Livre 4 – Les Bibliothèques crématoires
L’idée est de faire paraître cette nouvelle génération d’entrepreneurs comme les seuls sauveurs possibles d’une planète à la dérive, comme les seuls capables de guider l’humanité vers un monde qu’ils habitent déjà.
À l’image d’un monde enfoncé dans la lutte des classes, il faut substituer celle du paradis que représente un monde qui a de la classe… et vers lequel les grands décideurs nous précèdent pour nous indiquer la route.
Guru Gizmo Gaïa, L’Humanité émergente, 3- Le Projet Apocalypse.
Jour - 1
Montréal, 2h04
Le bras gauche appuyé sur le bord de la portière, Jim Doiron somnolait derrière le volant en attendant un improbable client. Son taxi était garé le long de la rue Berri, juste un peu plus loin que la porte du terminus Orléans.
Encore cinq heures avant de pouvoir abandonner la voiture au chauffeur de jour. Après, il irait à son studio, le temps de terminer un contrat, puis il passerait chez lui manger un morceau. Il dormirait peut-être une heure ou deux. Ensuite il se rendrait chez un client qui voulait une photo de sa fille pour souligner la fin de son secondaire. Une photo spéciale. Pas comme les photos commerciales dans les écoles. Mais il ne fallait pas que ça coûte cher…
Doiron attendait dans le taxi. C’était le prix à payer, trois nuits par semaine, pour continuer sa difficile carrière de photographe. Dans une demi-heure, il partirait traquer les clients à la sortie des bars.
Le bruit de l’explosion le tira d’un rêve éveillé où il se faisait bronzer sur une plage, en compagnie d’une femme qui n’avait aucune ressemblance avec la sienne. Il pensa d’abord qu’une voiture venait de sauter. Puis il vit plusieurs plaques de verre tomber de la Grande Bibliothèque. À l’intérieur de l’édifice, une énorme tache de feu était en train de grossir.
Totalement réveillé, Doiron se dépêcha de sortir la petite Lumix qu’il traînait toujours dans sa poche, sélectionna la fonction vidéo et entreprit de filmer l’incendie qui se propageait.
Une seconde explosion se fit entendre, suivie d’une pluie d’éclats de verre. Presque au même instant, une autre boule de feu apparut à l’intérieur de l’édifice.
Des morceaux de verre firent brusquement irruption dans son champ visuel. Ils se dirigeaient vers lui à plusieurs centaines de mètres seconde. Doiron baissa par réflexe son appareil photo. Une fraction de seconde plus tard, son cerveau émettait l’ordre de reculer la tête. Mais les impulsions ne réussirent pas à mobiliser à temps les muscles concernés : un morceau de verre lui traversa le visage. La pointe ressortit à la base de la nuque.
Jim Doiron n’était plus en état de voir que la seconde explosion avait fait deux autres victimes, sur le trottoir, de l’autre côté de la rue. Ni que le feu se propageait rageusement à l’intérieur de la bibliothèque.
Il utilisa ses dernières énergies à essayer de prendre conscience qu’il était en train de mourir.
France Info, 8h03
… revendiquant l’attentat du périphérique de Paris. Les terroristes affirment avoir ciblé « les pires pollueurs parmi la population ordinaire », à savoir ceux qui « persistent à utiliser des véhicules privés plutôt que les transports en commun » et qui le font à bord « des véhicules les plus polluants »…
Paris, 8h12
Chakib vit les deux hommes au moment où ils arrivaient sur lui.
Tout était pourtant prévu : le complice qui avait laissé la porte de service déverrouillée, la carte magnétique pour se déplacer dans la partie non publique de la bibliothèque, le plan détaillé des lieux pour le cas où sa mémoire lui aurait fait défaut… L’endroit où il devait faire exploser la bombe était même marqué sur le plancher avec une encre visible uniquement à l’aide de lunettes spéciales. Des lunettes qui étaient dans la poche gauche de son veston… Tout était prévu.
Sauf ça. Des policiers !
Ils l’avaient intercepté au moment où il mettait la main sur la poignée de la porte. Chakib ne s’était pas méfié parce qu’ils n’étaient pas en uniforme.
— On peut voir vos papiers ? demanda le plus jeune, sur un ton poli mais nerveux.
— Il y a un problème ?
Dans toute son attitude, Chakib s’efforçait de manifester un mélange de bonne volonté et de confusion. C’était connu : les savants étaient souvent distraits. Avec sa serviette de cuir noir à la main, son manteau usé, ses cheveux en broussaille et ses grosses lunettes de corne noire, il n’avait aucune difficulté à passer pour un chercheur.
— Contrôle de routine, fit l’autre policier. Tous ceux qui entrent ailleurs que par la porte principale sont contrôlés.
Il y avait une amorce de sourire sur le visage du deuxième policier, mais ses yeux demeuraient froids.
— Je comprends, répondit Chakib en mettant la main dans sa poche. On n’est jamais trop prudent.
Il fouilla un moment dans sa poche de pantalon, la ressortit vide.
— On dirait que j’ai encore oublié mon portefeuille, dit-il en regardant le plus jeune.
— Dans ce cas, il va falloir nous accompagner.
— Vous êtes sûr que c’est bien nécessaire ?
— C’est vous qui l’avez dit, on n’est jamais trop prudent.
— Bien sûr, bien sûr…
Il mit la main dans la poche de son manteau comme s’il continuait à chercher.
Puisqu’il était pris, il n’avait plus le choix. Il remplirait au moins une partie de sa mission. Et il mourrait en martyr.
À l’intérieur de sa poche, il trouva le boîtier, entra son doigt dans l’ouverture et l’enfonça jusqu’au fond.
En explosant, la bombe contenue dans sa serviette entama le mur extérieur de la bibliothèque. Elle causa toutefois des dommages relativement légers à l’intérieur.
Par contre, pour retrouver les morceaux des trois hommes qui avaient été déchiquetés par l’explosion, il faudrait plusieurs jours.
www.toxx.tv, 2h38
… confirme l’existence de plusieurs variétés du champignon responsable de la peste grise, chacune ayant une affinité avec une race humaine particulière…
Georgetown, 2h43
John Tate dormait depuis moins de deux heures quand l’appel de son adjoint l’avait réveillé.
— L’attentat contre la bibliothèque du Congrès a échoué.
C’était la première phrase de Spaulding.
Il lui avait ensuite expliqué que deux terroristes avaient été interceptés alors qu’ils tentaient de s’introduire par une porte de service.
— Vous avez leur nom ? demanda Tate après avoir écouté pendant plusieurs minutes le compte rendu détaillé de Spaulding.
— Mieux que leur nom : on les a arrêtés. Ils n’ont pas eu le temps de se suicider.
— Tu les mets au secret.
— La version officielle, c’est qu’ils sont morts.
— Bien… Très bien.
Décidément, il avait de bons réflexes, songea Tate. Puis il sourit, réalisant qu’il s’était fait la même réflexion à plusieurs reprises au cours des derniers mois. Finalement, avec Spaulding, il avait fait un bon choix. Tout n’était peut-être pas en train de sombrer.
— Et si des journalistes veulent voir les corps ? demanda Spaulding.
— Arrange-toi pour qu’ils en voient.
— Et qu’est-ce que je dis aux autres agences ?
— Black out total. Pas un mot à personne avant qu’on les ait interrogés.
— Même pas à la DHS ?
— Surtout pas à eux.
— Un instant. Il y a quelque chose qui entre…
Après un moment, la voix de Spaulding reprit :
— Un autre attentat déjoué. La Public Library de New York.
— Les terroristes ?
— Deux morts. Un blessé… Mal en point.
— Mets-le au secret lui aussi. Et arrange-toi pour qu’il ne nous claque pas entre les doigts !
Après avoir raccroché, Tate réalisa qu’il ne servait à rien de retourner se coucher. Il ouvrit son ordinateur pour passer en revue l’actualité de la planète.
Quelques minutes plus tard, ce qu’il anticipait était confirmé : d’autres attentats avaient eu lieu. Montréal. Francfort. Lisbonne. Lausanne…
Par contre, des attentats avaient été déjoués à Londres et à Paris. Il y avait eu des victimes, mais la British Library et la bibliothèque François-Mitterand n’avaient pas subi de dommages significatifs : les terroristes avaient été contraints de se faire exploser à l’extérieur des édifices.
Les événements ne confirmaient que trop bien l’analyse de Blunt. Moins de vingt-quatre heures après la dernière vague d’attentats écolos contre les automobilistes, les Djihadistes du Califat universel se manifestaient.
Si l’objectif était de créer un mouvement de panique en accumulant les attaques, c’était probablement réussi, malgré le fait que plusieurs attentats avaient échoué. Car, même ratés, ils rappelaient à la population qu’un autre attentat était toujours possible. Plus que possible, en fait : probable.
Il fallait qu’il discute rapidement de tout ça avec Blunt. Mais avant, il devait prendre des mesures pour contrer Paige. Ce dernier tenterait sûrement de s’accaparer le succès de l’opération.
Le premier coup de fil de Tate fut à un reporter de CNN. Le second pour The Mad Warden. C’était le surnom de celui qui contrôlait l’agenda du Président.
www.cyberpresse.ca, 4h18
… accuse le Canada d’abriter les entreprises minières les plus nocives sur les plans environnemental et social. Les menaces de mort visent les dirigeants des entreprises. La législation canadienne, décriée comme une des plus permissives de la planète…
Lévis, 4h27
Dominique s’était réveillée brusquement après quelques heures de sommeil. Elle n’arrivait pas à chasser le visage de Claudia de sa mémoire. Avoir été si près de la sauver !… Et avoir tout bousillé ! Tout ça parce que personne n’avait pensé à la différence de pression.
Bien sûr, elle avait des excuses. C’était logique de croire que la pression, à l’intérieur du caisson où elle était retenue prisonnière, était à atmosphère normale. Parce qu’il était logique de croire qu’il avait été scellé avant d’être immergé… Mais quelqu’un aurait quand même dû penser qu’il pouvait s’agir d’un piège. Quelqu’un aurait dû penser que l’air, à l’intérieur du caisson, pouvait avoir été élevé à une pression de plusieurs atmosphères. Comme dans une chambre hyperbare. Quelqu’un aurait dû penser aux effets d’une décompression brutale sur un organisme humain… Et ce quelqu’un, c’était elle.
Vers 3 heures 20, elle s’était résignée à se lever pour échapper à ses ruminations. Elle avait ouvert Pantagruel et parcouru les informations que le logiciel avait sélectionnées. La première était l’attentat à la Grande Bibliothèque de Montréal. Suivaient les attentats contre d’autres bibliothèques dans d’autres pays… Même pas vingt-quatre heures après les carambolages sur les autoroutes.
Les terroristes avaient une fois de plus démontré que leur cible était l’Occident. Exclusivement l’Occident. Ça ne simplifierait pas la gestion des rapports entre les diverses confessions religieuses à l’intérieur des pays. Ni entre les groupes ethniques.
La bonne nouvelle, c’était que plusieurs attentats avaient échoué. À Paris, New York, Londres et Washington, les terroristes avaient été tenus en échec. La collaboration avec Tate, le MI5 et les Français avait fonctionné.
Comme Prose l’avait prédit, les terroristes avaient frappé des bibliothèques. Et s’il avait raison pour les bibliothèques, il avait probablement raison pour le reste. Il y aurait une quatrième vague d’attentats écoterroristes. Elle serait placée sous le signe du feu. Et le feu le plus dangereux, c’était indubitablement le feu nucléaire.
L’Institut n’avait pas les moyens de prévenir ça. Aucune organisation n’avait les moyens de protéger à elle seule l’ensemble des centrales nucléaires de l’Occident. La solution était de généraliser l’expérience qui avait mené au succès des Français, des Américains et des Britanniques.
Elle commença à rédiger un message pour Blunt.
Je pense qu’il faut prévenir les pays occidentaux que les centrales nucléaires seront les prochaines cibles des écoterroristes. Avec une brève explication de la logique des attentats telle que Prose la voit.
Puis elle ajouta une série de questions :
Quoi de neuf sur les carambolages ?
Quel lien vois-tu entre les différentes pistes : les Dégustateurs d’agonies, Homnicorp et ses filiales, les terroristes islamistes, les écoterroristes… ?
Comment est-ce que les hypothèses de Prose cadrent dans tout ça ?
Est-ce que le décodage des murales avance ?
Hampstead, 9h48
F était arrivée au début de la matinée. Monky était allé la chercher à l’aéroport. Elle prenait le petit déjeuner avec Fogg devant une fenêtre panoramique qui donnait sur le jardin, du côté droit de la maison.
— Je suis désolé de ce qui est arrivé à mademoiselle Maher et à son amie, dit Fogg. Je sais à quel point vous étiez proche d’elles.
F accueillit la déclaration avec un léger mouvement de la tête.
— Je sais que ce ne sont pas des sacrifices qui sont faciles à faire, reprit Fogg.
— Le plus difficile, c’est de ne même pas savoir si c’en vaut la peine.
Un silence de plusieurs minutes suivit. Les deux mangeaient lentement, absorbés par leurs pensées.
— L’alternance entre les deux séries d’attentats est de plus en plus rapide, reprit tout à coup Fogg. Les attentats écologiques et islamistes se chevauchent pratiquement…
— Et… ?
— Il ne nous reste plus beaucoup de temps.
— Avec le Consortium, vous en êtes où ? demanda F après un nouveau moment de silence.
— Je peux compter sur Daggerman. Hunter est manifestement du côté de « ces messieurs ». Pour ce qui est de Gelt, le directeur de Safe Heaven, il attend de voir de quel côté les choses vont pencher.
— Et Skinner ?
— Skinner…
Fogg répéta le nom comme si on lui demandait d’éclaircir un mystère.
— Théoriquement, dit-il, c’est notre allié le plus efficace… À la condition qu’il ne se retourne pas contre nous.
— Vous croyez que c’est encore un danger ?
— Moins qu’avant. Il n’a pas digéré la façon dont les commanditaires du Consortium ont parachuté à Vacuum des clients auxquels il doit obéir aveuglément et qui ont le droit de passer par-dessus sa tête pour s’adresser directement aux répartiteurs… Mais notre principal atout, ça reste sa rivalité avec madame Hunter. Juste pour le plaisir de l’éliminer, il se rangerait de notre côté !
— Qu’est-ce que vous pensez de la théorie de Blunt ?
— Les trois fins du monde ?… Les piliers de la culture occidentale ?… Jusqu’ici, on dirait bien que les événements lui donnent raison. Avec la nouvelle vague d’attentats islamistes…
— Ça veut dire que les attentats écolos vont bientôt recommencer.
— Probable.
— Et si on se fie à cette théorie de Blunt, c’est la dernière étape avant la fin.
— Avant l’apocalypse…
— Toujours pas d’idée de ce que c’est ?
— Non. Mais si on écoute ce que disent Guru Gizmo Gaïa et l’Église de l’Émergence…
AFP, 5h03
… la peste grise a pris des proportions épidémiques dans les provinces du Guandong et du Fujian. La situation est également critique dans la Région autonome zhuang du Guangxi. Les rumeurs sur le caractère racial de l’épidémie ont entraîné des émeutes dans plusieurs villes de la côte sud, où des Occidentaux ont été pris à partie. On compte pour l’instant quatre victimes occidentales…
Hampstead, 10h07
Fogg sirotait lentement son thé en regardant F. Il avait l’air particulièrement satisfait de ce qu’il venait de lui dire.
— Et à la British Library ? demanda F.
— L’attentat a été évité. Quand les terroristes ont vu qu’ils allaient être interceptés, devant l’entrée centrale, ils se sont fait exploser.
— Au site de St. Pancras ?
— Oui… Pour l’instant, il n’y a rien eu à Collindale.
— En tout, combien d’attentats ont réussi ?
— Cinq.
Ils demeurèrent de nouveau plusieurs minutes silencieux, regardant le jardin. De temps à autre, l’un des deux prenait une gorgée de thé ou un sablé.
— Cette histoire de fin du monde, reprit Fogg, ça me rappelle une rencontre que j’ai eue avec Jill Messenger.
Puis il ajouta, en se tournant vers F :
— C’est la dernière représentante en date de « ces messieurs ».
— Celle que vous soupçonnez d’être plus qu’une représentante ?
— Oui… L’autre jour, elle a fait une allusion au livre que j’avais écrit… Vous vous rappelez, Pour une gestion rationnelle de la manipulation ?
F acquiesça d’un signe de tête.
— Elle a dit que c’était en dessous de la réalité, reprit Fogg après une légère quinte de toux. Que la plupart des gens n’avaient pas assez d’imagination pour concevoir ce qu’était vraiment l’apocalypse.
— Vous pensez que c’est ce qu’ils veulent faire ? qu’ils veulent sérieusement tout détruire ?
— Tout détruire, je ne suis pas sûr. Elle m’a fait une drôle de remarque… Elle m’a dit que c’était parce que les humains de l’île de Pâques n’avaient pas de prédateurs qu’ils s’étaient assoupis, qu’ils s’étaient laissés aller à consommer toutes les ressources de l’île, jusqu’à disparaître dans une forme monstrueuse de cannibalisme.
— Ils auraient pu décider d’être les prédateurs de l’humanité ? Pour la stimuler ?…
— Quelque chose du genre.
Une nouvelle pause dans la conversation leur permit d’achever leur petit déjeuner tardif.
— Vous avez revu Hurt ? demanda F.
— Non.
— Ce n’est pas son genre d’abandonner.
— Si seulement on pouvait savoir tout ce qu’il a appris.
— Il ne sait peut-être rien de plus.
Fogg soupira.
— Possible, dit-il.
Il se leva, traversa la grande pièce de séjour et se dirigea vers la fenêtre qui donnait sur le parc, à l’arrière de la maison.
— Aujourd’hui, dit-il sans cesser d’observer le parc, je m’occupe de Safe Heaven. De votre côté, comment va l’opération de nettoyage ?
— Les préparatifs seront terminés dans deux ou trois jours.
— Et si nous n’avons pas deux ou trois jours ?
— Je vais me débrouiller avec ce que j’aurai.
BBC, 10h36
… les bibliothèques sont des armes de destruction massive. Comme les musées. Comme les écoles. Et comme les églises. Elles abritent des idées qui corrompent l’âme de nos jeunes. Des idées qui critiquent et ridiculisent la parole du prophète. Qui injectent le poison du doute dans l’esprit des Croyants… Il faut détruire les armes démoniaques des Infidèles. Tous les musulmans doivent maintenant soutenir…
Montréal, 5h41
Crépeau regardait les pompiers circonscrire les derniers restes de l’incendie. Il n’y avait encore aucune conclusion officielle sur ses causes. Bien sûr, c’était criminel. Mais la nature précise des moyens utilisés restait à éclaircir.
Un témoin avait vu un tireur sortir par le toit d’une fourgonnette et pointer une arme vers la bibliothèque. Selon sa description de l’arme, les experts penchaient pour un M72 LAW. Mais comme il y avait eu deux tirs et que le M72 était à usage unique, ça créait un certain flottement… Y avait-il eu deux tireurs ? Le même tireur avait-il eu deux armes ?…
Ce qui était certain, par contre, c’était que les munitions employées contenaient du phosphore. À cause de la violence et de la rapidité avec lesquelles l’incendie s’était déclaré. Comme si les gicleurs avaient alimenté les flammes.
Autre certitude : il y avait au moins trois victimes. Et elles étaient toutes à l’extérieur de la bibliothèque. Deux jeunes qui passaient sur le trottoir. Des graffiteurs, s’il fallait en croire les bombes aérosol trouvées sur eux. Et un chauffeur de taxi.
Les trois avaient été tués par des éclats de verre. Sur la caméra du chauffeur de taxi, on avait même trouvé la vidéo de la deuxième explosion : le film de quelques secondes seulement se terminait par un gros plan de l’éclat de verre qui arrivait à toute vitesse vers la caméra.
En retournant à sa voiture, Crépeau fut abordé par Cabana, micro à la main, qui marchait à côté de lui en le mitraillant de questions.
— C’est quoi, cette fois-ci ? Des musulmans fanatisés ? Des écologistes hystériques ? Est-ce que vous avez une piste ? Qu’est-ce que vous allez faire ?
— L’enquête est en cours.
— Est-ce qu’il faut s’attendre à d’autres attentats ? Allez-vous fermer toutes les bibliothèques de la province par précaution ?…
— Je ne peux pas vous répondre.
— Allez-vous faire protéger les librairies ?
— Cabana, dégagez !
— C’est vrai que les terroristes ont mis Montréal sur leur liste à cause de l’inspecteur-chef Théberge ?
Crépeau arrivait à sa voiture. Il s’arrêta pour regarder Cabana dans les yeux.
— C’est quoi, cette idiotie ?
— Il y a des rumeurs. Ce serait à cause de ses liens avec des services de renseignements étrangers…
— Des rumeurs !
— C’est notre rôle de vérifier ce qui se dit. Pour départager les vraies informations des fausses. Vous ne pouvez quand même pas être contre ça !
Il regardait Crépeau avec un sourire narquois.
— C’est notre job, reprit Cabana. Éclairer le débat public ! Faire triompher la vérité !
— À votre place, je prendrais garde aux distributeurs de rumeurs que je fréquente.
— Est-ce que vous me menacez ?
— Pas du tout.
— C’est quoi, alors, cette remarque ?
— De la sollicitude. Je m’inquiète pour vous. J’ai peur qu’on vous utilise et qu’on vous laisse ensuite seul pour ramasser les morceaux. J’en aurais presque du chagrin.
Paris, 12h17
Théberge s’était promené tout l’avant-midi dans les rues de Paris, ponctuant ses déambulations de haltes dans les cafés, écoutant ce que les clients disaient des attentats, buvant des décoctions qui allaient de pitoyables à carrément mauvaises. Pas étonnant que les Français boivent autant de cafés crème avec sucre ! C’était un réflexe de défense !
Un instant, il avait songé à rentrer chez lui, mais les ascensoristes étaient encore en grève. Il n’avait pas envie de se taper les quatre étages de l’escalier pour une heure de repos, puis de les redescendre… pour ensuite avoir à les remonter en soirée.
Plusieurs terrasses étaient fermées pour rénovations. À quelques endroits, on installait même des vitres anti-balles au-dessus des comptoirs pour séparer les barmans et les bouteilles des clients. Comme dans les banques pour protéger l’argent et les caissiers.
Sans qu’il sache pourquoi, cela lui rappela les anciennes Commissions des liqueurs, les ancêtres de la SAQ. À l’époque, les bouteilles de boisson étaient dissimulées derrière les comptoirs et les commis allaient les chercher. Pas question que les clients aient un rapport direct, même visuel, avec la marchandise.
— Au moins, ils l’ont arrêté avant qu’il entre dans la bibliothèque.
— Manquerait plus qu’ils l’aient laissé passer. Avec la quantité de flics qu’il y a partout !
— Paraît qu’il avait seize ans…
— C’est une honte ! Ils utilisent des femmes et des enfants.
— C’est comme nous : on achète des trucs que les multinationales fabriquent en exploitant des femmes et des enfants.
— Tu délires, Marcel ! Ça n’a rien à voir !
Le bruit des conversations enveloppait Théberge. Il y prêtait une attention soutenue mais distraite. L’image de sa femme revenait continuellement dans ses pensées. Pour une fois qu’ils étaient à Paris, ils étaient séparés !
— Moi, je fermerais les banlieues, le temps de faire le ménage.
— Ça ne donnerait rien, ils sont partout.
Théberge regarda sa montre : 12 heures 24. Il se leva, laissa l’argent sur la table et se dirigea vers la sortie.
En passant à côté d’une table, il entendit un homme dire à son voisin :
— T’as vu ? C’est le type du Canada.
Théberge s’efforça de ne pas réagir, de manière à ne pas confirmer la déclaration du client.
— Tu te goures ! Qu’est-ce que tu veux qu’il vienne faire ici ?
À plusieurs reprises au cours de l’avant-midi, Théberge avait cru surprendre des regards insistants. Il avait maintenant la preuve que ce n’était pas simplement le fruit de sa paranoïa.
Il sortit du café, tourna vers la droite et remonta la rue du Faubourg Saint-Antoine. Chemin faisant, il croisa un adepte de l’Église de l’Émergence. Sur sa pancarte, le message était à la fois énigmatique et lapidaire :
Le feu de la terre s’épuise
Le feu de la vie va disparaître
Théberge poursuivit son chemin. Le restaurant où Gonzague lui avait donné rendez-vous était tout près.
AFP, 12h30
… le président Sarkozy a promis – et je cite – « des mesures musclées pour enrayer cette violence absurde et inhumaine ». En réponse à une question, il a précisé qu’aucune de ces mesures ne visait de manière spécifique la communauté musulmane. Il a toutefois ajouté que la paix sociale et la sécurité des citoyens étaient les fondements intangibles, pérennes et irréfragables de sa politique. Et que, pour garantir l’ordre public, il ne s’interdirait aucun des moyens que la loi met à sa disposition…
Paris, restaurant L’Ami Pierre, 13h03
Théberge était arrivé en même temps que son ami Gonzague. Le maître de salle leur avait attribué une table dans une petite salle au fond du restaurant. Pour la discrétion. Mais ça faisait peu de différence. Toutes les tables étaient proches les unes des autres et la majorité étaient déjà occupées par des habitués.
Au moment de desservir le potage, le maître de salle, qui faisait également office de serveur pour les clients privilégiés, se pencha vers Théberge.
— Excusez-moi si je suis indiscret, mais c’est vous, n’est-ce pas ?
— Je vous confirme que je suis bien moi, répondit Théberge, pince-sans-rire.
— Je vous présente Hervé, fit Leclercq en souriant. Hervé, mon ami Gonzague.
Théberge serra la main que lui tendait le maître d’hôtel. Ce dernier se pencha vers lui et lui dit à voix basse :
— Je veux parler du journal. Ils n’y sont pas allés avec le dos de la cuiller, dites !… « Le super flic du Canada »… « Le policier qui venait du froid »… « Super flic ou super espion ? »…
— Il ne faut pas croire tout ce qui est écrit dans les journaux, répondit benoîtement Théberge.
— Je sais. Mais comme vous êtes avec le colonel…
Leclercq décida d’intervenir pour clore la discussion.
— Mon ami Gonzague est ici à mon invitation, dit-il. Une consultation discrète… Officiellement, il est en vacances.
— D’accord. J’ai compris.
Le maître d’hôtel se dirigea vers la porte pour accueillir de nouveaux clients. Leclercq se tourna vers Théberge.
— Ton ami avait raison, dit-il. Leur cible était bien les bibliothèques.
— Il dit qu’il a trouvé ça avec des méthodes d’analyse littéraire ! C’est à se demander pourquoi on fait des enquêtes !
— Tu penses qu’il a aussi raison pour les prochains attentats des écolos ?
— Même s’il a raison, qu’est-ce qu’on peut faire ?
— L’armée a discrètement pris position pour protéger les centrales nucléaires. Plusieurs pays ont fait la même chose.
La conversation fut interrompue par l’arrivée du plat principal.
Quand il vit l’assiette de cassoulet, Théberge se dit qu’il y avait là assez de nourriture pour détruire le travail de plusieurs mois de régime.
— Vous n’êtes pas obligé de tout manger, fit le maître de salle. Vous pouvez vous garder un peu de place pour le dessert.
Leclercq lui assura que tout était parfait. Théberge se contenta de grommeler un acquiescement et prit une gorgée de vin.
— HomniFood a émis un communiqué de presse, reprit Leclercq après un moment. La compagnie s’engage à prendre en charge tous les frais de reconversion des trois laboratoires. La recherche va être réorientée vers la mise au point d’un produit capable de contrôler le champignon tueur. Une entente est déjà signée avec les trois pays concernés.
— Vous ne pouvez rien faire ?
— Officiellement, HomniFood est la victime. Elle s’est fait détourner trois laboratoires. Des années de recherche perdues… Et, malgré ça, elle est prête à investir des dizaines de millions pour tout redresser. Tu connais un élu qui refuserait ça ?
Puis il ajouta sur un ton dégoûté :
— C’est même présenté comme un effort humanitaire pour réparer les torts qu’ont pu causer les laboratoires ! Le porte-parole affirme que la compagnie se sent responsable. Qu’elle veut apporter sa contribution ! Malgré le fait qu’elle a été la principale victime !… Même les savants qui étaient séquestrés sont d’accord pour continuer à travailler pour eux ! À cause de l’importance humanitaire du projet.
Un assez long silence suivit. Théberge se concentrait sur son plat pour mieux profiter de l’expérience. Mais son esprit revenait sans cesse à l’affaire.
Quel était le but de tout ça ? Fallait-il prendre au sérieux les affirmations des terroristes ? Visaient-ils vraiment, pour l’un, la destruction de l’Occident et, pour l’autre, la fin de la civilisation technologique ?
C’était possible. Après tout, si Hitler avait disposé des moyens technologiques actuels, il n’aurait pas hésité à faire sauter la planète… Sans doute était-il inévitable qu’un jour, avec le progrès de la technologie, quelqu’un finisse par le faire… Il faudrait qu’il en parle à Prose. Ce qui l’amena à se dire qu’il devrait peut-être le faire protéger. Déjà, à Montréal, des éléments proches des terroristes s’étaient intéressés à lui. Était-ce pour l’empêcher de parler de ses théories qu’on l’avait intimidé et qu’il y avait eu la tentative d’assassinat ?
Théberge secoua légèrement la tête. La séquence des événements ne collait pas. On l’avait enlevé… après la tentative d’assassinat. Ce qui ramenait Théberge à sa première question : quel rôle Prose jouait-il dans cette histoire ?
HEX-Radio, 8h02
— Plus ça change, plus c’est pareil ! Trois autres victimes. La moitié de la nouvelle bibliothèque détruite. Les policiers abandonnent la ville aux terroristes… J’ai avec moi mon collègue Cabana. Qu’est-ce que t’en penses, toi, du dernier attentat terroriste ?
— Ceux qui pensent encore qu’ils restent à Montréal, ils sont mieux de revoir leur géographie. Tu sais où on vit ?
— Euh…
— On vit à Kandahar. Kandahar, PQ !
— Tu as interviewé le directeur Crépeau. Qu’est-ce qu’il en pense, lui, de tout ça ?
— Qu’il ne peut pas répondre.
— Qu’il ne peut pas répondre…
— À toutes les questions que je lui ai posées, il m’a dit qu’il ne pouvait pas répondre.
— Il ne pourra pas dire qu’on l’a mal cité !
— Il paraît qu’il faut attendre. Qu’ils sont en train d’enquêter…
— Si tu veux mon avis, c’est pas d’une enquête de plus qu’on a besoin. C’est d’une purge. Faudrait nettoyer le SPVM de tout ce qui est associé au réseau Théberge.
Montréal, 9h17
Little Ben mangeait lentement, seul à sa table. La nuit avait été sans incident. Deux des journalistes étaient arrivés. C’était maintenant un rituel. Ils étaient cinq ou six à venir prendre le petit déjeuner tous les matins. Ils avaient adopté l’endroit.
Chaque jour, en mangeant, ils discutaient de l’actualité avec le mari de Margot, toujours fidèle au poste derrière le comptoir. L’atmosphère était détendue. Les questions agressives liées à Théberge avaient cessé – ce qui n’était pas étranger au fait que les journalistes du réseau HEX-Médias avaient déserté la place.
La conversation roulait sur l’attentat à la Grande Bibliothèque.
— Vous pensez qu’il va y en avoir d’autres ? demanda un des journalistes.
— C’est pas à moi qu’il faut demander ça, répondit le mari de Margot. C’est aux terroristes.
— Ils n’ont encore arrêté personne.
— Jusqu’à présent, quand ils les retrouvent, c’est parce qu’ils sont morts.
— Ça…
Il y eut une pause dans la conversation. Puis un des journalistes, qui venait de finir sa tasse de café, se tourna vers le comptoir.
— Le champignon tueur de céréales, vous pensez qu’ils vont réussir à trouver quelque chose contre ça ?
— Le problème, c’est pas de savoir s’ils vont trouver quelque chose ! répliqua un autre des journalistes. C’est de savoir s’ils vont le trouver avant que l’humanité ait disparu !
— Et le prix qu’ils vont le vendre aux survivants, ajouta le mari de Margot. Il ne faut pas oublier le prix !
Pendant que la discussion se poursuivait, Margot s’approcha de Little Ben et lui demanda de la suivre dans la pièce à l’arrière du restaurant.
Puis elle lui montra une enveloppe jaune.
— Je viens de la recevoir, dit-elle.
Le visage de Little Ben prit un air soucieux.
— Je n’ai vu personne s’approcher de la porte, dit-il.
— Elle était sur la banquette de la voiture, dans la cour arrière.
Hampstead, 14h35
Leonidas Fogg venait d’entrer dans les archives de Safe Heaven. L’accès clandestin qu’il avait fait installer lors de la révision du système informatique lui permettait de parcourir l’ensemble du réseau de la filiale à l’insu de son directeur.
L’informaticien lui avait parlé de backdoor, mais Fogg se représentait plutôt l’accès comme une immense porte principale : il avait accès à absolument tout ce qu’il y avait dans le réseau interne de la filiale.
Il lança une recherche pour repérer tous les transferts d’argent de plus d’un million au cours des douze derniers mois. Il effectua ensuite un tri par code de référence. Ces codes correspondaient aux utilisateurs autorisés à accéder au système de transferts automatisés de Safe Heaven.
Deux noms se démarquèrent : l’Arche et l’Archipel. Des milliards avaient été transférés par ces deux entités. À une quarantaine de destinataires. L’argent s’était accumulé dans ces comptes situés aux quatre coins de la planète. Fogg ne connaissait aucun de ces destinataires, qui étaient simplement identifiés sous le pseudonyme de Archipel 21, Archipel 09, Archipel 32…
Fait significatif, les transferts s’étaient accélérés au cours des dernières semaines. Son intuition ne l’avait pas trompé : quelque chose se préparait. « Ces messieurs » étaient probablement sur le point de mettre un terme aux activités du Consortium… Il fallait qu’il en parle à F.
Il lui envoya électroniquement les résultats de sa recherche ; il se rendrait un peu plus tard au bureau qu’il avait mis à sa disposition.
RDI, 10h02
… ont saccagé les bureaux de deux importantes compagnies pétrolières. Dans le nord du pays, des gazoducs ont été pris d’assaut. La foule dénonce l’envoi du pétrole à l’étranger alors que la population n’a plus rien pour se déplacer et se chauffer. Dans un geste d’apaisement, le gouvernement a suspendu les exportations jusqu’à ce qu’une entente…
Hampstead, 15h06
La porte n’était pas fermée.
Fogg entra discrètement et regarda F, qui semblait absorbée par la contemplation du parc sur lequel donnaient les deux fenêtres de la pièce.
— Toujours aussi satisfaite de votre bureau ? demanda Fogg.
F se retourna. Il y avait un sourire un peu triste sur son visage.
— Vous savez bien que c’est la pièce que je préfère, dit-elle.
Elle regarda de nouveau par la fenêtre. Au-delà de la galerie, on pouvait apercevoir la pelouse entourée de haies de cèdres. Au milieu du parc, un peu sur la droite, il y avait un vieux banc en bois que la mousse avait commencé à prendre d’assaut… comme à Massawippi.
— Ça ramène tellement de souvenirs, reprit-elle.
Fogg toussota, comme pour marquer un changement de ton dans la conversation.
— Vous avez examiné ce que je vous ai envoyé ? demanda-t-il.
F ramena son regard vers lui.
— Oui… Vous aussi, vous pensez que la fin approche ?
Sa voix était devenue anxieuse. Fogg répondit sur un ton plus léger, presque amusé.
— Vous allez finir par me convaincre de l’existence de la transmission de pensée.
Ignorant la remarque, F enchaîna :
— Ça veut dire qu’on n’a pas vraiment le temps de suivre cette piste.
— Par contre, vos amis de l’Institut…
F mit plusieurs secondes à répondre, comme si elle avait besoin de temps pour évaluer la suggestion.
— Vous avez raison, dit-elle. Je m’en occupe.
— Finalement, la création de l’Institut aura été, de bout en bout, une excellente chose…
Le visage de Fogg trahissait un certain amusement.
— Je suis d’accord, dit-elle.
— Pourtant, à l’époque… Vous n’avez pas été facile à convaincre.
— Disons que je manquais encore un peu d’expérience.
Fogg continuait de sourire, comme s’il se rappelait des événements heureux d’un siècle passé.
Lévis, restaurant L’Intimiste, 12h51
Dominique avait ouvert son iPhone. Un écouteur dans l’oreille, elle vérifiait les informations sélectionnées par Pantagruel. Partout, les attentats islamistes faisaient la une.
À Rome, une bibliothèque avait été réduite en cendres. Par contre, celle du Vatican avait été épargnée : sans doute à cause des importantes mesures de sécurité qui avaient été prises. À New York, Washington, Londres et Paris, il n’y avait que des dégâts périphériques mineurs. À Lisbonne, par contre, et à Francfort…
Le serveur posa devant Dominique les crevettes sautées qu’elle avait demandées, puis il la dévisagea avec une certaine insistance.
— Il y a quelque chose qui ne va pas ? demanda Dominique.
— Non non, pas du tout, s’empressa de répondre le serveur, comme s’il se rendait brusquement compte de son comportement… C’est seulement… vos yeux…
Dominique réalisa alors qu’elle avait oublié de mettre des lentilles cornéennes pour masquer leur apparence naturelle, comme elle le faisait toujours quand elle sortait de la maison de sûreté.
Cela expliquait les regards que lui avait lancés le client à la table en biais avec la sienne. Elle l’avait surpris à deux ou trois reprises à l’observer avec une certaine insistance. Chaque fois que leurs regards s’étaient croisés, il avait rapidement détourné les yeux.
— C’est la première fois que je vois des lentilles cornéennes comme ça, reprit le serveur.
— C’est un essai, répondit Dominique, heureuse qu’il lui ait trouvé sans le savoir une porte de sortie.
— C’est… saisissant.
— Trop saisissant ?
Malgré le sourire de Dominique, le serveur s’empressa de se défendre :
— Ce n’est pas ce que je voulais dire !
— Il n’y a pas de mal. Je pense que c’est un essai que je ne poursuivrai pas.
Dominique ramena son attention vers le iPhone. Un instant plus tard, elle tombait sur une information qui la fit sourciller.
Un scientifique hollandais affirme qu’il existe plusieurs types de peste grise. Chacun des types viserait une race différente.
Elle cliqua sur le lien pour lire tout l’article, qu’elle parcourut sans apprendre grand-chose de plus.
Des scientifiques avaient observé des différences dans l’ADN du champignon de la peste grise. Les différences provenaient de champignons prélevés sur des malades infectés au Vietnam et au Nigeria. C’était la seule donnée sur laquelle le journaliste s’était basé pour conclure à l’existence de variantes raciales.
Mais ça n’empêcherait pas l’information de se répandre sur Internet comme une traînée de poudre. Dans tous les pays, les groupes extrémistes y verraient un complot de génocide racial. Sans même réfléchir au fait que viser toutes les races, c’était viser l’ensemble de l’humanité… ce qui n’était pas particulièrement discriminatoire.
Il faudrait que des démentis soient publiés le plus rapidement possible. De la part de savants venant de tous les horizons. Et même là… Ça ne ferait qu’atténuer le problème. Car beaucoup y verraient une manipulation de plus. Ou même une preuve supplémentaire que les allégations initiales étaient vraies.
Une icône se mit brusquement à pulser dans le coin supérieur gauche de l’écran du iPhone. Dominique récupéra le message que l’ordinateur de son bureau venait de lui envoyer.
Il n’y avait qu’un seul mot :
Gonzague
Elle mit son iPhone en contact avec l’ordinateur du bureau, puis elle activa le logiciel de messagerie électronique, récupéra le message intégral envoyé par Théberge et lança le décryptement.
Une quatrième enveloppe est arrivée chez Margot. Elle contenait un court
message d’avertissement : « À force de vous entêter à rester dans le feu de
l’action, vous allez finir par vous brûler. Pour l’humanité, il est trop tard. Mais vous pouvez encore penser à vous et à madame Théberge. »
Je suppose que c’est lié à ma présence à Lyon. Dans la mesure où ça fait référence au feu, ça s’inscrit dans la théorie de Prose. Mais la menace reste très vague.
Et c’était sans doute ça, l’intention, songea Dominique. Cela lui rappelait les lettres d’intimidation que recevaient les danseuses poursuivies par leur ex-pimp. « Je sais où tu es… Je sais tout ce que tu fais… J’ai tout mon temps… À ta place, je ferais attention quand je sors… »
Des formules volontairement vagues, dont le seul but était de rappeler constamment la présence du harceleur. De prêter à toutes les interprétations et d’alimenter la paranoïa de la victime… Dans ce genre de message, c’était le fait de le recevoir qui était le message.
Il y avait aussi, dans la suite des envois, un côté mécanique qui laissait plutôt deviner le déroulement aveugle d’un plan qu’aucune contingence extérieure ne pouvait altérer…
Comme les précédents, le dernier message était arrivé en même temps qu’une nouvelle vague de terrorisme… On aurait dit une forme de déclaration de principes. De statement. Comme pour marquer les grandes étapes du déroulement du plan… Si tel était le cas, et si la théorie de Prose continuait de s’avérer, il fallait s’attendre à une quatrième vague d’attentats écoterroristes. Ce qui pouvait expliquer l’allusion au feu.
Cependant, ce que la théorie de Prose n’expliquait pas, c’était le choix de Théberge comme destinataire. Pourquoi lui envoyer ça ?
La seule explication plausible, c’était qu’on voulait se servir de lui pour remonter jusqu’à l’Institut. Était-ce suffisant pour qu’on tente de le relancer jusqu’en Europe par l’intermédiaire de Margot ? L’expéditeur espérait-il que Margot le lui ferait parvenir ? Comptait-il sur ça pour le retrouver ?…
Quand Dominique sortit du restaurant, le client qui l’avait dévisagée laissa plus d’argent qu’il n’en fallait sur la table, récupéra rapidement son paletot et sortit à son tour. Il avait un téléphone portable à la main.
RDI, 14h05
… ceux qui ont mis Gaïa à feu et à sang seront foudroyés. Je vois le feu du ciel se conjuguer à celui de la terre pour ravager la planète. Je vois des villes dévastées par des incendies. Des récoltes détruites. Je vois des nuages de fumée couvrir les villes et asphyxier les ennemis de Gaïa… Je vois le feu de la guerre se répandre parmi les nations. Je vois les ennemis de Gaïa retourner leurs armes contre eux-mêmes. Se massacrer les uns les autres pour accaparer les dernières gouttes d’eau… Les derniers boisseaux de céréales… Le jour est proche où les derniers vestiges de l’arrogance humaine disparaîtront dans les flammes…
Paris, 20h21
Poitras s’arrêta devant la librairie, le temps de lire le message qui avait été peint à grands coups de pinceau dans la vitrine. Tracé à la peinture rouge, il couvrait toute la largeur de la vitrine.
Brûlez vos livres ! Sinon, vous allez brûler avec !
Difficile de savoir si la menace était réelle, songea Poitras. Il pouvait s’agir de jeunes qui profitaient des événements pour faire des coups. Mais il était également possible que ce soit une véritable menace. Les écoterroristes n’arrêtaient pas de recruter de nouveaux adeptes.
Être libraire devenait subitement un métier à risque !
En se tournant pour reprendre son chemin, Poitras trébucha sur une pierre qui traînait au milieu du trottoir et se tordit une cheville.
Le mouvement des bras qu’il fit pour préserver son équilibre lui fit presque échapper ses deux sacs. Celui qu’il tenait de la main gauche heurta la vitrine de la librairie avec un bruit assourdi.
L’espace d’un instant, il crut l’avoir brisée. Il s’imagina en train d’expliquer aux policiers français qu’il n’avait rien à voir avec le message. Que c’était par accident qu’il avait fracassé la vitrine avec sa bouteille de vin !
Heureusement, il n’y avait pas de mal : ni pour la vitrine ni pour la bouteille.
Poitras reprit la direction de l’appartement.
À son arrivée, il posa les sacs sur la table de la salle à manger et sortit la bouteille de vin pour l’examiner.
— Qu’est-ce qu’on boit ? demanda la voix de Lucie Tellier derrière lui.
— Un peu plus et on buvait de l’eau.
Tout en lui racontant ses mésaventures devant la vitrine de la librairie, il aligna les plats qu’il avait achetés les uns à côté des autres : sushis, couscous à l’agneau, riz au porc et au poulet, lasagne, bœuf bourguignon…
— Choisis ce que tu veux pour suivre l’entrée de sushis, dit-il.
Lucie Tellier déballa le couscous. Après les sushis, ça ferait un peu étrange, mais bon…
Poitras mit le couscous au four pour le réchauffer puis il rangea le reste des plats au frigo.
— Je pense que j’ai trouvé quelque chose qui va t’intéresser, dit Lucie Tellier. Comme il y avait pas mal de mauvaises nouvelles dans l’immobilier direct, j’ai regardé ce qui se passait dans les REITS.
— Et… ?
— Partout, c’est en train de tomber. Mais quand on regarde ça de plus près, c’est toujours lié à des régions assez concentrées.
— Ils vendent quoi ?
— Hôtels, édifices à bureaux, multirésidentiel… de tout.
Poitras rumina un instant la réponse.
— Partout sur la planète ? demanda-t-il.
— Les marchés développés. Mais surtout l’Europe et l’Amérique du Nord.
LCN, 10h02
… la nouvelle initiative du groupe Americans for Peace and Justice. L’objectif de la pétition, lancée aujourd’hui sur Internet, est de recueillir dix millions de signatures. Le groupe entend faire pression sur le Sénat pour le forcer à amorcer un processus d’empeachment. Alléguant que le Président est incapable de protéger le pays contre le terrorisme et de remettre l’économie sur ses rails…
Brecqhou, 14h05
Le regard de Maggie McGuinty se perdait au large de l’île. Sans que la chose soit officielle, elle était cantonnée dans ses appartements de Brecqhou.
Rien ne l’y obligeait. Mais Killmore avait exprimé l’avis qu’il était préférable qu’elle se fasse discrète. Les médias étaient sur sa trace. Ils voulaient qu’elle commente les incidents survenus dans les trois laboratoires. Et même si aucune accusation n’avait encore été portée contre elle, plusieurs corps de police désiraient lui parler.
Killmore avait ajouté qu’elle pouvait disposer des appartements qu’il lui avait octroyés aussi longtemps qu’elle le voulait.
Au fond, c’était la solution la plus simple. Elle demeurerait à l’écart du monde le temps qu’on fournisse aux médias et à la justice des coupables dont ils puissent se satisfaire. Au besoin, on trouverait même le moyen de mentionner que sa collaboration avait été cruciale pour arrêter les coupables. Son seul tort aurait été un excès de confiance envers de proches collaborateurs.
Pour le moment, toutefois, il valait mieux qu’elle évite toute apparition publique. Car ça risquait de compliquer les choses. Et quelle meilleure façon de se faire discrète que de demeurer à Brecqhou, une île privée où aucun média, aucun corps policier ne pouvait la relancer ?
Et puis, ce retrait de la vie publique était en soi une bonne chose, avait conclu Killmore en souriant : elle pourrait se consacrer pleinement à l’exposition qui marquerait le début officiel de l’Apocalypse. Il était essentiel que l’œuvre complète puisse être rendue publique selon l’horaire prévu, au moment où il diffuserait le manifeste intégral de Guru Gizmo Gaïa, L’Humanité émergente. L’événement marquerait le début officiel de l’Exode.
Maggie McGuinty ramena son regard vers l’ordinateur. La liste des expériences de dégustation couvrait l’écran.
La mort en stéréo Le mystère de la Trinité
Le séchoir Les sables émouvants
Le gel du cri Les emballements
Trouver le vent La pression du vide
Le feu intérieur Le baptême de l’eau
Entre nous, le courant passe Le visage de la vérité
Parmi la liste des cent quarante-trois vidéos, elle devait en retenir neuf pour la grande exposition. Les autres seraient disponibles sur Internet dans les semaines suivantes. Elles apparaîtraient sur différents sites, en ordre soigneusement dispersé, de manière à ce qu’on ne puisse pas empêcher leur diffusion.
Sur les neuf vidéos retenues, cinq étaient entièrement réalisées, deux étaient en cours de montage et deux autres en cours de réalisation.
Elle cliqua sur La pression du vide. Un dossier s’ouvrit, qui contenait une longue liste d’enregistrements. Il y en avait pour plus de six jours. Il fallait faire un montage qui ramènerait le tout à deux heures… Elle ouvrit le premier document.
On y voyait Claudia, couchée sur un lit, se réveiller, regarder partout le temps de reprendre ses esprits, puis réaliser qu’elle était retenue sur le lit par des bandes de cuir. On la voyait ensuite hésiter lorsqu’elle s’apercevait que ses mains n’étaient pas complètement attachées. Puis, après avoir compris qu’elle était seule dans la pièce, elle défaisait l’attache d’une des premières bandes de cuir.
Maggie McGuinty appuya sur « Arrêt », recula au début de l’enregistrement et coupa presque toute la période où Claudia reposait sur le lit, inconsciente. La vidéo commencerait cinq secondes avant qu’elle ouvre les yeux.
Pendant qu’elle travaillait, McGuinty pensait à Killmore. À ce qu’il lui avait révélé de ses intentions. Elle comprenait maintenant pourquoi il tenait autant à cette exposition. Ce serait la signature de l’œuvre qu’il accomplissait à l’échelle de la planète. Une sorte de pédagogie par l’art… C’était la tâche qu’il lui confiait. Une tâche de prestige. Et c’était probablement une position de prestige qui l’attendait dans la gestion de l’Archipel.
À la blague, il lui avait dit qu’elle serait l’équivalent de son ministre de la Culture. Son travail serait de rappeler à chacun que chaque mort était une petite apocalypse. Que l’apocalypse était la loi de la nature. Tout mourait. Seuls les êtres humains agonisaient. Parce qu’ils étaient conscients de leur mortalité. Malheureusement, l’espèce humaine, comme espèce, se croyait immortelle. Même quand elle était au bord de l’agonie. Ce qui l’empêchait de faire des choix rationnels.
Il avait ensuite conclu sur un ton beaucoup plus sérieux, presque passionné. Elle se rappelait clairement ses mots.
— La mort est la condition de la vie. La naissance est la mise en route d’un programme d’anéantissement dont l’échéance est variable mais l’aboutissement certain. Le processus même de la vie est l’apocalypse. La survie de la Terre exige la victoire de l’apocalypse sur l’obstination humaine à faire survivre l’intégralité de sa proliférante reproduction. Il faut rétablir la loi de l’apocalypse comme processus fondamental de la vie.
Paris, 21h17
Blunt avait examiné les transferts massifs d’argent aussitôt qu’il en avait reçu la liste. Il avait alors découvert que les lieux de transfert correspondaient à environ la moitié des emplacements marqués par des points sur les quatre planisphères.
Dans presque tous les cas, il s’agissait de transferts identifiés par le code « Archipel ». La seule exception était une série de transferts dans une banque de Guernesey, qui avaient comme code de référence : « Arche ».
Il y avait manifestement là un réseau mondial. Et si les mots voulaient dire quelque chose, l’Archipel désignait probablement l’ensemble du réseau alors que l’Arche en était, tout aussi probablement, le centre de coordination.
Peu à peu, les éléments du casse-tête tombaient en place. Mais repérer les endroits était une chose, savoir ce qui s’y passait en était une autre. Et trouver un moyen d’intervenir en était une tout autre encore.
Normalement, sur un goban, une structure de pierres servait à délimiter un territoire que l’on voulait contrôler. Dans ce cas-ci, le territoire s’étendait à l’ensemble de la planète. Se pouvait-il que ce soit vraiment une tentative de contrôle de l’ensemble de la planète ?
S’il n’y avait eu que les multinationales du groupe HomniCorp, la chose aurait pu avoir un sens. Mais à quoi servait de prendre le contrôle d’un territoire, si c’était pour ensuite le saccager ?
Car il y avait aussi le terrorisme islamiste, qui était en train de mettre le feu aux poudres à l’intérieur des pays et entre les pays… Le terrorisme écolo, qui s’acharnait à provoquer une pandémie et une famine généralisée… À terme, on risquait l’effondrement des structures sociales…
Pour Blunt, le point d’attaque le plus sûr était Guernesey. Il était urgent de savoir ce qui s’y tramait. Il y avait même des chances que ce soit là que l’Arche soit cachée. Le problème, c’était les effectifs…
Pour régler ce problème, il avait bien une idée, mais avant, il décida d’envoyer un court message à Chamane :
Texte codé des murales : vérifie si tu peux y trouver les mots « Arche », « Archipel » et « Apocalypse ».
www.fric.tv, 14h31
… a annoncé aujourd’hui qu’elle fermait deux raffineries pour une inspection complète à cause d’un bris dans les procédures de sécurité. Les deux raffineries ne devraient pas reprendre la production avant plusieurs mois…
Fort Meade, 14h43
Quand John Tate vit apparaître, sur l’écran de son ordinateur portable, l’icône signalant une communication en provenance de Blunt, il demanda à Spaulding de le laisser seul. Le contact avec Blunt ferait partie des informations qu’il lui communiquerait au moment de la passation des pouvoirs. Et si, à cause de jeux politiques, ce n’était pas lui qui obtenait le poste, cette information ne serait jamais transmise.
— J’allais t’appeler en fin de journée, fit Tate lorsque le visage de Blunt apparut à l’écran.
— D’après les médias, vous avez évité le pire.
— Ce qui commence à circuler dans Internet, c’est qu’on a été chanceux. Parce qu’on n’a pas réussi à les arrêter avant qu’ils agissent… J’ai l’impression que c’est une campagne pilotée par Paige pour neutraliser l’impact de ce qu’on a fait.
— Comment réagit le Président ?
— Je le vois tout à l’heure. Je veux prendre Paige de court : il est capable de lui présenter les choses comme si c’était un échec de la NSA et qu’on avait tout juste sauvé les meubles !
— Dans la population, comment ça se passe ?
— Les attentats sur les autoroutes ont mis le feu aux poudres. On a eu une autre dizaine d’attaques contre des mosquées. Heureusement, il n’y a toujours pas de victimes. Le Président est censé s’adresser à la population ce soir. La Maison-Blanche est en pourparlers avec la NFL pour retarder la diffusion de la partie de football pour que le Président puisse parler à huit heures.
— J’ai une autre information.
— Pour une fois que ce n’est pas une commande, ironisa Tate.
— C’est une information qui demande qu’on vérifie un certain nombre de choses.
— Je me disais, aussi…
— Je vais t’envoyer une liste d’endroits où il y a des banques. Je veux savoir quels sont les chefs d’État, les dirigeants de multinationales, les hauts fonctionnaires, les vedettes, les gens riches et célèbres qui se sont rendus à proximité de ces banques au cours des six derniers mois.
— Tu veux ça dans combien de minutes ?
— Ce sont presque tous des endroits où il faut accéder par avion ou par la mer. La plupart ont des aéroports à proximité. Les autres ont peut-être des héliports…
— Il y en a combien, de ces endroits ?
— Quarante-huit.
— Comment veux-tu que je fasse ça ?
— En y mettant du personnel. Quand on dispose de la plus grosse agence de renseignements…
— Cette liste de personnes, elle va me donner quoi ?
— Probablement le who’s who de ceux qui sont derrière les attentats.
— Les attentats islamistes ? C’est du délire…
— Pas seulement islamistes. Tous les attentats.
Il y eut un silence.
— C’est vraiment du délire, reprit finalement Tate.
— Tu ne sais pas à quel point tu as raison…
— Je vais demander à Spaulding de s’en occuper.
— C’est vraiment urgent.
— Tu veux que je dise au Président que ses commandes personnelles sont sur hold ? s’impatienta Tate. Que celles d’un agent clandestin recherché par toutes les agences de la planète sont plus importantes que les siennes ?
— C’est probablement vrai.
— Fuck ! Pour remonter le moral, toi !… Tu as d’autres bonnes nouvelles ?
— En plus de la possibilité d’attaques contre les centrales nucléaires ?
— Tu es sûr de ton coup ?
Cette fois, il y avait plus d’inquiétude que d’ironie dans le ton de Tate.
— Pas absolument, répondit Blunt. Mais il y a une chose dont je suis certain : c’est que ça va tourner autour du thème du feu.
— Tu ne veux quand même pas que je fasse surveiller toutes les centrales au charbon ?!… tout le réseau électrique ?!…
— Tu fais ce que tu veux. En Europe, tes petits amis ont donné la priorité au nucléaire.
France Inter, 21h08
… la foule en colère a détruit un important stock de semences, alléguant qu’elles étaient empoisonnées, que ça faisait partie d’un complot pour éliminer l’ensemble des Africains. Comme la peste grise. Comme l’empoisonnement des puits…
Baltimore, 16h19
La famille Ryan était l’exemple même du patriotisme. Elle avait perdu un membre au cours de chacune des trois dernières guerres auxquelles les États-Unis avaient officiellement participé.
Joe, le plus vieux, était mort au Vietnam, dans un des souterrains truffés de pièges dont les Vietcongs avaient parsemé le pays. Il n’avait pourtant pas été victime d’un piège mais d’un manque de communication : son groupe avait été averti en retard que les avions américains s’apprêtaient à bombarder l’endroit. Il était mort enseveli, au troisième niveau de profondeur, alors qu’il se dépêchait de remonter à la surface, lorsque le réseau de souterrains s’était écroulé sous les bombes.
John, le deuxième fils de la famille, était mort des suites d’une maladie mystérieuse contractée lors de la guerre du Golfe. Malgré de multiples demandes adressées à l’armée, la famille n’avait jamais pu obtenir autre chose qu’un rapport sommaire des causes du décès : infection de nature inconnue. Rien sur l’éventuelle exposition du deuxième fils Ryan aux radiations des obus renforcés à l’uranium allégé. Rien sur sa possible exposition à des contaminants chimiques ou biologiques… Juste un rapport banal de quelques paragraphes.
Amy, elle, était infirmière. Elle avait fait partie des premières victimes de la guerre d’Irak. Le poste où elle travaillait avait été pris d’assaut et les renforts avaient tardé à arriver : il y avait trop d’urgences en même temps, il avait fallu effectuer des choix.
Dans la lettre que la famille avait reçue, on mentionnait son dévouement, son courage, son professionnalisme… mais on ne parlait pas des politiciens qui avaient refusé d’envoyer des troupes suffisantes pour une telle opération et qui étaient les responsables ultimes, par leurs décisions, de la mort de plusieurs milliers d’Américains.
C’est pourquoi Paul, le dernier enfant de la famille, avait décidé d’être un héros, lui aussi. Mais il choisirait sa guerre avec plus de discernement. Pas question qu’il aille sacrifier sa vie pour les intérêts pétroliers qui étaient derrière Bush et la guerre en Irak. Ni pour les intérêts de l’industrie militaire, qui avait fait bloc derrière Cheney.
Le véritable ennemi n’était pas à l’extérieur du pays. Il était à l’intérieur. C’était donc là qu’il entendait frapper… C’était pourquoi il s’était joint aux US-Bashers. Même s’il n’aimait pas le nom. Il se voyait plutôt comme un US-Savior…
Paul Ryan avait hésité plusieurs mois avant de prendre sa décision. C’était un jugement de la Cour suprême qui avait achevé de le convaincre. Après vingt ans d’appels et de délais, Exxon avait finalement eu gain de cause : elle ne paierait que vingt pour cent des dommages initialement imposés pour les dégâts causés par l’Exxon Valdez. C’était la preuve que la justice était au service des multinationales et de leurs lobbies. Même avec l’arrivée du nouveau président.
— D’accord, se contenta-t-il de répondre au téléphone.
On venait de lui donner le signal de procéder.
Pour sa première mission, ce qu’on lui demandait n’était pas compliqué. Il devait prendre possession d’une fourgonnette à un endroit qu’on lui indiquerait et aller faire le plein dans une station-service dont on lui fournirait les coordonnées.
Afin de réduire les possibilités d’être arrêté, il agirait pendant la nuit.
Hawaï, 16h10
Ils avaient voyagé incognito. Pour éviter les rumeurs, ils étaient arrivés séparément, dans des avions privés. La majorité d’entre eux occupaient des postes clés dans de grandes pétrolières. Pourtant, il ne s’agissait pas d’une réunion secrète des Sisters, nom sous lequel, depuis près d’un siècle, on désignait les grandes compagnies qui contrôlaient la production d’or noir de la planète.
Pour cette réunion dans une île volcanique de l’archipel d’Hawaï, seuls les représentants de certaines pétrolières avaient été invités. Ils comptaient pour près de la moitié des participants. Les autres étaient surtout des spécialistes en énergie nucléaire. S’y ajoutait un petit nombre d’experts en énergies alternatives : usines marémotrices, éoliennes…
Des rafraîchissements avaient été offerts : vin, bière, café, jus, champagne… La plupart avaient opté pour l’eau minérale. Quelques-uns pour le café.
Il ne manquait plus que Leona Heath.
Le bâtiment était construit sur un piton rocheux. Par la fenêtre panoramique de la salle, en surplomb, on apercevait un champ de lave qui descendait doucement vers la mer, agrandissant peu à peu le territoire de l’île.
Malgré la distance, on pouvait voir de courts jets de matière en fusion crever de façon sporadique la surface refroidie de la lave, bouillonner quelques instants, puis se figer.
La proximité du volcan rendait plusieurs des invités mal à l’aise. Mais personne n’avait osé le mentionner. L’arrivée de Heath apporta un soulagement visible. Plus vite on en aurait terminé avec la réunion, plus vite on pourrait repartir.
Leona Heath était une femme d’une quarantaine d’années, aux traits assez durs. Le feu de ses cheveux roux était mis en évidence par une coupe géométrique qui rappelait celle de son tailleur.
Dès son entrée, elle se dirigea vers la fenêtre panoramique. Pendant plusieurs secondes, elle parut absorbée dans la contemplation du paysage.
— Vous voyez ici comment a débuté la vie, dit-elle brusquement sans se retourner. Comment elle s’entretient. Les éléments sont purifiés et rejetés à la mer pour redémarrer la chaîne des associations…
Elle se tourna vers eux.
— C’est l’équivalent du processus dans lequel s’est engagée l’espèce humaine. Un processus que nous allons accélérer pour épargner à notre espèce des millénaires de stagnation.
Elle revint au centre de la pièce.
— Les opérations débutent demain. Normalement, vous savez déjà tous ce que vous avez à faire.
Des murmures d’approbation meublèrent le silence de quelques secondes qu’elle laissa volontairement se poursuivre à la suite de sa déclaration.
— Aussi, reprit-elle, je ne reviendrai pas sur les détails. J’aimerais simplement savoir si vous avez rencontré des problèmes imprévus.
Elle parcourut la salle du regard. Personne ne se manifesta : il valait toujours mieux paraître contrôler la situation et ne pas avoir été surpris en flagrant délit d’incapacité à prévoir une difficulté.
— Bien, reprit Heath. Je suppose que l’absence de nouvelles est une bonne nouvelle… Nous allons donc aborder les dispositions transitoires. La date de l’Exode a été devancée. Vous allez amorcer dès ce soir votre transfert dans l’Archipel.
— Et nos familles ? demanda un des invités.
— Vous les amenez avec vous, cela va de soi. Tout le personnel de service n’est pas encore en place, mais ce sera très viable. Convivial, même. Surtout par comparaison avec ce qui va se passer sur le reste de la planète !
— Demain, c’est un peu serré, commenta une autre voix dans l’assistance.
— Des avions ont été nolisés pour tout le monde. Des voitures avec chauffeurs sont prêtes à récupérer vos familles. Vous n’avez qu’à les appeler pour confirmer votre départ et leur indiquer le lieu où se trouvent vos proches… Par mesure de sécurité, vous serez dispersés sur plusieurs sites de l’Archipel. Une question de gestion de risque. Vous représentez l’essentiel de notre expertise en matière de carburants et d’énergie. Si jamais, cas improbable, il survenait une catastrophe quelque part…
— Il y a quand même une question à laquelle vous n’avez pas encore répondu, fit une autre voix. Comment allons-nous pouvoir contrôler les opérations sur le reste de la planète si nous sommes confinés dans l’Archipel ?
La femme sourit.
— Je pensais que la réponse était évidente : il n’y aura plus rien à contrôler sur le reste de la planète… Hormis les activités de notre filiale.
Elle fit une pause comme pour jouir de leur surprise. Puis son visage redevint sérieux.
— Il y aura bien sûr une période de transition. Pour le moment, nous avons des alliances avec plusieurs producteurs. Mais leur nombre ira en diminuant. Seuls survivront ceux qui auront prévu les meilleurs services de sécurité pour protéger leurs installations.
Elle s’arrêta de nouveau.
— Je peux déjà vous donner la liste de ceux qui survivront.
— Et les autres ? Comment pouvez-vous être certaine qu’ils vont disparaître ?
— La population va s’en charger, dit-elle en souriant. Pour ces choses, il faut toujours faire confiance au peuple… Leurs pétroliers vont être attaqués par des pirates. Des gens vont prendre d’assaut les pipelines. Des groupes écologistes vont saboter les raffineries, ce qui va provoquer des catastrophes… Au besoin, nous les aiderons discrètement.
Son sourire s’accentua.
— Plusieurs ouvriers vont cesser de se présenter au travail par crainte du danger. Il suffira de quelques rumeurs. Et de quelques accidents pour alimenter les rumeurs… À cause du manque de personnel qualifié, les responsables n’auront pas le choix d’employer des gens moins compétents. Les accidents vont se multiplier… Au fond, c’est comme pour le pompage. Le plus difficile, c’est d’amorcer le processus. Ensuite, il s’alimente tout seul… Ce n’est pas à vous que je vais apprendre cela.
Montréal, 17h44
Little Ben ne bougeait pas. Il attendait que Crépeau ait fini de ranger les papiers étalés sur son bureau.
Au bout de quelques instants, la plupart se retrouvèrent dans le panier OUT, sur un des coins du bureau. Le lendemain matin, la secrétaire les classerait.
Sur la plaque de verre qui protégeait le dessus du meuble, il ne restait plus qu’un seul dossier. Crépeau y jeta un bref coup d’œil, puis il le déposa dans le panier IN, à l’autre extrémité de la surface de travail.
Le directeur du SPVM prit ensuite un moment pour examiner la surface complètement dégagée du bureau. Un léger sourire apparut sur son visage.
Little Ben se demanda si cela traduisait la satisfaction d’avoir introduit un peu plus d’ordre dans le monde.
— Je vous écoute, dit Crépeau en ramenant les yeux vers Little Ben.
— J’ai parlé à Pascale de ce dont nous avons discuté.
— Laissez-moi deviner : elle n’était pas très heureuse de ma suggestion.
— Je ne l’ai pas présentée comme une suggestion. Plutôt comme une préoccupation.
— Et ?… L’idée des vacances ?
— Elle aurait l’impression de fuir… Mais comme elle a des recherches à faire pour son prochain livre, je lui ai suggéré de simplement modifier son horaire. D’aller immédiatement faire ses recherches de terrain au Brésil.
— Elle a accepté ?
— Elle part ce soir.
— Pour combien de temps ?
— Un mois. Peut-être un peu plus. Dans un premier temps, elle va à Manaus. Un de ses amis est guide là-bas. Il amène des touristes dans la jungle, voir des animaux sauvages. Parfois, ils rencontrent des tribus qui n’ont presque jamais eu de contacts avec notre civilisation.
— Des gens qui ne connaissent pas leur chance ! maugréa Crépeau.
Puis il demanda :
— Elle prépare un livre sur quoi ?
— Les effets de la proximité des villes sur ce qui reste de jungle, un peu partout sur la planète. Elle m’a dit qu’aux alentours de Manaus, il faut entrer plusieurs dizaines de kilomètres dans la jungle pour voir la véritable faune de l’Amazonie.
Crépeau poussa un soupir.
— Là-bas, elle devrait être à l’abri des médias.
Puis, après un autre soupir :
— Entre les bêtes de la jungle et celles de HEX-Radio, elle a probablement fait le bon choix.
Little Ben se leva.
— Vous ? demanda Crépeau. Vous allez aussi vous mettre au vert ?
— Pourquoi ?
— Maintenant que les autres sont partis, ils vont se tourner contre vous.
— Que voulez-vous qu’ils fassent ?
— Je ne parlais pas d’attaques physiques.
— Ce qu’ils peuvent raconter ne me touche pas. En fait, c’est un excellent prétexte à des exercices de sérénité créative.
Crépeau le regarda sortir sans lui demander ce qu’il entendait par « sérénité créative ». À sa manière, il était aussi insaisissable que Jones 23.
CBS, 21h02
… si difficile que ce soit, il faut faire le constat que nous sommes en guerre. Une guerre qui n’a pas été déclarée uniquement contre nous, mais contre l’ensemble de l’Occident. J’ai déjà averti nos alliés des décisions que j’avais prises et que je vais maintenant vous communiquer. À partir de ce soir, le gouvernement des États-Unis se retire à l’intérieur de périmètres de sécurité, sous protection militaire. Toutefois, par souci de démocratie, des représentants des médias accompagneront chacune des instances gouvernementales à l’intérieur des lieux protégés. Les médias seront les yeux et les oreilles du peuple. C’est de cette manière que j’entends protéger à la fois les instances gouvernementales et l’exercice démocratique du pouvoir des élus…
Georgetown, 21h06
« Des médias embedded », songea Tate. Après l’armée, le gouvernement ! Ce serait quoi, la prochaine étape ? Des médias à l’intérieur des agences de renseignements ? Une téléréalité d’espionnage ?… Même si c’était lui qui avait suggéré cet expédient, et même s’il savait que c’était un mal nécessaire, il ne pouvait s’empêcher d’être mal à l’aise. Sans doute parce que cela entrait dans la logique ultra-sécuritaire des Paige et compagnie.
Tout en écoutant le discours du Président, Tate examinait le rapport qu’il avait apporté à la maison dans l’espoir de trouver le courage de l’étudier. Un rapport d’évaluation de la liste qui servait à filtrer les voyageurs aux frontières et dans les aéroports.
La formulation des conclusions était savamment alambiquée, de manière à protéger les rédacteurs de toute accusation de manque de patriotisme, mais le message était clair : la liste était bonne à jeter aux poubelles. Son utilité était en train de disparaître, son développement échappait à tout contrôle… Et pire, personne n’était en position de prendre en main sa gestion.
Tate releva les yeux du rapport et regarda le Président, à la télé. Il avait maintenant adopté un ton plus ferme. Presque guerrier.
… des mesures similaires seront prises pour tous les ministères et l’ensemble des agences gouvernementales. Nous ne laisserons pas des terroristes compromettre le fonctionnement démocratique de nos institutions. Pour l’instant, la première tâche que j’assigne à l’ensemble de nos services de renseignements, c’est de débusquer ceux qui, à l’extérieur de notre pays, recrutent, endoctrinent, arment et soutiennent les terroristes de l’intérieur…
Même s’il regardait la télé, Tate continuait de penser au rapport. Dans un premier temps, le groupe d’évaluation soulignait l’inefficacité croissante de la liste des gens interdits de vol. À cause du nombre grandissant d’erreurs qu’elle contenait, elle causait une immense perte de temps pour ceux qui étaient chargés de l’appliquer. En plus, la multiplication des faux suspects était en voie de lui enlever toute crédibilité.
… Tout attentat sur notre sol ou contre des intérêts américains, quel que soit l’endroit où il aura lieu, sera suivi de représailles. Et toute riposte contre ces représailles sera suivie de représailles dix fois plus importantes…
Tate étouffa un juron.
Le Président n’avait pas le choix. Il devait prendre la posture de l’homme fort. Déjà affaibli par les hausses d’impôt décrétées pour juguler la crise, contesté pour avoir donné une grande partie de cet argent à des institutions qui étaient à l’origine de la ruine du pays, critiqué en raison de la lenteur de la sortie de crise, il devait calmer le jeu. Il devait faire des concessions. D’abord aux républicains, qui martelaient leur opposition à tous ses projets. Mais aussi aux groupes de pression inspirés de la droite religieuse ultra-libérale, dont le mécontentement était alimenté par les médias. Même le Ku Klux Klan avait connu un regain de vigueur. Certains de leurs membres s’affichaient publiquement depuis quelques semaines. Leur rengaine, c’était que le pays s’enfonçait dans le chaos depuis qu’on avait élu un président noir. Dans le Sud, des croix avaient recommencé à flamber. Et, à chaque sortie publique du Président, des manifestants affichaient ostensiblement leurs carabines semi-automatiques, à la fois par mesure d’intimidation et dans l’espoir d’être arrêtés et de provoquer un incident.
… Des zones comme la région frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan seront parmi les premières cibles de ces représailles…
Le Président savait très bien que ses déclarations seraient perçues comme une provocation par la majorité des musulmans. Il savait aussi que le pays n’avait pas les moyens de provoquer de nouveaux affrontements. Surtout pas avec les problèmes internes qui se multipliaient : manque de nourriture, milices, tensions interraciales, vandalisme… Mais il n’avait pas le choix. Il devait se rallier en partie au point de vue de Paige. La théorie de la main de fer dans un gant de fer… « Ils ne respectent que la force. Tout accommodement est interprété comme de la faiblesse. La menace et la vengeance sont le seul langage qu’ils comprennent »…
Au moins, le Président n’avait pas inclus La Mecque, Téhéran ou Médine dans la liste des cibles potentielles, comme le réclamaient Paige et l’aile radicale des militaires. Sans parler des médias qui les supportaient.
… Pour employer une expression populaire : « No More Mister Nice Guy ». Et notre réplique ne sera pas que militaire. Tout pays collaborant avec les terroristes, ou faisant l’objet de soupçons relativement sérieux de collaborer avec eux, se verra exclu des programmes internationaux de lutte contre la peste grise et contre le virus tueur de céréales. Il n’est pas question qu’on s’évertue à sauver ceux qui complotent pour nous assassiner…
Cela équivalait à affirmer que les États-Unis contrôlaient HomniFood et HomniPharm – ce qui était loin d’être acquis, compte tenu du pouvoir qu’étaient en train de monopoliser ces entreprises. Et puis, même si cela avait été, tous les pays allaient se sentir visés par cette menace : amis comme ennemis. Il était facile d’imaginer ce qu’il adviendrait des offres américaines d’action concertée !
… Ces déclarations ne sont pas des promesses. Ce sont des conséquences qui découleront inexorablement de toute attaque contre les États-Unis et les intérêts américains. Cela devrait donner à réfléchir aux États qui abritent, supportent ou simplement tolèrent les terroristes sur leur sol…
Tate ramena les yeux vers le rapport.
La deuxième grande conclusion du groupe d’évaluation, c’était qu’une telle liste des interdits de vol était structurellement vouée à l’échec : dans l’atmosphère de suspicion où le travail de chacun était scruté de près, personne ne voudrait prendre le risque de ne pas inscrire sur la liste un individu présentant la moindre possibilité de danger… Il y avait aussi la compétition entre les agences : chacune se donnait des objectifs mensuels de terroristes potentiels à identifier pour ne pas paraître travailler moins que les autres.
… Quand on accepte la direction d’un État, on accepte les responsabilités qui viennent avec elle. Les États-Unis seront un ami loyal de leurs amis et un ennemi impitoyable de leurs ennemis…
Mais le pire, c’était que personne n’était en mesure d’assurer la gestion de la liste. Tout le monde savait qu’elle était de plus en plus inutile. Qu’elle comportait des centaines de milliers de noms qui n’avaient rien à voir avec le terrorisme. Mais qui risquerait d’enlever un seul nom ? Si jamais cette personne devait plus tard être impliquée dans un attentat…
Mieux valait être trop prudent que pas assez.
CBS, 21h14
… Chers compatriotes, ce ne sont pas là des paroles que je prononce avec joie. Mais je les dis avec la conviction profonde qu’il s’agit d’un geste nécessaire. Il n’est pas question que l’Amérique tolère les agissements de ceux qui menacent la vie de ses citoyens, de ceux qui veulent compromettre la santé de notre économie, que ce soit sous des prétextes religieux ou écologistes. Je suis persuadé que l’Amérique sortira grandie de cette épreuve. Que Dieu vous bénisse tous ! Que Dieu bénisse l’Amérique !…
Hampstead, 2h43
Hurt venait d’entrer dans le bois entourant l’édifice à logements. Après s’être adossé à un arbre, il sortit le détecteur de son sac à dos et balaya lentement l’espace autour de lui.
Plusieurs signaux apparurent sur l’écran du détecteur. Il enregistra leur position et se déplaça vers l’un d’eux en tentant de se dissimuler le plus possible. Avec ses lunettes infrarouges, il voyait les faisceaux de lumière qui quadrillaient le parc, à environ vingt-quatre pouces du sol.
Il ne comptait pas inventorier d’un seul coup toute la superficie de la forêt autour de l’immeuble, mais ce qu’il apprendrait lui permettrait de dresser un début de carte : les jours suivants, il poursuivrait l’exploration. Jusqu’à ce qu’il ait une image complète du dispositif de sécurité.
Une dizaine de minutes plus tard, il avait trouvé deux détecteurs de mouvement, quatre émetteurs de rayons infrarouges et une caméra. Il décida de poursuivre en suivant une ligne imaginaire qui reliait trois des appareils de surveillance qu’il avait repérés.
Après quelques minutes, il déboucha dans une clairière qui se transformait progressivement en une sorte de parc. Au fond du parc, il y avait une maison. Le premier moment de surprise passé, il se mit à examiner de plus près l’aménagement du parc. Les haies, le banc au milieu de la pelouse, la galerie derrière la maison… Tout cela lui semblait familier.
Puis il reconnut l’endroit. C’était le jardin où le Vieux lui apparaissait dans ses rêves !
C’était impossible ! Ce jardin était à Massawippi. Et il avait été détruit ! Il n’existait plus que dans sa tête !
Immobile, Hurt examina attentivement les lieux. À la réflexion, il y avait peut-être de petites différences. Mais il ne pouvait pas en être sûr.
Profondément perturbé, il rebroussa chemin.
À l’intérieur, la voix de Nitro hurlait. Elle accusait F, le Vieux et l’Institut, tous confondus, de l’avoir manipulé.