Presque deux semaines après avoir déménagé en espérant donner naissance à ma vie relationnelle, je n’avais toujours aucun prospect en vue, pas de rendez-vous manqué ni même de baiser furtivement volé. Seules quelques discussions à peine stimulantes m’avaient occupé. Le constat était désolant. Devant mon incapacité à gérer cette crise du manque amoureux, je suis allé m’échouer sur mon canapé telle une baleine à bosse, pleinement décidé à ne plus bouger jusqu’à ce que les secours viennent me sauver. Ainsi prostré dans mon malheur, je me suis souvenu d’un des trucs de ma grand-mère : « Quand ta tête ressemble à un trou noir, prends ton balai, tes chiffons pis ton Windex. Ça fait sortir le méchant ! »
De toute évidence, je ne pouvais pas nettoyer mon appartement sans m’accompagner d’une musique faite sur mesure pour le ménage : les plus grands succès du groupe ABBA. Je testais le fonctionnement de mes cordes vocales en frottant mon plancher, la cuvette de la toilette et les murs de ma douche. Au début du refrain de Gimme ! Gimme ! Gimme ! (A Man After Midnight), j’ai senti mon dégoût pour le célibat faire vaciller ma bonne humeur. Lorsque la mélancolique I Have a Dream a vibré dans mes haut-parleurs, une triste réalité est revenue me frapper : il me faut un homme à tout prix ! Comme je ne connaissais toujours aucun homosexuel sur l’île de Montréal, je n’avais d’autre choix que de me rabattre sur mon indéfectible alliée des deux dernières décennies : la facilité.
La veille de son retour en Gaspésie, la mamma m’avait remis le courriel du « petit Valéry », le fils gai d’une amie qui vivait à Montréal. Le temps était venu de l’utiliser. Tout juste une heure après l’envoi de mon invitation pour une rencontre, sa réponse est apparue : « On pourrait aller souper ce soir si tu veux. On fera ça en l’honneur de nos deux mères qui rêvent qu’on finisse ensemble. »
Usant du minimum de rationalité dont j’avais hérité à la naissance, j’ai réalisé que j’ignorais presque tout de Valéry. Ma mère me l’avait présenté comme un charmant garçon de bonne famille, mais je vivais beaucoup trop mal avec l’inconnu pour me contenter d’une aussi brève description.
Google, here I come !
Une demi-douzaine de clics plus tard, je suis tombé sur un article relatant les détails d’une poursuite en justice intentée par un jeune employé d’un restaurant qui affirmait avoir été mis à pied injustement en raison de son handicap physique.
C’est quoi cette histoire-là ? La mamma n’a jamais dit que Valéry était handicapé !
Instinctivement, je me suis mis à prier le ciel avec une dévotion qui m’était totalement inconnue jusque-là.
S’il vous plaît, Monsieur Dieu, faites que le handicap de Valéry soit minuscule. Même si je ne suis pas un bon pratiquant qui va perpétuer la race humaine, soyez gentil avec moi. S’il vous plaît !
Deux heures avant mon premier rendez-vous galant, j’analysais le contenu de ma garde-robe afin de choisir les vêtements qui convenaient le mieux à mes humeurs du moment.
Euh, un instant ! Ta préoccupation principale, c’est vraiment ton linge ?
Qu’est-ce qui me garantissait que Valéry n’allait pas partir en courant après m’avoir dévisagé ?
En supposant qu’il ait encore l’usage de ses jambes.
Je n’avais absolument rien pour l’impressionner… Quel genre de personne voudrait d’un gars qui n’a aucune idée de ce qu’on ressent en embrassant autre chose que la paume de sa main, d’un passionné de photo fermé à l’idée d’en parler et de quelqu’un qui n’a jamais voyagé ?
Avoir su que c’était confrontant de même rencontrer un gars, j’aurais peut-être pas déménagé…
Un nouvel appel en Gaspésie s’imposait.
— Mamma, je pense que je suis une cause perdue…
— Coudonc, veux-tu ben me dire ce qu’il y a dans l’air à Montréal pour que tu racontes autant de niaiseries ?
— Arrête… J’ai juste l’impression d’être comme un yogourt passé date : j’ai peut-être encore plein de bonnes choses à offrir, mais personne veut vérifier ce que ça goûte…
— Trésor, si tu joues à « dis-moi-qui-tu-voudrais-que-je-devienne-pour-que-je-change-et-que-je-me-sente-moins-seul-dans-la-vie », tu vas trouver le temps long…
— Mais je sais même pas de quoi parler avec Valéry !
— Commence par apprendre à le connaître. S’il est assez intelligent pour t’imiter, ça va se faire tout seul.
— Et s’il a pas envie ?
Bonjour, je m’appelle Émile et je suis un Insécure Anonyme.
— Tu finis ton repas et tu dis que tu dois rentrer.
— Aussi simple que ça ?
— Je vois pas pourquoi ce serait compliqué.
— Promis ?
— Si tu me jures que c’est la dernière fois que tu passes cinq jours sans me donner de nouvelles, je suis prête à te promettre n’importe quoi, mon grand.
Une tasse et quart de réconfort, une cuillérée à thé de sagesse, une pincée de culpabilité : tel était le remède à mes crises d’angoisse.
Valéry était un joli jeune homme de dix-neuf ans, cheveux noirs tenus très courts, yeux noisette, jean déchiré avec style à mi-cuisses, t-shirt à col en V, Converse aux pieds, souriant, pas trop gêné et somme toute assez sympathique. Jusque-là, tout allait bien.
Pendant que nous marchions en cherchant un restaurant, son handicap a pris forme de façon juste assez subtile pour que personne d’autre que moi ne s’en rende compte : un filet de salive mouillait sa lèvre inférieure. Malaise.
Son problème s’amplifiait à chacun de nos pas. Après quelques minutes, Valéry a sorti un mouchoir pour se débarrasser du déluge.
— Je sais que c’est bizarre de te demander ça… mais as-tu remarqué quelque chose ?
— Remarquer quoi ?
Ma voix était juste un peu trop aiguë pour ne pas trahir mon inconfort.
— Émile… Fais pas l’innocent. Ton visage est beaucoup trop expressif.
FUCK.
— Ben là, je suis censé répondre quoi ? Que tes glandes salivaires sont pas mal expressives, elles aussi ?
Loin d’être désarçonné par ma vacherie, Valéry semblait déterminé à vider la question.
— J’ai un problème de glandes incontrôlable… D’habitude, je réagis rapidement, mais j’ai rien senti tantôt.
Charmante soirée en perspective.
Je ne pouvais m’empêcher de jeter des regards obliques aux passants pour m’assurer qu’ils ne me jugeaient pas, moi, en le voyant, lui. La vie allait-elle m’en vouloir si je mettais fin abruptement à notre rendez-vous ?
Tu serais tellement poche si tu faisais ça, Leclair.
Des souvenirs de l’émission Ally McBeal me sont soudainement revenus en tête. Quand je regardais les déboires amoureux de mon héroïne télé favorite, j’imaginais vieillir exactement comme elle : célibataire endurci, doté d’un monde imaginaire encombrant et mourant avec la conviction que la vie ne valait rien sans amour.
C’est le temps de prouver que tu vaux mieux qu’elle…
Au lieu de partir en courant, j’ai proposé à Valéry d’aller manger au Saloon : un menu nord-américain diversifié, un éclairage à mi-chemin entre celui d’une boîte de nuit et d’un restaurant branché, une trentaine de jolis hommes et une tête d’orignal en guise de décoration. Devant la table qui nous a été assignée, il a choisi la chaise faisant face au mur, où trônait un énorme miroir.
Probablement pour voir si sa salive faisait encore des siennes…
Après avoir commandé, Valéry a ouvert la discussion avec quelque chose comme du désintérêt dans le regard.
— Ma mère m’a dit que t’étudiais en photographie…
— J’ai eu mon diplôme au début du mois…
J’étais manifestement peu enclin à l’idée d’approfondir le sujet. De son côté, Valéry faisait l’étalage des onomatopées qu’il connaissait pour me donner l’impression que ma vie l’intéressait. Sa concentration était perdue quelque part entre la paire de lèvres du voisin de gauche et l’entrejambe de celui de droite.
— Et toi, t’étudies en quoi ?
— Je vais suivre des cours de sciences humaines cet été. Je viens de rentrer d’une année d’immersion en Afrique du Sud.
— Tu me niaises ? Un de mes voisins a fait la même chose. Il s’appelle Gabriel Gagnon.
— Ouais, je le connais. En arrivant à Johannesburg, on a dormi dans la même chambre d’hôtel avant de se séparer pour aller dans nos familles d’accueil. À un moment donné, il a pris sa douche la porte ouverte… Il a un ostie de beau cul !
Bon, selon la théorie de la chroniqueuse qui prétend qu’on cherche notre père chez son amoureux, je peux déjà dire que Valéry n’a aucune chance de devenir mon futur mari. Gros manque de classe, le gars !
Question de laisser le malaise se dissiper, je me suis levé pour aller aux toilettes, sans voir le sac du voisin qui traînait sur mon chemin. Résultat : mes six pieds deux pouces de corps ont trébuché sur le plancher. La vingtaine de clients du restaurant se passionnaient désormais pour la honte qui monopolisait mon visage. Je venais d’établir ma réputation aux yeux de tous.
Émile Leclair = pitoyable.
Je resterais célibataire jusqu’à la fin des temps, et on me retrouverait mort à quatre-vingt-trois ans, entouré de mes vingt-sept chats, qui me regarderaient avec pitié, l’air de dire : « Même pas capable de mourir dignement. »