Livre 1 – Les Cathédrales de la mort
Laissée à elle-même, l’humanité va reproduire à l’échelle planétaire la catastrophe de l’île de Pâques.
Guru Gizmo Gaïa, L’Humanité émergente, 1- Pourquoi l’Apocalypse.
Jour - 1
Montréal, salon funéraire, 9h33
La première mort de Henri Matton fut lente et laborieuse. À la fin, il pesait à peine quarante et un kilos soixante.
Sa deuxième mort fut la plus douloureuse. La plus dévastatrice. Injectés dans différentes parties vitales de son corps, les microorganismes se jetèrent massivement à l’assaut des tissus internes, liquéfiant la délicate mécanique de l’entretien de la vie.
Sa troisième mort fut plus rapide. En faisant irruption dans ses poumons, l’eau eut vite fait d’interrompre la plupart de ses fonctions vitales résiduelles et de couper court à toute sensation consciente.
Sa quatrième mort acheva de consumer son apparence humaine. En quelques secondes, le four porta la température de surface de sa peau à plusieurs centaines de degrés… Une fois l’épiderme calciné, une fois les chairs sous-jacentes légèrement entamées, les flammes s’interrompirent aussi brusquement qu’elles étaient apparues.
Lorsqu’un employé le découvrit, Henri Matton reposait dans un cercueil, au crématorium, depuis un peu plus de trois cent quarante et une minutes.
Soixante-dix-sept minutes plus tard, c’était au tour de l’inspecteur-chef Théberge de soulever le couvercle du cercueil. Il prit le carton déposé sur la poitrine carbonisée du cadavre et le tint à bout de bras pour le lire :
Je désire m’entretenir dans les plus brefs délais
avec l’inspecteur-chef Gonzague Théberge.
Paris, hippodrome Longchamp, 16h25
Noyés dans la foule des sept mille parieurs et simples spectateurs qui occupaient les tribunes, deux hommes et deux femmes avaient une oreillette identique du côté gauche. Ils avaient les yeux rivés sur un des chevaux encore en course. Chacun des quatre suivait un cheval différent.
Jean-Pierre Gravah, Hessra Pond, Larsen Windfield et Leona Heath ne s’étaient jamais rencontrés. Ils savaient simplement que les trois autres membres de leur groupe étaient quelque part dans la foule. Ils n’avaient aucun indice pour se reconnaître. La chose n’avait d’ailleurs pas été jugée utile. Seule la course avait de l’importance.
Dans leur oreillette, une voix avait indiqué, quelques minutes avant le départ, que c’était celle-là qu’ils devaient observer. Chacun des quatre savait à qui cette voix appartenait : Lord Hadrian Killmore. Mais ils ne savaient pas où il était. Probablement à une table de choix dans le restaurant panoramique qui surplombait la piste.
Bizarrement, de tous les chevaux qui avaient pris le départ, seulement quatre étaient encore dans la course : les quatre sur lesquels leur regard était rivé depuis le début.
C’était une course étrange, qui ressemblait plutôt à un jeu de massacre. Un cheval avait chuté presque au début, en entraînant deux autres avec lui. Puis un cavalier avait vu sa monture faire brusquement un écart et le désarçonner.
Les quatre chevaux encore en course avaient une couverture de selle d’une couleur différente : brune, bleue, gris pâle et rouge. Ils franchirent la ligne d’arrivée dans cet ordre… Brown Sugar, Lady Blue, Mister Grey et Red Barron.
C’était là l’information que les quatre individus étaient venus chercher. Chacun savait ce qu’il avait à faire. Leurs préparatifs étaient à toutes fins pratiques terminés. Le seul détail qui restait à préciser, c’était l’ordre de leur entrée en scène. Ce qui venait d’être fait.
Comme ils connaissaient Lord Hadrian Killmore, le procédé ne les avait pas trop surpris. L’homme aimait les gestes symboliques. Et quoi de plus approprié qu’un champ de course pour annoncer dans quel ordre ses cavaliers à lui allaient se manifester dans le monde ?
Parce qu’ils étaient ses cavaliers. Les quatre cavaliers de l’Apocalypse.
Drummondville, 21h39
Souvent, le soir, F s’assoyait dans la cour arrière et elle parlait à Bamboo Joe dans sa tête. Bien sûr, il ne répondait pas. Mais le simple effort de formuler ses pensées comme dans une conversation avec une personne réelle l’aidait à voir clair.
Il y avait maintenant vingt minutes qu’elle était assise dans la balançoire, au centre du rond de pierres. Comme souvent, elle faisait le point sur l’évolution de l’Institut.
Au cours des dernières années, la situation avait évolué de façon marquée. L’Institut délaissait de plus en plus l’action directe et se concentrait sur l’analyse d’informations. Quand l’état d’un dossier était jugé satisfaisant, F le communiquait à l’agence ou à la personne qu’elle estimait la plus apte à s’en servir.
La plupart des bénéficiaires de ces informations étaient les informateurs privilégiés de l’Institut. Ces contacts que F avait développés au cours des ans travaillaient à l’intérieur des principales agences ou organisations policières de la planète. Leur distribuer un nombre croissant d’informations stratégiques avait eu comme effet de resserrer les liens avec eux. Les informations qu’ils envoyaient à l’Institut s’étaient mises à augmenter. Un échange de bons procédés… À sa manière, l’Institut fonctionnait de plus en plus comme une agence de courtage en informations.
Parallèlement à cette évolution, le nombre des opérations de terrain avait diminué. La plupart des sections action avaient été liquidées. À vrai dire, seul Hurt avait maintenu la cadence, poursuivant inlassablement sa croisade contre les réseaux de trafic d’enfants et de commerce d’organes. Aidé de l’Institut pour la collecte d’informations, il opérait la plupart du temps en solitaire quand venait le temps de passer à l’action… Dans la mesure où une personne atteinte du syndrome de personnalités multiples pouvait travailler en solitaire.
Cette pensée fit sourire F. Heureusement, les différentes personnalités de Hurt semblaient avoir atteint une forme d’équilibre. Nitro continuait de faire des siennes à l’occasion, mais Steel réussissait à le contrôler… Comme si l’action fournissait un dérivatif au conglomérat improbable de personnalités que constituait Hurt. Qu’elle lui procurait un certain apaisement.
L’action…
À part la croisade de Hurt, les opérations de l’Institut se réduisaient de plus en plus à des actions ponctuelles contre le Consortium, quand il n’y avait pas moyen de les déléguer à une autre organisation. Le reste du temps, les principaux collaborateurs de F se concentraient sur du travail d’analyse, soit sous la direction de Blunt, qui coordonnait les recherches sur le Consortium, soit sous celle de Poitras, qui gérait les biens de la Fondation et qui acheminait à l’Institut ses demandes de renseignements.
Quand elle y réfléchissait, F se disait que c’était la mise sur pied de la Fondation qui avait marqué le vrai point d’inflexion dans l’évolution de l’Institut. C’était à partir de ce moment que ses activités s’étaient de plus en plus concentrées sur la collecte et l’analyse de renseignements.
— Vous pensez à Gunther ? fit brusquement la voix de Bamboo Joe, six ou sept mètres à sa gauche.
Elle ne l’avait pas entendu venir. Il était accroupi auprès d’un buisson de bruyère dont il examinait attentivement les branches, comme s’il essayait de compenser par sa concentration la faible lumière des lampes de jardin plantées dans le sol.
Un beau jour, Bamboo lui avait annoncé qu’il avait repris son ancien nom, celui sous lequel elle l’avait connu. Mais il entendait demeurer son jardinier. Si elle voulait bien de lui.
Depuis, elle le voyait de temps à autre, au gré de ses heures de travail. Le problème, c’était qu’il pouvait disparaître pendant trois jours, revenir deux heures au milieu de la nuit pour arroser deux ou trois plantes, en tailler une autre, puis disparaître de nouveau pour plusieurs jours.
— Je viens quand le jardin a besoin de moi, avait-il dit pour expliquer son horaire irrégulier.
— Et quand moi, j’ai besoin de vous parler ? avait répliqué F.
— Si vous en avez vraiment besoin, je serai là.
Sur cette réponse, il avait disparu pendant plus d’une semaine.
F soupira. Jamais elle ne comprendrait de quelle manière fonctionnait l’esprit de Bamboo Joe. Puis son attention revint à la question qu’il lui avait posée.
— Pas spécialement, répondit-elle après un moment.
Sauf qu’en y repensant, elle réalisa que la mort de Gunther avait eu lieu juste avant la mise sur pied de la Fondation. Est-ce que la mort de son mari pouvait l’avoir marquée au point de l’amener inconsciemment à réorienter l’Institut ? à diminuer les actions de terrain pour réduire le risque auquel elle exposait ses agents ?
— Toujours aussi satisfaite de l’excellente mademoiselle Weber ? demanda Bamboo sans lever les yeux vers elle.
F le regardait, immobile, penché au-dessus du plant de bruyère.
— Je n’ai plus grand-chose à lui apprendre. Elle pourrait diriger l’Institut à ma place.
— Est-ce que ça veut dire qu’elle est prête ?
Cette fois, Bamboo avait tourné la tête vers elle avant de poser la question. Son visage affichait un sourire bienveillant.
— Vous pensez qu’elle ne l’est pas ? demanda F.
— Comment savoir si quelqu’un est prêt ?
Comment savoir, en effet, songea F… Si elle avait posé la question à Dominique, la réponse aurait été : non. C’était normal. D’ailleurs, elle-même, était-elle prête quand elle avait commencé ?… Probablement pas. C’était le travail qui vous faisait… ou vous détruisait.
— Vos ouailles vont bien ? demanda Bamboo Joe.
Ses ouailles… L’expression fit sourire F. C’était la façon de Bamboo de se moquer de sa tendance à la surprotection. Au sens vieilli du terme, les ouailles étaient des brebis. Et, par analogie, les fidèles dont le pasteur devait s’occuper.
Ses ouailles… Dans son esprit, elle pouvait presque les voir devant elle, comme réunies pour une photo commémorative. Tout en continuant de travailler pour l’Institut, elles suivaient toutes leur voie.
Blunt était en train de devenir un Italien d’adoption ; Moh et Sam continuaient de planifier l’achat d’une auberge dans une île grecque ; Claudia semblait avoir réappris à vivre et Kim, fidèle à sa promesse, veillait toujours sur Claudia, même si, avec le temps, l’amitié avait redéfini leurs rapports.
À Paris, Poitras travaillait à plein temps pour la Fondation et Chamane continuait d’habiter le Web, même s’il faisait de plus en plus souvent escale dans le monde réel… Et puis, il y avait Dominique… Dominique qui devrait bientôt la remplacer.
Ses ouailles…
Accroupi à côté de la bruyère, Bamboo Joe la regardait en souriant, sans dire un mot. On aurait dit un sourire de bouddha gravé dans la pierre.
— Tout le monde va bien, répondit F.
— Qu’est-ce que ça vous fait d’avoir à vous en séparer ?
À cette question, F n’avait pas de réponse. Malgré sa propre préparation, malgré qu’il s’agissait d’une décision mûrement réfléchie, elle n’avait aucune idée de ce que ça lui ferait vraiment.
Sauf que le moment était venu.