Les Enfants de la Terre brûlée

 
 
Le danger est grand que cette prédation de l’homme par l’homme dépasse toute mesure et que la réduction de la population débouche sur un chaos qui mène à la disparition pure et simple de l’espèce.
Pour éviter une telle dérive, deux précautions sont indispensables. La première va de soi : il faut que le processus soit contrôlé, ce qui implique l’existence d’un groupe apte à le contrôler. La deuxième est la mise sur pied de mécanismes permettant la survie de ce groupe directeur.
Ces deux précautions ont pour nom le Cénacle et l’Archipel.
Guru Gizmo Gaïa, L’Humanité émergente, 1- Pourquoi l’Apocalypse.
 
Jour - 1
 
Longueuil, restaurant Chez Oliver, 22h16
Un objectif dominait la vie de Brigitte Jannequin : ne plus être seule. Traduction : fonder une famille et avoir des enfants.
C’était la raison pour laquelle elle avait rompu avec Stéphane, même si elle continuait d’être attirée par lui. Des enfants, il en avait déjà trois d’un premier mariage ; il était hors de question qu’il en ait d’autres.
Dans sa tasse, le café tiède continuait de tourner lentement, comme s’il avait repris à son compte le mouvement que la jeune femme lui avait imprimé avec la cuiller. L’inertie…
Était-ce la même chose pour elle ? Continuait-elle de tourner autour d’un rêve impossible sous la force d’une impulsion qu’elle avait reçue dans le passé ? Qu’est-ce qui pouvait bien l’avoir lancée avec autant de force dans cette direction ? Sa famille, sans doute. Sa famille qu’elle n’avait pas revue depuis qu’elle avait décidé de suivre Stéphane au Québec.
Trois ans…
Ses parents devaient toujours demeurer dans le même immense appartement, au cœur du XVIe arrondissement. Elle ne les imaginait pas ailleurs. Ils faisaient partie du quartier au même titre que les façades immuables des édifices qui bordaient les grandes avenues. Enfant, elle s’était demandé s’ils avaient poussé dans l’appartement, comme les arbres de la cour intérieure et les plantes exotiques que cultivait sa mère.
Au début, ils s’étaient montrés compréhensifs : c’était normal qu’elle ait une période idéaliste. Ils l’avaient même encouragée dans ses études de biologie. Puis, quand ils avaient compris qu’elle persistait dans sa volonté de devenir biologiste, ils s’étaient faits plus critiques. Son père comptait sur elle. Il fallait quelqu’un pour prendre la relève. Il y avait plus de vingt ans qu’il occupait son siège de député. Son père l’avait occupé avant lui. C’était une des forteresses. Un de ces sièges qui semblaient imperméables à l’alternance électorale, aux courants d’opinion et aux scandales. Les détenteurs du poste, après un temps relativement long, le transmettaient à l’héritier de leur choix.
Quand elle avait quitté ses parents, Brigitte avait l’intention de se donner le temps de faire le point puis de les contacter. Mais les choses s’étaient enchaînées. Et plus le temps avait passé, plus elle s’était sentie mal à l’aise de reprendre le contact : ils voudraient savoir pourquoi elle avait coupé les ponts, pourquoi elle n’avait pas donné de nouvelles plus tôt… Que pouvait-elle leur dire ? Elle-même ne le savait pas. C’était simplement une de ces choses qui arrivent…
Elle regarda sa montre et réalisa qu’elle n’avait pas vu le temps passer. Il y avait plus de vingt minutes que Victor Prose était parti, la laissant en tête à tête avec son café… Elle laissa un billet de vingt dollars sur la table du restaurant et se dirigea vers la sortie.
Il fallait mettre un terme à cette situation ridicule, songea-t-elle en prenant le chemin du laboratoire. Un instant, elle pensa à téléphoner à ses parents. Puis elle se ravisa. C’était le genre d’explications qu’il était préférable d’avoir face à face. Aux prochaines vacances, elle irait passer quelques semaines à Paris.
Quand elle aperçut l’édifice de BioLife Management, son esprit se recentra sur Martyn Hykes. Il lui avait demandé par courriel de le rejoindre à vingt-trois heures au laboratoire du premier étage. Il avait, disait-il, d’importantes révélations à lui faire.
Normalement, Brigitte aurait hésité avant d’accepter ce genre d’invitation. Mais elle connaissait suffisamment Hykes pour savoir à quoi s’en tenir : s’il lui fixait rendez-vous à cette heure, c’était parce qu’il ne voulait pas sacrifier sa soirée de travail. Et s’il affirmait avoir des révélations à lui faire, c’était la véritable raison de son invitation.
Elle en était un peu déçue, d’ailleurs. En privé, Hykes s’était montré une personne chaleureuse et intéressante – tout le contraire du personnage qu’il se croyait obligé de maintenir en tant que directeur de la recherche. Elle aurait aimé mieux le connaître. Mais leurs rapports n’avaient jamais été plus loin que cette camaraderie professionnelle.
 
Hampstead, 3h34
Fogg ouvrit les yeux.
Encore une nuit écourtée. Il s’éveillait de plus en plus tôt. À ce rythme-là, son corps n’allait pas tenir le coup. Ses symptômes, qu’il avait longtemps simulés, devenaient de plus en plus réels. Comme si son organisme finissait par croire à la fiction qu’il lui faisait raconter, jour après jour.
Inutile d’essayer de se rendormir. Ça n’aurait servi qu’à amplifier la douleur dans sa cuisse droite. Selon le médecin qu’il avait discrètement consulté, le nerf fémoral était en train de se dégrader. Cela provoquait des engourdissements de plus en plus prononcés quand il maintenait certaines positions. Jusqu’au point de devenir douloureux. C’était souvent ce qui le réveillait.
Pour combattre la douleur, une seule solution : bouger. Aussi, Fogg commençait-il sa journée en faisant le tour des pièces de l’immense résidence. D’abord celles du premier plancher. Puis celles de l’étage. Et, finalement, celles du sous-sol.
C’était là qu’il redevenait réellement Fogg. Et ce n’était pas un hasard. Il y mettait l’effort nécessaire. Depuis plus de quarante ans, tous les matins en se levant, il consacrait une heure, souvent plus, à devenir Fogg.
Au mur, il y avait une liste des qualités essentielles pour « être » Fogg. Il s’assoyait devant la liste et, pour chacune des qualités, il s’efforçait de retrouver les situations où il l’avait le mieux incarnée. Il s’efforçait ensuite de les visualiser. De les revivre intérieurement. De retrouver les perceptions les plus marquantes, les jeux de physionomie et les tons de voix qui exprimaient le mieux l’attitude recherchée… Au début, bien sûr, il avait été obligé de les imaginer. Mais, avec les ans, son répertoire de situations exemplaires vécues s’était accru. Il lui suffisait de puiser dans sa mémoire.
L’exercice aurait paru superflu à bien des gens. Mais, dans le monde où Fogg évoluait, le plus petit écart de comportement, la moindre apparence de faiblesse, pouvait avoir des conséquences mortelles. Mieux valait ne courir aucun risque. Son projet était trop important pour qu’il se permette la moindre faille dans son personnage… Si quelqu’un pouvait légitimement affirmer s’être construit lui-même, c’était lui.
En d’autres termes, Fogg ne croyait pas beaucoup à la spontanéité… Sauf à celle des autres. Celle-là pouvait être utile.
Il sourit. Puis il se concentra sur le premier mot au sommet de la liste :
 
Impitoyable.
 
Longueuil, 22h43
Le bâtiment ultra-moderne était en partie dissimulé par la forêt qui l’entourait. « Excellent ! » songea Cake.
Les raisons qui avaient amené BioLife Management à construire son laboratoire dans un endroit aussi retiré n’avaient rien à voir avec les préoccupations de Cake. L’entreprise avait sans doute pris en compte la sécurité de la population en cas d’accident, le désir d’échapper à l’attention publique, la possibilité qu’offrait l’endroit de protéger les lieux… Mais, au total, un endroit retiré était un endroit retiré, ce qui allait faciliter grandement l’opération.
Un grichement dans son écouteur le tira de ses pensées.
— Pizz au rapport. Le client est à la table. Pie lui tient compagnie. J’attends l’autre convive dans l’entrée de l’édifice.
En guise de réponse, Cake se contenta d’ouvrir et de fermer deux fois son micro. Les déclics, dans l’écouteur de Pizz, lui confirmeraient que son message avait été reçu.
L’instant d’après, une nouvelle voix se faisait entendre.
— Pie. Je suis dans la cuisine. Le chef m’explique ses recettes.
Cake sourit. Celui qui avait imaginé ce système de communication codée devait faire une fixation sur la nourriture.
— Stew. Je suis en route vers le restaurant. Je serai un peu en retard.
— Spag. Je suis dans le stationnement du casse-croûte.
Le dernier message lui parvint cent dix-sept secondes plus tard.
— Fries et Pogo. Nous arrivons en vue de l’épicerie.
— Vous attendez tous mon signal pour procéder, fit Cake.
Les effectifs étaient en place. Ils avaient déjà disposé du premier client. Il ne restait plus qu’à prendre livraison du deuxième. Une cliente, celle-là. Elle était attendue d’une minute à l’autre. Ensuite, les équipes de mise en scène prendraient la relève.
De toute façon, rien ne pressait. La température était agréable. Et quand ce serait terminé, il y aurait encore des bars et des restaurants qui seraient ouverts.
C’était ce qu’il y avait de bien à Montréal : c’était une ville civilisée. On pouvait y effectuer une opération – les médias, eux, parleraient d’attentat, de terrorisme – et se retrouver moins d’une heure plus tard dans un restaurant agréable, à l’abri des soupçons. Cake était heureux de devoir y rester encore un mois.
Sa main se porta machinalement à son collier, ce qui lui fit penser au groupe : les US-Bashers… Les Nations Unies de la lutte contre l’impérialisme américain, avait dit le recruteur.
On lui avait donné pour mission de diriger un groupe d’hommes qui ne se connaissaient pas et qui ne se reverraient probablement jamais, une fois l’opération terminée. Même Cake ignorait leur identité. Son rôle se limitait à coordonner l’opération selon les directives qu’il recevait.
C’était la beauté du système : si l’un d’eux se faisait prendre, il ne pouvait rien révéler. Cake lui-même ne connaissait pas celui qui lui fournissait ses instructions. Le seul point commun entre tous ces hommes, c’était de détester les États-Unis.
Chacun, d’une façon ou d’une autre, avait été victime des Américains. Soit que leurs proches aient été torturés ou mis à mort par des gouvernements que les États-Unis soutenaient, soit qu’ils aient été expulsés de leur pays, soit qu’ils aient été victimes de censure ou de discrimination. Plusieurs avaient vu leur famille être plongée dans la misère, d’autres avaient été la proie de fonctionnaires ou d’hommes politiques corrompus. Certains étaient même des vétérans américains des deux guerres du Golfe, désabusés par le comportement de leurs dirigeants politiques…
Les bienfaits que la civilisation américaine répandait sur le reste de la planète étaient innombrables. Il y avait autant de formes d’injustice et de violence que d’individus. Mais, quand on remontait l’échelle des causes, on aboutissait toujours à la même : quelque part, des intérêts et des décisions américaines avaient joué, soit à la suite d’un ordre explicite, soit à cause du système que ces intérêts avaient mis en place.
Ce qu’on offrait à tous ces gens, c’était la possibilité de se venger. De le faire en s’attaquant à des intérêts américains.
Après avoir accepté l’offre du recruteur, les membres n’avaient plus de contact direct avec l’organisation. Un jour, ils recevaient un courriel leur demandant s’ils étaient disponibles à partir d’une date donnée, pour une certaine période de temps. Ceux qui répondaient par l’affirmative recevaient une confirmation de réservation de chambre d’hôtel par Internet. Ils avaient simplement à s’y présenter à la date prévue. Le chef d’équipe les contacterait et leur expliquerait en quoi consistait leur travail…
Pour cette opération, c’était Cake, le chef. Trois semaines plus tôt, il avait rencontré un homme dans un petit village au pied des Alpes françaises. L’homme qui lui avait donné le collier. Il avait pris vingt minutes pour lui expliquer comment s’en servir. C’était une mesure de sécurité. Un moyen de communication à l’abri des interférences des intermédiaires.
Cake regarda de nouveau sa montre. Puis il songea à la personne dont il attendait la venue. Disposer d’elle ne devrait poser aucun problème particulier.
 
Montréal, 22h51
Pogo examina soigneusement la disposition des caméras avant de se diriger vers le comptoir des yogourts. Se plaçant de façon à ce que sa main gauche ne soit pas dans l’angle de l’objectif, il glissa la main dans sa poche, en sortit un contenant de yogourt et le mit dans l’étalage.
Il répéta l’opération à quatre reprises. Pendant ce temps, Fries faisait de son mieux pour se placer entre lui et l’objectif de la caméra, de manière à lui offrir une protection supplémentaire. C’était le troisième endroit dans lequel ils se rendaient.
Au moment de ressortir, ils furent interpellés par un agent de sécurité qui leur demanda de les suivre à son bureau et de vider leurs poches de manteau. Fries et Pogo obtempérèrent avec le sourire.
Quand l’agent constata qu’il n’y avait aucun article dans leurs poches, il les regarda un moment sans parler, comme s’il cherchait à comprendre.
— Ouvrez vos manteaux, leur demanda-t-il finalement.
Les deux hommes s’exécutèrent de bonne grâce. L’agent de sécurité crut même percevoir de la moquerie dans leur sourire.
— Il faut se méfier des stéréotypes, répondit Pogo sur un ton bon enfant. Un Arabe n’est pas nécessairement un voleur.
L’agent de sécurité regarda les deux hommes et prit conscience à quel point leur habillement tranchait avec les manteaux amples et défraîchis qu’ils portaient. Leurs complets-veston paraissaient sortir d’un magasin chic.
— Qui vous dit que nous ne sommes pas de riches philanthropes venus distribuer des cadeaux ? ironisa Fries.
Un regard de Pogo le fit taire.
Après avoir hésité, l’agent de sécurité leur fit vider leurs poches de veston, puis de pantalon. Cette fois non plus, il ne trouva rien.
— Je suis désolé, finit-il par dire à contrecœur. Je vous prie d’accepter mes excuses.
Pourtant, la vidéo ne trompait pas : ils avaient repéré les caméras, s’étaient placés de manière à éviter la surveillance, l’un des deux avait enfoui à plusieurs reprises ses mains dans les poches de son manteau, s’était penché vers le comptoir… Et aucun des deux n’avait acheté quoi que ce soit !
D’accord, leur allure ne correspondait pas à celle des voleurs à l’étalage typiques. Mais ça ne prouvait rien : avec la crise économique, de plus en plus de gens de toutes les catégories sociales s’y mettaient… Peut-être avaient-ils un complice ? Pourtant, sur les bandes vidéo, on ne voyait personne les approcher.
Après leur départ, l’agent de sécurité décida de conserver la vidéo de leur visite à l’épicerie pour consultation future. S’ils revenaient, il les aurait à l’œil.
 
Longueuil, 23h06
Brigitte Jannequin n’eut conscience d’être en danger qu’au moment où une main lui plaqua un tissu imbibé de chloroforme sur le visage.
Dans les secondes qui avaient précédé, elle avait aperçu Hykes, affalé sur une chaise derrière son bureau. Surprise qu’il se soit endormi, elle s’apprêtait à aller le réveiller lorsqu’une main avait surgi par-dessus son épaule droite et lui avait collé un chiffon contre le visage. Par la gauche, un bras s’était enroulé autour de son cou et l’avait tirée vers l’arrière. L’odeur désagréable du chloroforme avait alors submergé la presque totalité de ses perceptions. Puis tout avait disparu dans le noir.
Elle n’avait pas pensé qu’elle pourrait manquer de temps pour terminer ses recherches et mieux faire connaissance avec Hykes… Elle n’avait pas pensé qu’elle n’aurait pas le temps de se construire une carrière et d’avoir des enfants… Elle n’avait pas pensé qu’elle n’aurait même pas le temps de revoir ses parents une dernière fois.
En fait, elle n’avait pas eu le temps de penser quoi que ce soit. Un voile noir était descendu sur son esprit.
Par la suite, elle n’avait eu aucunement conscience que quelqu’un l’avait déplacée sans trop de ménagement pour l’asseoir dans un fauteuil en face du bureau. Ni qu’on l’avait attachée avant de lui faire une piqûre.
Elle avait commis l’erreur de croire qu’elle avait tout son temps. Pas une seule seconde, elle n’avait imaginé que la prochaine personne qui la verrait devrait, pour cela, déterrer son cadavre sous des tonnes de blé.
 
Au-dessus de l’Atlantique, un avion de la British Airways, 2h11
Skinner détestait ces allers-retours impromptus que lui imposait Fogg. Une question de sécurité, avait dit le chef du Consortium. Il ne faisait pas confiance aux communications électroniques. Et encore moins aux téléphones. Pas pour ce qu’il avait à lui dire.
De fait, il avait probablement raison, songea Skinner. Subvertir le Consortium pour l’arracher à ses commanditaires était une entreprise qui exigeait quelques précautions.
La rencontre avait permis à Skinner de comprendre les motifs de plusieurs des décisions récentes de Fogg. Même si ce dernier ne lui avait certainement pas tout dit. Pour des raisons de sécurité. En vertu du sacro-saint principe selon lequel il fallait compartimenter l’information et donner à chacun uniquement ce qu’il avait besoin de savoir… Et aussi parce qu’il excellait à manipuler l’information et à la distribuer au compte-gouttes.
Le plan dévoilé par Fogg ouvrait des perspectives stupéfiantes. Mais il mettait Skinner en position de devoir choisir son camp plus rapidement qu’il ne l’aurait voulu. Pour lui, tout se ramenait dorénavant à une question très simple : qui allait-il trahir ? Et à une sous-question : quand ?
De la friture dans le casque d’écoute ramena son attention au bulletin d’informations diffusé sur le petit moniteur devant lui.
… L’empoisonnement résulterait de céréales qui auraient été contaminées par un parasite. Ironiquement, les parents des deux jeunes victimes sont des écologistes radicaux qui ont une alimentation composée uniquement de produits naturels…
Skinner ferma la télé et enleva son casque d’écoute. De toute façon, les médias ne pouvaient rien lui apprendre sur les événements en cours.
Il consulta son BlackBerry.
Il ouvrit d’abord le dossier qui avait pour titre « Institut ». Puis le sous-dossier « Personnel secondaire ». À l’intérieur de celui-ci, il fit apparaître une série de photos.
La première était celle de Graff, le caricaturiste. Skinner prit le temps de la regarder, puis il la fit disparaître en murmurant :
— Trop périphérique.
Suivirent celles de Big Ben et de Celik, qui furent éliminées à leur tour.
Quand celle de Pascale Devereaux apparut, Skinner resta un moment à l’observer.
— Ça devrait aller, dit-il finalement.
Il referma le dossier « Institut » et il en ouvrit un autre dont le titre était « US-Bashers ». La quatrième photo à apparaître fut celle d’un homme dans la jeune quarantaine dont les traits ressemblaient à ceux d’un Indien d’Amérique centrale. Sous sa photo, un seul mot était écrit : « Cake ».
Skinner regarda sa montre. Normalement, l’opération était déjà en cours.
Il referma son BlackBerry et se mit à penser à l’inspecteur-chef Théberge. Officiellement, ce dernier ne dirigeait plus rien, à l’exception d’une petite unité baptisée « unité spéciale », dont il était le seul membre et dont les mandats étaient laissés à la discrétion du directeur du SPVM. Il exerçait également un rôle-conseil auprès du directeur, s’il fallait en croire l’organigramme du SPVM. Son salaire officiel était celui d’un simple policier. Une entente non divulguée lui permettait toutefois de bénéficier de plusieurs accommodements : un équipement informatique échappant aux normes du SPVM, un système spécial de filtration de l’air dans son bureau, un horaire laissé à sa discrétion, la possibilité de déterminer lui-même ses tâches après consultation avec le directeur du SPVM…
Skinner en avait eu la confirmation par un des employés administratifs du Service de police. Mais ce qu’il n’était pas parvenu à savoir, c’était d’où provenait l’argent. Comment étaient financés ces avantages… Officiellement, Théberge lui-même payait tous les avantages dont il bénéficiait. Mais était-ce vraiment lui qui payait ? Fogg avait raison : ça ressemblait à une planque subventionnée de façon occulte par l’Institut. C’était un bon point de départ pour remonter la filière.
 
Longueuil, 23h22
L’individu dont le nom de code était Spag entra dans la résidence de Martyn Hykes et alla directement vers le bureau où le chercheur conservait ses archives.
C’était un des aspects plaisants du travail : avec les US-Bashers, les missions étaient soigneusement préparées. Une semaine plus tôt, il avait pu visiter sur vidéo l’intérieur de la maison et se familiariser avec les lieux.
L’ordinateur était allumé. Spag ouvrit une session et il effaça tous les dossiers relatifs aux recherches de Hykes. Il ouvrit ensuite le logiciel de messagerie électronique et fit disparaître tous les courriels. Puis il activa le logiciel de navigation Internet, accéda à l’espace de stockage sécurisé que Hykes avait loué chez un fournisseur et il détruisit tous les dossiers de sauvegarde qu’il y trouva.
Spag introduisit ensuite un DVD dans l’ordinateur et il transféra dans le logiciel de messagerie une nouvelle banque de courriels. Il plaça ensuite un logiciel de contrôle à distance dans le dossier « applications ».
L’opération effectuée, il éjecta le DVD, le rangea dans son étui et mit l’ordinateur en mode veille. Finalement, il récupéra les DVD de sauvegarde qui étaient rangés dans un des tiroirs du bureau et il les mit dans un sac de transport. Il jeta alors un dernier regard dans la pièce, comme pour s’assurer de n’avoir rien oublié, puis il sortit.
 
Longueuil, chemin du Tremblay, 23h29
Stew n’était plus qu’à cinq rues de la maison de Brigitte Jannequin. C’était de loin la mission la plus simple qu’on lui avait confiée depuis des mois : modifier les courriels archivés dans un ordinateur. Il avait la clé de l’appartement, une seule personne y habitait et il était impossible qu’elle y soit. Des circonstances hors de son contrôle la retiendraient ailleurs, avait expliqué le chef de mission.
Rien, absolument rien, ne pouvait mal tourner. On lui avait même fourni le mot de passe de l’ordinateur.
C’est à ce moment qu’un facteur imprévu avait surgi dans la mission soigneusement programmée de Stew. Il s’appelait Laurent Cinq-Mars et il y avait dix-huit ans qu’il exerçait ce métier de facteur.
Laurent Cinq-Mars revenait d’une soirée abondamment arrosée pour fêter le départ à la retraite d’un collègue. Luttant avec un succès relatif contre le sommeil, il peinait à conserver son Hummer à la droite de la ligne blanche. De temps à autre, sa tête tombait sur sa poitrine et la course du véhicule faisait un écart vers la gauche, écart que Cinq-Mars corrigeait d’un coup de volant au moment où il se réveillait brusquement.
La dernière fois qu’il s’éveilla, la lumière d’un véhicule venant en sens inverse l’éblouit. Il donna le coup de volant trop tard et dans la mauvaise direction. Le Hummer heurta le devant du véhicule de Stew, monta par-dessus le capot et continua sa course à travers le pare-brise, qu’il écrasa contre le visage de son occupant.
Laurent Cinq-Mars et son Hummer, qu’il avait acquis à la suite d’un héritage, étaient pratiquement indemnes, ce qui prouvait qu’il avait eu raison de tenir son bout contre son épouse. Le Hummer n’était pas seulement un caprice de macho. C’était un investissement dans sa sécurité. En cas de collision, avait-il argumenté, il aurait plus de chances de s’en tirer.
Pour Stew, par contre, la situation était nettement plus critique. Privés de l’architecture osseuse et du support des membranes qui maintenaient à leur place chaque partie du cerveau, les neurones et les cellules gliales s’étaient joyeusement mélangés. Ils formaient maintenant une soupe physiologique totalement inapte au maintien des délicats équilibres qui assuraient à son organisme un fonctionnement minimal. À l’intérieur de son corps, des processus biologiques continuaient de se dérouler, mais, comme organisme global, il était mort.
 
Fort Meade, 23h44
Le logiciel avait reconnu sept mots clés : terrorisme, guerre, violence, carnage, destruction, famine, chaos… Certains des mots étaient répétés à plusieurs reprises. L’analyste de la NSA sélectionna le message et le fit jouer.
À l’écran, un personnage revêtu d’une bure ocre et dont les traits étaient cachés par un masque de bouddha souriant déclamait le texte sur un ton inspiré.
Depuis trop longtemps… Depuis trop longtemps, les êtres humains prolifèrent et maltraitent la Terre sans remords. Depuis trop longtemps, ils la forcent à produire jusqu’à l’épuisement. Depuis trop longtemps, ils l’empoisonnent et la vident de ses ressources… Depuis trop longtemps…
En vérité, je vous le dis, cette époque est désormais révolue. Le premier cavalier est en marche. Il est sur le point de frapper. Je le vois qui vient… Derrière lui se répandra la famine. Les récoltes seront rongées par la peste brune. Le riz et le blé pourriront dans les champs. L’humanité entière sera affamée. Des violences de toutes formes surviendront. Ceux qui ont vécu par le carnage mourront dans le carnage… Voilà ce que j’ai vu.
Il est révolu, le temps du gaspillage alimentaire, de la destruction des espèces et du saccage des ressources naturelles. Il est révolu, le terrorisme que l’espèce humaine fait régner sur la planète. Voici maintenant venu le temps du terrorisme de la planète à l’endroit de son parasite.
En vérité, je vous le dis, ce n’est pas une époque joyeuse qui nous attend : comme toutes les renaissances, celle qui vient sera précédée de chaos et de grandes catastrophes. Nombreux seront les survivants qui trouveront leur réconfort en prenant parti pour Gaïa. Nombreux seront ceux qui voudront accélérer la destruction de ses ennemis…
À cause du côté folklorique du message, l’analyste hésitait sur la cote à lui attribuer. Mais Guru Gizmo Gaïa était le maître dont s’était réclamé un nouveau groupe écoterroriste, Les Enfants de la Terre brûlée. Mieux valait ne rien laisser passer. De cette manière, on ne pourrait rien lui reprocher. Il accola au message un signal d’alerte rouge.
Si le superviseur confirmait son évaluation, l’enregistrement se retrouverait directement sur le bureau du directeur, John Tate. Comme tous les messages liés au terrorisme alimentaire.