CHAPITRE 9

Question de donner un coup de main à mes résolutions, j’ai suivi les conseils de Lilie en m’inscrivant aux Ateliers de théâtre Danielle Fichaud. À la minute où j’ai mis les pieds dans le local de classe, j’ai compris que cette idée d’ateliers pour faire de nouvelles rencontres était tout à fait brillante. J’observais les hommes et les femmes de mon groupe en remarquant que deux des trois représentants de la gent masculine jouaient pour la même équipe que moi. Certains éléments non négligeables avaient favorisé mon analyse :

Une fois les présentations terminées, notre professeur nous a expliqué la première activité de la soirée.

— On va faire l’exercice du neutre. À tour de rôle, vous allez vous asseoir sur la chaise, sans bouger, sans parler et sans expressions faciales. Pendant ce temps-là, les autres vont nommer les personnages et les professions qui leur viennent à l’esprit en vous regardant. Ça va vous aider à savoir ce que vous dégagez au naturel. Quelqu’un veut commencer ?

Une fille début trentaine s’est avancée. De longs cheveux noirs attachés sans attention, enrobée sans être grassette, habillée d’un pantalon noir et d’un chemisier aux motifs abstraits, un regard sévère et maternel, une énergie timide et frondeuse, elle attendait depuis vingt secondes quand nos idées se sont manifestées :

— Enseignante. Directrice d’école.

— Travailleuse sociale.

— Policière.

— Junky.

Notre collègue arrivait difficilement à contenir un rictus d’amusement.

— Mère au foyer.

— Tomboy.

— Ok, un autre maintenant, interrompit notre professeur. Émile, tu y vas ?

Une fois assis, je me suis assuré de garder le dos droit, les mains sur les cuisses et le visage neutre. Le défi d’être naturel était bien plus grand que je ne l’aurais cru. Mes mains avaient envie de jouer avec mes lèvres pour me calmer. Je gardais mes yeux grands ouverts en fixant un point au loin et j’essayais d’avoir l’air ni trop sérieux ni trop jovial.

— Dirigeant d’entreprise.

— Premier ministre.

— Acteur.

Ben voyons.

— Tueur.

Hein ?

— Émile, essaie de ne pas réagir, lança notre professeur en voyant mon front se plisser.

— Joueur de basket-ball.

— Mannequin.

Ils se foutent de ma gueule !

— Ça m’étonnerait que je sois crédible dans un rôle de mannequin…

— Oh ! Il est cute ! dit l’enseignante-policière-toxicomane. Il sait même pas qu’il est beau…

— C’est à cause de ton regard perçant, précisa le bel Improvisateur. T’as le choix : tueur ou mannequin.

— Vu de même…

En me prêtant au jeu de la neutralité, j’avais reçu la plus haute récompense : l’attention du plus beau gars de la classe. J’allais tout faire pour la garder.

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Je bûchais sur un extrait de pièce de théâtre depuis quelques jours et je n’étais pas du tout convaincu d’avoir du potentiel. J’oubliais la moitié de mon texte et je sonnais faux.

À ce rythme-là, je serai peut-être bon dans une autre vie…

Mes bas instincts me suggéraient de communiquer avec l’Improvisateur pour avoir de l’aide, mais je refusais de tomber dans le cliché des « cours particuliers ». En fin de compte, j’ai eu l’idée d’appeler la seule personne expérimentée dans le domaine que je connaissais : Charles, l’ex-étudiant-Méritas-en-théâtre. Après m’avoir averti que je devrais vivre avec la critique, sans que ses commentaires nuisent à notre amitié, Charles est débarqué chez moi pour une première leçon.

— Le mieux, ce serait de commencer par une scène assez simple.

— Comme quoi ?

— Ben, les profs suggèrent souvent aux gars de ton âge de jouer Tarzan dans Zone, de Marcel Dubé. Le problème, c’est qu’il est vraiment gars-gars. Je suis pas certain que tu puisses jouer ça.

— Je suis pas si féminin ! Mes collègues savaient même pas que j’étais gai au début.

— Oui, bon, peut-être, mais t’es clairement pas un gros tough viril non plus.

— Sage observation.

— Ensuite, j’ai pensé au personnage principal dans Le vrai monde?, de Michel Tremblay. Un jeune tourmenté qui a une relation complexe avec ses parents. C’est intéressant, mais on devrait garder l’idée pour plus tard. Tu serais capable de remettre ta vie en question juste en répétant.

— N’importe quoi…

— Bref, en fouillant dans mes affaires, je suis tombé sur un texte de Carole Fréchette : Les sept jours de Simon Labrosse. Le personnage de Simon, un gars perdu, drôle, touchant, te ressemble un peu.

— Good ! Si tu penses que je peux le travailler sans danger pour ma santé mentale, on y va pour ce texte-là.

Honnête, direct, créatif, Charles me faisait travailler une multitude d’habiletés théâtrales : la voix, la diction, la posture, le rythme du texte, la mise en scène et l’intégration de mon personnage. De semaine en semaine, une réelle complicité se développait entre nous. Il avait le don de me mettre en confiance pour me faire oublier la peur du ridicule. Avec lui, j’avais le droit d’essayer, de me tromper et de recommencer. Sans avoir besoin de performer.

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Attablé au restaurant Byblos avec mes collègues théâtreux, je me suis presque étouffé de rire en entendant l’enseignante-policière-toxicomane essayer d’identifier les homosexuels du groupe. Automatiquement, les regards se sont tournés vers l’Improvisateur, qui semblait offusqué.

— Comment ça, c’est si évident ?

— Ben, la première fois qu’on t’a vu, t’avais un arc-en-ciel de la fierté sur ton t-shirt et tu nous parlais de ta ligue d’impro gaie… Tu pouvais difficilement être plus clair, répondit ma collègue fouineuse.

Un instant plus tard, la discussion s’est dirigée vers celui que j’avais entendu faire des mamours au téléphone, le soir de notre premier atelier. À son sujet, les avis étaient partagés. Certains considéraient notre collègue français comme un potentiel homosexuel très crédible, alors que d’autres avaient du mal à prendre position. La voix, la démarche, l’attitude et l’accent pointu de nos cousins du Vieux Continent nous laissaient perplexes.

— Je suis bisexuel, si vous voulez tout savoir, déclara Européen Ambigu.

Il pouvait tout aussi bien être un de ces (rares) bisexuels avec un véritable penchant pour l’humain en général — sans préférence pour le corps de l’homme ou celui de la femme — qu’un homosexuel à temps partiel qui avait besoin de s’assumer un peu plus avant d’obtenir le statut de gai à temps plein.

Quand je le verrai frencher une fille, je le croirai !

Comme le troisième homme du groupe était papa de trois enfants, il ne restait que moi à évaluer.

Mon Dieu qu’ils sont lents…

Habitués de côtoyer des hétéros sensibles et ouverts d’esprit, mes collègues semblaient douter. Indécise, l’enseignante-policière-toxicomane s’est penchée à mon oreille pour en avoir le cœur net.

— Voyons donc, je suis gai. Il me semble que ça paraît, non ?

— Vraiment pas, dit l’Improvisateur. J’étais sûr que t’étais asexué…

— Quoi ? ? ? Comment ça, asexué ?

— Je sais pas, Émile, t’as toujours l’air d’un petit ange, pur de partout.

— Ben là… Vous pensiez quand même pas que j’aimais pas le sexe ?

— Comment veux-tu qu’on le sache ? Tu donnes jamais ton avis quand on en parle.

Ouin…

— En tout cas, j’espère que c’est clair maintenant. Je suis seulement discret.

L’Improvisateur savait désormais à quoi s’en tenir. Ne me restait plus qu’à changer l’image qu’il avait de moi et à trouver un moyen pour le séduire.

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Extrait de la pièce de théâtre Les sept jours de Simon Labrosse :

 

Léo — Il y eut un soir, il y eut un matin, et Simon ne se découragea pas. Le matin du quatrième jour, le dollar canadien vaut 73 cents américains, et cela correspond exactement au nombre de portes auxquelles Simon a frappé pour trouver un emploi. Il se dit que pour une coïncidence, c’est toute une coïncidence, et que ça peut pas faire autrement que lui porter chance…

 

L’idée de trouver un nouvel emploi me tiraillait. Je n’avais pas encore eu le courage de chercher ou d’affronter l’idée de quitter Marcelle, Bryan et Alyana, mais le grand jour ne saurait tarder.

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Mes joues se teintaient de rouge, au fur et à mesure que je m’éloignais du bureau. Au coin de Saint-Laurent et de Sainte-Catherine, je me suis arrêté devant la vitrine d’un casse-croûte pour replacer la motte de glace qui me servait de coupe de cheveux. En fouillant dans mon sac pour retrouver mon chapeau de poils, j’ai senti deux mains froides me bloquer la vue.

— Devine c’est qui ? dit un homme sans se nommer.

La voix m’était familière, mais elle n’appartenait ni à Charles ni à Bryan. Une seule option me semblait crédible : l’Improvisateur ! Le hasard était généreux avec moi aujourd’hui. Après lui avoir donné deux becs sur les joues, j’ai eu la brillante idée de l’inviter dans un café pour discuter devant un brunch de gâteaux. Au moment d’entamer notre deuxième morceau, il m’a regardé avec une drôle d’expression au fond des yeux.

— As-tu remarqué quelque chose pendant les ateliers ? Genre quelqu’un qui me regarde beaucoup…

Oh mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il sous-entend par là ?

— Peut-être… Je sais pas…

— Ah non, laisse faire. Je devrais pas te parler de ça. C’est déplacé.

— Qu’est-ce qui est déplacé ? De qui tu parles ?

De moi ! Dis-moi que tu m’as vu te regarder.

— Tsé, un des gars, le Français…

Ah ben crisse !

— Qu’est-ce qu’il a, lui ?

— J’ai l’impression qu’il m’observe différemment quand je répète ma scène devant tout le monde. En fait, je suis convaincu qu’il me drague. Pis je pense qu’il m’intéresse…

Je me retenais pour ne pas crier. Je me suis levé d’un seul bond, j’ai enfilé mon manteau de travers et j’ai quitté le café comme une fusée. Quelques secondes plus tard, l’Improvisateur courait derrière moi.

— Peux-tu s’il te plaît m’expliquer ce qui vient de se passer ? Si j’ai fait quelque chose qui t’a choqué, tu peux m’en parler. On est des amis, quand même.

— Non, justement. On n’est pas des amis.

Ma colère n’avait plus rien à faire du tact et du respect.

— Pourquoi tu m’as invité à prendre un café, d’abord ?

— Mais t’es vraiment pas vite, toi ! J’espérais que tu t’intéresses à moi… Bon, t’es content, là ? Je te l’ai dit. Tu me plais !

L’Improvisateur ne savait manifestement plus quoi répondre.

— Ah, pis en passant, au cas où tu le saurais pas, ton Français te fait peut-être les yeux doux, mais il est en couple !

J’ai déguerpi vers le métro. Je descendais les marches de la station Berri-UQAM en sentant ma rage s’intensifier. J’avais chaud, je transpirais, j’avais envie de tout enlever et de tout effacer.

Plus besoin de rien, ni de personne !

Je m’étais encore imaginé n’importe quoi.

Ça va faire, les faux espoirs ! Pis j’arrête les cours de théâtre !

Cette triste comédie ne menait à rien de toute façon.

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Clara me sermonnait au téléphone depuis un bon quart d’heure.

— Tu peux pas abandonner les ateliers seulement parce que ton gars a un kick sur un autre…

— De toute façon, je faisais du théâtre seulement pour le voir.

— Tu te racontes des histoires, Leclair… Tu te serais jamais investi autant si t’aimais pas ça.

— Bof, pour ce que ça donnait…

— Tu t’amusais et tu te changeais les idées. Là, sous prétexte qu’un gars s’intéresse pas à ta petite personne, tu vas lui laisser toute la place ?

— Eille, j’ai pas envie que tu m’analyses, t’es pas ma psy…

Si Clara avait été ma psy, elle m’aurait demandé pourquoi je consacrais autant d’énergie à me trouver un amoureux, pourquoi le regard des autres devenait le centre de ma vie et pourquoi j’étais prêt à tout lâcher dès que les choses ne fonctionnaient pas à mon goût.

— Si personne t’en parle, t’évolueras jamais.

— Facile à dire… Tout va bien dans ta vie. Tu performes à l’école et tout le monde te court après. C’est pas compliqué d’évoluer dans ce temps-là.

— Tu sais tellement pas de quoi tu parles…

— Quoi ? T’as eu 93 % au lieu de 98 % à ton dernier examen ? Quand tu marches sur la rue, y a seulement dix-huit personnes sur vingt-cinq qui se retournent pour te siffler ?

— C’est vraiment gentil de t’intéresser à ma vie comme ça… Ta compassion me touche.

Oh… je pense que je viens de faire le con…

Depuis que je chassais l’homme, je faisais preuve d’un manque flagrant de considération pour mes proches et je m’occupais presque uniquement de je-me-moi.

— La compassion pour quoi ?

— Émile, fais pas semblant. Tu veux juste parler de toi.

— Clara, excuse-moi. Je veux vraiment savoir ce qui se passe.

— Ah oui ? Ça t’intéresse, toi, d’entendre parler de ton amie qui est incapable de plaire à son copain ?

— Pourquoi tu dis ça ? T’as juste à lever le petit doigt, et les hommes font tes quatre volontés.

— Ben avec lui, peu importe ce que je fais ou ce que je dis, y a pas grand-chose qui… lève.

Je tentais de réprimer un sourire.

— Hein ? De quoi tu parles ?

— Il est incapable de garder une érection depuis des mois…

— Bon, tu vas me dire que je connais pas grand-chose aux relations de couple, mais quand ça va pas bien au lit, c’est souvent signe que ça va mal ailleurs, non ?

— D’habitude oui, mais pas avec lui. Tout va bien, sauf le sexe…

— Peut-être que ça le fait badtriper de réaliser qu’il est en couple avec une des filles les plus convoitées de Montréal ? Ça doit être intimidant.

— Ouin. En tout cas… souffla-t-elle en voulant manifestement changer de sujet. Tu vas me trouver fatigante de revenir là-dessus, mais je suis sûre que tu vas regretter si tu quittes les ateliers.

— Il nous reste encore six semaines de cours. Je veux pas lui revoir la face tout ce temps-là…

— T’as le choix : soit tu t’écrases dans ton petit cocon douillet, soit tu te bottes le derrière et t’avances.

— Maudit que tu m’énerves quand t’as raison…

Le soir même, j’ai également résumé la situation à Bryan : le premier cours, l’exercice du neutre, les semaines à fantasmer, mon étiquette d’asexué, le brunch de gâteaux, la déclaration, la fuite. Mon collègue m’écoutait calmement sans m’interrompre, avant de me donner un petit conseil de rien du tout :

— Stop thinking, dude !

Direct, lucide et sans flafla. Les avantages d’un ami de gars hétéro.

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Peureuse, trouillarde, poule mouillée, fiche molle, toutes les expressions étaient bonnes pour décrire mon attitude dans l’escalier des ateliers. À mon arrivée dans le local de théâtre, je suis allé m’asseoir dans un coin en attendant que les autres me rejoignent. Je regardais la classe inactive en repensant aux paroles éclairées de Clara. Le théâtre me poussait à m’exprimer, à prendre ma place et à découvrir qui j’étais. Malgré la présence de celui dont je redoutais le regard, les cours m’amusaient bien plus que je le disais.

Le voilà qui arrive.

À quelques mètres de moi, l’Improvisateur enlevait son manteau, sa tuque et ses gants.

Surtout, ne pas le regarder.

— Salut Émile. Je peux m’asseoir ?

Surtout, ne pas avoir l’air fragile.

— Tu peux.

— Je sais pas trop par où commencer…

Surtout, ne pas l’aider.

— Je suis vraiment mal à l’aise. Ça doit être la même chose pour toi…

Surtout, ne pas lui donner raison.

— Honnêtement, j’aurais jamais pensé que tu puisses t’intéresser moi…

Surtout, ne pas lui demander pourquoi.

— C’est juste que… tu m’as jamais donné de signes que tu voulais autre chose que de l’amitié.

Surtout, ne pas lui dire qu’il est bien le premier à me trouver subtil.

— J’ai pris le temps de me demander si ça se pouvait. Je veux dire… nous deux.

Surtout, ne pas avoir l’air intéressé par sa réponse.

— Je te trouve super beau… la question se pose pas. On a plein de champs d’intérêt en commun, t’es drôle, cultivé, intelligent. Mais je pense pas que ça puisse fonctionner avec moi…

Surtout, ne pas le laisser s’en tirer comme ça.

— Veux-tu ben me dire pourquoi tu dis ça ?

— Je sais pas, je…

— Ben c’est ça, tu le sais pas. Tu tripes sur ton Français et tu t’imagines qu’il te veut. Pendant ce temps-là, tu me vois pas…

— Prends-le pas comme ça, Émile. Je te trouve super intéressant comme personne. C’est juste que…

— Non, je pense que tu comprends pas. J’ai pas besoin que tu m’inventes n’importe quoi pour me rassurer. Je t’intéresse pas, point. À partir d’aujourd’hui, t’existes seulement trois heures par semaine dans ma tête. T’es un gars avec qui je fais du théâtre. Rien d’autre.

À ce moment précis, le professeur nous a expliqué un exercice d’écriture improvisée en équipe de deux. La consigne était simple : toutes les cinq minutes, on devait continuer le texte là où l’avait laissé notre collègue. Pendant que le Français et l’Improvisateur écrivaient en riant comme des attardés, je me suis consolé en inventant une histoire abracadabrante avec l’enseignante-policière-toxicomane. Notre sujet : une histoire d’horreur impliquant un Québécois et un Européen qui se faisaient torturer en regardant des dizaines de films d’amour sans interruption, jusqu’à ce qu’ils n’aient plus jamais envie l’un de l’autre.

À mon tour de rire…

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Maintenant que mon intérêt pour l’Improvisateur avait été mis hors d’état de nuire, je me voyais dans l’obligation de retourner faire un tour sur ToietMoi.com. Une nouvelle fiche s’imposait.

 

SURNOM : CREO

20 ans — Montréal

Homosexuel — Célibataire

Recherche : Amour

Occupation : Employé

1,87 m, poids proportionnel

Cheveux bruns — Yeux bleus, verts ou gris

Je crois que : je sais de plus en plus ce que je veux et ce que je vaux.

Je crois que : j’ai besoin de mouvements, d’intensité et de sensibilité.

Je crois que : la vie n’est pas assez longue pour me faire perdre mon temps.

Je crois que : si vous me parlez, vous risquez de tomber sur le secret le mieux gardé de Montréal.

 

Mon imagination me faisait vivre les pires folies. Ma tête se transformait en radar à pétards. Mon sourire intérieur s’animait d’une telle intensité que mes yeux en profitaient pour crier « je te veux, maintenant et pour toujours » à tous les jolis passants qui croisaient ma route. L’effleurement d’une main suffisait pour me faire perdre la tête. Le parfum d’un homme n’avait qu’à croiser mes narines pour que l’envie de goûter sa peau devienne mon seul désir.

Le printemps, voilà pourquoi je flirtais avec deux gars en même temps.

Depuis que j’avais repris mes habitudes sur ToietMoi.com, Steve et Francis s’étaient ajoutés à ma liste de contacts sur Facebook. De toute évidence, la partie superficielle de ma personne ne s’était pas gênée pour me rappeler que « Steve » était un prénom atrocement laid. Heureusement pour les poussières de rationalité qui sommeillaient quelque part en moi, je prenais un grand plaisir à discuter avec le mal baptisé. Ses opinions étaient arrêtées, sa façon de penser n’avait rien de formaté et son discours était tout sauf sclérosé.

Enfin un gars avec de la personnalité !

La même semaine, Francis s’est lui aussi taillé une place de choix sur l’échiquier cybernétique de ma vie sentimentale. Les discussions que nous avions devant la webcam me permettaient de découvrir un physique qui avait tout pour me plaire : grand, élancé, pas trop musclé, des yeux verts et pétillants, de longs cheveux bruns. Nous n’avions pas encore réussi à nous voir en trois dimensions, mais le jour où nos agendas allaient s’accorder, je serais comblé.

Malgré un léger désavantage sur son acte de naissance, Steve a été le premier que j’ai rencontré. Lorsque je l’ai vu arriver au restaurant l’Avenue sur Mont-Royal, mon dégoût pour son prénom n’a eu d’égal que les huit pouces qui nous séparaient.

Parce que, oui, j’ai tout à fait le droit de lever le nez sur les gars qui sont verticalement challengés…

Question d’agrémenter son physique désavantageux, Petit-Steve s’écoutait parler de tout et de rien… mais surtout de rien.

Note à moi-même : ne jamais oublier l’importance du tact, du respect, de la conscience des autres et de cette chose que certains appellent l’équilibre mental, la prochaine fois que je demanderai un gars avec de la « personnalité ».

Après le lunch, nous nous sommes dirigés vers la librairie de l’autre côté de la rue. Dès que je m’approchais du rayon où Steve se trouvait, monsieur-le-malengueulé s’éloignait.

Il m’évite, ce mec.

Son attitude ne méritait pas que je perde plus de temps. J’ai mis fin à notre rencontre après de brèves salutations. Le froid total.

De retour chez moi, j’ai rentabilisé le reste de ma journée en regardant trois des meilleurs films de célibataire de la dernière décennie.

Également au menu : un sac de croustilles crème sure et oignon (pour avoir une haleine de cheval et faire comprendre à mes hormones que je n’allais pas frencher ce soir), un pot entier de crème glacée aux brisures de chocolat (pour me geler le cerveau et oublier pendant quelques minutes à quel point je me sentais seul) et un sac de M&M surets (pour perdre toute sensation sur ma langue, qui ne servait à rien d’autre qu’à manger de toute façon). J’étais avachi sur mon canapé dans une robe de chambre blanche et je m’empiffrais de cochonneries. Vers deux heures du matin, le mal de cœur m’a pris. Les bonbons ont commencé à rebondir sur les parois de mon estomac et les brisures de chocolat faisaient du kick-boxing dans mon ventre.

Vite, la salle de bain !

Course infernale vers les toilettes jusqu’à ce que…

SPLASSHHHHH !

Le contenu de ma soirée s’est répandu dans la toilette.

Assis sur la cuvette, j’imaginais mon corps étendu sur une civière, entouré d’ambulanciers qui se chargeaient de constater mon décès.

Nom de la victime : Émile Leclair.

Heure du décès : 5 h 34.

Cause du décès : excès de sucre, étouffement et haleine laissant supposer un empoisonnement alimentaire avec de la nourriture périmée.

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Selon certaines études (lire ici : une recherche de deux minutes sur Wikipédia), le corps humain comprendrait plus de six cent quarante muscles. À mon réveil, j’ai confirmé cette statistique en entendant la voix d’au moins six cent quarante entités me crier des insultes. Afin de me remettre sur pieds, j’ai cru qu’un détour vers le gym était la meilleure solution.

On appelle ça de l’autodestruction à petites doses…

Je me suis dirigé vers le métro Beaubien, habillé d’un vieux t-shirt et du premier jean sur lequel j’avais mis la main. Adossé à la porte d’un wagon qui roulait vers le centre-ville, je comparais mon accoutrement à ceux des gens autour de moi, lorsque Francis est apparu dans mon champ de vision. Quand les portes du métro se sont ouvertes à la station Berri-UQAM, je me suis précipité vers la sortie en m’assurant qu’il me dépasse. Aucun regard dans ma direction.

Merde !

J’essayais d’accélérer pour le rattraper, mais les tortues urbaines qui me devançaient s’étaient donné le mot pour me ralentir. Une fois rendu à l’espace central du métro, je me suis dirigé vers lui en voyant un sourire gêné se dessiner sur son visage.

— Je pensais pas qu’on se rencontrerait comme ça la première fois…

— Moi non plus, dit-il d’une voix peu assurée. J’attends des amis, on va magasiner au centre-ville.

— Cool. Je m’en vais torturer mes muscles sur des machines.

— Ah oui ? Je savais pas que t’allais au gym.

— Je me paye seulement un entraînement quand j’ai besoin de bouger un peu. Ça m’arrive rarement… Si tu as le temps cette semaine, on devrait aller prendre un café.

— T’as raison… On s’écrira pour planifier ça, lança-t-il avant de rejoindre ses amis qui venaient d’arriver.

Notre échange avait été d’une banalité sans nom, mais le rencontrer suffisait pour me faire sourire. Je marchais d’un pas léger vers un des quarante-deux gyms du Village en réalisant que ma relation avec le sport était limite bipolaire. Selon mes humeurs, j’en ressortais complètement énergisé ou totalement démoralisé. Si j’avais le malheur d’être fatigué — donc vulnérable —, je faisais la gaffe de me comparer aux gros musclés. Je savais pertinemment que pour être aussi gonflés, ces hommes s’entraînaient cinq ou six fois par semaine, qu’ils buvaient des shakes de protéines dégoûtants et qu’ils ne parlaient généralement de rien d’autre que de calories et de fibres musculaires, mais je finissais toujours par me sentir complexé. Chaque fois que je les voyais déambuler dans leurs t-shirts moulants, j’avais l’impression d’être un extraterrestre qu’on avait abandonné sur la mauvaise planète. Mes 165 livres et mes six pieds deux pouces n’arrivaient pas à rivaliser avec ces petits trapus qui m’entouraient. Lorsque j’allais m’étendre sur le bench press pour donner envie à mes pectoraux de venir au monde, je m’imaginais chaque fois échapper la barre, qui me casserait les dents et me broierait l’œsophage.

Drama queen, je sais.

À l’aide de mes amis les miroirs, je voyais les hommes discuter, rigoler, flirter et, bien sûr, se juger. Je finissais généralement par associer les bruits d’efforts de mes voisins à une série de possibilités :

Quand l’envie me prenait d’aller sur un tapis pour faire comprendre à mes abdominaux que le reste de mon corps avait bien hâte de les connaître, je constatais que les répétitions de mes acolytes de l’acide lactique étaient bien plus nombreuses que les miennes. Je me dirigeais ensuite vers l’étape laborieuse du cardio. Étant donné que le tapis roulant était trop court pour mes longues foulées, que le vélo stationnaire était une aberration, que le stair master avait été inventé par l’armée et que le rameur me donnait envie de pleurer, je me rabattais chaque fois sur l’elliptique. Vu que je n’avais jamais été assez stable pour faire du ski de fond, l’idée d’en reproduire les mouvements sur une structure solide avait tout pour me rassurer. Je programmais vingt minutes, une résistance en mode aléatoire qui changeait toutes les trente secondes et j’inscrivais mon poids le plus discrètement possible afin de connaître le nombre de calories dont j’allais être débarrassé. J’empoignais les manches de la machine en tentant de faire abstraction des germes abandonnés par mes prédécesseurs et je laissais mon corps en entier suffoquer.

Cet après-midi-là, devant un miroir du vestiaire, j’ai vu mes espoirs d’aller prendre un café avec Francis s’évaporer d’un coup : des yeux rougis, une tignasse ébouriffée, une barbe de quatre jours et le teint malade, j’avais l’air d’un monstre en phase terminale.

C’est clair qu’en me rencontrant, il s’est juré de ne jamais me revoir…

Plutôt que d’aller perdre le peu d’amour-propre qu’il me restait, en retournant sous les néons du gym, je suis rentré me coucher en petite boule.

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Nous étions arrivés sans trop savoir à quoi nous attendre, visiblement gênés de nous rencontrer ainsi. Nous avancions en essayant de ne pas heurter la tête des hommes et des femmes qui osaient la même aventure. Une fois assis à notre table, nous avons tendu la main pour évaluer la distance qui nous séparait. Je savais qui m’accompagnait. Je connaissais son prénom. Les traits de son visage m’étaient familiers. Je lui avais même parlé pendant des heures avant de le rencontrer. Mais, je n’étais pas du tout préparé à ce qui était en train de m’arriver. Quand Francis m’avait écrit pour remplacer le café par un souper au restaurant Ô Noir, mon cœur avait fait trois tours. Maintenant qu’il se trouvait à mes côtés, j’entendais mes pulsations cardiaques résonner dans ma cage thoracique.

— Je suis sûr que je vais réussir à me rentrer une fourchette dans l’œil, rigolai-je en recevant une assiette dont j’ignorais tout du contenu.

— Moi, j’ai peur d’avaler quelque chose de vraiment bizarre sans le savoir.

Les épices et les textures des aliments nous semblaient moins claires qu’à l’habitude, un peu comme si les informations visuelles dont nos cerveaux étaient privés nous empêchaient de goûter parfaitement ce que nous mangions.

— Je pense que c’est du risotto. On dirait qu’il y a du rhum et des poires dedans.

— Et beaucoup, beaucoup de beurre !

L’obscurité nous poussait à sentir, écouter, ralentir nos gestes et fournissait à nos discussions une impression de transparence et d’intimité.

— Mon père m’avait parlé du resto, glissa Francis. Il disait que la bouffe n’était pas si géniale, mais que l’expérience dans le noir valait vraiment la peine.

— Il vit à Montréal ?

— Non. En fait, il est décédé l’année dernière.

— Oh, je suis désolé. Moi aussi… Je… Mon père est mort il y a cinq ans.

Deux gais orphelins de père, bonjour les clichés !

Lorsque le serveur nous a avisés que nous étions les derniers clients du restaurant, Francis et moi avons regagné l’entrée de l’établissement pour payer. Après une ou deux minutes à réapprivoiser la lumière, nous nous sommes dirigés vers le métro. Fort galant, Francis m’a accompagné sur le quai d’embarquement pour me dire au revoir.

To kiss or not to kiss ?

En imaginant l’embrasser, ma respiration a cessé de coopérer, mes mains se sont mises à trembler, les secondes ont filé et mon métro est arrivé.

— Merci pour la soirée !

Les portes se sont refermées sur mon mes angoisses soulagées. Les écouteurs vissés sur les oreilles, j’écoutais les paroles d’une chanson de Frank Sinatra qui valsait avec ma tête et mon cœur. For once in my life, une rencontre avait été belle et simple du début à la fin.

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J’avançais sur les rythmes fous qui jouaient dans mon iPod, le sourire aux lèvres et la confiance dans l’âme. Je me sentais bien. Je me sentais beau. J’étais fin prêt pour faire tomber Francis sous mon charme. La veille, je lui avais proposé de faire la cuisine pour notre deuxième soirée.

— Allez, ça va être drôle ! On va acheter les trucs ensemble et cuisiner une grosse bouffe après.

— Hum, je suis pas vraiment bon pour faire à manger.

— Moi non plus, c’est ça qui va être comique !

Les seuls talents dont je disposais pour préparer un souper se résumaient à peler des pommes de terre, équeuter des crevettes, couper des légumes, faire la conversation, choisir une ambiance musicale de circonstances et raconter n’importe quoi pour divertir celui à qui revenait la tâche de tout diriger.

— Tout est une question d’attitude. Dis-toi qu’au lieu d’avoir peur de se couper un doigt parce qu’on est au restaurant dans le noir, on va se demander s’il faut appeler le Centre antipoison parce qu’on s’est trompés d’ingrédients !

— C’est bizarre, y a comme une voix dans ma tête qui me dit : « Francis, va pas là. Danger ! Danger ! Danger ! »

— Donc, c’est oui ?

À travers les bruits de neige qui crissait sous mes pieds, j’entendais Francis rigoler en me voyant courir vers l’épicerie.

— J’ai les mains gelées, Francis ! Si on n’arrive pas dans deux minutes, va falloir m’amputer !

En franchissant le hall d’entrée, Francis et moi avons réalisé que nous n’avions pas la moindre idée de ce que nous voulions cuisiner.

— T’inquiète, on va trouver quelque chose, dis-je en regardant autour de moi. Et quand je dis « on », je veux bien sûr dire que JE vais trouver une idée et que TU vas cuisiner.

— Eille ! C’était pas ça l’entente. On était censés être deux poches qui se démènent ensemble…

— Ouais, bon, je comprends que t’as pu voir les choses de cette façon-là, mais… non.

— Est-ce qu’on t’a déjà dit qu’il faudrait t’enregistrer pour que tu puisses écouter tout ce que tu racontes dans une journée ?

— Pas encore… mais j’adore le concept ! Fais ça quand tu veux !

La quantité phénoménale de niaiseries que je disais démontrait à quel point je me sentais bien en sa présence.

Après avoir noté mentalement tous les ingrédients qu’il détestait (fruits de mer, cœurs d’artichaut, betteraves et thon en conserve), j’ai lancé trois options en ayant l’amabilité de le laisser choisir.

— Une lasagne trois fromages. Une fondue au fromage. Ou des nachos au poulet.

— Avec du fromage…

Francis est allé chercher un sac de croustilles de maïs, un pot de salsa douce et un sac de fromage râpé, pendant que je sélectionnais les poitrines de poulet.

— Compte pas sur moi pour couper la viande, lança-t-il en cherchant le rayon des olives. J’ai l’impression d’être un tueur quand je fais ça…

— Mauviette !

Chez Francis, j’ai concocté une sélection de chansons allant de groovy à upbeat afin d’agrémenter notre soirée.

— Émile, y a le poulet qui me regarde croche depuis tantôt. Viens t’en occuper…

Tout en m’acquittant de ma tâche avec grande minutie, j’ouvrais des discussions qui partaient dans toutes les directions.

— Est-ce que tu regardais Les hauts et les bas de Sophie Paquin dans le temps ? Moi, je craquais chaque fois que Malik disait « Sôôôphie ».

— Le Botox, penses-tu que ça peut partir avec les années ? Je veux dire, si une actrice finit par comprendre que deux émotions, c’est pas assez pour jouer, est-ce qu’elle peut arrêter et recommencer à vieillir ?

— Ceux qui disent que les réseaux sociaux empêchent les gens de se rencontrer savent juste pas comment s’en servir. Depuis que je t’ai devant moi, j’ai pas regardé mon cellulaire une fois, et mon existence virtuelle va probablement se remettre de mon absence…

Francis s’est battu pour ouvrir le pot de salsa, je lui ai enseigné la technique pour bien étendre le (surplus de) fromage, et nous nous sommes assis devant le hublot du four pour regarder la mozzarella se faire dorer. Étant donné que notre repas se résumait à mettre cinq ingrédients les uns par-dessus les autres, nous pouvions difficilement le rater. Au lieu de courir aux urgences pour soigner une intoxication alimentaire, nous avons échangé des sourires discrets en discutant de tout et de rien.

Plus tard en soirée, nous descendions les marches de la station Cadillac lorsque LA question est revenue me titiller.

Est-ce que je peux l’embrasser ?

Selon les théories amoureuses de Clara, j’avais le droit d’embrasser un homme à la fin d’une deuxième date, de faire dodo collé à la troisième et de passer au stade supérieur la fois suivante. L’étape du premier baiser était donc tout indiquée.

Allez, t’es capable !

En moins de quinze secondes, le métro s’est amené, nos têtes se sont penchées, la joue de Francis j’ai frôlée et vers le wagon mon corps s’est dirigé. Bref, je n’ai rien vu passer.

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Tous les dix me regardaient en attendant de voir si j’allais y arriver.

— Arrête de réfléchir, Émile, dit mon professeur de théâtre. Je ne veux pas que tu construises une émotion, je veux que tu la vives.

Le but de l’exercice : replonger dans une émotion du passé afin d’en créer de nouvelles. Je consacrais toute mon attention à la reproduction des effets physiques de la tristesse : énergie dirigée vers mon visage et mes oreilles, souffle coupé grâce à de légers soubresauts du diaphragme, pupille dilatée par la lumière que je laissais entrer en grande quantité.

— Tu es mécanique, Émile. Il faut que tu empêches ta tête de tout diriger.

— On dirait que mon souvenir est dans une bulle et que je peux pas y toucher…

— Tu penses à quoi ?

— Au jour où j’ai appris que mon père était mort…

Un malaise a plombé la classe. Seul mon professeur ne semblait pas troublé par ce que je venais d’avouer.

— Ton père est décédé de quelle façon ?

— Il s’est noyé.

— Et tu as pris le temps de vivre ton deuil après coup ?

— Je pense, oui… C’est pour ça que j’ai eu l’idée de passer par là pour l’exercice.

— Ça fait combien de temps que tu n’as pas pleuré en pensant à lui ?

Une éternité.

— Longtemps…

Quatre ans, trois mois et quatorze jours.

— Si ton corps a développé un mécanisme de défense pour éviter les émotions trop intenses, c’est peut-être pour ça que tu as de la difficulté à te laisser aller…

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Je tentais de survivre à mon fantasme depuis mon arrivée. J’étais prêt à tout pour l’impressionner.

— You have to learn how to let go, kiddo.

Selon Bryan, la boxe était le meilleur moyen pour lâcher prise. Pieds à la largeur des épaules, genoux légèrement fléchis, poings vis-à-vis des yeux et près du visage, mon collègue-entraîneur m’enseignait les rudiments du crochet, du direct et de l’uppercut, en ne manquant pas de remarquer que je perdais mon équilibre une fois sur deux.

— Quand tu donnes des coups, tu te sers seulement de ton bras. C’est pas bon. You have to use all your body when you move, dit-il en mettant sa main sur mon flanc pour simuler le mouvement de la partie supérieure de mon corps.

Ben oui, touche-moi encore une fois pour voir si j’arrive à me concentrer…

— Il faut que tu sois précis avant d’être puissant.

Après quelques essais et erreurs, j’ai fini par enligner une douzaine de coups sans perdre pied.

— Don’t try to be good. Just hit me !

Je visais les gants de Bryan avec un mélange de colère et de tristesse. Je frappais, je criais, je grognais, je cherchais ma salive, je courais après mon souffle et je laissais sortir une quantité de sons dont j’ignorais l’existence jusque-là.

Essoufflé, suintant, les jointures meurtries et l’orgueil en jachère, je suis retourné de peine et de misère au vestiaire. J’ai volontairement tourné le dos à Bryan au moment d’aller sous la douche pour éviter de le voir se dénuder. L’humiliation d’une érection indésirable ne faisait pas partie de mes plans pour la soirée.

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Quelque chose de beau se développait entre Francis et moi. J’ignorais ce que c’était, mais c’était là, bel et bien présent. Je refusais toutes les propositions virtuelles qu’on me faisait pour me concentrer sur mon lien affectif non identifié. Francis venait d’ailleurs de m’inviter à rencontrer son meilleur ami, Kévin. Même si l’idée de franchir l’étape du jugement amical me rendait nerveux, je me suis convaincu de charmer ledit ami en usant de mon pouvoir de séduction naissant, de ma vivacité d’esprit débordante et de mon humeur joviale.

Je les voyais arriver à l’entrée du métro Guy-Concordia.

— Salut vous deux !

— Holà muchacho, répondit Francis en me donnant deux becs sur les joues.

— Alors jeune homme, dis-je à l’intention de Kévin, prêt à jouer les chaperons ?

À la seconde où j’ai vu sa petite face de blondinet me dévisager, j’ai su que j’allais devoir travailler très fort pour être dans ses bonnes grâces.

— Ça dépend de ce que t’entends par chaperon…

— Ben… quelque chose comme protéger la vertu de ton ami.

— Avec la quantité de mecs en chaleur qu’on croise dans les clubs, ça m’étonnerait que tu l’intimides, intervint Francis pour clore la discussion.

L’attitude de Kévin n’était pas particulièrement agréable, mais les craintes que j’avais à son égard ont vite disparu. À force de l’observer, j’ai réalisé qu’il avait autant de sex-appeal qu’un poteau de téléphone : des tempes rasées en zigzags, un anneau style Beverly Hills 90210 dans l’oreille gauche, un manteau jaune qui lui donnait l’air d’un citron rabougri et un skinny qui offrait ses jambes de perdrix anorexique en spectacle. Néanmoins, son regard désapprobateur me suivait partout. Chaque fois que j’espérais embrasser Francis en toute intimité, je tombais sur les yeux de Kévin qui me criaient des bêtises.

À la guerre comme à la guerre !

Afin d’endormir la vigilance de mon meilleur ennemi, je faisais preuve d’une générosité continuelle, j’affichais une mine décontractée que rien ne pouvait perturber et j’étais tout ce qu’il y a de plus adorable.

Limite machiavélique.

Je lançais des regards à Francis pour qu’il comprenne ce qui me passait par la tête. Je frôlais ses flancs en le contournant dans une boutique de vêtements. J’effleurais ses doigts en lui tendant les écouteurs d’un poste d’écoute. J’ai même osé la méthode directe en voyant Kévin s’enfermer dans une cabine d’essayage pour enfiler un pantalon. J’ai doucement agrippé le manteau de Francis pour l’attirer vers moi.

— Arrête, dit-il en riant. Il va nous voir.

— Je m’en fous.

Une trentaine de secondes après notre premier baiser, nos sourires complices ont croisé le regard de Kévin ; il comprenait très bien ce qu’il venait de se passer, mais il ne pourrait rien dire, faute d’avoir vu quoi que ce soit.

Avoir su que c’était aussi excitant de prendre les devants, j’aurais commencé il y a longtemps !

En route vers la station McGill, Francis a déposé un paquet dans mon sac et placé son doigt devant sa bouche pour que je reste discret. Incapable d’attendre plus longtemps avant de savoir de quoi il s’agissait, j’ai fouillé dans mes affaires pour y trouver des gants d’hiver.

— Ça t’apprendra à dire qu’il va falloir t’amputer les mains tellement t’es gelé, glissa Francis à mon oreille.

Son cadeau avait tout pour me faire craquer. Francis prenait soin de moi, à sa façon.

Sentiment agréable que voilà.

Deux minutes après notre arrivée chez Francis, le tâcheron de service est allé s’étendre dans une chambre en prétextant que notre journée l’avait épuisé.

J’avoue que ça doit demander beaucoup d’énergie être toi…

Des tortellinis cuisaient, la sauce à spaghetti dégelait, et nous en avons profité pour échanger un bisou par-ci et un baiser par-là. Je me retenais pour ne pas dire à Francis à quel point son ami m’était antipathique.

Au bout d’un moment, l’odeur qui flottait dans l’appartement a convaincu Petite-Chose-faible-et-malade de nous rejoindre dans la cuisine. En sa présence, la complicité qui m’unissait à Francis est allée faire une sieste et le souper s’est bouclé en moins d’une demi-heure.

— Est-ce que ça vous tente de regarder un film ? proposai-je en espérant détendre l’atmosphère. J’ai vu que t’avais Stepmom dans tes DVD. Ça pourrait être chouette.

— C’est tellement un film de filles… dit Kévin, visiblement déterminé à ne pas se faire aimer.

— Ouin, il paraît. Mais tsé, moi, m’empêcher de regarder un film à cause de ce que le monde raconte, c’est pas trop mon genre.

— Ça me tente, moi, lança Francis pour clore le débat.

Au salon, je me suis assuré d’être le premier à m’asseoir sur la causeuse, en sachant pertinemment que Kévin ne viendrait jamais s’installer à mes côtés et qu’il écoperait d’une des quatre chaises droites de la salle à manger.

Dans tes dents, minus.

Malgré la fébrilité qui m’envahissait (être assis-évaché à trois centimètres d’un prospect était tout de même une première pour moi), j’ai réussi à me concentrer sur la joute que se livraient Julia Roberts et Susan Sarandon pendant la première moitié du film. Au bout d’une heure, Kévin est allé se chercher des jujubes au dépanneur. J’en ai profité pour attirer la bouche de Francis vers la mienne.

Dieu qu’il sent bon.

Un quart d’heure plus tard, le profil du meilleur ami est réapparu dans notre champ de vision. Il restait là sans rien dire, surpris de nous retrouver collés l’un à l’autre, avant de retourner s’asseoir sur sa chaise.

END OF THE MOVIE

Minuit approchait et le métro allait bientôt fermer. J’essayais de rassembler mon courage pour demander à Francis si je pouvais passer la nuit chez lui, mais Tâcheron m’a devancé.

— Je dors dans ta chambre ou dans celle de ta coloc ?

— Dans la mienne.

Lorsqu’il a quitté la pièce, j’ai décidé de jouer le tout pour le tout.

— Tu veux que je rentre chez moi ou…

— Je sais pas… tu… tu peux dormir dans la chambre de ma coloc si tu veux.

C’est mieux que rien…

— Parfait.

Je tournais en rond dans cette chambre pendant que Francis se brossait les dents dans la salle de bain. Je l’entendais fermer le robinet, se rincer la bouche, fermer la pharmacie, se diriger vers le couloir. Une fraction de seconde plus tard, les pentures de la porte derrière laquelle je me trouvais se sont mises à grincer.

— Est-ce que je peux dormir ici ?

— Je pensais que tu le demanderais jamais…

Sans me quitter du regard, Francis a retiré ses vêtements un à un. Seul son boxer gardait le fort. À mon tour, j’ai enlevé ma montre, mes chaussettes, mon pantalon, mon t-shirt et un lot de vieux complexes.

JE CA-PO-TE !

Même si nos rapprochements étaient accompagnés de maladresses (dents qui s’entrechoquent, avant-bras qui faiblissent, lèvres qui chatouillent), j’étais trop occupé à gérer mes frissons pour douter de mes capacités.

Je pense que je vais faire une crise cardiaque !

Afin de ne pas succomber à mes tremblements, j’ai eu l’idée d’intensifier chacune de mes manœuvres. Francis m’a fait comprendre, au bout de quelques minutes, que ce n’était peut-être pas la meilleure idée.

— Arrête, Émile… dit-il au bord de l’orgasme. On est dans le lit de ma coloc !

— Oh, merde !

— Sérieux, il faudrait essayer de dormir un peu…

Comment veux-tu que je dorme après ça ?

J’étais couché dans un lit, complètement nu, aux côtés d’un homme tout aussi nu, avec qui je venais de vivre ma première expérience sexuelle. Mes doigts s’empêchaient de parcourir le creux de son dos. Mes lèvres se retenaient d’embrasser sa joue. Tous les membres de mon corps rêvaient de se mouvoir au lieu de rester là sans rien faire. Mes émotions se mélangeaient sans se comprendre, passant d’un éclat de rire retenu à quelques instants de douce euphorie. Au bout d’une petite éternité, j’ai fini par succomber à la loi de Morphée.

Six heures plus tard, je me suis précipité devant le miroir de la salle de bain pour constater l’étendue des dégâts : la peau autour de ma bouche était enflée et j’avais les lèvres en feu.

Cette idée aussi d’embrasser pendant des heures un gars avec une p’tite barbe de trois jours !

Je me suis emparé d’un baume à lèvres et d’un petit pot de crème. Une fois ma tentative de reconstruction faciale terminée, je suis retourné dans la chambre, histoire de récupérer mes affaires. Je me suis penché à l’oreille de Francis, encore à moitié endormi, pour l’avertir de mon départ.

Les stations de métro défilaient sous mes yeux, pendant que je me remémorais toutes les « premières fois » des vingt-quatre dernières heures : premier film collé à un homme, premiers contacts sexuels, premier dodo en cuillères.

Intense, vous dites ?

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— Hey, kiddo ! You had fun last night ! lança Bryan en mettant son index sur mon cou.

Soupir.

— Man, I’m so proud of you ! Your first hickie !

— Mon premier quoi ?

— Une sucette, expliqua Marcelle en faisant signe à Bryan de baisser le ton.

— Did you… I mean… everything ?

— Non… mais quand même pas mal.

— Assez pour… ne plus être virgin ?

— Pas complètement, non…

Plus mes collègues en parlaient, plus j’y repensais, et plus j’y repensais, plus je rougissais. J’avais la phrase « je viens d’avoir du sexe » étampée dans le front et je n’étais pas particulièrement pressé de l’effacer.

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Désormais imperméable à l’Improvisateur, je retournais aux ateliers en ne pensant pratiquement plus à lui. Je n’étais presque pas jaloux quand je le voyais parler avec le Français.

Au programme aujourd’hui : un exercice d’improvisation théâtrale.

— En équipe de deux, je veux que vous inventiez une histoire autour d’un thème imposé, mais sans vous consulter, expliqua notre professeur. Ça va vous obliger à vous écouter et à rester ouvert aux propositions de l’autre.

 

Équipe 1

Thème : la bande dessinée

Le capitaine Haddock prenait un verre de whisky avec Lucky Luke en discutant de l’ambiguïté sexuelle de Tintin.

Totalement surréaliste !

Équipe 2

Thème : la monarchie

La reine Élisabeth racontait à sa servante pourquoi elle n’avait plus envie d’être souveraine en énumérant les éléments rébarbatifs de la royauté.

Convenu, mais divertissant.

 

Équipe 3 (l’Improvisateur et le Français)

Thème : l’intimité

L’Improvisateur s’approchait du Français en jouant la carte de la séduction, alors que celui-ci, mal à l’aise, lui expliquait son incapacité à partager son intimité avec qui que ce soit.

Bonheur suprême.

 

Équipe 4 (moi-même et l’enseignante-policière-toxicomane)

Thème : l’incapacité.

Ma collègue déballait tout ce que son mari fictif était incapable de faire depuis le début de leur relation. De mon côté, je ne savais volontairement pas quoi répondre.

— Tu dois vraiment penser que je suis conne d’être encore là…

Je restais assis sur une chaise, le visage stoïque, la regardant virevolter autour de moi comme une abeille.

— Ça fait six ans qu’on vit ensemble, pis ça fait six ans que j’ai l’impression d’être comme tout le monde.

Je fermais les yeux en inclinant la tête vers la gauche.

— Ça se peux-tu, dans ton petit monde, de t’intéresser à quelqu’un d’autre que toi ?

Je soupirais en concentrant mon attention sur la couture qui se défaisait dans le bas de mon t-shirt.

— Là, tu dois te dire que je fais encore une folle de moi, mais que ça va me passer, comme d’habitude… ajouta-t-elle en se plantant droit devant moi. Regarde-moi quand je te parle !

Je détournais le regard en m’assurant de lui faire sentir tout le mépris qui m’habitait. Lorsqu’elle a vu ma réaction, ma collègue s’est emparée de mon menton pour le ramener vers elle.

— C’est quoi ? Je suis pas assez intéressante pour que tu me parles ? Je sers juste à ça ? dit-elle en m’embrassant à pleine bouche.

Je me suis levé d’un coup.

— Tu penses que tu fais quoi, là ?

— J’attire ton attention ! T’as pas encore compris que j’ai besoin de sentir que je vaux plus que les autres quand tu me regardes ?

— La seule chose que tu veux, c’est qu’un gars te regarde avec les yeux pleins d’eau parce qu’il te trouve donc belle. Ben je veux pas être plate, mais ce sera jamais moi !

Ma collègue se tenait à quelques pieds de distance, pendant que le chaos se déployait dans mon ventre.

— Mais pourquoi c’est si compliqué pour toi ?

Une larme coulait sur ma joue sans que je comprenne pourquoi.

— Qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour que tu me regardes ?

Mes oreilles surchauffaient, mes mains tremblaient et mes yeux n’arrivaient plus à contenir mes larmes.

— D’accord, merci… reprit notre professeur. L’exercice est terminé.

J’ai senti la main de ma collègue faire des ronds dans mon dos pour me consoler. Je n’arrêtais pas de pleurer. Tout mon corps était déréglé. J’étais allé trop loin. Je n’avais pas su doser.

— Excuse-moi… Je pense que j’avais besoin que ça sorte…

Ça, ma peine, cette petite boule de mort qui s’était incrustée dans mon ventre, cette impression de ne pas être assez intéressant ou important pour donner envie à mon père de remonter.

Malgré l’heure tardive, je n’ai pas pu m’empêcher de composer son numéro. La sonnerie s’était fait entendre six fois quand la mamma m’a répondu.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Est-ce que papa était tanné de nous ?

Ma mère accusait le coup en silence.

— Penses-tu qu’il s’est suicidé ?

— Non…

Son ton me laissait entendre qu’elle avait déjà considéré cette possibilité.

— Alors pourquoi il n’est pas remonté ?

— Émile, ton père s’est pas tué… Il a fait une erreur en essayant de prouver qu’il pouvait rester plus longtemps que les autres.

— Je comprends pas…

— Moi non plus. Mais je sais qu’il s’est pas suicidé…

Deux heures plus tard, je me suis endormi, épuisé d’hypothèses et de larmes.