Livre 2 – Les Musées meurtriers
Pour exercer leur influence sur le reste de la planète après l’Exode, les superprédateurs ont besoin d’intervenants clés dans le monde extérieur, des alliés capables d’assurer un minimum d’ordre et d’intervenir au besoin pour corriger certains excès.
Les mieux placés pour s’occuper de ce travail de régulation sont les grands groupes criminels. Dans le monde chaotique qui s’annonce, eux seuls disposeront des moyens et de l’organisation nécessaires pour imposer leurs décisions. Eux seuls auront la possibilité d’accaparer une part suffisante des ressources pour maintenir leurs structures et s’assurer d’un fonctionnement continu.
Ils constituent la partie extérieure du deuxième cercle des Essentiels.
Guru Gizmo Gaïa, L’Humanité émergente, 2- Les Structures de l’Apocalypse.
Jour - 1
Montréal, 3h27
La pluie fine et froide transperçait les rares spectateurs qui s’étaient amassés sur le trottoir. À l’abri des éléments, dans le confort plus ou moins climatisé de la voiture de service, l’inspecteur-chef Théberge observait l’incendie.
Le premier avait éclaté un peu après minuit. À l’annonce du cinquième, Crépeau, le directeur du SPVM, était venu le tirer de son lit. Ensemble, ils avaient fait la tournée des sites. La simultanéité des embrasements et la rapidité de la propagation des flammes suffisaient à éliminer le moindre doute sur leur origine criminelle.
— Une autre galerie d’art, dit Crépeau.
Depuis le début de la nuit, c’était la septième. À plusieurs endroits, les flammes avaient débordé sur d’autres édifices. On ne comptait plus le nombre d’alertes. Des pompiers de l’extérieur de l’île avaient été appelés en renfort.
— Tu penses que c’est un peintre frustré ? fit Théberge. Peut-être qu’il n’a pas digéré que les galeries refusent ses tableaux…
Il acheva son explication par un geste d’impuissance.
Il avait beau examiner la question dans tous les sens, il ne parvenait pas à formuler d’hypothèse sur les motifs des incendies. La seule bonne nouvelle, c’était que la série semblait s’être arrêtée à sept : depuis plus d’une heure, aucun nouveau sinistre ne s’était déclaré.
En guise de réponse, Crépeau haussa les épaules.
Théberge prit sa pipe, craqua une allumette, regarda la flamme, regarda l’incendie à l’extérieur, puis il éteignit l’allumette avec un geste d’exaspération.
— Combien de victimes ? demanda-t-il en remettant la pipe dans son étui.
— Pour le moment, quatre. Une mère et ses trois enfants. Ils sont restés pris dans leur logement, au cinquième étage, quand le feu s’est communiqué à leur édifice.
— Le père, comment il prend ça ?
— Il est en Afghanistan. Avec l’armée.
Théberge regarda Crépeau et secoua lentement la tête, incapable de répondre. Si on avait voulu un exemple pour souligner l’ironie et la cruauté du destin…
— Il revient dans une semaine, ajouta Crépeau.
Théberge songeait à toutes les statistiques qu’agitaient les politiciens pour soutenir tantôt que tout allait de mal en pis, tantôt que tout allait de mieux en mieux. Comment pouvait-on inclure des événements comme celui-là dans des statistiques ?… Puis il songea aux pays où de telles tragédies constituaient la trame normale du quotidien.
— Je vieillis, dit-il en passant la main sur les rares cheveux qui lui restaient sur le dessus du crâne.
— Tout le monde vieillit, répondit Crépeau.
— Peut-être… Mais depuis un mois ou deux, j’ai l’impression de vieillir en accéléré.
Venise, 11h53
Blunt examinait avec intérêt la position sur le goban. Par certains côtés, on aurait dit une attaque de débutant : un engagement local rapide qui sacrifiait les perspectives de long terme. Sauf que son adversaire n’avait pas l’habitude de jouer des coups de débutant…
Il y avait longtemps qu’un joueur ne l’avait pas mis en difficulté aussi tôt dans une partie. Rien n’était perdu, mais c’était contrariant. Il allait devoir se préoccuper rapidement de mesures défensives. Son développement stratégique risquait d’en souffrir.
Il posa un pion sur le goban. Puis, au moment où il allait transmettre son mouvement sur le site Internet, Kathy entra dans la pièce.
— Il y a eu un attentat !
Blunt leva immédiatement la tête, sensible à l’inquiétude dans la voix de Kathy.
— Ici ? À Venise ?
— Au Guggenheim.
Quelques mois plus tôt, ils avaient revisité le musée ensemble. L’endroit était consacré aux œuvres de la collection personnelle de Peggy Guggenheim.
— L’attentat a été revendiqué ?
— Un groupe musulman…
Kathy s’arrêta un moment avant de poursuivre, comme si elle avait de la difficulté à se souvenir du nom.
— Les Djihadistes quelque chose… Les mêmes que pour les cathédrales.
Montréal, studio de HEX-Radio, 8h34
La pluie qui tombait sur la ville depuis trois jours n’affectait pas l’humeur de Bastard Bob : il débordait d’exubérance. Difficile de trouver plus hot qu’une série d’incendies criminels. Surtout qu’il y avait des victimes. Le problème, c’était que tout le monde en parlerait. Il fallait qu’il se trouve un angle, une façon d’aborder le sujet qui le démarquerait des autres. Il songea alors à Théberge. Le clou était un peu usé, mais ça continuait de fonctionner. Les attaques de Bastard Bob contre les policiers, et particulièrement contre le nécrophile, étaient en train de de venir sa marque de commerce.
Comme il se levait de son bureau pour se rendre au studio d’enregistrement de l’émission, un signal en provenance de l’ordinateur le fit sursauter. Un courriel venait d’entrer. Le message était bref :
Les Djihadistes du Califat universel revendiquent les attentats contre les galeries d’art perverties.
Un document audio était attaché au courriel. Après l’avoir écouté, Bastard Bob comprit qu’il avait mieux qu’un angle : il avait un scoop.
HEX-Radio, 9h07
… après avoir pillé notre civilisation pour emplir leurs musées, les Croisés occidentaux continuent de détruire nos œuvres d’art. Ils ont saccagé le musée de Bagdad, jeté des bombes sur nos plus belles mosquées. Et maintenant, avec Internet et leurs médias, ils répandent leur art corrompu sur la terre de l’Islam… Leurs œuvres sacrilèges profanent la figure humaine et exploitent le corps des femmes. Ces images dégradantes sont des abominations qui contaminent nos cœurs, corrompent nos épouses, pervertissent nos filles et insultent la religion du Prophète.
Les Djihadistes du Califat universel vont détruire ces instruments de perversion et de propagande. Que les Infidèles qui vont au musée et dans les galeries d’art le sachent ! Que ceux qui demeurent près de ces endroits de perdition le sachent ! Que tous ceux qui encouragent la production de ces œuvres sataniques le sachent !… Ils le feront désormais au péril de leur vie. Nous allons détruire…
Montréal, SPVM, 9h41
L’inspecteur-chef Gonzague Théberge réécoutait le message en compagnie de son ami Crépeau, le directeur du SPVM.
… détruire la contamination à sa source. L’Islam est un monde accueillant, mais il ne saurait accueillir la perversion. Les Infidèles qui alimentent la perversion connaîtront la colère des Djihadistes. Le Califat universel traquera partout sur la planète le virus de la perversité occidentale.
Une fois le message terminé, Théberge arrêta l’enregistrement et se tourna vers Crépeau. Ce qu’il avait prévu se confirmait. Les terroristes éliminés après l’attaque contre l’Oratoire n’avaient été que des exécutants. La tête de l’organisation était intacte et prête à lancer de nouvelles opérations.
— C’est reparti, dit-il.
— À moins que ce soit pour cacher les vrais motifs…
— Tu penses à quoi ?
— Les assurances.
— En brûler sept pour en dissimuler un ?
Théberge était visiblement sceptique.
— J’ai demandé de vérifier s’ils ont le même assureur, répondit Crépeau.
Théberge le regarda, puis un sourire apparut sur ses lèvres. L’idée de Crépeau, c’était que le but n’était pas de ramasser les primes d’assurance, mais de mettre de la pression sur l’assureur. De le mettre en difficulté financière. Avec, à la clé, la menace de déclencher d’autres sinistres s’il n’acceptait pas de payer un certain pourcentage pour sa protection.
Si tel était le cas, le message du groupe musulman était une simple couverture destinée à maquiller l’opération aux yeux du public. L’assureur, lui, saurait à quoi s’en tenir. Il aurait même un prétexte tout trouvé pour ne pas dénoncer le chantage : c’était du terrorisme.
Mais Théberge n’était pas convaincu : le plus probable, c’était qu’il s’agisse d’un attentat des Djihadistes. Et comme il était dans la nature des fanatiques de ne jamais s’arrêter, il fallait tenir pour acquis qu’il y en aurait un troisième, un quatrième…
Paris, 16h34
Ulysse Poitras regardait Chamane avec un sourire amusé.
Tout en ratissant Internet à la recherche d’informations récentes sur HomniFood, le jeune hacker lui avait parlé successivement de la nouvelle table informatique de Microsoft, des entrepôts de céréales qui avaient été pillés par la population en Inde, des progrès de l’informatique quantique, d’un groupe de musique montréalais qui jouait du punk celtique, du problème de la congestion des autoroutes informatiques, de la chaise « bureau intégral » d’une jeune compagnie québécoise…
Il en était maintenant à parler de Geneviève.
— Hier, elle s’est levée à quatre heures du matin pour se faire des toasts au miel avec du jambon.
Puis il ajouta, comme si la conclusion allait de soi :
— Les filles, ça a vraiment des goûts bizz.
— T’es sûr qu’elle n’est pas enceinte ? demanda Poitras en s’efforçant de ne pas trop laisser paraître son amusement.
Chamane se tourna vers lui, l’air sidéré.
— Tu penses que ça se peut ?
— C’est pas à moi qu’il faut le demander !
— OK, OK…
Chamane se concentra sur l’ordinateur. Deux minutes plus tard, il affichait une feuille à l’écran.
— La liste des pays, dit-il. Il y en a maintenant onze.
Poitras la parcourut rapidement.
— C’est logique, dit-il. HomniFood signe en priorité avec les pays les plus riches et les plus populeux.
— Comme ça, ils vont sauver l’humanité ?
— Sûrement. Si c’est rentable…
— Ça ne peut pas être entièrement mauvais de fabriquer des céréales qui résistent au champignon tueur.
— Tu sais comment ça fonctionne, les OGM ?
Poitras regardait Chamane avec un sourire retenu, comme s’il venait de lui poser une bonne colle.
— Je suppose qu’ils triturent l’ADN… un truc du genre.
— Je parle de la mise en marché.
Tout en écoutant Poitras, Chamane continuait de répertorier des articles de journaux et des extraits de bulletins de nouvelles qui parlaient d’HomniFood.
— Quand ils vendent les graines, poursuivit Poitras, c’est seulement la première étape. Ensuite, il faut que tu achètes l’herbicide, l’insecticide, des fois deux insecticides différents… Il y a aussi les engrais, chacun ajusté à une étape particulière de la croissance… Tout ça, ça coûte pas mal plus cher que les semences.
— Autrement dit, c’est un racket. C’est comme quand ils te donnent un téléphone mais qu’il faut que tu signes un abonnement de trois ans. Et qu’ils peuvent changer les contrats sans que t’aies rien à dire.
— Dans le style, mais en plus tordu. Parce que tu n’es pas obligé d’acheter les autres produits. Mais tu perds la garantie de rendement si tu ne le fais pas. Parce que les produits sont conçus pour fonctionner ensemble. Que tu te retrouves avec une récolte désastreuse. Et que t’es obligé d’acheter le kit complet l’année suivante, si tu ne veux pas faire faillite… en supposant que tu n’as pas été totalement ruiné la première année.
— Comment ça se fait que tu sais ça ?
— Ça fait partie de leur pitch aux investisseurs.
Chamane regarda Poitras comme s’il parlait une langue inconnue.
— Leur pitch de vente, reprit Poitras. Pour expliquer à quel point ça va être rentable. À quel point ils tiennent leurs clients par les couilles. Ils appellent ça les fidéliser… Le problème, c’est que la plupart des paysans qui achètent leurs semences n’ont pas les moyens d’acheter les autres produits. Ils se retrouvent avec des rendements inférieurs à ce qu’ils obtenaient avant avec leurs semences locales. Mais ils ne peuvent pas revenir en arrière parce qu’il ne reste plus assez de semences locales. Elles ont été remplacées à peu près partout par les OGM… ou elles ont été contaminées.
— C’est toi qui as été contaminé, se moqua Chamane sans cesser de regarder son écran. Tu parles comme un freak écolo.
— Les risques écologiques, tu n’as pas le choix de regarder ça avant d’investir. Tous les risques extrafinanciers, en fait. Autrement…
Poitras s’interrompit brusquement. Son regard était rivé sur la partie droite de l’écran de verre, où Chamane avait ouvert une fenêtre pour qu’il puisse suivre les informations sur le site de France Info. Sur le fil de presse, au bas de la fenêtre, un message rouge en caractères gras défilait.
Attaque terroriste à Paris. Deux bombes au Louvre. Huit morts. Sarkozy doit prendre la parole sous peu.
— T’as vu ça ?
Sans prendre le temps de répondre, Chamane avait déjà ouvert une nouvelle fenêtre dans la partie gauche de l’écran de verre. Il s’agissait de l’espace de travail où il avait regroupé les plus importantes sources officielles d’information. Les pages de chacune des grandes agences et des principaux journaux commençaient à s’afficher, l’une à côté de l’autre : BBC, Reuters, UPI, Fox-News, Le Monde, Al-Jazeera, France Presse…
Longueuil, 11h02
Victor Prose était perplexe. Son compte chèque affichait 10 882,44 $, ce qui faisait exactement dix mille dollars de trop. Sans doute une erreur de saisie de données.
Au moins, l’erreur était à son avantage. Mais il faudrait qu’il contacte sa succursale. On lui demanderait sûrement de remplir des formulaires. Même si l’erreur n’était pas la sienne !
Il quitta le site Internet de la banque et se rendit sur le site de TF1, où il choisit l’écoute en direct. À l’écran, un présentateur était cadré en gros plan.
… merci à vous, Jean-Marie Colombier. On se retrouve après la conférence de presse pour vos commentaires sur la déclaration du président.
— Juste à temps, murmura Prose.
Une image de la façade du Louvre remplaça le visage du présentateur. Puis une autre image apparut, montrant le président de la France devant la façade du Louvre. Un garde du corps tenait un parapluie de golf au-dessus de sa tête pour le protéger de la pluie fine qui tombait. Une foule de journalistes, également protégés par des parapluies, tendaient des micros devant lui.
Le président avait dû insister pour faire la conférence sur les lieux de l’attentat, songea Prose : pour montrer qu’il était sur le terrain, qu’il s’occupait vraiment des problèmes.
Prose monta le volume de la télé.
Avant tout, je veux présenter, au nom des Français et des Françaises, mes condoléances aux proches des victimes… Il s’agit d’un acte barbare…
Le président parlait sur un ton grave, par phrases courtes, avec des pauses de deux à trois secondes entre chaque bout de phrase, comme pour laisser au public le temps d’assimiler son discours par petits morceaux. À la fin de chaque bout de phrase, sa voix baissait, comme pour souligner par une chute le côté accablant de la situation.
… d’une attaque insensée… Les responsables de cette abomination seront poursuivis avec toute la force de l’État… Ils seront traduits en justice et punis… Je m’y engage… La France ne laissera pas un groupe de voyous semer la terreur dans la population… Ces terroristes, ils ne s’attaquent pas seulement aux symboles de notre civilisation… Ils dénaturent la religion dont ils se réclament… dégradent son image… C’est l’Islam lui-même que l’État français s’engage à défendre… en éradiquant ceux qui veulent l’instrumentaliser à des fins barbares…
Le chef de l’État fit une pause particulièrement longue, qui laissa de nombreuses secondes au mot « barbares » pour déployer tout son sens. Puis il reprit sur un rythme accéléré. Les pauses cessèrent de découper aussi fortement les phrases. On aurait plutôt dit une accumulation d’efforts, comme si chaque nouvelle affirmation se dépêchait de venir appuyer la précédente, de la renforcer.
À ma demande, une réunion du gouvernement a été convoquée. Notre réaction sera rapide. Énergique. Déterminée. Je vous l’assure… Je sais que ce sont des heures difficiles. Mais je sais aussi pouvoir compter sur la collaboration de tous les Français. De toutes les Françaises… La France ne se laissera pas intimider. Elle demeurera la terre de la tolérance qu’elle a pour vocation d’être. La terre du respect de l’autre et de la solidarité. La terre de la cohabitation pacifique des différences… Vive les Français ! Vive les Françaises ! Vive la France !
Une fois sa déclaration terminée, Sarkozy s’éloigna d’un pas rapide, entouré de ses nombreux gardes du corps et des porteurs de parapluie, comme s’il devait déjà être ailleurs, que d’autres événements réclamaient de façon urgente sa présence.
Victor Prose quitta le site de TF1. S’il avait besoin des commentaires du présentateur, dont la tête avait de nouveau envahi l’écran, il pourrait les retrouver sur Internet.
Il ouvrit le dossier contenant les marque-pages des sites d’informations auxquels il était abonné : les commentaires sur les événements devaient déjà affluer.
Comme la page du premier site s’affichait, les onze premières notes d’une pièce de Coltrane se firent entendre : il avait du courrier… Sans s’en rendre compte, il se mit à murmurer les premiers mots de « Kulu Se Mama ».
Montréal, 11h26
Depuis une vingtaine de minutes, Théberge arpentait les salles dévastées du Musée des beaux-arts de Montréal en compagnie du conservateur de l’institution, Jean-Louis Dandeneault. Dans chaque salle, c’était le même scénario : les pièces qui avaient le plus de valeur s’étaient volatilisées. Sur les murs, il ne restait que les encadrements vides.
— Je n’ai jamais rien vu de tel, fit Dandeneault.
Puis il ajouta, comme si c’était le comble de la barbarie :
— Ils ont fait un travail de salauds !
— Ceux qui attentent au bien d’autrui sont rarement des parangons de délicatesse, répondit Théberge.
Le conservateur se tourna vers Théberge. L’indignation le submergeait. Au point que l’accent français qu’il avait mis des années à cultiver faiblissait par moments.
— Vous ne voyez donc pas ?… Ils ont taillé dans les toiles ! Regardez !… Ils les ont… arrachées !
Son ton était celui d’un professeur exaspéré qui essaie de faire comprendre un problème élémentaire à un cancre. De la main, il lui montrait les murs.
À plusieurs endroits, des morceaux de toiles mal coupés ou arrachés pendaient des cadres vides.
Dandeneault était atterré.
— Ce ne sont pas des professionnels, ajouta-t-il comme s’il s’agissait d’un degré supplémentaire dans l’horreur.
Puis, voyant que Théberge ne semblait décidément pas comprendre la raison de son émoi, il ajouta :
— La plupart du temps, quand les œuvres sont « retrouvées », c’est parce que les voleurs ont contacté la compagnie d’assurances et qu’ils se sont entendus sur un prix pour leur restitution. Dans ces cas-là, on est sûr qu’elles ont été bien conservées et qu’elles n’ont pas été abîmées… Mais là… là…
— Et quand ce ne sont pas les voleurs qui contactent les assurances ?
— Souvent, ce sont des vols sur commande. Un collectionneur laisse savoir qu’il désire tel ou tel tableau, qu’il est prêt à acheter des œuvres de tel ou tel style. Il existe des groupes spécialisés qui travaillent à satisfaire cette demande… Dans ces cas-là aussi, les œuvres sont bien traitées. Elles peuvent refaire surface dix ans, vingt ans… ou même cinquante ans plus tard.
— Tandis qu’ici…
— Je ne comprends pas. Ils ont fait l’effort de choisir les œuvres les plus reconnues… les plus modernes…
Il fit un geste de la main.
— Et regardez ce qu’ils ont fait !
Lui qui pouvait disserter durant des heures – Théberge se souvenait d’un dîner officiel au cours duquel Dandeneault avait sévi durant quarante-sept minutes entre l’entrée et le plat principal ! –, il était maintenant pantois.
Théberge, pour sa part, était aux prises avec une hypothèse qui le laissait à court de réactions. Se pouvait-il que les incendies aient été allumés dans le seul but de faire diversion ? d’accaparer les policiers et de laisser le champ libre aux voleurs pour leur opération au musée ?
Radio France Internationale, 18h07
… pour le moins insolite. Des manifestants écologistes, qui affirment appartenir à un groupe qui a pour nom Les Enfants du Déluge, descendent présentement la Seine sur un radeau qui se veut une reconstitution du célèbre radeau de la Méduse.
Tout le long du parcours, le groupe s’est arrêté à plusieurs reprises pour distribuer des brochures annonçant la fonte prochaine des glaciers arctiques et antarctiques. Selon les manifestants, ce cataclysme devrait provoquer un nouveau déluge qui viendra laver les péchés écologiques de l’humanité, toutes religions confondues. Dans le sillage de ce cataclysme, disent-ils, des tempêtes de grande violence vont balayer la planète, la dynamique du Gulf Stream va se modifier et l’Europe sera plongée dans une nouvelle ère glaciaire…
Venise, 18h35
Blunt marchait de long en large dans la pièce, allant de la fenêtre, qui donnait sur le Grand Canal, à son bureau, où son ordinateur portable le reliait au bureau du directeur de la NSA. Ils parlaient depuis près de dix minutes, dressant ensemble le bilan des attentats.
Au musée d’Orsay, le tableau de Courbet, L’Origine du monde, avait été vandalisé. Au Louvre, les salles exposant des œuvres de la Renaissance et des toiles de Rubens avaient été plastiquées. Le British Museum, le Prado, le musée Gutemberg à Mayence, ainsi que les musées Guggenheim de New York, de Bilbao et de Venise avaient également été la cible d’attentats. Et, comme la fois précédente, un attentat avait eu lieu à Montréal, alors que la ville n’abritait aucune institution de niveau égal à celles des autres endroits visés.
Partout, les attaques contre les musées avaient été revendiquées par le même groupe. La rhétorique des messages était la même. Jusqu’au profil de l’opération qui était semblable. On aurait cru à une réédition de la vague d’attentats contre les cathédrales.
— Les islamistes sont redevenus le prime mover, fit la voix de Tate.
— Vous voulez que je laisse tomber les céréales ?
— Vous allez sûrement trouver le moyen de vous occuper des deux dossiers… Au Louvre, les kamikazes sont entrés par la porte réservée aux livraisons.
— Ils avaient un complice à l’intérieur ?
— Ils travaillaient tous les deux au musée. Les Français ont encore des détails à vérifier, mais ils sont sûrs de les avoir identifiés.
En arrivant devant la fenêtre, Blunt s’immobilisa un instant pour regarder la pluie qui tombait sur le Grand Canal.
— Ailleurs ? demanda-t-il en se retournant.
Sur l’écran, le visage de Tate continuait de regarder fixement devant lui.
— Rien encore, répondit-il. Mais on épluche la liste des employés. Des fois qu’ils auraient utilisé la même méthode partout…
Montréal, SPVM, 13h51
En compagnie de Crépeau, Théberge examinait la bande vidéo qu’un des policiers affectés à l’enquête avait récupérée. On y voyait une fourgonnette se garer le long du trottoir. Six hommes en sortaient et se dirigeaient vers le Musée des beaux-arts, rue Sherbrooke.
Deux heures vingt minutes plus tard, on les voyait sortir du musée et retourner à la fourgonnette. Le véhicule s’éloignait ensuite à vitesse modérée.
— Ils ont dû mettre les toiles dans un autre véhicule, fit Théberge.
— On n’a rien sur les caméras de surveillance extérieures.
— Et à l’intérieur ?
— Pas une seule image. Toutes les caméras ont été neutralisées.
Théberge releva les yeux vers Crépeau.
— Il n’y a pas eu d’alarme ?
— La centrale de la compagnie de sécurité a continué de recevoir des images normales jusqu’à ce matin.
— Du travail d’expert.
— Des experts qui ont fait du travail de cochon en arrachant les toiles.
Théberge partageait la perplexité de Crépeau. Il n’y avait aucune logique dans cette affaire. Une pièce importante du casse-tête devait leur manquer.
— Ce que je ne comprends pas, reprit Crépeau, c’est comment ils ont fait pour sortir les œuvres.
— Peut-être qu’ils ne les ont pas sorties…
Crépeau regarda un moment Théberge, le temps de réaliser les implications de ce qu’il suggérait.
— Ils les auraient cachées à l’intérieur pour retourner les chercher une fois les choses calmées ?
Deux minutes plus tard, Crépeau avait Dandeneault au bout du fil. Il lui demanda d’effectuer des recherches à la grandeur du musée et de porter un intérêt particulier aux faux plafonds, aux recoins abandonnés et aux pièces rarement utilisées.
— Je n’aime pas ça, se contenta de dire Théberge en guise de commentaire quand Crépeau eut raccroché.
Pourquoi se donner tout ce mal pour mettre la main sur des œuvres qu’ils n’avaient même pas pris le soin de ne pas abîmer ?
HEX-Radio, 14h02
… sept galeries d’art incendiées ! Une chance que la police nous protège ! Autrement, ce serait quoi ?… Est-ce qu’il va falloir demander à la GRC de venir patrouiller dans les rues de la ville ? Est-ce qu’il va falloir demander l’aide de l’armée ? Qu’est-ce que ça va prendre pour que les terroristes arrêtent de faire ce qu’ils veulent dans Montréal ? C’est pas un service de police qu’on a, c’est un zoo !… D’accord, j’exagère : c’est pas un zoo, c’est une clinique psychiatrique. On en a un qui parle aux morts. Un qui contrôle pas ce qu’il dit. Un autre qui se tortille comme un malade pour se gratter… Vous en pensez quoi, vous autres, de ça ? Êtes-vous d’accord que ça prendrait un grand ménage dans la police de Montréal ?… J’attends vos appels.
Montréal, 14h13
Théberge donna un brusque coup de frein pour éviter le camion à ordures qui s’était immobilisé devant lui. Maugréant, il braqua ensuite les roues et se faufila dans la circulation, plus dense qu’à l’habitude à cause de la pluie. Un peu plus loin, il gara sa voiture dans un stationnement interdit et il se dirigea vers le musée.
— On n’a rien trouvé, fit le directeur du musée en l’apercevant.
— Je sais.
— Comment ça, vous savez ? fit Dandeneault, décontenancé.
— C’est vous qui m’avez donné la solution. Quand vous m’avez dit qu’ils avaient découpé les toiles sans ménagement, au mépris de leur valeur.
— Je ne comprends pas.
— Les œuvres ne les intéressent pas. Je veux dire, ils ne s’intéressent pas à leur valeur marchande… ce qu’ils veulent, c’est les faire disparaître.
— Et ils les ont fait disparaître… où ?
— Vous avez vérifié dans les bacs à ordures ?
Dandeneault pâlit.
— Mon Dieu…
— Si je ne me suis pas trompé, vous devriez pouvoir les récupérer…
— Le ramassage des ordures !
Dandeneault semblait en proie à une nouvelle crise d’agitation. Il regarda sa montre, puis il se précipita à travers une série de pièces et de couloirs, entraînant Théberge à sa suite. La dernière porte qu’il ouvrit donnait sur la cour extérieure. En sortant, il vit les pinces mécaniques d’un camion saisir un des bacs et en vider le contenu dans la benne.
Dandeneault courut jusqu’au camion et frappa dans la portière du conducteur jusqu’à ce qu’il baisse la vitre.
— Il ne faut pas compacter ! hurla Dandeneault. Il ne faut pas compacter !
Le conducteur le regardait, l’air contrarié, se demandant sans doute sur quel illuminé il venait de tomber. De la main, il lui fit signe de s’éloigner.
Quelques instants plus tard, Théberge arrivait, essoufflé, le col de son veston relevé dans un effort dérisoire pour se protéger de la pluie. Il montra son insigne du SPVM au conducteur.
Perplexe, ce dernier arrêta néanmoins le compactage.
Drummondville, 14h48
Il y avait plus de deux heures que Dominique parcourait les informations que Pantagruel avait recueillies.
Aucun doute n’était permis. L’opération était concertée sur le plan mondial : même type de cibles, même communiqué pour revendiquer l’attentat, signé par le même groupe, même choix des heures d’affluence, comme si l’on avait voulu maximiser le nombre de victimes.
Il y avait toutefois un détail qui clochait. À Montréal, il y avait eu une série de petits incendies au lieu d’un attentat unique. Et les terroristes ne s’étaient apparemment pas préoccupés de multiplier les victimes… Pourquoi avaient-ils ainsi dérogé à leur plan général ?
Ça ressemblait aux attentats contre les cathédrales. D’ailleurs, en y réfléchissant bien, l’attaque contre l’oratoire Saint-Joseph se démarquait, elle aussi, dans la série des attaques contre les cathédrales… Pourquoi cet intérêt des terroristes à l’endroit de Montréal ? Le gouvernement avait beau avoir adopté une attitude servile face aux Américains, ça ne faisait quand même pas de l’Oratoire une référence mondiale du niveau de Notre-Dame de Paris ou de l’abbaye de Westminster !
Dominique décida d’aller en parler à F.
Lorsqu’elle entra dans le bureau de la directrice de l’Institut, celle-ci se contenta de prendre acte de son arrivée d’un léger mouvement de la tête. Une voix d’homme, un peu enrouée, sortait de l’ordinateur.
— Je n’ai pas d’informations sur ces petites explosions de fanatisme. À mon avis, ce n’est que du bruit.
Fogg !
Dominique s’assit devant le bureau de F de manière à ne pas entrer dans le champ de la caméra.
— C’est quand même du bruit difficile à ignorer, répliqua F avec un sourire.
— C’est justement pourquoi, si j’étais vous, je n’y accorderais pas trop d’importance. C’est trop « médiatique » pour ne pas avoir été conçu en fonction des médias.
— Vous croyez que c’est une diversion ?
— Comme vous le savez, je ne crois pas à grand-chose… Cela dit, je pense que ceux qui ont exécuté ces attentats étaient probablement sincères et à la recherche de publicité. Par contre, ceux qui leur ont fourni les moyens de les exécuter… eh bien, disons que j’ai quelques réserves sur leurs intentions véritables.
Une partie de l’esprit de Dominique suivait la conversation entre F et Fogg ; une autre se demandait pour quelle raison F ne l’avait pas prévenue de cette rencontre téléphonique.
— Ceux qui les subventionnent, vous avez une idée de leur identité ? demanda F.
— Je pense que vous êtes sur une bonne piste en vous intéressant aux céréales.
— Qu’est-ce que des fondamentalistes religieux ont à voir avec les céréales ?
— C’est précisément dans l’espoir que vous le découvriez que je vous en parle.
— C’est une de vos intuitions ou c’est une manière de m’envoyer sur une fausse piste ?
Fogg protesta avec une indignation jouée.
— Jamais je ne ferais une telle chose ! De toute façon, je vous connais : même en suivant une fausse piste, vous finiriez par découvrir la vérité.
— Si vous sortez la flatterie, c’est parce que vous voulez vraiment m’endormir !
Un rire étouffé se fit entendre, suivi de quelques raclements de gorge.
— Vous me connaissez trop bien, dit Fogg.
La familiarité du ton de la discussion rendait Dominique mal à l’aise. Elle se demandait si cette collaboration « tactique » avec le Consortium n’allait pas trop loin. Au cours de la dernière année, la fréquence des discussions de F avec Fogg s’était accrue. Peut-être était-elle en train de perdre son esprit critique face à lui.
— Dans notre métier, on ne choisit pas toujours ses fréquentations, répliqua F sur un ton qui se voulait moqueur.
Elle avait relevé les yeux. Par-dessus l’écran, elle fixait Dominique.
— Comme vous avez raison !… En terminant, je tiens à vous remercier d’avoir envoyé votre agent travailler sous de nouveaux cieux.
— Éliminer une direction de filiale, ça ne se refuse pas.
Londres, un studio de la BBC, 20h01
La présentatrice paraissait émue. Elle quittait plus souvent la caméra des yeux pour regarder sa feuille. Elle aurait pu se contenter de fixer le téléscripteur, mais l’émotion aurait moins bien passé.
Les auteurs de l’attentat à la roquette contre le British Museum nous ont fait parvenir il y a quelques heures un message que nous avons décidé, après discussion avec les autorités, de vous faire entendre.
Sur l’écran incrusté dans son bureau, la présentatrice fut remplacée par un Arabe vêtu d’un costume traditionnel et dont le visage était dissimulé par un keifih et des verres fumés.
Les Croisés occidentaux ont saccagé notre culture et pillé nos mosquées. Ils détruisent l’art musulman. Ils veulent nous imposer à la place un art sacrilège. Un art qui profane le visage humain. Qui caricature tout ce qui est sacré. Leurs œuvres sont des bombes à retardement qui vont exploser dans la tête des Croyants. Elles visent à dégrader le corps de nos femmes. À corrompre nos esprits et à offenser Allah. Tous les croyants doivent lutter contre cette attaque perfide des Infidèles. Les Djihadistes du Califat universel vont détruire leurs images sacrilèges et répandre la terreur chez ceux qui les produisent.
La présentatrice reprit son commentaire. Cette fois, son air était plus décidé :
Toute personne qui aurait des informations relatives à l’attentat est priée de communiquer avec les autorités au numéro…
Drummondville, 15h05
— Si d’autres informations susceptibles de vous être utiles se manifestent à mon attention, dit Fogg, je vous en aviserai.
— Je ferai de même, répondit F.
Après avoir coupé la communication, elle ramena son regard vers Dominique et sourit.
— Ne t’inquiète pas, dit-elle. Je ne suis pas victime du syndrome de Stockholm.
Dominique resta sans voix de se voir aussi clairement percée à jour. F éclata de rire.
— Je n’ai pas grand mérite, dit-elle. À ton âge, j’aurais probablement réagi de la même façon.
Son regard se perdit un instant sur la rivière, que l’on voyait par la fenêtre.
— Peut-être même plus violemment…
Puis elle revint à Dominique.
— Fogg est un être remarquable, dit-elle, et très agréable à fréquenter. Sur plusieurs sujets, nos opinions se rejoignent. Il a un don surprenant pour voir au-delà de la surface des événements. Il se trouve simplement qu’il travaille pour une organisation concurrente que nous devons éliminer.
— Vous ne craignez pas que cela crée inconsciemment des liens ?
— Bien sûr que cela crée des liens. Tout rapport humain crée des liens. Mais cela ne servirait à rien de le diaboliser… Quand je prends la décision de faire éliminer quelqu’un, je tiens à être consciente que c’est d’un être humain qu’il s’agit. C’est beaucoup moins plaisant, mais ça place les choses dans une perspective plus juste. Ça aide à prendre des décisions plus mesurées.
Elle regarda un moment Dominique en silence, comme si elle hésitait sur ce qu’elle allait ajouter.
— Évidemment, reprit-elle, il y a des individus plus difficiles que d’autres à voir comme des êtres humains… Mais bon, rien n’empêche d’essayer.
Elle se frotta le visage avec les mains, les passa dans ses cheveux pour les replacer.
— Maintenant, parle-moi de ta discussion avec Théberge, dit-elle.
— Il a retrouvé presque tous les tableaux.
Quand Dominique lui eut appris de quelle façon il les avait retrouvés, F demeura un moment songeuse.
— C’est cohérent avec le vandalisme dans les autres musées, finit-elle par dire.
— En tout cas, ça élimine les réseaux de trafiquants.
— Fogg a raison : c’est médiatique. C’est fait pour choquer, pour créer des remous dans l’opinion publique.
— On dirait que leur but est de provoquer une guerre de religion… ou de civilisation.
— Oui, mais pourquoi Montréal ?… Tu as une idée ?
Fidèle à sa ligne de conduite, F refusait de plus en plus souvent de lui donner son opinion avant que Dominique ait formulé la sienne – de la même manière qu’elle se dégageait de plus en plus des décisions courantes, laissant la plupart du temps Dominique les prendre seule.
Même si elle comprenait que le procédé avait un but didactique, Dominique n’arrivait pas tout à fait à s’y habituer. S’efforçant de ne pas laisser voir son agacement, elle parla à F de ses interrogations sur les différences entre les attentats de Montréal et ceux du reste de la planète.
— Si on se fie à leur logique, conclut-elle, je suis obligée d’être d’accord avec Fogg : ils veulent provoquer une réaction. La question, c’est : qui veulent-ils faire réagir à Montréal ?
— D’après toi ?
Dominique hésita un moment avant de répondre :
— Quand même pas l’Institut !
— Avoue que ce serait habile…
Puis elle ajouta sur un ton plus grave.
— Tu devrais prévenir Théberge.
Dominique acquiesça d’un mouvement de la tête. Si F lui faisait une recommandation aussi claire, elle devait être réellement inquiète pour le policier.
— Je vais lui téléphoner, dit-elle.
Puis elle reprit le fil de sa réflexion.
— Si c’est pour provoquer l’Institut, on peut penser que les gens qui sont derrière les attentats sont reliés au Consortium.
— C’est une possibilité.
— Ça expliquerait que Fogg vous ait suggéré de ne pas vous occuper des attentats.
— On pourrait aussi penser qu’il a dit ça précisément pour que je m’y intéresse.
Dominique regarda F, étonnée.
— Je comprends, dit-elle après un moment.
— Mais comme il connaît suffisamment le métier pour savoir que c’est de cette façon que je vais réagir…
Cette fois, Dominique se contenta de regarder F et d’attendre la suite du raisonnement.
— D’un autre côté, reprit F comme si elle monologuait à haute voix, il faut garder un esprit ouvert. Il est possible que Fogg n’ait rien à voir dans tout ça. C’est peut-être une initiative de quelqu’un d’autre à l’intérieur du Consortium…
Dominique avait l’air sceptique.
— Quelqu’un qui serait l’équivalent de ce que Hurt est pour nous, poursuivit F. Une sorte de loose cannon…
— Peut-être…
Dominique n’était pas convaincue, mais c’était une possibilité qu’elle ne pouvait pas écarter.
— Et si c’était quelqu’un à l’extérieur du Consortium ? reprit F. Dans le monde du renseignement, il y a encore plusieurs personnes qui doutent de ma disparition et qui rêvent de me retrouver.
Dominique se demandait si cet exercice d’hypothèses était réalisé uniquement à son intention, pour brouiller les pistes et justifier la poursuite de la collaboration avec Fogg.
— Mais tu as raison, conclut F. Il y a probablement la main du Consortium derrière tout ça.
Elle se rassit et ajouta avec un sourire amusé :
— Raison de plus pour suivre de près ce qu’ils font. Vous connaissez le principe : garder ses ennemis le plus près possible !
New York, 16h32
Jeremy Swaggarth entra dans l’entrepôt à peu près vide, ouvrit une porte au fond de l’immense pièce et descendit un escalier. Au bout d’un corridor d’une dizaine de mètres, il ouvrit une autre porte et il entra dans un bureau ultra-moderne.
Une femme l’y attendait, assise derrière un bureau en acajou. Les traits marqués de son visage et son complet-veston cravate lui donnaient un air masculin qu’atténuaient son maquillage et le bleu pâle de ses vêtements. Swaggarth la connaissait sous le nom de Valerie Vale.
— Tout est prêt pour demain ? demanda la femme.
Swaggarth n’était jamais à l’aise en sa présence. Son sourire, toujours un peu ironique, sa façon de tout traiter comme s’il s’agissait simplement de faire des affaires… Vale ne croyait à rien, Swaggarth en était sûr. Mais elle lui apportait les moyens de faire avancer sa cause.
— Tout est prêt, répondit-il. Et personne ne connaît mon vrai nom.
— Ils vont avoir toute une surprise ! Eux qui pensent qu’il s’agit seulement d’une opération publicitaire.
— Une surprise, oui, approuva Swaggarth.
Le sourire de Vale s’accentua.
— Monsieur Swaggarth, je sais que vous me méprisez.
— Mais…
— Et c’est très bien comme ça. Nos motivations sont à l’opposé : vous avez un idéal et je veux faire de l’argent. Mais notre objectif est le même : il faut que les gens prennent conscience que l’eau n’est pas inépuisable. De cette manière, ils y feront davantage attention, ce qui est votre objectif, et ils seront prêts à payer pour la conserver, ce qui est le mien.
Elle se leva de son bureau.
— Venez, je vais vous montrer quelques-uns des projets que nous conservons sur la glace.
Elle l’amena dans une autre pièce, la traversa puis ouvrit une autre porte.
— Une chambre froide, fit Swaggarth, surpris.
— C’est bien ce que je vous avais dit.
Vale lui donna une poussée qui le précipita dans la pièce puis elle referma rapidement la porte.
— Ça fait du bien de se retrouver dans le feu de l’action, dit-elle pour elle-même.
Ignorant le bruit des coups contre la porte de la chambre froide, elle retourna à son bureau en souriant de son trait d’esprit, ramassa les quelques documents qui étaient sur la table et les mit dans son attaché-case. Puis elle sortit de l’entrepôt et marcha vers la limousine qui l’attendait.
L’aéroport était à moins d’une heure. Elle serait au-dessus de l’Atlantique quand les événements qu’elle avait enclenchés se produiraient. Par mesure de sécurité, elle avait éliminé tout document compromettant de son ordinateur portable. Si, par un hasard improbable, les responsables de la sécurité, à Roissy, voulaient vérifier son contenu, ils n’y trouveraient que de la musique, des photos de voyage et des courriels anodins échangés avec des amis amateurs de voyages.
Une fois sur le vieux continent, elle changerait à nouveau d’identité pour couper définitivement les pistes, puis elle se rendrait en Irlande, où elle redeviendrait Hessra Pond.
Montréal, 18h04
Théberge avait décidé de se rendre à pied chez Margot. Sa femme ne revenait que dans la soirée. Elle était partie rendre visite à la plus jeune de ses sœurs et il n’avait pas envie de manger seul.
La sœur de madame Théberge venait de recevoir un diagnostic de début d’Alzheimer. Pour Théberge, c’était probablement la pire maladie qui puisse exister : se voir dépossédé de soi-même jour après jour. Un peu plus chaque jour… Assister à sa propre mort au ralenti… Et plus on était jeune, plus la maladie progressait rapidement, semblait-il. Sa femme lui avait expliqué différentes choses concernant cette maladie, mais il n’y avait pas beaucoup prêté attention. Il avait surtout écouté ce qui se disait derrière ses mots, la peine qu’elle s’efforçait de contenir… Même si elle lui parlait, elle était déjà en pensée avec sa sœur. Elle était en train de se mettre dans un état d’esprit qui lui permettrait de se centrer sur elle, de l’écouter, de lui apporter de l’aide… ce qu’il avait un jour appelé son mode « bénévolat ».
Un frisson le parcourut. Il s’ébroua pour dissiper ces pensées désagréables et se concentra sur ce qui se passait autour de lui. À cause de la bruine qui tombait, les gens marchaient vite, essayant de se protéger en réduisant leur temps d’exposition aux éléments. Pourtant, plusieurs avaient un téléphone portable collé contre l’oreille. D’autres avaient une oreillette, ce qui leur permettait de garder les deux mains dans leurs poches.
C’était hallucinant, la quantité de gens qui marchaient sur le trottoir et qui avaient l’air de parler seuls. Était-ce à cela que menaient les progrès de la communication : des gens qui passent de plus en plus de temps seuls, à parler dans le vide ?
À deux coins de rue de Chez Margot, il aperçut la devanture d’une épicerie dont les vitrines avaient été sommairement bouchées avec du contreplaqué. Une autre victime des actes de vandalisme qui s’étaient multipliés…
Subitement, il se sentit fatigué. L’idée lui traversa l’esprit de retourner immédiatement chez lui et de se coucher sans souper.
La dernière semaine avait été particulièrement pénible. Le « champignon tueur venu du Canada », comme l’appelaient les Américains, avait entraîné toutes sortes de complications pour les policiers : multiplication de vols dans les magasins d’alimentation à la suite de rumeurs de pénuries alimentaires, manifestations devant le consulat des États-Unis pour protester contre la fermeture de la frontière aux produits canadiens, vandalisme contre les bureaux de multinationales de l’alimentation…
Au Québec, à l’Assemblée nationale, il y avait eu un début d’émeute. Un député de l’Union de la Droite Québécoise avait proposé qu’on refoule les étrangers aux frontières pour protéger le patrimoine alimentaire de la province. En réponse, un député de l’Alliance Libérale du Québec l’avait traité d’attardé de souche. Le député de l’UDQ avait répliqué qu’un État normal avait le devoir de nourrir en priorité ses propres citoyens. Le député de l’ALQ avait prédit que les autres pays réagiraient en mettant tout le Québec en quarantaine, ce qui détruirait l’économie… Des insultes avaient été échangées. Puis des coups… D’autres députés s’en étaient mêlés…
Dans les tribunes téléphoniques, il était souvent question de famine mondiale et des moyens que le Québec devait prendre pour y survivre… Les partisans des OGM accusaient les écologistes de prôner l’agriculture sauvage et de nuire aux chances de survie de l’humanité en bloquant la recherche. Les écologistes accusaient les partisans des OGM d’avoir provoqué cette catastrophe : il n’était pas question de les laisser aggraver la situation avec de nouvelles expériences…
Toute la planète semblait prise de folie. Chaque pays développé avait son lot d’épiceries dévalisées et de camions de transport de nourriture attaqués… Même les banques alimentaires avaient dû se doter de services de sécurité. Quant aux producteurs, plusieurs avaient constitué des milices pour protéger leurs récoltes.
Dans les pays en développement, c’était encore pire. Pas un jour ne passait sans que les médias ne recensent de nouvelles émeutes, de nouvelles répressions policières ou militaires, de nouveaux attentats… Les dépôts de nourriture étaient gardés de façon aussi musclée que les dépôts de munition et les rumeurs d’interruption de l’aide alimentaire en provenance des pays riches nourrissaient l’agitation.
Les groupes écologistes radicaux prospéraient. Les groupes anti-écologistes prospéraient. Les premiers accusaient l’humanité de détruire la planète ; les seconds accusaient les premiers de vouloir sauver les animaux au détriment des êtres humains…
Théberge fut tiré de ses réflexions par une voix qu’il mit un certain temps à reconnaître… Cabana !
— Si c’est pas l’inspecteur-in-chief Théberge !
Le journaliste souriait comme un comédien de publicité pour dentifrice et il avait un micro à la main.
— Du nouveau sur les galeries d’art incendiées ? demanda-t-il.
— Pas de commentaires, répondit Théberge en poursuivant son chemin.
Le journaliste lui emboîta le pas.
— J’ai entendu dire que ce sont les mêmes qui ont fait le saccage au musée, dit-il en tendant le micro à bout de bras pour le maintenir devant le visage de Théberge.
Ce dernier s’immobilisa et le regarda.
— Si vous avez des informations à communiquer, je veux bien vous accompagner au SPVM pour enregistrer votre déposition.
Cabana ignora la remarque.
— Vous êtes sur une piste ?
Théberge reprit son chemin sans répondre.
— Est-ce que vous êtes à pied parce que vous allez rencontrer un informateur ?… Quelqu’un qui ne veut pas être vu avec la police ?
Le policier s’efforça de se contrôler. Sans cesser de marcher, il tourna la tête vers Cabana.
— Pour l’instant, dit-il, ce que je vais chercher, ce sont des protéines savoureuses et accessoirement sustentatrices, assorties de racines vitaminées et assaisonnées d’une décoction de graines d’arbustes – le tout dans une atmosphère exempte de toute contamination chimique, biologique ou médiatique.
— Très drôle… Mais quand vous refusez de donner de l’information au public, vous savez que vous laissez toute la place aux rumeurs ?
Théberge s’immobilisa.
— Cabana, est-ce que vous feriez une fixation sur ma personne ?
— Pas du tout : c’est pour le travail. Au journal, ils m’ont mis à plein temps sur votre cas.
Québec, hôtel du Parlement, 18h28
Quand Morne entra dans le bureau du premier ministre Jean-Yves Mouton, ce dernier parcourait un dossier contenu dans une chemise cartonnée de couleur marine. La radio jouait en sourdine. Elle était syntonisée à HEX-Radio. Morne reconnut la voix de News Pimp.
… vous en pensez quoi, vous autres ? On a le choix : ou on laisse le privé construire les routes, on paie plus cher et on a des routes qu’on n’est pas obligés de réparer aux dix minutes ; ou on laisse ça dans les mains du gouvernement, ça coûte un peu moins cher sur le coup, mais on se ruine à les réparer chaque printemps…
Le premier ministre fit signe à Morne de s’asseoir dans le fauteuil en face de son bureau.
— J’en ai pour une minute, dit-il.
Il feuilleta rapidement le reste du dossier ouvert devant lui, prenant une ou deux notes sur un bloc de papier jaune. La radio continuait de jouer. Un auditeur donnait maintenant son avis sur la question posée par l’animateur.
— Moi, je pense que les réparations, c’est fait exprès pour donner des contrats aux amis des politiciens. Ça finit tout le temps par coûter plus cher et on se r’trouve quand même chaque printemps au royaume des nids-de-poule. Ce qu’il faudrait, c’est un mélange des deux.
— Que ça coûte cher à construire et cher à entretenir ?
L’animateur prit le temps de rire de sa propre plaisanterie, puis il ajouta sur un ton complice :
— J’te niaise…
— Faut pas suggérer ça aux politiciens, sont capables de le faire !
— Qu’est-ce que tu voulais dire par « mélange des deux » ?
— Le truc public-privé… comment ils appellent ça, déjà ?… les BPC ?…
Le premier ministre baissa le volume de la radio.
— Il faut savoir garder le contact, dit-il. C’est toujours utile d’entendre en direct ce que pense le peuple.
Morne se contenta de regarder ailleurs.
— Je sais, je sais… reprit le premier ministre sans lever les yeux du dossier. Ça ne vole pas toujours très haut. Mais au moins, avec eux, on a l’heure juste.
— J’aurais cru que l’incendie des galeries d’art serait le sujet du jour.
— Ils en ont parlé une partie de la journée. Mais comme il y a eu un autre morceau de ciment qui s’est détaché d’un pilier de l’autoroute Ville-Marie…
— Il y a des victimes ?
— Pour le moment, la seule victime certaine, c’est celui qui a supervisé les travaux de restauration il y a deux ans. J’ai demandé au ministre de faire un exemple.
Il releva les yeux vers Morne et sourit avant d’ajouter :
— Il doit encore être en train de chercher qui c’est. Je lui ai dit que je voulais le nom au plus tard demain matin. Je vais annoncer une commission d’enquête. Ils vont questionner deux ou trois fonctionnaires durant des semaines. À la limite, on va leur donner un sous-ministre. Ça devrait satisfaire le besoin de coupables du public.
Mouton referma le dossier. Sur la couverture marine, quatre mots étaient écrits en majuscules sur un carré blanc : traitement des eaux usées. Dans le code de couleur du bureau du premier ministre, le marine désignait les dossiers qui avaient obtenu l’aval politique du cabinet.
Morne s’empressa de laisser glisser son regard vers la bibliothèque du mur gauche. Si Mouton voulait lui parler du dossier, il lui en parlerait.
— C’est quoi, cette folie-là, à Montréal ? reprit le premier ministre.
Le regard de Morne revint vers lui.
— Des galeries d’art brûlées par des islamistes ! enchaîna Mouton. Les Indiens, quand ils font leurs stunts, je comprends qu’on puisse pas bouger : ça fait partie de leurs droits ancestraux de pouvoir nous écœurer sans qu’on réagisse. Les Juifs non plus, on ne peut rien dire : on se ferait accuser de nier la Shoah ! Mais les Arabes !… Ils ont quand même pas un lobby si fort que ça !
Morne retint la réplique qu’il avait sur le bout des lèvres : il ne servait à rien de préciser qu’avec les pétrolières de leur côté, les Arabes n’avaient pas besoin de lobby ; que l’exfiltration du clan ben Laden des États-Unis, au lendemain des attentats du 11 septembre, témoignait largement de leur influence.
— Qu’est-ce qu’il fait, ton Théberge ? reprit le premier ministre.
— Je tiens à préciser que ce n’est pas « mon » Théberge.
— Je veux que tu lui dises qu’il a trois jours pour régler l’affaire. Il n’est pas question que je laisse Montréal sombrer dans l’anarchie.
— Trois jours…
— Sinon, il saute. La dernière fois, il était censé avoir arrêté tous les terroristes : il ne peut pas en rester tant que ça ! Il a trois jours pour régler le problème.
— Je ne suis pas certain que cette menace soit la meilleure approche.
— Ce n’est pas une menace, c’est une promesse. Tu as vu les sondages ?… Il n’est pas question que je laisse mon parti être rayé de la carte parce que les rues de Montréal se mettent à ressembler à celles de l’Irak ou de l’Afghanistan. On n’est quand même pas à Kaboul !
— Menacer de le faire sauter, quand il est resté en poste uniquement parce qu’on a insisté… On n’ira pas loin avec ça.
— Allons donc ! Il te fait marcher. Tout le monde tient à son poste.
— C’est vraiment quelqu’un d’assez particulier, répliqua Morne. Je suis persuadé qu’il ne demanderait pas mieux que de prendre sa retraite… Son point faible, ce sont ses collègues. Il ne voudrait pas qu’il leur arrive quoi que ce soit.
— On dirait presque que tu l’admires, dit Mouton avec un mélange d’étonnement et de réprobation.
— Disons que c’est une personnalité plus complexe que l’image qu’en donne HEX-Radio.
Il était difficile pour Morne d’aller plus loin sans compromettre la relation qu’il avait avec le premier ministre. Cela n’aurait servi à rien de lui expliquer que le contenu des lignes ouvertes était manipulé par le choix des sujets abordés et des questions posées, par le discours des animateurs avant les appels, par l’encouragement ou non des animateurs aux auditeurs à poursuivre leur argumentation, par leur capacité d’éteindre les arguments qui leur déplaisaient… Dans l’esprit de Mouton, HEX-Radio et HEX-TV avaient contribué à le faire élire en prenant ouvertement partie en sa faveur ; alors, forcément, ce qui s’y disait avait du sens.
Mouton regarda longuement Morne avant de répondre.
— Comme ça, il est sensible au sort de ses collègues…
Le premier ministre médita l’affirmation un moment, comme s’il la remuait dans sa tête à la recherche d’un sens caché.
— Eh bien, dis-lui que s’il échoue, on va faire un grand ménage dans le SPVM. Et qu’on va s’occuper en priorité de ses collègues. Et pas seulement de Crépeau. De tous ceux qui sont proches de lui.
Puis il ajouta, après un soupir :
— Au moins, ça va donner au public l’impression qu’on agit.
Cette fois, Morne se contenta d’acquiescer d’un signe de tête, puis de répéter :
— Trois jours…
— Je veux également ton avis sur la personne la plus apte à le remplacer.
Voyant l’air dubitatif de Morne, Mouton ajouta avec un sourire entendu :
— Il doit bien avoir des ennemis à l’intérieur du service. Quelqu’un qui ne demanderait pas mieux que de faire un grand ménage, de placer ses hommes à lui… Une femme, peut-être… Ce serait encore mieux : ça court-circuiterait les critiques !
— À l’interne, je ne vois pas qui d’autre que Crépeau.
— Allons donc, les cimetières sont remplis de gens irremplaçables !
— Crépeau est très apprécié à l’intérieur de l’organisation. Autant que Théberge. Les meilleurs candidats de l’interne font partie de son entourage. Plusieurs sont des amis personnels… Ils ne voudront pas avoir l’air de collaborer à sa mise au rancart.
Le premier ministre regarda Morne avec un air contrarié, puis son visage s’éclaira.
— Si c’est comme ça, on va prendre un civil.
Son sourire s’élargit.
— C’est exactement ce qu’il nous faut ! poursuivit-il. Un civil ! Ça fait démocratique. Ça va bien paraître dans les médias. On dira que le remplacement n’a rien à voir avec les personnes en cause. Que c’est une question de principe. De philosophie.
— Ce ne sera pas facile à trouver.
— Il y a sûrement un sous-ministre qui traîne quelque part !
— Il faut quand même qu’il connaisse un peu le dossier.
— Moins il en sait, plus il va être obligé de faire confiance à ceux qu’on va mettre autour de lui. Et tant qu’à faire, on s’arrange pour que ce soit « une » sous-ministre.
Mouton fit un clin d’œil à Morne.
— Va annoncer la bonne nouvelle à Théberge.
TQS, 19h06
— En tout cas, moi, monsieur Lévesque, je pense que c’est la fin du monde qui s’en vient. La nature est rendue folle. La glace fond au pôle Nord, les ouragans ravagent les États-Unis et le Mexique, la canicule tue du monde en Europe, la Grèce au complet a passé proche de passer au feu… En Californie, ça brûle chaque année… Les maladies d’Afrique se répandent partout… Je parle du sida, du virus du Nil… Les abeilles sont en train de disparaître… Et ben Laden, le monde l’a pas encore compris, mais c’est l’Antéchrist !
— Je me permets de vous interrompre, monsieur Cousineau. Vous posez un diagnostic intéressant et pour le moins pittoresque sur l’état de la planète, mais avez-vous une suggestion sur ce qu’il conviendrait de faire ?
— Il n’y a plus rien à faire. C’est ça, le problème. Pour l’humanité, c’est game over. C’est juste une question de temps. Le mieux qu’on peut faire, c’est raconter ce qui se passe. Des fois qu’il y aurait une espèce plus intelligente que nous autres qui apparaîtrait. Elle pourrait apprendre de nos erreurs tout ce qu’il faut pas faire !…
Longueuil, 21h09
Victor Prose écoutait l’émission d’une oreille moins distraite qu’à l’habitude.
Au cours des dernières semaines, toutes les chaînes semblaient s’être donné le mot pour traiter des mêmes sujets dans leurs émissions d’information. L’essentiel des commentaires et des entrevues avait tourné autour des épiceries dévalisées, des vols de nourriture dans les cafétérias des écoles, des graffitis sur les édifices appartenant à des entreprises d’alimentation et des manifestations devant le consulat des États-Unis… Aujourd’hui, par contre, un nouveau sujet majeur avait fait son apparition sur les ondes : les attentats contre les galeries d’art.
La plupart des reportages qu’il avait écoutés s’étaient efforcés de trouver un angle régional, proche du spectateur. L’un s’intéressait aux emplois disparus, entrevues à l’appui avec des travailleurs en chômage forcé. Un autre avait tenté d’évaluer la valeur des œuvres d’art saccagées et les coûts de restauration pour celles qui n’avaient pas complètement disparu ; était-il raisonnable d’y consacrer de l’argent alors qu’une famine mondiale pointait à l’horizon ? Un autre encore avait recueilli le témoignage d’une « victime collatérale » devant son logement rasé par l’incendie… Plusieurs témoins avaient été interrogés sur la qualité du travail des pompiers… Auraient-ils pu agir plus vite ? Avaient-ils sacrifié un trop grand nombre d’édifices sous prétexte de protéger les autres ? Avaient-ils trop tardé à demander du renfort de la Rive-Sud ?…
Quant aux attentats similaires sur la planète, contre des institutions beaucoup plus réputées, ils servaient surtout d’arrière-fond pour faire ressortir les drames locaux.
Ces attentats étrangers ne manquaient pourtant pas d’attrait médiatique : les destructions étaient importantes et les victimes nombreuses. Mais ces dernières avaient probablement le tort d’être mortes à des milliers de kilomètres et de ne pas encore avoir de nom.
Prose fut tiré de ses réflexions par la remarque d’une victime qu’un reporter interviewait.
… Moi, j’me dis, c’est pas par hasard que ça arrive en même temps. J’pense que les terroristes, c’est les mêmes. C’est pour nous mélanger que, temps en temps, ils font sauter des églises ou des musées. Le reste du temps, ils travaillent pour qu’on meure de faim. C’est un complot international pour nous éliminer. Je suis sûr que le bloc de ciment sur l’autoroute Ville-Marie, c’est eux autres…
Un autre adepte des théories de la conspiration, songea Prose. Puis son regard revint au courriel qu’il avait reçu plus tôt dans la journée. Il était sur la table à côté de son fauteuil. Pour la énième fois, il le relut, se demandant ce qu’il devait en faire.
Ma patience a des limites. J’ai déposé un premier versement dans votre compte. Il va de soi que ce n’est qu’une avance. Je vous contacterai sous peu pour la signature de votre contrat et le versement du reste de l’à-valoir, que nous acceptons de majorer à cent mille dollars.
Je vous rappelle les termes de ma proposition : des assistants de recherche s’occupent du contenu ; il ne vous reste qu’à « écrire » les livres à partir de leurs travaux en suivant le plan proposé. Une fois le livre publié, vous assumerez l’image publique d’auteur. Une partie importante de votre travail consistera à rencontrer les médias. Bénéfice marginal : vous passerez du statut « d’auteur peu connu » à celui « d’auteur célèbre ».
Par contre, si vous persistez à refuser notre proposition, vous subirez les
conséquences de votre décision. Comme vous avez pu le constater, nous vivons dans une époque dangereuse. Assurer sa sécurité financière est le meilleur moyen d’assurer sa sécurité tout court.
Les dix mille dollars dans son compte n’étaient donc pas une erreur. Le mystérieux éditeur l’avait relancé.
Maintenant, il se demandait si c’étaient ces mystérieux éditeurs qui avaient tenté de l’éliminer. Bien sûr, cela n’avait aucun sens. Même les éditeurs reculaient devant certaines pratiques. Du moins, la plupart des éditeurs… Mais il n’arrivait pas à se débarrasser de l’idée que c’étaient eux qui étaient responsables de l’attentat. Et si c’étaient eux, ça voulait dire qu’ils avaient changé de stratégie… À moins que ce soit volontairement qu’on ait tiré sur Grondin plutôt que sur lui…
Ou alors, c’était quelqu’un de différent. Mais qui ?…
Si ça continuait, lui aussi en serait réduit à imaginer des conspirations pour expliquer ce qui lui arrivait ! Déjà, il réfléchissait en termes de « eux », laissant dans le vague de ce pronom tous les candidats susceptibles d’être responsables de ses problèmes.
Le plus raisonnable aurait été d’en parler aux policiers, mais sa rencontre avec Théberge l’avait refroidi. À Grondin, peut-être…
HEX-Radio, 22h17
— On en est où, Pimp, avec les mangeurs de champignons empoisonnés ?
— Il en reste trois de vivants. D’après mes sources, s’il y en a un ou deux qui survivent, ça va être beau.
— Et il y a rien qu’on peut faire ?… C’est weird pas à peu près. La clientèle des restaurants d’hôtels a dû baisser.
— Surtout les gros hôtels qui accueillent des congrès. Ailleurs, ça reste correct : le monde se dit que ça vise surtout les dirigeants d’entreprises, que les terroristes ne vont pas s’en prendre au monde ordinaire.
— Tu reviens demain pour nous tenir au courant du décompte ?
— Sûr…
— Parfait ! On passe maintenant à la chronique de Manon, la people freak.
— Salut, Bastard !
— Tu nous parles de qui, aujourd’hui ?
— Aujourd’hui, je gratte derrière l’image du premier ministre Hammer.
— T’as pas dû trouver grand-chose !
— Tu serais surpris. Même les politiciens les plus constipés ont des côtés weird. Savais-tu que Hammer a déjà été un vrai freak ?
— Tu me niaises !
— Un Jesus freak !… C’est plein, dans son entourage. Y a même des ministres…
— Hammer : le marteau de Dieu !
— Ça ferait un bon titre pour sa biographie !
— OK. Après la pause, tu nous expliques ça en détail.
Hong Kong, 13h24
Hadrian Killmore avait accepté de dormir quelques heures dans un lieu qu’il ne contrôlait pas totalement. C’était exceptionnel et c’était pour une période de temps très brève. Aussitôt la rencontre terminée, il quitterait l’hôtel et prendrait l’avion pour Londres.
Par précaution, il avait quand même réquisitionné la moitié de l’étage où était située la suite présidentielle. Cela lui avait permis de rencontrer Huang Po dans une autre suite située près la sienne, choisie à la dernière minute.
La rencontre avait été cordiale. Le représentant des deux triades lui avait confirmé que les dirigeants des deux organisations étaient intéressés à sa proposition. Avant de finaliser un accord, ils voulaient quand même prendre le temps de voir comment les choses se développeraient au cours des prochains mois.
— Je sais qu’en Chine on juge facilement les choses à l’aune des millénaires, dit Killmore. La perspective de long terme présente incontestablement des avantages. Mais quand le tigre approche du troupeau, le chasseur doit être prêt à utiliser son arme sans délai. Même s’il a guetté le tigre pendant des semaines…
Huang Po sourit.
— Il faut néanmoins que le chasseur ait pris le temps de connaître son arme avant de s’attaquer au tigre.
— Je suis certain que vos commettants n’ont plus rien à apprendre sur les armes à leur disposition.
— Je ne manquerai pas de leur faire part de la confiance que vous manifestez à leur endroit.
Killmore fit une pause pour prendre une gorgée de thé. Puis il reprit sur un ton plus sérieux, exempt de tout badinage.
— Le processus est amorcé. Il ne peut plus être arrêté. Il y a même des risques d’emballement. Je n’aurai plus le temps de m’occuper moi-même de la suite des négociations.
Une ombre passa sur le visage de Huong Po.
— Cela ne changera rien aux offres qui vous ont été présentées, précisa aussitôt Killmore. Toutes mes propositions antérieures sont maintenues. Des accommodements peuvent également être envisagés… Mais je ne pourrai plus me déplacer personnellement. Trop de choses vont m’accaparer au cours des prochains mois.
Puis il sourit avant d’ajouter :
— Lorsque les gens que vous représentez seront prêts, je suis certain que nous trouverons facilement une façon de formaliser notre accord.
Huang Po choisit d’interpréter la dernière remarque comme signifiant que la discussion était terminée. Même s’il avait le mandat de pousser plus loin la négociation, le faire immédiatement, après la mise au point assez catégorique de Killmore, pourrait être interprété comme une marque de faiblesse. La seule chose importante était de ne pas couper les ponts.
— Les gens que je représente apprécient grandement la proposition que vous leur avez soumise, dit-il. J’ai confiance qu’ils y répondront assez rapidement d’une façon que vous estimerez favorable.
— Je n’en doute pas, répondit Killmore. Transmettez-leur mes meilleures salutations. Et précisez-leur que c’est dans leur intérêt que je propose une conclusion rapide de cette entente.
Après le départ de Huang Po, Killmore téléphona immédiatement au pilote de son jet privé pour l’avertir qu’il arrivait. Ce dernier lui confirma que l’appareil était prêt à partir.
Puis l’esprit de Killmore revint à Huang Po.
Le Chinois avait tenu sa promesse : il l’avait mis en contact avec les deux principales mafias chinoises. Une fois cette étape réalisée, le reste n’était plus qu’une question de négociations et de délais : la domination sans partage d’une partie de la planète, ce n’était pas le genre d’offre qui se refuse. Il fallait simplement un peu de temps pour s’habituer à l’idée.
www.lemonde.fr, 5h47
… à la suite de l’attentat raté contre la grande mosquée de Haram. Les manifestations se sont poursuivies dans la plupart des pays musulmans. Plusieurs actes de vandalisme…