Une espèce sans prédateur prolifère tant que son stock alimentaire lui permet de supporter cette prolifération. Ensuite la population décroît pour s’adapter aux ressources réduites. Toutefois, à cause de l’intensification de la prédation, il peut arriver que le stock alimentaire soit ravagé si rapidement qu’il ne peut plus se reproduire. Les prédateurs sont alors voués à la disparition par manque de nourriture.
Guru Gizmo Gaïa, L’Humanité émergente, 1- Pourquoi l’Apocalypse.
 
Jour - 4
 
Londres, 10h51
Dès qu’il eut terminé la lecture du texte de Victor Prose, Hadrian Killmore envoya un courriel à Montréal. Les instructions étaient adressées à Skinner, le directeur de Vacuum.
Urgent de savoir si l’auteur de cet article a eu accès à des informations privilégiées. S’il y a le moindre doute, procédez en conséquence.
 
Venise, 14h29
Quand Horace Blunt relevait les yeux du goban, son regard portait jusque de l’autre côté du Grand Canal. Mais il le fixait sans le voir. Son esprit était accaparé par les derniers attentats.
L’attaque contre le Vatican était une pure folie. Les médias étaient déjà pleins de commentaires hargneux à l’endroit des musulmans. Partout en Europe, l’extrême droite avait le prétexte dont elle rêvait pour réclamer le nettoyage de la population. Surtout que les terroristes étaient tous nés au pays. Des immigrants de deuxième et troisième générations. Juste en Italie, il y avait déjà eu quatre morts et des dizaines de blessés en guise de représailles. Sans compter tous les Arabes qui avaient seulement été insultés et agressés verbalement.
Blunt fut tiré de ses réflexions par l’arrivée de Kathy. Elle lui tendit un téléphone portable.
— Ton oncle d’Amérique !
Blunt haussa les sourcils et prit l’appareil.
— Tu ne m’avais jamais parlé de lui, reprit Kathy avec un sourire moqueur.
— Tout le monde a un oncle en Amérique.
Kathy tourna les talons. Blunt approcha le téléphone de son oreille.
— Oui ?
— Tu vas devoir renoncer aux plages du Lido. Les vacances sont terminées.
La voix lui confirmait ce que l’expression codée lui avait déjà fait comprendre : Tate, alias l’oncle d’Amérique, réclamait ses services.
— C’est bien le travail auquel je pense ?
— Tu as toujours été doué pour la lecture de pensée.
— D’accord, je veux bien m’en occuper. Mais je travaille à domicile.
— Tu es trop occupé avec tes petits amis de l’Institut pour venir à Washington ?
— Il n’y a plus d’Institut.
— Puisque tu le dis…
— S’il existait encore, penses-tu que je travaillerais pour toi ?
— Tu évoques là une hypothèse intrigante…
— Je vais avoir besoin de toute l’information disponible.
— J’ai relevé ton accès. Tu es maintenant niveau quatre. Une description de la mission a été déposée dans ta boîte aux lettres électronique. J’y ai joint l’information pertinente que nous avons.
— Jugée pertinente par qui ?
— Le responsable de notre équipe de crise. Tu peux lui transmettre toutes les demandes d’information que tu estimeras utiles, lui faire toutes les suggestions qui te sembleront appropriées.
— Et si j’ai des problèmes avec ton équipe ?
— Tu me contactes. Je coupe une ou deux têtes pour l’exemple.
— Tu vas te faire plein d’amis !
— Il y a déjà des groupes qui réclament qu’on bombarde La Mecque en guise de représailles. Alors, les susceptibilités froissées…
 
Radio Huesca, 11h03
… la vague de violences anti-islamiste a fait trois nouvelles victimes dans le quartier Vallecas à Madrid…
 
Montréal, SPVM, 11h14
Théberge parcourut rapidement le rapport sur son bureau. L’expert expliquait en trois paragraphes qu’il n’avait rien trouvé sur l’enveloppe jaune et sur les enveloppes qu’elle contenait. Rien sauf les empreintes de Théberge et celles de Margot.
Une autre piste qui menait à un cul-de-sac.
Théberge se leva de son bureau, prit sa pipe et se dirigea vers la fenêtre. Il eut à peine le temps de tirer une bouffée sur sa pipe éteinte que le téléphone sonnait.
— Ça fait toujours plaisir de parler à une vedette, fit la voix ironique de Morne.
Théberge résista à la tentation de raccrocher. Après les images diffusées à la télé, c’était inévitable que les politiques s’agitent.
— Vous avez une idée de l’identité de votre admirateur ? reprit Morne.
Il faisait allusion à la vidéo diffusée la veille par HEX-TV et répercutée sur Internet dans les minutes suivantes. On y voyait Théberge arriver à l’Oratoire, se rendre sur les lieux de l’attentat, repartir, arriver à l’appartement de la rue Champagneur, y entrer, en sortir, envoyer promener le journaliste après deux ou trois répliques et repartir.
En temps normal, tout cela aurait moins porté à conséquence. Personne ne pouvait se surveiller en permanence pour ne pas être la cible d’un téléobjectif ou d’une caméra dissimulée dans un appartement.
Cette fois, cependant, les extraits de film avaient été transmis à la télé accompagnés de révélations sur l’identité des trois auteurs de l’attentat : trois émigrants arabes de longue date bien intégrés à leur milieu.
L’information transmise à HEX-TV était accompagnée d’un bref mot d’explication.
 
Pendant que le nécrophile discute avec les morts, notre enquêteur underground démasque les terroristes. Des informations supplémentaires seront divulguées demain sur le site Internet www.les vraiesinfos.ru.
 
— Vous ne savez toujours pas qui est derrière ce site ? demanda Morne.
— Pour le moment, il est enregistré en Roumanie. Le temps qu’on ait un contact là-bas, qu’on puisse intervenir, il va avoir déménagé.
— Autrement dit, vous ne pouvez rien faire ?
Théberge ne répondit pas. À deux occasions, au cours des mois précédents, lesvraiesinfos.ru avait publié des informations qui avaient mené à l’arrestation de coupables dans des affaires criminelles.
— On entend de plus en plus de commentaires favorables à leur sujet, reprit Morne. À la dernière réunion du Cabinet, un ministre a suggéré qu’on les trouve au plus vite… pour les engager ! Et je ne suis pas sûr que c’était une blague.
— Vous voulez ma démission ?
Morne hésita quelques secondes, comme s’il se demandait comment répondre.
— La question n’est pas de savoir ce que je veux, finit-il par dire, mais ce que le public veut.
— C’est vous qui avez insisté pour que je reste.
— Je sais. Et c’est moi qui ai suggéré cet arrangement pour que vous aidiez Crépeau… À l’époque, c’était ce que le public voulait.
Théberge laissa se poursuivre le silence.
— Il faut que je vous laisse, déclara finalement Morne. Je dois briefer le premier ministre sur le dossier des quotas d’importation de céréales. Les négociations avec les provinces de l’Ouest commencent demain.
Théberge raccrocha.
Son offre de démission l’avait surpris lui-même autant qu’elle avait semblé décontenancer Morne. La réplique avait surgi sans qu’il y pense. Et maintenant, il ne pouvait s’empêcher de ruminer l’idée. Il y avait probablement dans cette réplique plus qu’un simple mouvement d’humeur.
Au cours des derniers jours, il n’avait cessé de songer à la mise en garde qu’il avait reçue chez Margot. Aux mystérieuses menaces qui étaient censées peser sur lui… Et, surtout, au fait que madame Théberge était explicitement associée à ces menaces.
Le danger, l’intimidation, les attaques contre sa personne, cela faisait partie du métier. Il s’était habitué à vivre avec cela. Mais sa femme…
Si la sécurité de son épouse exigeait qu’il démissionne, il n’hésiterait pas à le faire. Même s’il était prévisible qu’elle continuerait à s’y opposer.
Quand il lui avait montré le message et qu’il avait évoqué la possibilité de sa démission, elle lui avait demandé si c’était vraiment ce qu’il voulait. Tout quitter. Rompre avec ses amis… Bien sûr, il lui resterait la pêche. Mais la saison de la pêche ne durait pas toute l’année. Que ferait-il du reste de son temps ?… Tout ça pour une vague menace ?
Une fois déjà, face au danger que représentait le Consortium, elle avait refusé qu’ils aient recours aux services de l’Institut pour se mettre à l’abri. Son opinion n’avait pas changé. Quand elle l’avait épousé, elle connaissait les risques de son métier et elle était prête à les assumer avec lui. Ce n’était pas à leur âge qu’ils allaient commencer à se laisser intimider.
C’était très courageux de sa part, Théberge était obligé de le reconnaître. Mais il avait peur que ce soit aussi très stupide. Si seulement elle n’avait pas été aussi têtue !
 
Hampstead, 18h52
Fogg était assis devant l’écran d’ordinateur de son bureau. Un foulard protégeait son cou contre la fraîcheur du soir qui avait envahi la pièce par la fenêtre du jardin.
— Ce que j’ai, dit-il, c’est cinq attentats, cinq messages de revendication similaires et cinq groupes de terroristes arabes exécutés de deux balles dans la nuque. Ils ont tous été retrouvés morts dans des appartements presque vides.
— Même chose pour moi, répondit le visage de F sur l’écran. Est-ce que vous savez d’où ça vient ?
— Les Djihadistes du Califat universel est un groupe inconnu de nos services.
Fogg avait prononcé les deux derniers mots sur un ton où perçait l’humour.
— J’avais pensé à Paradise Unlimited, répliqua F.
— Je vous l’ai déjà dit, cette filiale n’existe plus.
— Des groupes résiduels…
— Je le saurais.
— Et si ça venait de Toy Factory ? Pour stimuler la vente d’armes, on peut difficilement trouver mieux.
— Ça m’étonnerait. Cette filiale est en pleine restructuration. Il y a même des rumeurs comme quoi « ces messieurs » voudraient la privatiser pour s’en débarrasser.
— Vous la vendriez au secteur privé ! s’exclama F sans parvenir à dissimuler une certaine surprise.
— Pour le moment, ça reste des rumeurs… Je vous communiquerai des informations à ce sujet quand j’aurai trouvé une façon plausible de vous les faire découvrir par une autre source.
Quand l’écran s’éteignit, Fogg laissa aller la quinte de toux qu’il avait retenue.
Le projet le plus important de sa vie était finalement amorcé. Pourvu qu’il ait le temps de le mener à terme ! songea-t-il. Ce serait ironique qu’il connaisse un sort semblable à celui de son ancien mentor, qu’il meure juste au moment où le projet de sa vie entrait dans sa phase finale.
 
Fox News Channel, 14h07
— … c’est le temps d’ouvrir les yeux. On les laissera pas dynamiter nos églises sans réagir. Il faut riposter pendant qu’on peut encore le faire. Il faut nettoyer la société américaine des cellules dormantes de terroristes qui attendent leurs ordres de l’Iran ou de la Syrie !
— Vous proposez de faire ça comment ?
— C’est simple. Il faut purger la société de ceux qui refusent de s’assimiler. S’ils viennent dans notre pays, c’est parce que c’était le bordel, là d’où ils viennent. Si on les laisse faire ici ce qu’ils faisaient chez eux, on va se retrouver avec le même bordel qu’ils avaient créé là-bas ! Logique, non ?
— Ça, pour être logique, c’est logique !… On passe à un autre appel. Nous avons maintenant Bob Richard, de Millington…
 
Montréal, 14h46
Crépeau avait réquisitionné Théberge pour l’accompagner. Sa présence ne pouvait rien changer aux événements, mais il était important de manifester de la solidarité envers les musulmans.
Devant la mosquée, il fut reçu par l’imam responsable des lieux. Plusieurs membres de la communauté musulmane l’accompagnaient.
Ensemble, ils inspectèrent les dommages causés par les vandales : les trois vitres brisées, les graffitis sur les murs…
 
Hostie de pourris !
Retournez chez vous !
Fucking Arabs ! You betta watch out !
 
À l’intérieur, ils purent constater les dégâts causés par les sacs de peinture qui avaient éclaté dans deux des pièces.
Crépeau prit une foule de notes dans un petit calepin noir. La chose avait peu d’utilité : tous les détails avaient été consignés par les policiers qui s’étaient rendus sur les lieux, une heure plus tôt, accompagnés de l’équipe technique. Ils avaient tourné une vidéo de l’intérieur et ils avaient noté tout ce qui pouvait être utile aux fins de l’enquête : mais il ne suffisait pas de prendre l’affaire au sérieux, il fallait en donner l’impression aux membres de la communauté. L’imam avait été très clair sur ce point, quand il avait téléphoné à Crépeau : plusieurs jeunes commençaient à parler de représailles ; ils étaient sûrs que la police ne s’occuperait pas de l’affaire parce que ça concernait des musulmans. C’est à eux, principalement, que s’adressait cet exercice pédagogique.
Crépeau prit le temps d’écouter longuement l’imam lui résumer une nouvelle fois les événements et lui expliquer à quel point ce type de profanation était grave. Un caméraman de la télé communautaire immortalisa la pose attentive et respectueuse du directeur du SPVM pendant qu’il écoutait le chef spirituel de la communauté.
Derrière lui, Théberge s’efforçait d’adopter la même attitude. Il avait cependant de la difficulté à demeurer concentré sur la rencontre : en faisant le tour de la mosquée, il n’avait pu échapper à un sentiment de déjà-vu. Et les événements qui lui revenaient à l’esprit, c’étaient les attentats contre les synagogues, quelques années plus tôt… Est-ce que le même genre de campagne raciste recommençait, avec un simple changement de cible ?
 
HEX-Radio, 16h15
— … vous écoutez Parano.com, l’émission qui n’a pas peur de parler des vraies conspirations. Avec vous jusqu’à 17 heures, c’est Parano Kid. Aujourd’hui, j’ai avec moi un de vos chroniqueurs préférés : News Pimp. Avec lui, on va débrouiller les fils de la désinformation qu’on veut nous faire prendre pour la réalité… Salut, Pimp.
— Salut, Kid.
— Avec tout ce qui se passe, on ne sait plus où donner de la tête. Un bozo qui se fait rôtir dans un crématorium – mais peut-être qu’il était déjà noyé… ou peut-être qu’il avait été mangé par des bactéries… Une bombe qui fait sauter le frère André et une poignée de pèlerins… Trois Arabes trouvés morts dans un appartement… À ton avis, Pimp, c’est quoi, le plus important, dans tout ça ?
— Pour moi, c’est l’affaire de l’Oratoire.
— Ça, au moins, on connaît les responsables.
— Justement ! Là, tout le monde tombe sur le dos des musulmans. Mais il y a un côté de l’affaire dont personne parle… D’après toi, Kid, les terroristes qu’ils ont trouvés morts dans un appartement, est-ce que tu penses qu’ils étaient déjà morts quand les flics les ont trouvés ?
— Aucune idée… Le nécrophile était sur place. Tu penses qu’il les a éliminés parce qu’il trouve ça plus simple de parler avec des morts ?
(rires)
— Le problème que j’ai, avec les trois terroristes morts, c’est qu’ils ne peuvent plus rien dire.
— Sauf au nécrophile !
(rires)
— C’est sûr, sauf au nécrophile…
— Sérieusement, tu penses que c’est les flics qui les ont descendus ?
— En tout cas, c’est une bonne manière de les empêcher de parler. Ça empêche l’enquête de remonter aux cerveaux de l’opération.
— Moi, je vois pas les flics protéger les Arabes.
— Ça dépend pour qui les Arabes travaillent… C’est peut-être les multinationales du pétrole qui sont derrière ça. Si la guerre prend avec les pays arabes, as-tu une idée du cash qu’elles vont faire quand le prix de l’essence va recommencer à grimper ?
 
Londres, 22h05
Joyce Cavanaugh contemplait les murs de la salle des Initiés. La grande murale, au fond, était couverte de symboles qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer. Il y en avait de différentes sortes répartis par sections : des empilements de séries de points et de lignes enfermés dans des cartouches semblables à ceux des hiéroglyphes égyptiens, des tableaux mouchetés de taches et de points noirs sur fond blanc, des lignes sur lesquelles étaient distribués des petits cercles, comme des cordes dans lesquelles on aurait fait des nœuds… Ce qui frappait, c’était qu’aucun des symboles ne semblait représentatif. Les seuls éléments reconnaissables étaient les quatre planisphères, aux quatre coins de la murale. Des planisphères sans aucun symbole ou élément textuel susceptible de les distinguer.
Joyce Cavanaugh se demanda brièvement si tous ces signes avaient un sens. Puis elle se dit qu’ils devaient avoir une fonction décorative. Ça créait une atmosphère parfaitement adaptée à une « salle des Initiés ».
Autour d’elle, une trentaine de personnes discutaient à voix basse, la plupart en anglais, par groupes de deux ou trois. Ils avaient presque tous un verre de champagne à la main.
C’était la première fois qu’elle les rencontrait. Fogg lui avait parlé d’eux à quelques reprises, toujours sous l’appellation anonyme de « ces messieurs ». C’étaient donc eux qui tenaient dans leurs mains l’avenir du projet Consortium, songea-t-elle. Eux qui consacraient maintenant leurs efforts à un projet plus ambitieux encore.
Lord Killmore fit tinter son verre pour obtenir le silence.
— Nous sommes réunis ce soir pour fêter non pas un, mais deux événements heureux. Le premier, c’est que nous accueillons un nouveau membre dans nos rangs ; je veux parler de madame Cavanaugh. Madame Cavanaugh aura la tâche délicate et exigeante de reprendre en main le projet Consortium et de l’adapter à nos nouveaux besoins.
Une série de murmures approbateurs se fit entendre. Killmore attendit qu’ils s’éteignent avant de poursuivre.
— J’ai également le plaisir de partager avec vous une autre bonne nouvelle. Comme vous le savez tous, seule l’Apocalypse peut faire accéder l’humanité à un stade plus avancé d’organisation. Seule l’Apocalypse peut dissoudre les rigidités sociales et culturelles qui empêchent l’évolution de notre espèce. C’est pourquoi le Cénacle s’emploie, depuis des années, à préparer le chaos créateur sans lequel rien de véritablement nouveau ne peut émerger. Avant de penser à gérer l’Apocalypse, il fallait d’abord s’assurer qu’elle soit correctement amorcée. Eh bien, c’est maintenant chose faite. Notre préparation est terminée. Ce soir, je suis fier de vous annoncer que le compte à rebours est commencé. Dans quelques jours, le premier de nos quatre cavaliers entrera en action… Le projet « Émergence » est officiellement en marche.
Il leva son verre, suivi de tous les autres invités. Puis son regard s’arrêta un instant sur Whisper, dans son fauteuil habituel au fond de la salle. Ce dernier leva discrètement son verre en lui adressant un sourire froid.
Le regard de Killmore parcourut ensuite l’assistance… Combien d’entre eux comprenaient vraiment la portée de ce qu’ils étaient en train de réaliser ? Et quand viendrait le temps de l’Exode, combien d’entre eux trouveraient place dans la cohorte des Essentiels ?… La moitié, peut-être…
 
Montréal, 17h37
Assis près d’une fenêtre au deuxième étage de la librairie Chapters, Skinner avait une vue plongeante sur l’intersection Stanley–Sainte-Catherine.
Quand il vit Parano Kid traverser la rue et se diriger vers l’entrée de la librairie, il referma l’ordinateur portable sur lequel il avait feint de travailler, le rangea dans un porte-documents en cuir et s’occupa à siroter son café.
Quelques minutes plus tard, Parano Kid passait lentement à côté de lui. Skinner se leva et le suivit jusqu’au rayon des Cultural Studies. Après s’être assuré qu’il n’y avait personne près d’eux, il déposa son porte-documents par terre, feuilleta un livre ou deux, puis s’éloigna en direction de l’escalier.
Parano Kid s’immobilisa à côté du porte-documents, fit mine de chercher un livre, puis il prit le porte-documents et se dirigea à son tour vers la sortie.
Son premier arrêt serait la banque, pour déposer les dix mille dollars que contenait la mallette. De quoi assurer le fonctionnement du site Internet clandestin pendant plusieurs mois.
Ensuite, il retournerait à HEX-Radio pour prendre connaissance des informations que renfermait l’ordinateur.
 
Londres, 23h19
La réception était terminée depuis quelques minutes. La plupart des invités étaient partis. Cavanaugh examinait de nouveau la murale. Celle-ci était divisée en quatre grands secteurs qui se démarquaient par la couleur de fond du mur : beige, bleu pâle, vert pâle et rouge. Les transitions entre les couleurs n’étaient pas nettes mais graduelles, chacune se diluant progressivement dans la couleur contiguë.
Killmore arracha Joyce Cavanaugh à sa contemplation.
— Intrigant, n’est-ce pas ?
— Est-ce que les couleurs ont une signification ? demanda Joyce Cavanaugh.
— Certains y voient une représentation des quatre éléments : le sable, l’eau, l’air et le feu.
— Et la bande de symboles en noir sur fond blanc, dans le haut ?
— C’est une sorte de clé de voûte. C’est pour cette raison qu’elle fait toute la longueur de la murale.
— Et les planisphères, dans chacune des quatre sections ?
— Ce sont des planisphères, répondit Killmore avec un sourire.
Elle balaya les trois murs d’un geste de la main.
— Est-ce que tout cela est censé avoir un sens ? demanda-t-elle.
— Chacun est maître de ses interprétations, répondit Killmore sur un ton légèrement ironique.
Puis il ajouta :
— Si vous le voulez bien, nous allons poursuivre cette conversation dans un endroit plus tranquille.
Il l’entraîna vers l’ascenseur. Au onzième étage, la porte de l’ascenseur s’ouvrit sur une bibliothèque plus petite que celle que Cavanaugh connaissait. Le tapis était couleur sable.
— Ma bibliothèque personnelle, fit Killmore.
Cavanaugh s’approcha pour examiner les rayons : Schopenhauer, Nietzsche, Breton, Bataille, Beckett, Kundera, Bernhard, Cioran, Angot, Jelinek…
— Quelqu’un les a appelés avec une certaine justesse des « professeurs de désespoir », poursuivit Killmore.
Voyant le regard intrigué de Cavanaugh, il ajouta :
— Des professionnels de la pensée sans compromis. Ils ont compris mieux que personne la futilité de l’existence ordinaire de la foule. Et ils ont presque tous débouché sur une forme ou une autre d’élitisme comme moyen de salut.
Il fit une pause et conclut en souriant :
— Tout ce qui leur manquait, c’était de comprendre que le vrai salut n’est pas dans l’art, mais dans le pouvoir.
Cavanaugh reprit son inspection. Un rayon complet était consacré à des livres de reproductions d’art organique. Killmore choisit un livre dans le rayon et le tendit à la femme.
— Louis Art/ho, fit Cavanaugh en lisant. Petite dissection de l’art occidental. Précis d’art organique.
— Une œuvre de précurseur. Même si l’auteur n’a jamais pris conscience de la portée politique de son œuvre !
Le sourire de Killmore s’élargit.
— Il faut toujours écouter les artistes, reprit-il. Ce n’est pas parce qu’ils ne savent pas trop ce qu’ils font… ou ce qu’ils disent… que ce qu’ils font n’est pas intéressant.
Il récupéra le livre des mains de Cavanaugh et le replaça dans le rayon. Puis il montra d’un geste une reproduction d’une œuvre de Gunther van Hagens, qui séparait deux parties d’un rayon. Il s’agissait de la plasticination d’un corps de femme, dont le ventre ouvert révélait un fœtus.
— Ça, c’est exactement le sens de notre entreprise : remodeler l’être humain pour le rendre plus résistant à l’usure du temps.
— Je suis étonnée de vous découvrir amateur d’art.
— Seul l’art moderne m’intéresse. Celui qui s’attaque à la tâche de dissoudre nos vieilles valeurs obscurantistes sur ce que nous croyons être l’humanité. J’ai réuni dans cette pièce les œuvres majeures de ceux qu’on pourrait appeler les théoriciens du choc créateur. Ceux qui, dans leurs œuvres, ont mis de l’avant l’idée que l’humanité est une ébauche qu’il faut faire évoluer… Mais ce n’est pas pour vous parler de ça que je vous ai demandé de venir.
Il l’entraîna vers les deux fauteuils au fond de la pièce. Sur une petite table, une théière et deux tasses les attendaient.
— J’ai pris la liberté de nous faire préparer du thé.
Il en versa dans les deux tasses.
— Paï Mu Tan. Ça va ?
La femme murmura un acquiescement.
Pendant près d’une minute, Killmore se consacra à la tâche de goûter le thé. Puis il posa sa tasse dans la soucoupe.
— J’aimerais entendre votre évaluation du travail de Fogg.
Cavanaugh prit une gorgée de thé pour se donner le temps de réfléchir. Il était toujours difficile de savoir si les questions de Killmore n’étaient que des questions ou si elles constituaient un test.
— La reconstruction des filiales avance bien, répondit-elle. Je dois lui donner le crédit d’avoir laissé une bonne marge de manœuvre à madame Hunter. Elle a accompli un travail remarquable.
— Et sa santé ?
— Difficile de savoir. Parfois, je pense que ses crises sont simulées, ou induites volontairement, tellement il réussit à se rétablir de façon spectaculaire. D’autres fois…
— Au fait, où en est sa guerre contre l’Institut ?
— Il prétend qu’il a un plan infaillible pour en éliminer les derniers résidus. Il a fait inclure le Québec dans les opérations commandées par monsieur Gravah… Vous croyez que l’Institut représente encore un danger ?
— Je me suis toujours méfié des avis de décès qui ne sont pas accompagnés du cadavre approprié.
Un sourire apparut sur les lèvres de Killmore.
— De toute manière, si l’Institut a été détruit comme organisation, ce qui est bien possible, les éléments qui ont survécu conservent un pouvoir de nuisance qu’il serait irresponsable de sous-estimer… Surtout après les dégâts qu’ont récemment subis certaines de nos filiales.
Son sourire s’élargit.
— Et puis, le temps que Fogg consacre à tenter de les débusquer, il ne le passe pas à s’occuper de nous !
Avant que Cavanaugh puisse intervenir, il enchaîna :
— Globalement, que pensez-vous de sa gestion du projet Consortium ? Quelle note lui donneriez-vous ?
— Presque A.
Killmore la regarda avec intérêt.
— Pourquoi cette réticence ?
— Je trouve qu’il diversifie trop rapidement ses activités. Il aurait dû centrer l’organisation sur ses principales forces et ralentir le développement des autres secteurs. Mais comme ses meilleurs appuis sont dans les filiales secondaires, je suppose qu’il cherche à consolider son pouvoir.
Tout en prenant de petites gorgées de thé, Killmore continuait de la regarder avec attention. Ses yeux, par-dessus la tasse, ressemblaient à deux caméras-espions à l’affût des moindres gestes de son interlocutrice.
— Je suis assez d’accord avec vous, dit-il en redéposant sa tasse. Le Consortium a besoin d’être recentré. Vous allez lui dire de ne conserver que Safe Heaven et General Disposal Services. Il a six mois pour liquider les autres filiales.
— Quoi ?!
— Il va de soi que la liquidation doit être effectuée de manière ordonnée… et rentable. Il ne manque pas d’organisations qui seraient intéressées à acquérir nos opérations et nos infrastructures dans les secteurs dont nous allons nous départir.
— Cela équivaut à liquider le Consortium !
— À le faire évoluer, rectifia Killmore. Et puis, vous n’êtes pas obligée de lui présenter les choses de cette façon… Disons que c’est une rationalisation de nos activités. Il ne pourra pas s’opposer à ça !
— Je veux bien, mais je ne vois pas pourquoi, tout à coup…
— Pour l’amadouer, vous allez lui annoncer la création d’une nouvelle filiale : White Noise… Pour s’occuper des médias.
Cavanaugh sourit, à la fois parce qu’elle songeait à la tête de Fogg quand elle lui apprendrait la nouvelle et parce qu’il aurait été inapproprié de ne pas sourire de la blague de Killmore.
— Le cas de Brain Trust est un peu particulier, reprit Killmore. Cette filiale sera prise en charge directement par un membre du Cénacle. Mais à l’insu de Fogg. Dites-lui simplement que sa liquidation doit être planifiée, mais qu’elle ne doit d’aucune façon être mise en œuvre avant qu’il reçoive un ordre explicite en ce sens, car nous aurons besoin de ses services pendant un certain temps encore.
 
ARTV, 18h35
— J’ai le plaisir d’accueillir Victor Prose, l’auteur d’un essai intitulé Les Taupes frénétiques. Monsieur Prose, bonjour.
— Bonjour.
— Monsieur Prose, vous affirmez dans votre essai que nous vivons une montée aux extrêmes. Que ce phénomène est en passe de devenir le principal axe de développement de nos sociétés…
— « Un » des axes.
— D’accord, « un » des axes… Est-ce que l’attentat à l’oratoire Saint-Joseph a été pour vous une surprise ?
— Pour être efficace, un attentat doit nécessairement être une surprise. Ça fait partie de ses conditions d’efficacité. C’est quand on ne sait rien du moment et du lieu du prochain attentat que le potentiel de terreur est le plus fort.
— Mais Montréal !… C’est quand même étonnant, non ?
— Le plus étonnant, ce n’est pas qu’il y ait eu un attentat terroriste à Montréal ; c’est qu’on associe l’oratoire Saint-Joseph aux autres lieux qui ont été visés.
— À vos yeux, le frère André, ça ne pèse pas lourd sur le marché de la sainteté ?
(rires)
— Je ne suis pas un expert de ce marché… Ce qui me frappe, par contre, c’est que les lieux attaqués ne sont pas seulement des lieux de culte, ce sont aussi des symboles nationaux. Le Vatican, l’abbaye de Westminster, Notre-Dame de Paris, même la cathédrale Saint-Patrick à la rigueur… Tandis que l’Oratoire…
— Selon vous, un conflit de civilisations entre l’Occident et l’Islam est donc envisageable ?
— Je ne pense pas que nous en soyons là. Mais si ce type d’attentat terroriste se multipliait… Il me semble que, maintenant, on fait la guerre moins pour conquérir des territoires et leurs ressources que pour nettoyer la société, pour éliminer « l’autre »…
— Au-delà des raisons religieuses et de la guerre contre le terrorisme, est-ce que Bush n’a pas envahi l’Irak pour contrôler le pétrole ?
— En apparence, il avait l’air de vouloir sécuriser l’approvisionnement en pétrole de l’Amérique. Mais si on replace ça dans un contexte plus global, on voit que toutes ses grandes décisions ont eu comme seul effet de faire monter le prix du pétrole. Pas de sécuriser les approvisionnements… Peut-être que c’était ça, l’important, à ses yeux. Peut-être que « gagner » ou non la guerre était accessoire ; que l’essentiel, c’était que la situation soit empoisonnée. Ça suffisait pour catapulter le prix à la hausse et faire plaisir à ses amis.
— Vous êtes en pleine théorie de la conspiration !
— Quand on connaît les liens de Bush avec les pétrolières, l’hypothèse n’est pas si délirante ! Mais il se peut qu’il n’y ait là aucun complot, que ce soit une accumulation d’erreurs, de décisions bêtes et de jugements simplistes… Ce que je trouve difficile à évaluer, dans les décisions de Bush, c’est ce qui revient à l’influence des pétrolières, ce qui revient à l’idéologie néo-conservatrice et ce qui revient aux lubies personnelles ou aux intérêts financiers de son entourage.
— De façon générale, est-ce que les guerres de religion ne sont pas toujours des prétextes utilisés pour mobiliser les masses et justifier des conquêtes économiques ?
— C’était probablement vrai des Croisades, mais je doute que ce soit le cas au Rwanda ou en Yougoslavie… Au Darfour, en Tchétchénie, la situation est moins claire. Comme en Irak… On peut discerner des intérêts économiques, mais, sur le terrain, le conflit prend rapidement la tournure d’une guerre civile à composantes ethnique et religieuse…
— Il faut donc s’attendre à une augmentation des guerres civiles ?
— L’originalité de notre époque, c’est que les guerres tuent de plus en plus de civils par rapport aux militaires. On est en train de passer de guerres contre des États à des guerres contre des populations.
— Autrement dit, des massacres…
— C’est le point sur lequel tout le monde a l’air de s’accorder, non ? Les terroristes, les génocidaires, les fabricants de mines antipersonnel, les stratèges qui prônent les bombes propres – je parle de celles qui déciment les populations sans abîmer les infrastructures –, les chefs de guerre qui recrutent des enfants soldats : tout ça, ça carbure au meurtre de civils. Des civils qu’on tue ou qu’on envoie tuer et se faire tuer.
— C’est pas très joyeux, ce que vous me dites…
— « Pas très joyeux » me semble être un euphémisme…
 
Londres, 23h37
Après avoir servi une autre tasse de thé à Joyce Cavanaugh, Killmore déposa la théière sur la petite table.
— Il y a trois façons d’exercer le pouvoir, dit-il : la rétribution, la persuasion, la dissuasion. Autrement dit, on peut acheter les gens, on peut les convertir et on peut les intimider. Ce sont les trois façons de les amener à faire ce que l’on désire.
— Et les trois filiales…
— … font exactement cela. Safe Heaven s’occupe de l’argent. GDS, de l’intimidation. Quant à White Noise, elle va assumer la gestion de l’information et du divertissement.
— Ce que je comprends mal, ce sont les raisons de cette réorientation du Consortium.
— La phase finale du processus d’émergence est sur le point de s’amorcer. Désormais, toutes nos actions seront directement ordonnées à cette fin. Nous allons manipuler l’évolution planétaire de manière à favoriser l’émergence d’une nouvelle humanité. Une humanité rationnelle, débarrassée de ses délires et de ses illusions. La transition ne sera pas facile. Le nombre des victimes sera aussi élevé que lors des précédentes grandes transitions qui ont marqué l’évolution du vivant. Mais le Cénacle sera là. « Nous » serons là. Notre tâche sera de veiller à ce que le passage s’effectue de manière efficace… Les trois filiales feront partie de nos principaux outils.
Killmore se leva et se mit à marcher dans la pièce pendant qu’il continuait son exposé.
— En vous octroyant une place au Cénacle, je vous offre la possibilité d’être à la fois le témoin et le guide de cette évolution. Vous allez voir la véritable humanité naître sous vos yeux. Dites-vous que nous sommes la pointe avancée de l’Émergence.
Cavanaugh regardait Killmore sans savoir exactement de quelle manière réagir.
— Je comprends que vous soyez un peu déconcertée, fit Killmore. Moi-même, quand j’ai conçu ce plan, quand j’ai compris que j’étais en quelque sorte le premier représentant d’une nouvelle lignée d’humains…
 
Drummondville, 19h26
Sur l’écran, un homme dont le visage était couvert d’un masque de bouddha faisait un exposé sur un fond de désert. Son corps, entièrement recouvert d’une djellaba ocre, était immobile.
Dominique réécoutait pour la quatrième fois l’enregistrement de celui qui disait s’appeler Guru Gizmo Gaïa.
 
Je ne suis qu’un véhicule. C’est Gaïa qui s’exprime à travers moi. Mon seul mérite est d’avoir établi avec notre mère, la Terre, un lien suffisamment puissant pour qu’elle puisse me montrer la vérité… Voici ce que j’ai vu.
J’ai vu que la lutte des peuples musulmans contre l’Occident est un réflexe de survie. Mais un réflexe qui arrive trop tard. Bientôt, c’est la Terre elle-même qui va nous rejeter. Elle va se purger de la contamination que représente la prolifération humaine… Je l’ai vu.
J’ai vu Gaïa transformer l’humanité. Nous guider vers l’âge adulte. Nous faire évoluer vers une forme supérieure d’existence. Je l’ai vue se montrer ferme, comme une mère qui éduque des enfants capricieux. Et qui agit pour leur bien. Pour le bien de toutes les formes de vie qui partagent cette planète.
J’ai vu des légions d’êtres humains collaborer avec Gaïa. Je les ai vus prendre leurs responsabilités. Joindre leurs initiatives au grand mouvement de purification amorcé par Gaïa. Pour accélérer le processus. Pour abréger la pénible crise de croissance qui est devant nous… Chaque source de pollution qu’ils éliminaient raccourcissait notre difficile rééducation.
J’ai vu que plus la planète sera respectée, plus les sources de pollution seront réduites, moins notre apprentissage de la maturité écologique sera long et douloureux. Je l’ai vu.
J’ai vu l’Apocalypse qui est en marche.
Et maintenant, je vois venir le premier cavalier. L’humanité doit se préparer à avoir faim.
 
Dominique se tourna vers F, debout à côté d’elle.
— Vous en pensez quoi ?
— Il n’y a aucune incitation directe à la violence. Tout est présenté sous forme de prophéties. Si jamais ses prophéties se réalisent à cause des actions entreprises par ceux qui l’écoutent, ce sera la preuve qu’il est un vrai prophète. Qu’il annonce la vérité.
— Le risque, c’est que ceux qui l’écoutent dérapent, que leurs initiatives pour libérer Gaïa dérivent vers la violence et les opérations musclées.
— Vous pensez que c’est lié au terrorisme ?
— C’est quand même curieux qu’il y fasse référence.
— Et comme il y a des dizaines de milliers de visites chaque jour sur son site Internet…
— Une chose est certaine, ce n’est pas le premier illuminé venu. Son message est accessible en douze langues.
— Moi aussi, ça m’intrigue. Voyez ce que vous pouvez trouver.
 
CNN, 20h03
… le pape a reçu en audience privée les ambassadeurs des pays musulmans. Au terme de la rencontre, il a appelé tous les catholiques et tous les chrétiens à tenir des réunions de solidarité avec leurs frères musulmans pour désamorcer les représailles et les actes de vengeance qui ont commencé à se produire…
 
Montréal, hôtel Ritz-Carlton, 21h09
À la télé, on voyait l’inspecteur-chef Théberge arriver puis sortir du salon funéraire.
Une autre séquence le montrait sortant de sa voiture puis se dirigeant vers un édifice à logements. Dans la séquence suivante, il sortait de l’édifice, discutait brièvement avec un journaliste, le rembarrait en écartant son micro de la main et s’engouffrait dans sa voiture. À peine avait-il fermé la portière que la voiture s’éloignait, accrochant au passage le micro du journaliste.
Dans la dernière séquence, Théberge descendait de voiture, l’air de mauvaise humeur, puis entrait dans une maison. Suivait un gros plan du numéro de porte, puis du nom de la rue.
L’image d’un animateur occupa ensuite l’écran. En agrandissant le cadrage, la caméra dévoila qu’il était assis dans un fauteuil, au centre d’un demi-cercle d’invités.
… Et voilà, chers téléspectateurs. C’étaient quelques-uns des extraits vidéo qu’on peut trouver sur Internet. Les auteurs de ces enregistrements clandestins se disent membres du « groupe de surveillance de l’inspecteur-chef Théberge », qu’ils surnomment « le nécrophile profiteur ». Ils affirment vouloir documenter ses extravagances, que nous subventionnons avec nos taxes.
Quels que soient les motifs de ces vidéastes amateurs, cette documentation, qui a brusquement surgi sur Internet, soulève plusieurs problèmes délicats, notamment éthiques. Par exemple, un policier peut-il invoquer le droit à la vie privée pour ne pas être filmé pendant ses heures de travail ?
Pour en discuter avec nous…
Skinner éteignit la télé. Peu importait ce que diraient les spécialistes : son objectif était atteint. Le lendemain, les gens commenceraient à s’intéresser davantage à Théberge. Quelques mentions dans les bulletins d’informations et les tribunes téléphoniques achèveraient le travail. Ce n’était plus qu’une question de temps avant que des paparazzis puis des journalistes accrédités commencent à traquer ses moindres faits et gestes.
Il se pencha sur la feuille blanche, sur sa table de travail, et il écrivit le titre d’un article qu’il allait envoyer à un journaliste : « Le mystère Théberge ».