en évitant d’y penser ?

— J’aurais pu, mais ma réserve de déni s’est épuisée depuis que j’ai arrêté la musique… Pis je te conseille pas d’attendre aussi longtemps que moi avant de réaliser que t’es en train de faire la plus grande erreur de ta vie…

— Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

— Rien, rien… Je t’en parlerai une autre fois.

— En tout cas, si tu sais pas en quoi retourner étudier, tu devrais penser faire ton droit. T’es pas mal convaincante quand tu veux…

— On verra… Je vais sûrement me décider bientôt. Pis je suis sûre que tu vas finir par assumer ta vraie nature toi aussi. Au pire, fais une liste de métiers en écrivant tout ce qu’ils signifient pour toi. Tu pourrais peut-être comprendre où tu dois aller.

Pas bête.

— Hé, avant de raccrocher, reprit Lilie, dis-moi donc comment ça se passe avec ton Charles ?

— Bon, premièrement, si t’arrêtais de l’appeler « mon » Charles, ça m’aiderait beaucoup. Pour le reste, ça va de mieux en mieux. On a recommencé à se parler comme avant.

— C’est drôle, j’étais convaincue que ta première peine d’amour allait être la fin du monde. T’es presque serein finalement.

— J’ai la sérénité pas mal limitée… Je suis même plus capable de prendre des photos qui ont de l’allure. J’accumule les rencontres futiles, pis je fais mourir les plantes…

— Bon, bon, bon… Va donc faire ta liste au lieu de déprimer, coco.

— Allez, on se reparle bientôt !

 

EXERCICE DE STYLE SUR L’AVENIR D’ÉMILE LECLAIR

Avocat

Trop de paperasse et de contournements de vérité.

Fonctionnaire

Le jour où je voudrai m’enterrer vivant, je vais y penser, promis.

Enseignant 

J’aimerais mieux me faire casser les deux jambes que de retourner au secondaire.

Acteur

Je suis déjà assez centré sur moi-même sans gagner ma vie avec ça.

Comptable

Le monde veut-il vraiment d’une autre crise économique ?

Psychologue

Les seuls problèmes qui m’intéressent sont les miens et ceux des gens que j’aime.

Infirmier

Gros cliché homosexuel. Et beaucoup trop de risques que je m’évanouisse en voyant une aiguille.

Médecin

Le jour où je voudrai me passer de sommeil et de temps libre, j’y penserai.

Menuisier

Je suis un danger public avec des outils.

Réalisateur

Dire au monde quoi faire et être payé pour inventer des histoires, pourquoi pas ?

Journaliste

Parler des projets des autres, à défaut d’en avoir moi-même, très peu pour moi.

Photographe

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J’étais terriblement excité à l’idée de sortir danser avec Clara pour la première fois depuis mon arrivée à Montréal. Mademoiselle la future psychologue se permettait de retrouver ses vieilles habitudes, parce qu’elle venait de terminer son dernier examen et qu’elle était en congé pour le reste de l’été.

Sur la terrasse du Sky, plusieurs clients arboraient la camisole, d’autres se contentaient d’un short.

— Fais pas cette tête-là… C’est la fin juillet, il fait chaud et t’es dans le Village : c’est clair que tu vas voir une couple de pectoraux.

Des serveurs habillés de culottes extracourtes déambulaient entre les tables en usant de leurs charmes pour attirer les regards. Les deux imberbes accumulaient les pourboires au fur et à mesure que Clara et moi montions les marches vers le deuxième étage. Mon amie me regardait d’un air amusé.

— As-tu vu tous ceux qui t’ont reluqué quand on est arrivés ?

— Non…

— Je te le dis, Émile, t’es tellement dans ta bulle que tu réalises pas à quel point les têtes se tournent.

— Pourquoi personne vient me parler, si je pogne tant que ça ?

— Parce qu’on dirait que t’es pas intéressé ! T’es là, beau comme un cœur, avec tes six pieds de jambes, tes grands yeux bleus et ton visage de Bambi, mais t’as l’air au-dessus de tes affaires.

— Moi, je dis que tu devrais lâcher la psycho, pis écrire un téléroman. T’as beaucoup d’imagination !

Autour de nous, des centaines d’hommes se trémoussaient sur les rythmes pop d’un D.J. apparemment très connu. Tout juste avant d’aller les rejoindre, nous avons trinqué avec des shooters de téquila. Quelques gouttes d’alcool allaient certainement m’aider à me dégêner un peu.

Jason Derulo.

Mon regard soutenait celui d’un beau grand Noir.

Ke $ha.

Clara ramenait mon visage vers elle en tentant de lui imposer un minimum de subtilité.

Britney Spears.

Le grand Noir marchait tranquillement vers nous.

David Guetta.

Mon amie me faisait remarquer qu’il était moins cute vu de proche…

Shakira.

Mes yeux se plantaient dans ceux d’un blondinet d’à peu près vingt-cinq ans.

Pink.

Un petit brun s’est approché du grand Noir pour faire comprendre à tout le monde que la chose lui appartenait.

Katy Perry.

Petite pause vers le bar pour engloutir des shooters de vodka.

Beyoncé.

Le petit brun du grand Noir s’est arrangé pour m’accrocher l’épaule en sortant de la piste de danse.

Mika.

Puisque le blondinet avait disparu, mes yeux se sont tournés vers un joli rouquin.

Kelly Rowland.

Rouki dansait soudainement à quelques pouces de moi.

Jay-Z.

Les mains baladeuses, il s’est permis d’agripper la poche de mon pantalon sans la moindre gêne.

Yelle.

Je reculai d’un pas en le regardant avec dégoût.

Lady Gaga.

Mon cellulaire indiquait deux heures du matin. J’ai fait signe à Clara que je voulais partir.

— T’es déjà tanné ?

— Ben là, il a mis ses mains dans mon pantalon. C’était vraiment too much !

Mon amie me regardait avec affection en mettant elle aussi sa main dans mes poches.

— T’es tellement pas vite quand tu veux…

Elle a sorti un bout de papier sur lequel le rouquin avait noté son numéro de téléphone.

— Je te l’avais dit que tu pognais pour vrai. C’est juste dommage qu’il soit une vraie traînée…

— Pourquoi tu dis ça ?

— Écoute, je pourrais faire un doctorat sur le monde pas propre. Je reconnais ça les yeux fermés…

— En tout cas, on n’a pas le droit de finir la soirée sans aller manger une poutine au Club Sandwich.

— Ouh la la, monsieur commence à connaître son quartier !

— Un vrai de vrai Villageois…

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Environ trente-huit degrés dehors, au moins trente-trois en dedans, la peau moite, les vêtements collants, un canapé de cuir intolérable. La chaleur des derniers jours m’imposait un régime de vie désolant. J’avais de la difficulté à dormir plus de trois heures par nuit. Le ventilateur qui propulsait de l’air chaud sur mon visage me faisait éternuer toutes les cinq minutes. Je m’obligeais à prendre des bains d’eau froide en faisant semblant de lire le journal. Je m’étendais sur le canapé dans mon plus simple appareil, jugeant que la canicule fournissait un argument légal à mon exhibitionnisme. Ne sachant plus quoi inventer pour faire oublier à mon corps qu’il transpirait sa vie, je me suis branché sur ToietMoi.com en espérant rafraîchir mes pensées. Parmi les centaines de profils qui tentaient d’attirer mon attention, plusieurs affichaient une piscine à Laval, un spa à Berthierville ou un lift pour la plage d’Oka. Je refusais d’aller en banlieue uniquement pour contrer les effets du mercure.

Des plans pour être pris là-bas si ça tourne mal.

Ou me faire kidnapper, séquestrer, violer, tuer et inspirer le prochain film à succès qui sera projeté sur les écrans du monde entier.

Tsé, l’art de se donner un peu trop d’importance…

Le jeune inexpérimenté des régions que j’étais il y a quinze mois s’était transformé en jeune urbain flottant sur un succès quasiment trop beau pour être vrai. J’attirais les regards, je considérais les propositions et je développais une dépendance au flattage d’ego quotidien. Même si j’étais loin d’avoir réglé mes problèmes de confiance en moi — et même si j’étais toujours célibataire —, ma présence sur le site de rencontres venait désormais avec la conviction d’être convoité. Plus je plaisais, mieux je me sentais. Il fallait absolument que je change d’attitude. Ma dépendance au regard extérieur devenait de plus en plus sournoise.

Selon les livres de psycho pop, la façon la plus saine d’avoir de l’attention était de s’en donner. Certaines études soulignaient également que, si je répétais une fois de plus que mes photos étaient sans intérêt, j’allais mourir étouffé avec mes regrets dans la prochaine année. J’ai donc décidé de régler mes deux problèmes avec une seule et même idée : servir de modèle à mes propres photos, goûter de nouveau au déclic de mon appareil et essayer d’apprivoiser ma petite face.

Ce soir-là, j’ai joué au mannequin en enfilant à peu près tout ce qui était aligné dans ma garde-robe. Je déconnais avec mon appareil. Je lui criais après. Je le boudais. Je tentais de le séduire. Je laissais tomber une larme ou deux. Je faisais l’enfant. J’oubliais de me juger. J’ignorais si j’étais beau. Je me foutais de savoir si j’étais bon. Je n’avais peut-être pas décidé d’en faire mon métier, je n’avais sûrement pas réglé tous les problèmes d’amour-propre qui me plombaient les pieds, mais je me suis endormi avec une seule envie : recommencer.

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Pendant que monsieur et madame Tout-le-Monde retournaient au bureau après une autre fin de semaine beaucoup trop chaude pour être tolérable, je suis allé m’enfermer avec Charles à l’air climatisé, au cinéma du Parc. Au moment de franchir la porte d’entrée, j’ai tout de suite reconnu un visage que je n’avais pas revu depuis des mois.

— Le gars là-bas, dis-je en pointant celui qui m’avait fait vivre 75 % de mes premières fois, c’est Francis…

— Le gars aux cheveux longs ?

— Oui… Je vais aller lui parler deux minutes. Je te rejoins tout de suite après.

— Tu veux vraiment pas que je le rencontre, hein ?

— Allez, s’il te plaît, ça me gêne trop… Je vais faire ça vite.

Bon joueur, Charles est allé nous prendre des places. J’avançais vers Francis en me demandant ce qu’un amateur de blockbusters abrutissants faisait dans un cinéma répertoire sur le point de projeter Un prophète, un film français de deux heures et demie sur le milieu carcéral.

— T’as gagné des billets, toi aussi ? demanda-t-il en me voyant arriver.

Ceci explique cela…

— Non, je suis venu avec un ami. Tu sais de quoi parle le film ?

— Pas vraiment, non… Je devrais ?

— Bah non. Profite de la surprise.

J’ai rejoint Charles quelques secondes avant les bandes-annonces.

— As-tu vu comment Francis nous regardait ? Je suis sûr qu’il était jaloux de me voir avec toi.

— Il me semblait qu’il avait aucun sentiment, dans le temps ?

— Peut-être, mais on s’entend que le jugement d’un gars qui se met de l’eye-liner est pas mal discutable… Il a sûrement changé d’avis depuis.

— T’es de mauvaise foi, Émile…

— Je le sais, mais ça me fait tellement de bien !

 

Lorsque j’ai vu Francis attendre dans le hall après la projection, j’ai fait comprendre à Charles que j’allais gérer la suite comme un grand garçon. Mon ex-non-chum me regardait avec de grands yeux ronds.

— Je suis sûr que tu savais que c’était un film troublant.

— Ça se peut, oui.

— Écoute, je pensais que j’allais perdre connaissance.

— Bon, bon, bon… Viens donc avec moi dehors au lieu de dire des niaiseries.

Nous marchions rue Sainte-Catherine en renouant avec la complicité qui nous unissait auparavant : discussions légères, rires à profusion, aisance déconcertante. À la hauteur de la rue de la Visitation, j’ai proposé à Francis de m’accompagner chez moi pour vérifier jusqu’où la soirée allait nous mener. Nous nous sommes retrouvés sur mon lit à discuter de tout et de rien, mais surtout de sexe. La tension physique était palpable. Les regards chargés de non-dits se comptaient par dizaines. Nous étions sur le point de nous sauter dessus lorsque j’ai cru bon m’amuser un peu…

— Tu prends le métro ou tu dors ici ?

Il est soudainement devenu mal à l’aise.

— Je sais pas… La ligne verte ferme à quelle heure ?

L’horloge indiquait minuit vingt, ce qui lui laissait près de vingt-cinq minutes pour faire un choix. J’ai laissé planer le doute volontairement.

— Peut-être que je devrais rentrer chez moi, conclut-il en se dirigeant vers l’entrée.

— Bonne nuit, Francis…

 

Le lendemain matin, l’écran de mon ordinateur commençait tout juste à stimuler mes yeux ensommeillés lorsque Francis est venu me parler.

— Tsé, hier, quand tu m’as demandé si je voulais rester, est-ce que c’était une invitation à passer la nuit ou une façon de me dire de partir ?

— Ni l’un, ni l’autre. Mais si t’avais voulu rester, t’aurais pu…

— Je pense que j’aurais pas été très sage…

— J’avais pas l’intention de l’être non plus.

— En tout cas, si tu veux remettre ça, je suis partant.

— Pour aller prendre un café ou pour le reste ?

— Anything you want ! Ce soir, t’es libre ?

— Je t’attends chez moi à sept heures.

 

Après nous être obstinés pendant trente minutes pour choisir le film que nous allions regarder (Ghost — Mon fantôme d’amour), nos deux corps se sont retrouvés comme si les derniers mois n’avaient jamais existé. Je me suis lové contre sa poitrine et j’ai retrouvé l’odeur qui m’avait tant manqué.

Le bonheur.

Patrick Swayze venait de se faire tuer quand ma bouche est allée rejoindre celle de Francis. Whoopi Goldberg se parlait toute seule dans la rue lorsque mes mains se sont faufilées jusqu’à son jean. Nous nous sommes dirigés vers ma chambre, avant même que Demi et Patrick fassent de la poterie. Nos baisers se transformaient en caresses, nos vêtements devenaient de vagues souvenirs et nos retrouvailles alternaient entre l’horizontale, la verticale, le lit, le plancher, le mur et les trois autres pièces de l’appartement. Au bout de quelques heures, Francis et moi nous sommes endormis, les jambes molles, la gorge sèche, le corps en lambeaux et la satisfaction dans l’âme.

 

Deux jours plus tard, après un remake de nos retrouvailles dans son appartement, j’écoutais mon ex-non-chum décrire sa soirée du lendemain en essayant d’empêcher le mot « perplexe » de s’imprimer sur mon visage.

— Kévin m’a invité à un party changement de sexe. Ça va être vraiment hot ! Attends deux secondes : je vais te montrer mon costume !

J’assistais bien malgré moi à l’assemblage maladroit de bas résille, d’une perruque blonde défraîchie, d’une robe rouge au décolleté trop plongeant et d’un collier ayant probablement appartenu à Délima Caillou, il y a deux mille ans.

Le simple fait de voir Francis déguisé en fille avait suffi pour tuer le reste de désir que j’avais pour lui. Je n’avais aucun moyen de me sauver, le métro était fermé depuis une heure et Francis vivait beaucoup trop loin de chez moi pour que je rentre à pied. La seule chose que je pouvais faire pour éviter de le toucher, c’était de feindre le sommeil.

Francis s’est mis à ronfler environ quinze minutes après avoir vérifié si je dormais. Isolé dans mon coin, le dos et les fesses collés contre le mur, je souffrais en silence. Mon malaise grandissait à chaque tour que complétaient les aiguilles sur l’horloge accrochée au mur. À six heure vingt, convaincu que le métro avait repris du service, je suis sorti du lit en déployant quantité d’efforts pour ne pas réveiller Francis. Dehors, une réalité brutale m’a frappé en pleine gueule :

Être dans la rue à six heures vingt-quatre, un samedi matin, quand il pleut et qu’on gèle, c’est crissement moche ! Plus jamais, Émile Leclair, plus jamais, m’entends-tu ?

J’ai eu le réflexe de sortir mon appareil photo afin d’immortaliser un moment que je ne risquais pas d’oublier : des arbres privés de la moitié de leurs feuilles, une grisaille qui n’avait rien de réconfortant, quelques personnes qui entamaient leur samedi à une heure totalement indécente. Quelque chose comme du désespoir de fin de semaine. Clic.