La nécessité d’un groupe pour diriger le processus d’autoprédation de l’humanité pose la question du choix. Qui est apte à guider cette opération destinée à réguler l’espèce la plus prédatrice ?
Une fois de plus, la réponse est assez simple si on la considère sans préjugés. Les plus à même de diriger cette superprédation, ce sont ceux qui ont déjà fait la preuve de leurs talents de prédateurs : les super-prédateurs.
Guru Gizmo Gaïa, L’Humanité émergente, 2- Les Structures de l’Apocalypse.
Jour - 2
Port de Montréal, 0h47
Pizz et Pie regardèrent le corps anesthésié de Brigitte Jannequin disparaître sous un déluge de blé. Ce n’était qu’une question de minutes avant qu’elle meure.
À mesure que les céréales s’accumulaient, leur masse exerçait une pression croissante sur la cage thoracique de la jeune femme. Respirer serait bientôt une tâche impossible. Son organisme serait définitivement privé d’oxygène. Une à une, ses activités vitales cesseraient. De Brigitte Jannequin, il ne resterait qu’un amalgame de processus biologiques qui poursuivraient leurs activités dans un état d’anarchie croissante.
Pizz regardait le silo continuer de se remplir. Malgré tout, la jeune femme était chanceuse, songea Pizz : elle ne sentait rien. En fait, elle n’avait même pas eu conscience de ce qui lui arrivait… C’était une des choses qu’il appréciait chez les US-Bashers : quand il fallait éliminer quelqu’un, on le faisait de manière humaine. En infligeant le moins de souffrance possible.
Longueuil, 4h11
Le sauve-écran de l’ordinateur affichait les cinq cent soixante-six atomes de la molécule d’ADN, laquelle tournait lentement sur elle-même en se déplaçant avec la même lenteur sur le fond noir de l’écran. Rien n’indiquait que l’ordinateur n’était plus en mode veille.
Quelque part sur le Web, un utilisateur venait d’accéder au logiciel de contrôle à distance de l’ordinateur de Hykes. Il entreprit d’y télécharger une vidéo. À cause d’un ralentissement sur le réseau du distributeur de services Internet auquel Hykes était abonné, le téléchargement dura cinquante-huit secondes.
Dans les instants qui suivirent, la molécule disparut de l’écran. L’ordinateur venait de s’éteindre.
Montréal, SPVM, 9h03
Théberge regardait le liquide brun qui recouvrait les pages de son agenda. Il hésitait à y poser le papier absorbant de peur de pousser le liquide plus loin encore entre les feuilles.
Il se décida finalement à éponger. Puis il enleva toutes les feuilles trempées de café et, après les avoir asséchées le mieux qu’il pouvait, il les déposa une à côté de l’autre sur la surface dégagée de son bureau, chacune sur un carré de papier absorbant.
Rondeau entra au moment où Théberge se rassoyait pour prendre la mesure du succès de son entreprise.
— Vous avez renversé du café ?
— Non, c’est un nouveau code de couleurs pour mon agenda, grogna Théberge.
— Je me disais, aussi…
— Vous n’avez rien de mieux à faire que de me susurrer des insanités ?
Totalement immunisé contre la mauvaise humeur de son chef, Rondeau poursuivit, imperturbable :
— Le directeur Crapaud veut que je vous fasse un briefing. Vous allez diriger l’enquête.
Le regard de Théberge se fit inquisiteur.
— Quelle enquête ?
— Un incendie dans un laboratoire de recherche, BioLife Management.
— Depuis quand l’unité spéciale s’occupe des incendies ?
— Le directeur de la recherche et une des chercheuses se sont évaporés en même temps que le laboratoire.
— Évaporés…
Théberge fixait Rondeau comme s’il attendait une explication.
— C’est une métaphore, reprit Rondeau.
— Vraiment ? fit Théberge sur un ton exagérément surpris. Parce qu’en plus de pratiquer l’insulte roborative, vous faites maintenant dans la figure de style !
Rondeau sortit un calepin de sa poche et il écrivit en prononçant lentement chacune des syllabes du mot :
— Ro-bo-ra-ti-ve.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Je m’instruis… À votre contact, j’apprends toutes sortes de mots que je peux utiliser dans les conférences de presse.
Théberge refoula la réplique qui lui venait et se flatta l’estomac de la main gauche.
— Vos « évaporés », dit-il sur un ton relativement neutre, est-ce que ce sont eux qui ont fait « évaporer » le laboratoire ?
— Aucune idée.
Théberge s’absorba un moment dans la contemplation des feuilles étalées de son agenda.
— Je ne vois toujours pas pourquoi Crépeau veut que je m’occupe de ça, dit-il. J’en ai déjà assez avec Gontran !
— Gontran ?
— Le cadavre du crématorium.
— Ah…
Puis Rondeau ajouta, comme s’il avait oublié un détail :
— La chercheuse est la fille d’un ministre français. Il arrive demain.
Théberge jeta un regard noir à Rondeau.
— Parce qu’en plus il veut que je me tape le Français !
Il se leva pour prendre sa pipe.
Jusqu’à ce jour, il s’en était bien tiré. Crépeau avait joué le jeu et rempli sa part du contrat. Il avait accepté d’assumer à sa place la direction du SPVM. En échange, Théberge dirigeait une unité spéciale théoriquement chargée des cas les plus difficiles. Dans les faits, son travail consistait surtout à conseiller Crépeau. C’était le compromis auquel il était arrivé avec les autorités politiques, qui menaçaient de nommer un bureaucrate s’il refusait d’assumer la direction des services.
Officiellement responsable de l’unité spéciale, Théberge passait l’essentiel de son temps à examiner les dossiers que Crépeau lui soumettait pour ensuite en discuter avec lui. À ses yeux, les cas spéciaux n’étaient qu’une fiction pour faire avaliser le compromis par les bureaucrates et les politiques. Une fiction temporaire. Elle durerait le temps qu’on recrute un remplaçant pour Crépeau. Un remplaçant qui ferait l’affaire du service. Ensuite, Crépeau ferait une dernière année comme adjoint, pour assurer la transition.
Quant à Théberge, il prendrait sa retraite. Le travail d’enquête l’intéressait toujours, mais il supportait de moins en moins l’attention obsessionnelle des politiciens et le harcèlement des médias. Surtout depuis la campagne que HEX-Radio avait lancée contre lui.
— Le directeur Crapaud compte sur vous, insista Rondeau.
— Leurs recherches, c’était sur quoi ?
— Des trucs sur les céréales.
— Comme les All-Bran ?
Rondeau sourit.
— Vous aussi, vous en prenez ?… Est-ce que c’est efficace ?
Venise, 15h10
Horace Blunt était concentré sur la partie de go qu’il jouait par Internet. Chaque jour, son adversaire et lui jouaient au moins un coup. Il avait reproduit la partie sur le goban qui était devant la fenêtre. C’était le seul qui était à l’extérieur de la salle de go. Le seul qui n’était pas consacré au travail.
Au début, son regard avait alterné entre le Grand Canal et le goban. Puis il s’était fixé sur le Grand Canal, où il continuait de voir, comme en superposition, les pierres noires et blanches de la partie en cours.
Quand le signal d’avertissement de son ordinateur interrompit sa réflexion, Blunt ne put réprimer une légère crispation des muscles de son visage. Il se leva, se rendit à son portable et activa le logiciel sécurisé de vidéo-communication.
La figure de John Tate apparut.
— Du nouveau sur les attentats écoterroristes ? demanda d’emblée l’Américain.
Il faisait référence à la vague d’actes de vandalisme qui déferlait depuis quelques semaines sur l’Europe. Toutes les actions étaient dirigées contre des entreprises liées à l’agro-alimentaire ou contre des gens qui y occupaient des postes clés. Les dégâts infligés étaient mineurs, mais plusieurs savants avaient fait l’objet de harcèlement ; quelques-uns avaient même disparu sans qu’on sache ce qu’il était advenu d’eux.
Tous les messages envoyés aux médias pour revendiquer les attentats étaient signés : « Les Enfants de la Terre brûlée ». Plusieurs citaient un mystérieux guru écologiste dont la popularité sur Internet avait explosé au cours des semaines précédentes : Guru Gizmo Gaïa.
— Rien de très sérieux, répondit Blunt. Deux ou trois dirigeants de compagnie qui ont reçu des courriels haineux. Le cas le plus grave, c’est un cocktail Molotov lancé contre le mur d’un laboratoire qui développe des OGM. Il n’y a pas eu de dégâts.
— Ici, on a eu droit à trois « initiatives citoyennes de responsabilité planétaire ».
C’était une des expressions que l’on retrouvait dans presque tous les messages.
— Tous revendiqués par Les Enfants de la Terre brûlée ? demanda Blunt.
— Oui… Un poulailler industriel incendié, un cas de contamination de fruits et de légumes dans un supermarché, deux camions de fruits de mer saisis puis vidés dans le port… C’est encore assez folklorique, mais j’ai un mauvais pressentiment.
Tate avait raison de s’inquiéter, songea Blunt : il était peu probable que ce soient seulement de joyeux exaltés.
— Rien de neuf sur les savants disparus ? demanda Blunt.
— Rien. Tu as regardé ce qui se passe au Québec ?
— Il y a quelque chose de spécial ?
— Un laboratoire de biotech. Tous les résultats de leurs recherches ont disparu. Le directeur du laboratoire et une chercheuse sont introuvables.
Blunt était intrigué. Il allait contacter Dominique, une fois la conversation avec Tate terminée.
— En quoi ça intéresse la NSA ? se contenta-t-il de demander.
— Je veux que tu t’en occupes personnellement. Il faut retrouver les résultats de leurs recherches.
Puis il ajouta sur un ton légèrement ironique :
— Tu vas te retrouver en pays de connaissance. Tu connais tout le monde, là-bas !
— Combien de fois va-t-il falloir que je te le répète : l’Institut n’existe plus.
— Je sais, je sais…
— Pour les « attentats citoyens », vous avez regardé du côté de ceux à qui le crime rapporte ?
— J’ai deux équipes qui s’en occupent. Elles ont examiné toutes les transactions boursières sur les titres des compagnies visées et sur ceux de leurs compétiteurs.
— Et elles n’ont rien trouvé ?
— Qu’est-ce que t’en penses ?
Ce n’était pas vraiment une question.
— Le nouveau dada du DHS, reprit Tate, c’est la sécurité alimentaire. À chaque attentat, Paige me téléphone et me demande pourquoi je n’ai rien intercepté qui aurait pu empêcher que ça se produise !
— Je pensais que le terrorisme islamiste était « la » priorité.
— Tu n’as pas entendu la nouvelle ?… On a gagné. Tous les terroristes qui ont exécuté les attentats contre les cathédrales ont été éradiqués.
— Les politiciens aiment beaucoup le mot « éradiquer »…
— On a des politiciens qui ont du vocabulaire ! Qu’est-ce que tu as contre ça ?
— Si vous aviez éliminé ceux qui ont commandité et planifié les attentats au lieu de ceux qui les ont exécutés, je me sentirais plus rassuré.
— Pour l’instant, c’est le terrorisme agro-alimentaire qui est le prime mover. Avec ce qui se passe en Inde et en Chine…
— Ça se décide comment, le prime mover ? demanda Blunt sur un ton ironique. C’est une sorte de palmarès et les gens votent comme à American Idol ?
— C’est à peu près ça, répondit Tate avec un mélange d’amusement et de dérision. Le prime mover, c’est ce qui est en prime time… sur le prime channel.
Puis il ajouta, plus sérieux :
— Il serait temps qu’on se voie pour faire le point. En allant au Québec, passe me voir.
— Pour le Québec, j’ai des contacts. Je vais m’en occuper à partir d’ici.
— Tâche au moins de me trouver quelque chose que je puisse refiler à Paige ! Ça va lui donner un os à gruger.
— Pour le moment, il n’y a pas encore assez de pièces en jeu pour qu’un pattern se dégage. Aussitôt qu’il y a des développements, je te téléphone.
Après avoir raccroché, Blunt retourna à son jeu de go.
Trois minutes plus tard, il posa une pièce sur le goban. Ce serait son prochain coup, le lendemain, quand viendrait l’heure de poursuivre la partie.
Il se leva, ferma son portable, le mit dans un sac de transport et sortit. Pour contacter Dominique, il s’assoirait quelque part à une terrasse de la place Saint-Marc.
Londres, 14h18
Joyce Cavanaugh pénétra dans St. Sebastian Place d’un pas déterminé. Sa démarche trahissait une assurance détachée qui contrastait avec l’inquiétude qu’elle avait ressentie lors de sa première visite. Elle était maintenant une initiée. Comme tous les autres membres du Cénacle, elle disposait des codes d’accès aux étages réservés aux membres.
En sortant de la cage de l’ascenseur, elle traversa rapidement la salle des Initiés, jeta un coup d’œil à la grande fresque et entra dans la bibliothèque.
Killmore l’y attendait. Cette fois encore, des fauteuils avaient été rapprochés et une petite table avait fait son apparition entre les deux.
En s’assoyant dans le fauteuil que lui désignait Killmore, elle remarqua la feuille blanche sur la table. Quatre mots y étaient inscrits :
Consortium
Fogg
Cavaliers
Apocalypse
— Si vous me parliez du Consortium ? fit d’emblée Killmore.
— J’ai soumis le projet de restructuration à Fogg. Il n’était pas enthousiaste, mais il comprend la logique qu’il y a à centrer les activités du Consortium sur les principaux leviers de pouvoir.
— Et l’impartition ?
— Visiblement, ça ne l’emballe pas. Mais il a réussi à m’étonner : il a fait des suggestions particulièrement intéressantes sur les organisations auxquelles nous devrions vendre les filiales qu’on abandonne.
— Peut-être voulait-il simplement gagner du temps ?
— Comme vous l’avez suggéré, je lui ai donné six mois.
— Et notre prise de contrôle des filiales restantes ?
— Madame Hunter se familiarise déjà avec leur fonctionnement. Notre seul véritable problème sera General Disposal Services.
— Daggerman ?
— Oui. Mais madame Hunter pense avoir une porte d’entrée dans Vacuum. Si c’est le cas, elle n’aura pas de difficulté à court-circuiter Fogg et ses alliés.
— Je vous fais confiance. Je suis certain que vous allez veiller à ce que l’échéancier soit respecté.
Sous couvert d’un compliment, Killmore lui rappelait que le Cénacle tenait non seulement à ce qu’elle obtienne des résultats, mais à ce qu’elle les obtienne dans les délais prévus. La raison pour laquelle elle occupait maintenant ce poste était directement reliée à l’incapacité de son prédécesseur à y parvenir. Sa situation à elle n’était pas différente. Killmore devait déjà avoir un remplaçant ou une remplaçante en réserve, pour le cas où elle décevrait à son tour les attentes placées en elle.
— Je n’ai aucune inquiétude à ce sujet, se contenta-t-elle de répondre avec un sourire qu’elle voulait convaincant.
— Et Fogg ?
— Nos rapports sont civilisés.
— Je n’en doute pas, répliqua Killmore avec un petit rire.
Puis, après une pause, il ajouta sur un ton plus sérieux :
— J’aimerais avoir votre appréciation sur lui.
La femme laissa passer un moment avant de répondre. Autant elle devait paraître capable de poser sur Fogg un regard critique, autant il importait de le faire de façon nuancée, sans donner l’impression qu’elle se laissait aller à le charger.
— Globalement, ses décisions m’apparaissent adéquates.
Elle ajouta ensuite, avec un soupçon de contrariété :
— Mais je n’arrive toujours pas à savoir à quel point il est malade et à quel point il joue la comédie.
— C’est ce que vous m’avez dit à notre précédente rencontre.
Sans être un reproche ouvert, la remarque la mit sur ses gardes.
— D’un côté, c’est plutôt rassurant sur sa capacité à diriger le Consortium, non ? fit-elle.
— Et plutôt inquiétant sur notre capacité à en prendre le contrôle, non ? répliqua Killmore avec un sourire.
— Avec l’aide de madame Hunter, j’ai confiance de pouvoir le faire.
— Elle semble très efficace, votre madame Hunter…
Joyce Cavanaugh ne savait pas comment interpréter la remarque de Killmore. Voulait-il lui laisser entendre que le Cénacle considérait Jessyca Hunter comme sa successeure éventuelle ? Était-ce une mise en garde pour l’inciter à se méfier d’une subordonnée trop compétente ?
— Très efficace, approuva Joyce Cavanaugh. Pour l’instant, elle contrôle bien les pulsions qui pourraient altérer son jugement. Elle a même renoncé à accroître sa collection d’araignées pour ne pas s’exposer à la curiosité des organismes de surveillance.
Dans cette réponse, les mots importants étaient : « pour l’instant ». Ces deux mots suffisaient à discréditer Hunter comme candidate éventuelle tout en montrant qu’elle l’avait à l’œil. Le reste était de l’enrobage.
— Il va de soi que je compte sur vous, fit Killmore. Si jamais elle devenait un facteur de risque…
— Bien entendu.
— Mais nous avons intérêt à éviter toute mesure précipitée. Les opérateurs de sa qualité ont souvent des excentricités dont il est sage de s’accommoder.
Puis il conclut avec un sourire :
— Qui de nous n’en a pas ?
Dorval, aéroport Pierre-Elliot-Trudeau, 9h23
Cake accompagna le cercueil jusqu’à l’appareil chargé d’emmener Martyn Hykes en Suisse. Le commanditaire de l’opération s’était occupé de tout. Y compris de la location du jet privé. Il avait même tenu à engager un équipage plus nombreux que ne le nécessitait l’appareil. La tâche de Cake se résumait à procéder à la mise en scène de la disparition du chercheur et à livrer le cercueil à l’avion.
Après avoir donné une petite tape sur le cercueil, Cake remit à l’un des membres de l’équipage une mallette contenant l’ensemble du matériel informatique saisi chez Hykes.
Son rôle était terminé. Il allait maintenant retourner à l’hôtel. Le seul point noir était le comportement de Stew, qui n’avait toujours pas donné signe de vie. Il avait probablement trop fêté la veille, songea-t-il. Mais ce manque de discipline l’étonnait. Les US-Bashers n’étaient pas coutumiers de ce type de comportement. Il faudrait sévir.
Montréal, SPVM, 9h33
Théberge regardait autour de lui, l’air ironique. La pièce était envahie d’ordinateurs et de moniteurs sur lesquels défilaient des informations financières.
— C’est comme ça que tu travailles ? demanda-t-il en se tournant vers Guillaume Maltais. Tu t’amuses à regarder des écrans ?
Le responsable de l’escouade consacrée à la répression de la criminalité financière sourit.
— C’est juste pour suivre un peu ce qui se passe. La plupart du temps, on analyse des bilans financiers et des rapports de transaction.
— BioLife Management, tu connais ça ?
— C’est une sorte de biotech. Je veux dire, « c’était » une sorte de biotech. Après cette nuit…
— Qu’est-ce qu’ils fabriquaient ?
— Ils travaillaient sur un projet de nettoyeur génétique. Pour les céréales.
— Un nettoyeur génétique… Ça va donner des idées à nos petits copains de l’extrême droite, ça.
Maltais ignora la remarque.
— Au cours des derniers mois, la compagnie a combattu une OPA hostile. L’attaque venait d’une entreprise américaine, Biotope Technologies.
— Tu penses qu’elle est impliquée ?
— Biotope Technologies a la réputation de ne pas être regardante sur les moyens. Elle a déjà mis en marché des céréales à durée de vie limitée.
Théberge haussa les sourcils.
— Des céréales qui sont tout à fait normales, reprit Maltais. Sauf qu’on ne peut pas les utiliser pour les semences. Elles sont manipulées pour être stériles. Il faut en acheter des nouvelles chaque année.
— Je pensais que c’était une légende urbaine… Mais je ne vois pas le rapport.
— Hykes, le principal actionnaire de BioLife Management, ne voulait pas vendre. Surtout pas à Biotope Technologies. Il a développé le nettoyeur biologique pour contrer les multinationales. C’est un procédé pour enlever les gènes manipulés des semences OGM. Biotope Technologies, de son côté, voulait acheter la compagnie pour mettre la main sur le brevet du nettoyeur et empêcher sa diffusion… Ce n’était pas ce qu’ils disaient officiellement, mais aussitôt qu’ils ont fait leur offre, tout le monde a compris.
— Parce qu’il ne voulait pas vendre, ils auraient volé les résultats de sa recherche ? Et ils auraient éliminé les deux chercheurs… C’est ça que tu es en train de me dire ?
— Je dis que c’est une hypothèse envisageable. Mais ça reste une hypothèse.
— Ça vaudrait quand même la peine de leur poser une ou deux questions.
— Leur siège social est en Californie… Remarque, tu pourrais te faire payer le voyage !
Théberge poussa un soupir et regarda sa montre.
— Pour l’instant, c’est un voyage dans le « quatre cinq zéro » qu’il faut que je fasse.
— Toujours les mêmes qui en profitent !
Londres, 14h41
Le collier avait en sautoir un pendentif de forme plate et circulaire dont la surface était gravée de motifs minuscules rappelant ceux de la grande fresque de la salle d’entrée.
— C’est un minidisque programmé pour se décrypter automatiquement, fit Killmore en donnant le collier à Joyce Cavanaugh. Il suffit de l’insérer dans votre portable. Quand vous l’éjectez, il se réencrypte de lui-même.
Elle prit le collier et l’attacha autour de son cou.
— Tout y est ? demanda-t-elle.
— Vous avez la liste complète des entreprises à protéger dans les quatre secteurs prioritaires.
— D’autres projets spéciaux pour le Consortium, dit-elle en souriant. Ça va tenir Fogg et son équipe occupés !
Killmore jeta un regard à la feuille, sur la petite table.
— J’ai autre chose pour vous, dit-il. Un deuxième travail de liaison.
Venise, 15h52
Blunt était assis à la terrasse du café Florian. Il y venait assez souvent pour qu’on le reconnaisse et qu’on ne le confonde pas avec les touristes. En conséquence, il avait eu droit au service complet : un verre d’eau et une longue cuiller en argent accompagnaient son chocolat chaud, comme dans la tradition viennoise.
Son casque d’écoute était branché sur le portable ouvert devant lui. Tout en parlant à Dominique, il regardait les touristes nourrir les pigeons sur la place Saint-Marc.
La voix de Dominique lui parvenait dans son casque, à l’abri des oreilles indiscrètes. Pour sa part, il tapait ses réponses sur le clavier. Un logiciel de traduction vocale se chargeait de les transformer avant que l’ordinateur procède à l’encodage et les achemine.
— Hurt a fait un rapprochement avec le livre de Fogg. Lui aussi parle d’apocalypse, fit la voix de Dominique.
Les quatre cavaliers sont remplacés par les quatre éléments…
— Le désert, le déluge, ça correspond aux deux premiers éléments. Mais la maladie ?… le froid ?
Le froid, c’est le contraire du feu. Pour ce qui est de la maladie…
— Ça peut se transmettre dans l’air…
Possible.
— Je sais, c’est tiré par les cheveux… L’apocalypse qui vient de la terre, qu’est-ce que ça peut bien être ?
Des tremblements de terre, des volcans…
— Et l’eau ?
Des raz de marée, des tsunamis…
— Personne n’a les moyens de provoquer ça !
Dans le message de Buzz, il y a une référence aux quatre éléments.
— Qu’est-ce que tu en conclus ?
Pour l’instant… rien.
— À ton avis, c’est relié ?
Une probabilité de onze virgule sept pour cent… À peu de chose près.
Un silence suivit. Au serveur qui approchait, Blunt indiqua qu’il n’avait besoin de rien.
— Pour en revenir à BioLife Management, reprit la voix de Dominique, pour quelle raison est-ce que Tate s’intéresse à ce qui se passe à Montréal ?
J’ai l’impression que c’est à cause de leur nouvelle priorité : le terrorisme agro-alimentaire.
— Tu penses que c’est plus important que le terrorisme religieux ?
Je pense que c’est une autre forme de terrorisme religieux.
www.cyberpresse.ca, 9h58
… sur la mystérieuse épidémie qui attaquerait les récoltes de riz de l’Inde et de la Chine. La rouille du riz, comme a été surnommée cette maladie à cause des taches de couleur brune qui envahissent les céréales…
Drummondville, 11h03
F était enfermée dans son bureau. Elle y passait de plus en plus de temps, la porte fermée, travaillant sur des dossiers dont Dominique n’avait aucune idée. Autant F lui laissait toute latitude pour les affaires courantes de l’Institut, l’incitant sans cesse à décider par elle-même, autant elle se montrait secrète sur ce qui l’accaparait quand elle s’enfermait dans ses quartiers.
— Je prépare ma retraite, avait-elle expliqué avec un sourire ironique. Je vais enfin pouvoir m’occuper de mes plantes.
La déclaration avait eu pour effet de rendre Dominique encore plus perplexe : la dernière chose qu’elle pouvait imaginer, c’était une F retraitée, qui se désintéressait de l’évolution de la planète et qui cultivait des fleurs.
Bien sûr, il y avait le précédent de Holmes, retiré à la campagne pour élever des abeilles. Mais justement, Holmes était un personnage de fiction.
Dominique se tourna vers son ordinateur, ouvrit Google et introduisit « Guru Gizmo Gaïa » dans le champ de recherche.
Le lien qui apparut en haut de la liste était dirigé vers le site de l’Église de l’Émergence. Cette église ne lui disait rien. Elle cliqua quand même sur le lien et tomba sur un message de recrutement qui s’adressait aux internautes. Ce message, lui, attira son attention.
Aidez à sauver la Terre. Joignez les rangs de l’Église de l’Émergence, la seule église qui ne vous demande pas d’argent. Prenez la défense de la nature… Si la vie de vos arrière-petits-enfants vous tient à cœur, écoutez la prochaine allocution de Guru Gizmo Gaïa. Elle sera accessible sur notre site ce soir, à partir de vingt heures, temps universel.
Le site était hébergé en Bulgarie. C’était prévisible, songea Dominique. Toutes les sectes, tous les arnaqueurs installaient leur site dans des pays où les démarches pour remonter jusqu’à eux prenaient au mieux des semaines, plus généralement des mois. Le temps d’arriver à eux, ils avaient déménagé.
Elle rédigea une note et l’envoya par courriel interne à F. Cette dernière lui avait demandé de lui relayer sans délai toute information qu’elle jugerait intéressante sur Les Enfants de la Terre brûlée et sur l’étrange guru dont se réclamaient les écoterroristes.
Un nouveau message en direct de Guru Gizmo Gaïa, ça faisait clairement partie de ce qu’elle entendait par « intéressant ».
Longueuil, 11h28
— Absolument rien, dit Grondin.
En guise de commentaire, Théberge se contenta de prendre une profonde inspiration et de passer sa main droite sur sa nuque. Depuis plus d’une heure, ils perquisitionnaient à la maison de Brigitte Jannequin.
— L’ordinateur ? demanda Théberge après un moment.
— Rien. Aucun document scientifique. Juste un logiciel pour travailler à distance sur l’ordinateur du laboratoire.
— Peut-être que les cracks du département d’informatique vont trouver quelque chose.
Un silence suivit.
— Tu sais ce qui me dérange, fit Théberge. Tout est trop normal. Trop… habité… Le réfrigérateur, les armoires, les garde-robes… Il ne manque rien. Même les valises sont rangées à leur place… Si elle s’était enfuie…
— Vous pensez qu’elle a été enlevée ?
— C’est ça ou bien…
Théberge ne compléta pas sa phrase, comme si le fait de ne pas évoquer ouvertement les autres possibilités pouvait conjurer leur réalisation.
Après avoir parcouru une dernière fois la pièce du regard, les deux policiers se dirigèrent vers la sortie.
— Vous lui avez parlé ? demanda Grondin.
Théberge se contenta de le regarder, attendant qu’il précise sa question.
— Gontran…
— Pas encore, répondit Théberge. C’est à cause de…
Il n’acheva pas l’explication. Grondin hocha la tête comme si cet embryon de réponse était déjà suffisamment clair.
Avec Gontran, malgré le nom qu’il lui avait attribué, Théberge ne parvenait pas à établir de contact. Il n’arrivait pas à sentir sa présence. Tout ce à quoi il pouvait penser, c’était à des restes calcinés dévorés intérieurement par des bactéries.
— Il me faudrait une photo, reprit Théberge.
— On ne sait même pas qui il est. Avant qu’on ait une photo…
— J’ai demandé qu’on fasse une reconstitution à partir du crâne…
Grondin se déplaça vers le cadre de la porte et s’y frotta discrètement le dos. Théberge lui jeta un regard désapprobateur.
— C’est plus fort que moi, expliqua Grondin. Mon urticaire…
Une sonnerie lui coupa la parole.
Les deux policiers se regardèrent, puis Théberge se dirigea vers le téléphone.
— Oui ?
— Excusez-moi, je me suis trompé de numéro.
La tonalité de l’appareil mit fin à la conversation.
Théberge raccrocha à son tour et laissa la main sur le combiné. Quelques secondes plus tard, la sonnerie se faisait entendre de nouveau.
— Vous ne vous trompez pas de numéro, s’empressa de répondre Théberge.
— Qui êtes-vous ?
— Inspecteur-chef Théberge, du SPVM.
— Qu’est-ce que vous faites chez Brigitte ?
— Si vous me disiez qui vous êtes…
— Est-ce qu’il lui est arrivé quelque chose ?
Au bout du fil, la voix paraissait réellement inquiète. Théberge prit une longue respiration avant de répondre.
— Écoutez, je ne peux pas donner ce genre d’information au téléphone. Si vous…
— Est-ce qu’elle a eu un accident ?
— Si vous me donnez votre adresse…
— Pourquoi est-ce que vous refusez de me répondre ?
Il y avait de plus en plus d’impatience dans la voix.
— Je vous l’ai dit, je ne peux donner aucune information de ce type par téléphone.
— Je ne vous demande pas des détails sur sa vie privée, je veux seulement savoir s’il lui est arrivé quelque chose de grave ! Oui ou non ?… Ce n’est pourtant pas compliqué !
Théberge explosa.
— Écoutez-moi bien, espèce d’olibrius patenté ! La loi est claire : pas de divulgation intempestive au tout venant anonyme qui se pointe au bout du bigophone ! Et la loi, ce n’est pas moi qui l’ai rédigée ! Je n’ai pas le droit de l’appliquer au gré de mes humeurs ! Alors, presto, vous remballez vos états d’âme et vous m’alignez votre nom, votre adresse, votre numéro de…
Un déclic interrompit la tirade de Théberge.
Après être resté figé pendant quelques secondes, ce dernier raccrocha.
Grondin le regardait, abasourdi. À vrai dire, Théberge lui-même était surpris de cet éclat de mauvaise humeur. Pourquoi avait-il réagi si fortement ? Ce n’était pas le premier témoin un peu énervé qu’il rencontrait. D’ailleurs, le témoin avait l’excuse de s’être fait asséner sans ménagement des informations inquiétantes… Tandis que lui…
— Désolé, dit-il en se tournant vers Grondin, comme s’il avait besoin de s’excuser à quelqu’un.
Il appuya sur la touche « Menu » de l’appareil. Puis sur la touche « Historique ».
Il nota alors sur un papier le numéro de l’appel entrant le plus récent. À côté du numéro, il inscrivit le nom que l’appareil avait affiché sous le numéro : « Victor Prose ».
LCN, 11h40
… la jeune femme serait la fille d’un ministre français. La police a également échoué à localiser Martyn Hykes, le directeur de la recherche et principal actionnaire de BioLife Management. Des rumeurs circulent comme quoi les deux chercheurs se seraient enfuis en emportant avec eux tous les résultats de leurs travaux.
Longueuil, 11h44
À la sortie de l’appartement, les policiers furent accostés par News Pimp, un journaliste de HEX-Radio. Il brandit un micro au visage de Théberge.
— Inspecteur Théberge ! Inspecteur Théberge !… Est-ce que vous avez une piste ? Est-ce que vous avez trouvé les deux chercheurs ?
— Rien à déclarer, fit Théberge en écartant le micro avec sa main.
— C’est vrai que c’était sa maîtresse ?… Est-ce que vous avez lancé un mandat d’arrêt international ?
Tout en marchant à côté de Théberge, le journaliste continuait de parler dans son micro.
— Il refuse de répondre à mes questions, dit-il en maintenant le micro près de ses lèvres. Je tente de le suivre.
Il ramena ensuite le micro devant le visage de Théberge.
— Les morts ne vous ont rien dit, inspecteur ? cria-t-il pour s’assurer que le micro ne rate pas sa question.
Théberge écarta de nouveau le micro : avec plus de brusquerie, cette fois. Et il s’enferma dans l’automobile. Grondin, qui n’avait pas été ralenti par le journaliste, était déjà derrière le volant.
Le micro claqua contre la portière. Le visage du journaliste était à quelques centimètres de la vitre. Théberge et Grondin entendaient confusément sa voix.
— C’est vrai que c’est un attentat terroriste ?
Grondin hésitait à démarrer.
— Il est trop près, dit-il en désignant le journaliste qui continuait de les relancer. Ça pourrait être dangereux pour lui.
Théberge lui jeta un regard noir.
À contrecœur, Grondin démarra lentement.
Le micro, qui était collé sur la vitre, fut heurté légèrement par le rebord de la portière. Le journaliste le laissa tomber sur l’asphalte. Son visage affichait un large sourire.
L’instant d’après, il avait récupéré son micro et il reprenait ses commentaires.
— Vous le croirez pas ! Le bruit que vous avez entendu, c’est l’auto des flics qui a frappé mon micro et qui me l’a arraché des mains en passant devant moi… Un peu plus et ils me passaient sur le corps !
Londres, 18h06
Joyce Cavanaugh entra dans l’appartement, ferma la porte, enclencha les deux systèmes de verrouillage électronique et se dirigea vers la bibliothèque.
En activant le mécanisme de bascule qui faisait pivoter une des sections, elle eut une pensée pour tous les romans et tous les films qui avaient utilisé ce genre de truc. Leurs auteurs ne soupçonnaient probablement pas toute l’ingéniosité technique dont il fallait faire preuve pour construire une telle porte secrète.
Quand l’entrée fut dégagée, elle pénétra dans la petite pièce et attendit que la porte se referme derrière elle. Immobile dans le noir, elle attendit dix secondes. L’important était de ne toucher aucun des murs. Les dix secondes écoulées, elle frappa légèrement sur le mur à sa gauche. La pièce s’éclaira. Elle entra alors le code dans le clavier électronique fixé à la porte devant elle.
La porte s’ouvrit silencieusement, dévoilant une pièce où il y avait deux congélateurs et des armoires remplies de boîtes de conserve.
Elle traversa la pièce, franchit une autre porte, entra dans un nouvel appartement et se rendit au salon. Jessyca Hunter était allongée sur le divan et regardait une émission de télé. Sans surprise, Joyce Cavanaugh constata qu’il s’agissait d’un documentaire sur les araignées.
Elle enleva son veston. Hunter pointa la télécommande en direction de la télé et appuya sur un bouton. L’écran s’éteignit.
— Comment a été la journée ? demanda Cavanaugh.
— J’ai rencontré deux représentants de la mafia américaine. Ils acceptent de nous fournir un réseau de maisons de sûreté réparties dans l’ensemble du pays. J’ai aussi confirmé la réunion à Shanghai pour boucler la relance de Meat Shop… Toi ?
— Je vais avoir des choses à te montrer.
Cavanaugh sortit le portable de son sac et le déposa sur la petite table entre le divan et la télé. Puis elle s’assit. L’écran s’alluma et demanda un certain nombre de mots de passe. Hunter se rapprocha pour mieux voir.
— J’ai été au Cénacle, reprit Cavanaugh.
Elle entra les deux premiers mots de passe demandés, puis elle attendit que la troisième réquisition ait disparu de l’écran. Si elle avait appuyé sur une seule des touches, le contenu de l’ordinateur se serait effacé.
— Un nouveau collier, fit Hunter en prenant le pendentif entre ses doigts.
— Si on veut…
Un bref message s’afficha sur l’écran.
Dernière vérification en cours
Joyce posa ses deux index sur les coins inférieurs de l’écran, qui s’illumina brièvement. Puis un autre message s’afficha :
Accès refusé
Cavanaugh prit son pendentif, le détacha du collier et l’introduisit dans une fente sur le côté droit de la base du portable. Une photo s’afficha à l’écran : un homme à la peau légèrement cuivrée et aux cheveux bruns se tenait debout devant des dunes de sable. Ses yeux fixaient la caméra. La voix de Killmore se fit entendre.
Jean-Pierre Gravah est le premier cavalier. Il travaille depuis plus d’un an à la mise sur pied de l’infrastructure de l’opération Diet Care. Vous avez rendez-vous avec lui demain, à Paris, chez Ladurée, place de la Madeleine. Son intervention comporte deux axes : accroître notre contrôle sur les intervenants qui assurent l’offre ; réduire le volume de cette offre…
Hunter regardait l’écran, perplexe. Elle se tourna vers l’autre femme.
— C’est commencé, se contenta de dire Cavanaugh.
Drummondville, 12h27
Une fois que la page d’accueil du site de jeu se fut affichée, Dominique entra une assez longue série d’instructions au clavier. Un carré blanc apparut au centre de l’écran. Trois courtes expressions s’y affichèrent.
NutriTech Plus
St. Sebastian Place
Messenger
Dominique cliqua sur chacune des expressions. Dans les secondes qui suivirent, une dizaine de megs furent téléchargés sur son ordinateur.
F regardait par-dessus son épaule la progression des quatre barres de téléchargement.
— Jusqu’à maintenant, dit-elle, Fogg nous a plutôt gâtées : deux organisations de trafic d’êtres humains, une de trafic d’organes et un réseau de pédophiles…
— J’aimerais avoir votre confiance, répliqua Dominique.
— Pourquoi penses-tu que cet ordinateur est complètement coupé du réseau ? répondit F avec un sourire.
Une fois le téléchargement achevé, trois fenêtres s’ouvrirent simultanément.
Dominique ramena son regard vers l’écran et agrandit la première fenêtre, qui portait le nom de NutriTech Plus. Un court paragraphe expliquait qu’il s’agissait d’une compagnie de distribution alimentaire qui pratiquait allégrement la comptabilité créatrice et dont les comptes servaient au blanchiment d’argent pour la filiale Safe Heaven. Suivait l’adresse Internet du VPN de l’entreprise ainsi qu’une série de noms d’utilisateurs et de mots de passe.
— Pourquoi il nous envoie ça ? se demanda Dominique à haute voix.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Pourquoi cette compagnie-là ?
Le sourire de F s’accentua, comme pour l’encourager à développer son idée.
— Il connaît probablement des dizaines d’entreprises qui servent à couvrir des opérations de blanchiment, reprit Dominique. Pourquoi il a choisi celle-là ?
— Tu commences à avoir de bons réflexes.
— Vous pensez que c’est lié à un des autres dossiers ?
— De toute façon, s’il a pris la peine d’inclure l’information dans son message et que ce n’est pas lié au reste, il y a de bonnes chances que ce soit important.
— À moins qu’il veuille nous envoyer perdre notre temps sur une fausse piste.
Dominique ferma la fenêtre NutriTech Plus et se concentra sur la fenêtre St. Sebastian Place. Elle contenait une photo et un bref message :
St. Sebastian Place. Des gens appartenant à l’organisation dont je vous ai déjà parlé s’y rencontrent de temps à autre. C’est situé près de Fleet Street, un peu avant Temple Bar.
— Qu’est-ce que c’est ça ? murmura Dominique en s’affairant sur le clavier.
Une nouvelle fenêtre s’afficha à l’écran. Un article de Wikipédia. On y apprenait que l’endroit abritait un club privé très huppé, le St. Sebastian Club. La liste des membres n’était pas publique. Le club avait donné son nom à l’édifice, dont il occupait les derniers étages. Une photo de l’immeuble accompagnait le court texte de présentation.
— J’aimerais bien voir la liste des membres de ce mystérieux club privé, dit Dominique.
— Tu penses que c’est une invention de Fogg pour nous envoyer sur une fausse piste ?
— Ce serait logique de sa part.
— Je ne suis pas certaine que se fier aux évidences soit la meilleure façon de comprendre le mode de pensée de Fogg.
Une certaine impatience avait percé dans la voix de F. C’était rare que cela lui arrivait.
Elle reprit quelques secondes plus tard, sur un ton redevenu légèrement amusé :
— S’il veut nous envoyer sur une fausse piste, pourquoi il nous donne, dans le même message, des informations sur les activités du Consortium ? Pour quelle raison le fait-il depuis des années ?
— Justement pour dissimuler que c’est une fausse piste !
Le sourire de F s’élargit.
— Ça, c’est un meilleur argument… Alors, qu’est-ce que tu envisages de faire ? Vas-tu prendre le risque d’ignorer cette information ?
Dominique ferma la fenêtre de Wikipédia, puis celle du message de Fogg.
— Je vais y penser, dit-elle.
Elle ouvrit la fenêtre intitulée Messenger et y trouva la photo d’une femme dans la quarantaine ainsi qu’un bref commentaire :
Voici une photo de la femme qui se fait appeler June Messenger. Elle est reliée aux commanditaires du Consortium…
Il y a plusieurs années, je vous avais transmis la photo d’une autre femme qui se faisait appeler Joan Messenger. Vous n’aviez malheureusement pas pu la retrouver.
Contrairement à la fois précédente, cette photo-ci ne la présente pas sous un déguisement. De plus, j’ai découvert son vrai nom : Joyce Cavanaugh… Avec ces informations, j’imagine que vous devriez pouvoir la retrouver plus facilement.
— Qu’est-ce que je fais ? demanda Dominique.
— Qu’est-ce que tu suggères ?
Dominique hésitait.
— J’enverrais ça à Hurt, finit-elle par dire. En lui demandant de la trouver, de la suivre, de découvrir ce qu’il peut sur elle et d’identifier les gens avec qui elle entre en contact.
F approuva d’un signe de tête.
— Il va interpréter ça comme une marque de confiance, dit-elle. Ça pourrait effectivement aider à le réintégrer.
— Poitras et Chamane pourraient jeter un coup d’œil à NutriTech Plus, qu’on sache à quoi s’en tenir.
— Et pour St. Sebastian Place ?
— Moh et Sam ?… Un relevé discret des gens qui fréquentent l’endroit…
F regarda Dominique avec un large sourire.
— Tu vois que tu n’as pas besoin de moi !
— De toute façon, je vais lire les documents qui sont en pièces jointes avant de prendre une décision.
Puis elle ajouta, avec un sourire :
— Et je vais quand même vous en parler avant de procéder.
— Bien sûr, bien sûr…
F retourna à son bureau et jeta un regard à l’écran de son propre ordinateur : le présentateur de la chaîne d’information continue lisait son texte pendant que les manchettes défilaient dans le bas de l’écran.
… refuse de confirmer que le chercheur-propriétaire de BioLife Management est en fuite… Scène provinciale : l’Alliance Libérale du Québec poursuit sa tournée des régions. Le premier ministre sera ce soir à…
Réintégrer Hurt… Sans savoir pourquoi, F avait un mauvais pressentiment. Est-ce qu’il réussirait un jour à faire la paix avec toutes ses personnalités ? à ne pas vivre sous la menace constante d’une crise de panique ou d’une explosion de Nitro ?… L’Institut avait continué à lui envoyer des informations, surtout par l’intermédiaire de Chamane. Parce que c’était une façon de garder le contact. Et qu’il était un bon opérateur. Mais, chaque fois, elle se demandait s’il n’allait pas provoquer une nouvelle catastrophe.
Longueuil, 13h22
Théberge, qui était accompagné de Grondin, examina la plaque dorée fixée au mur de brique grise, à côté de la porte.
Victor Prose — poète
Il appuya sur le bouton blanc encastré dans le bois du cadre de la porte. Un carillon se fit entendre : on aurait dit une version atténuée de celui de Big Ben.
Théberge aurait pu convoquer Prose à son bureau pour l’interroger, mais il préférait le voir dans son environnement. Le milieu physique dans lequel une personne évolue est une manifestation d’elle-même moins facile à contrôler que son comportement pendant un interrogatoire.
La porte s’entrebâilla. Théberge aperçut une lisière de visage trouée d’un œil qui le regardait. Une voix légèrement ironique laissa tomber :
— Ah, c’est vous…
La porte se ferma, un bruit de chaîne qu’on enlève se fit entendre, puis la porte se rouvrit. À la grandeur, cette fois.
L’homme qui se tenait maintenant devant Théberge paraissait tout à fait calme. Il ajouta :
— Je vous attendais.
Puis il s’effaça en faisant signe à Théberge et à Grondin d’entrer.
Il ferma ensuite la porte et entraîna les deux policiers à sa suite. Ils traversèrent deux pièces remplies de livres, un corridor où étaient alignées une dizaine de caricatures de Graff encadrées de façon identique, puis un salon. Ils entrèrent finalement dans une troisième bibliothèque où avaient été disposés un bureau et deux fauteuils.
Dans toutes les pièces, les livres étaient minutieusement rangés sur les tablettes. Toutes les épines formaient une ligne bien droite. On aurait dit un centre de documentation.
— Comme vous venez pour le travail, je pense que c’est l’endroit approprié, dit Prose en s’installant sur la chaise derrière le bureau.
D’un geste de la main, il les invita à occuper les deux fauteuils en face de lui.
Théberge se demanda s’il utilisait le bureau comme un rempart pour se donner contenance.
— J’ai eu une réaction un peu vive au téléphone, fit Prose. Je suis désolé.
Théberge fit un geste de la main comme pour écarter une chose sans importance.
— C’est moi qui ai réagi un peu fortement, dit-il.
Il prit le temps de faire le tour de la pièce du regard. Prose attendit sans bouger qu’il ait terminé son examen.
— Vous semblez moins anxieux d’avoir des nouvelles de madame Jannequin, dit Théberge.
— Après votre appel, j’ai ouvert la télé et j’ai été sur Internet. À moins que vous sachiez des choses qui ne sont pas dans les médias…
— On en sait toujours moins que ce que racontent les médias, répondit Théberge avec un mince sourire. Eux, ils ont le loisir d’être créatifs.
Son regard fut attiré par les coupures de journaux étalées sur une petite table. L’une d’elles affichait un titre sur quatre colonnes :
Mystérieuse épidémie en Chine – Rizières dévastées
— Vous collectionnez les faits divers ? demanda Théberge.
— C’est la chronique de notre carnage.
Le terme fit sursauter le policier.
— Ce n’est pas un peu excessif ?
Les traits de Prose se durcirent brièvement, puis son visage retrouva son sourire vaguement ironique.
— Le terme importe peu. La réalité, c’est qu’on détruit notre environnement à une vitesse grandissante. Et que ça détruit un nombre grandissant de gens… L’autre jour, j’ai lu une étude qui estimait à trois cent mille par année le nombre de victimes du réchauffement climatique.
Théberge jeta de nouveau un coup d’œil aux coupures de journaux. Une autre manchette attira son attention.
Huit cent millions de personnes ont mal parce qu’elles ont faim
Son attention revint à Prose.
— Vous nous attendiez ?
— Votre venue était inévitable.
— Vous nous rangez dans la même catégorie que la mort et l’impôt ?
Prose esquissa un bref sourire.
— Shakespeare…
Puis il ajouta :
— Je suis peut-être la dernière personne à avoir vu Brigitte vivante.
— Du moment que vous n’êtes pas le premier à l’avoir vue morte.
Nouvelle amorce de sourire chez Prose.
— On a soupé ensemble au restaurant, dit-il. Pas très loin du laboratoire où elle travaillait.
— Vous êtes parti à quelle heure ?
— Je suis parti avant elle. À cause de mon horaire d’écriture… Je sais qu’elle avait rendez-vous à vingt-trois heures avec son patron.
Pendant qu’il parlait, Prose bougea de quelques millimètres un des stylos sur le bureau, comme s’il cherchait à le remettre exactement à sa place. Théberge remarqua que tous les objets y étaient à une distance identique du bord.
— Votre horaire d’écriture… se contenta de répéter Théberge.
— Tous les jours, j’écris pendant quatre ou cinq heures. Ce que je n’ai pas réussi à faire dans la journée, je le reprends en soirée.
— Quatre ou cinq heures…
— L’écriture exige de la discipline. Du moins, pour moi.
— Si on revenait à Brigitte Jannequin. Quels étaient vos rapports avec elle ?
— Hésitants…
Il parut réfléchir un moment.
— Hésitants, reprit-il… C’est le terme le plus précis que je peux trouver.
Pendant l’échange entre Théberge et Prose, Grondin avait commencé à se gratter le dessus de la main. Il en était maintenant à l’avant-bras. Prose lui jeta un bref regard et esquissa un sourire.
— Pouvez-vous être plus explicite ? demanda patiemment Théberge.
— On s’est connus à une manifestation contre les producteurs de fumier… Pardon ! Les producteurs de porcs… Ensuite, on s’est revus. Elle est chercheuse dans un laboratoire qui travaille sur les OGM. C’est un sujet qui m’intéresse.
— Au point de faire sauter un laboratoire qui en produit ?
Prose se mit à rire doucement en secouant lentement la tête.
— Vous ne comprenez vraiment rien, dit-il.
Théberge lutta pour contenir son irritation.
— Désolé de vous décevoir, dit-il. Si vous avez des lumières à dispenser…
Prose crédita Théberge d’un sourire plus appuyé.
— Le laboratoire où elle travaillait avait mis au point un produit pour inverser certaines manipulations génétiques. Le directeur de la recherche n’était pas totalement contre les OGM, mais il avait des réserves. Il pensait qu’il fallait une sorte de police d’assurance… quelque chose qui permettrait de contrôler la situation si jamais une mutation dangereuse commençait à se répandre… ou si une entreprise mettait en marché un produit dangereux.
— Ça existe, ce genre de… nettoyeur ?
— C’était sur le point d’exister.
Théberge jeta un coup d’œil à Grondin, qui avait accéléré la fréquence de ses frictions sur le dessus de son bras. Le regard de Théberge l’arrêta.
— Qu’est-ce que vous pouvez me dire au sujet de madame Jannequin ? reprit Théberge.
Prose se tourna vers sa gauche et s’activa sur le clavier d’un ordinateur.
— Je vais vous faire une copie de nos courriels.
Puis, voyant le regard interrogateur de Théberge, il ajouta :
— J’ai un dossier. Je vais vous le copier sur un DVD. Tous les courriels que j’ai échangés avec elle depuis que je la connais.
— Vous les avez tous gardés ? ne put s’empêcher de demander Théberge.
— Tout ce que j’ai écrit est classé quelque part. Une fois par mois, le premier vendredi du mois, habituellement à trois heures, je fais une sauvegarde pour mettre à jour mes archives et je vais porter le DVD à la banque dans un coffret de sûreté.
Devant le regard perplexe de Théberge, il sentit le besoin de se justifier :
— Je sais que c’est un peu compulsif, mais ça me permet de dormir tranquille.
Théberge songea que Prose devait vider les tubes de dentifrice en les repliant méticuleusement à partir du bas et ranger ses chaussettes par couleurs dans un tiroir prévu exclusivement à cette fin.
Quand Prose remit le DVD à Théberge, ce dernier se tourna vers Grondin.
— Mon ordinateur peut lire ça ?
— Sûrement.
Les deux policiers interrogèrent ensuite Prose pendant une dizaine de minutes sur son travail d’enseignant et ils s’informèrent de ses différentes publications. Au moment de partir, Théberge lui demanda s’il était vraiment poète.
Prose sourit.
— Non… La poésie écrite, enfermée dans des pages de livres, c’est mort. Aujourd’hui, la poésie est retournée où elle est née : dans le langage de la rue… le rap, le slam, ce genre de choses… La poésie est spectacle… Vous me voyez faire des spectacles comme les slammeurs ?… Pour moi, il est trop tard. Je fais résolument partie des attardés de l’écriture : la tribu des plumitifs ennemis des arbres et qui pensent par écrit. C’est pour cela que je me confine à la prose… Pourquoi me demandez-vous ça ?
— La plaque, à l’entrée.
Le sourire de Prose s’élargit.
— Je l’ai fait faire à la suite d’un pari perdu avec un ami. J’avais gagé que son recueil de poèmes se vendrait à plus de cent exemplaires pendant la première année. C’était une façon de l’encourager… Il en a vendu quatre-vingt-trois.
Paris, 19h28
Thierry Pernaud prenait un café en lisant le Figaro à la terrasse de L’Étoile Manquante. Pour rien au monde, il n’aurait voulu être à la place des journalistes qui couvraient les événements en Irak.
Il avait une vie rangée composée d’habitudes et de plaisirs soigneusement dosés. Son travail le passionnait. Son appartement était confortable. Spacieux même, selon les critères en vigueur à Paris. Pernaud ne comprenait pas que des individus puissent renoncer à tout ça pour aller risquer leur vie dans des régions en guerre, dans le seul but d’apporter quelques images supplémentaires pour documenter la folie humaine.
Après avoir parcouru les grands titres, il plia le journal, le mit dans sa poche et remonta la rue Vieille du Temple. C’était l’heure de liberté qu’il s’accordait tous les jours. Immanquablement, sa promenade se terminait dans un autre café du Marais, où il prenait un dernier espresso au comptoir avant de sauter dans le métro pour retourner travailler au laboratoire le reste de la soirée.
En partie dissimulés dans une porte cochère, deux hommes parlaient avec animation du Front national. Pernaud ne put s’empêcher d’entendre des bribes de leur conversation.
Un instant, il songea à s’arrêter pour discuter avec eux. Pour leur expliquer l’absurdité de leurs arguments : Ségolène Royale n’était pas un cheval de Troie pour instaurer la dictature du prolétariat. Puis il se dit que c’était inutile : leur point de vue n’était pas une question d’opinion mais de croyance. Argumenter ne servirait qu’à jeter de l’huile sur le feu.
Il passa son chemin.
Son regard s’attarda brièvement sur une fourgonnette garée le long du trottoir. À l’exception du pare-brise, toutes les vitres étaient opacifiées. L’idée effleura son esprit qu’il pouvait s’agir d’un véhicule appartenant aux services de renseignements. Que les vitres noires dissimulaient des caméras.
« On dira que les savants n’ont pas d’imagination », songea-t-il ensuite en souriant.
Comme il arrivait à la hauteur du véhicule, la porte coulissante s’ouvrit et quelqu’un l’interpella de l’intérieur.
Pernaud s’arrêta pour voir ce qu’on lui voulait. Aussitôt, il sentit une poussée dans son dos. Avant d’avoir eu le temps de réagir, il se retrouva bousculé vers la banquette arrière, encadré par les deux hommes qu’il avait vus discuter du Front national.
La porte coulissante se referma automatiquement et la fourgonnette démarra.
— N’ayez aucune crainte, dit l’un des deux hommes. On vous emmène voir quelqu’un qui vous veut du bien.
— Vous venez d’avoir une promotion, ajouta l’autre avec un sourire.
Montréal, SPVM, 14h33
Théberge avait à peine eu le temps de s’asseoir que Rondeau entrait dans son bureau.
— L’empesteur-chef Cramau veut vous voir. Il dit que c’est urgent.
— Encore une mauvaise nouvelle ? grogna Théberge.
— C’est à propos de BioLife Management. Ils ont trouvé quelque chose.
Vingt minutes plus tard, Théberge achevait de regarder la vidéo que lui avait montrée Crépeau. On y voyait le corps de Brigitte Jannequin être progressivement recouvert par des tonnes de céréales.
À la fin de la vidéo, une voix d’enfant lisait un texte sur un fond de pluie de céréales.
Partout, la nature est violée. Les forêts reculent et les céréales disparaissent. Les chercheurs trafiquent notre nourriture. Les multinationales ont les doigts dans tous nos aliments. L’humanité prolifère… Tout cela met une pression insupportable sur la nature.
Désormais, la pression va s’inverser. Les laboratoires qui travaillent à empoisonner Gaïa, Gaïa va les détruire. Les chercheurs qui trafiquent la vie pour la rendre plus rentable, Gaïa va stériliser leurs efforts.
Nous sommes les enfants de cette Terre brûlée que les générations passées nous ont laissée en héritage. Nous allons protéger notre mère la Terre avant qu’il soit trop tard. Nous allons aider Gaïa à rétablir l’équilibre entre elle et l’être humain. Nous allons multiplier les opérations citoyennes de nettoyage bio-responsable.
Un nom s’imprima ensuite à l’écran pendant une dizaine de secondes avant que l’image passe au noir.
Les Enfants de la Terre brûlée
— Ils ont trouvé ça sur l’ordinateur de Hykes, fit Crépeau. Avec ses courriels et un album de photos. Le reste de l’ordinateur a été nettoyé.
— Il n’y avait rien sur ses recherches ?
— Rien.
— Et rien pour indiquer où la fille a été… enterrée ?
— Rien non plus.
Théberge trouvait étrange que la vidéo soit aussi explicite. Étrange que la revendication de l’attentat soit aussi claire et qu’aucun indice n’ait été fourni pour retrouver le corps. Étrange aussi que ceux qui avaient enlevé Brigitte Jannequin aient eu le temps de filmer sa mort, de l’intégrer au message des Enfants de la Terre brûlée et d’aller placer la vidéo dans l'ordinateur de Hykes…
— C’est peut-être les élévateurs du port, dit-il.
— J’y ai pensé. Mais tu me vois demander de vider tous les silos, un après l’autre, sans information plus précise, juste au cas où on finirait par la trouver ?
— Évidemment…
— J’ai quand même faxé des photos de l’intérieur du silo au responsable des élévateurs à grain. Des fois qu’il remarquerait quelque chose…
Théberge poussa un soupir et regarda le moniteur vidéo où l’image était figée sur le nom du groupe : Les Enfants de la Terre brûlée.
— T’as déjà entendu parler d’eux ? demanda-t-il en montrant l’écran.
— Une sorte de groupe écolo… Interpol a recensé plusieurs attentats depuis quelques semaines, mais rien d’aussi sérieux : des attaques contre des McDonald’s et des cultures d’OGM, des distributions de tracts, des bombes puantes à l’entrée de certains laboratoires, des graffitis, des camions de nourriture congelée détournés… Ils se sont manifestés dans plusieurs pays.
— Si c’est un groupe international, ça complique les choses.
— Peut-être que Hykes en faisait partie. S’il voulait se battre contre les multinationales, comme dit Prose…
— Ou peut-être qu’ils l’ont éliminé, lui aussi.
— À moins que ce soit lui qui ait éliminé la fille et qu’il ait utilisé le nom du groupe pour se couvrir. Les courriels trouvés dans son ordinateur confirment qu’il lui avait demandé de le rejoindre au laboratoire… Et leurs rapports étaient loin d’être platoniques. Tu devrais lire les courriels qu’ils s’envoyaient…
Crépeau s’interrompit en voyant que Théberge le regardait avec incrédulité.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Dans l’ordinateur de la fille, il n’y avait aucun courriel de ce genre.
— Elle les a peut-être effacés…
— Les courriels que Prose nous a fournis correspondent exactement à ceux qu’on a trouvés dans l’ordinateur de Brigitte Jannequin.
C’était au tour de Crépeau d’être perplexe.
— Ça voudrait dire que l’ordinateur de Hykes a été trafiqué…
— Et que celui de Jannequin ne l’a pas été.
— Je sais…
Il n’eut pas besoin de compléter sa pensée. Crépeau avait, lui aussi, remarqué l’incongruité. Comment quelqu’un capable d’élaborer un plan aussi sophistiqué pouvait-il avoir négligé de modifier le contenu de l’un des ordinateurs ?
Une sonnerie téléphonique se fit entendre. Crépeau décrocha, écouta pendant quelques secondes, puis raccrocha.
— Tu viens ? dit-il en se levant avec un regain d’énergie. Le type du port a téléphoné. Il pense savoir de quel silo il s’agit.
Montréal, hôtel Ritz Carlton, 14h42
Skinner trempa ses lèvres dans le verre de Glenmorangie quinze ans tout en continuant d’observer les clients de l’hôtel.
Cake avait quatre minutes de retard. C’était inhabituel. Pas nécessairement inquiétant, mais inhabituel. Ou bien il avait eu un contretemps, ce qui n’augurait rien de bon, ou bien il devenait négligent, ce qui était pire.
Toute cette affaire lui déplaisait : les instructions lui parvenaient par courriel sur son BlackBerry ; il connaissait à peine leur expéditeur, ne l’ayant rencontré qu’une seule fois ; il ne connaissait même pas son véritable nom ; et il devait appliquer ses consignes sans discussion.
Skinner n’avait pas apprécié le fait que Fogg lui demande de servir de coupe-feu de cette façon.
— Je ne vais quand même pas jouer les laquais comme un vulgaire exécutant ! avait-il protesté.
— Il y a des enjeux plus importants que votre susceptibilité, s’était contenté de répondre Fogg. Ou que la mienne, si vous tenez absolument à cette précision.
La seule information supplémentaire que Fogg avait consenti à lui donner, c’était que Jean-Pierre Gravah était chargé de coordonner Diet Care à la grandeur de la planète.
Du coin de l’œil, Skinner vit Cake venir vers lui. Teint cuivré, moustache tombante, habit de lainage blanc, chemise jaune vif, absence de cravate et col ouvert, il ressemblait à un homme d’affaires mexicain en vacances, ce qu’il était d’une certaine façon.
Cake s’installa à côté de lui, au bar. Skinner fouilla dans une poche de son veston et il en sortit un collier primitif fabriqué de cordes attachées à un cordon central. Sur chacune des cordes, des nœuds avaient été faits.
Le Mexicain le prit et l’étendit sur le bar, en répartissant les cordelettes des deux côtés de l’axe central. Celles du haut étaient plus courtes et les nœuds moins abondants.
— Vous êtes censé savoir ce que ça veut dire, fit Skinner.
Cake grommela un vague assentiment et se concentra sur le collier pendant plus d’une minute.
— Ça confirme que je dois suivre vos instructions, dit-il finalement.
— Vous avez vu ça dans le collier ?
Le Mexicain regardait Skinner avec un léger sourire. Au moment où il allait répondre, le barman se matérialisa devant eux.
— Pour ces messieurs, ce sera ?
Skinner s’attendait à voir le Mexicain commander une tequila ; ce dernier demanda la liste des vins qu’ils offraient au verre et opta pour un pinot noir néo-zélandais. Skinner se contenta de montrer son verre, auquel il avait à peine touché.
— Le collier, c’est un code ? demanda Skinner après le départ du barman.
— Une sorte d’écriture, confirma Cake.
Les traits de Skinner perdirent toute trace d’aménité. Il réalisait que Gravah aurait pu lui donner un message à transmettre pour la frime alors que les véritables instructions auraient été dans le message. Le message caché dans les cordes aurait même pu être de faire semblant d’écouter ce que Skinner avait à lui dire puis de l’éliminer.
C’était lui qui l’avait eue, cette idée des États unis de l’anti-américanisme. Lui qui avait piloté le recrutement des différents commandos partout sur la planète. Ils étaient plus de deux cents, qui étaient prêts à sacrifier leur vie à la condition qu’on leur fasse croire que ça hâterait la chute des États-Unis. Les US-Bashers… C’était d’une ironie extraordinaire. Un regroupement secret d’anti-Américains qui servaient à leur insu le capitalisme multinational ! Et voilà que Gravah utilisait un code pour communiquer directement avec une de ses équipes en le court-circuitant !
Par précaution, Skinner mit la main dans sa poche.
— J’ai un pistolet dans la main, dit-il. Au moindre geste brusque…
L’inquiétude se peignit sur le visage du Mexicain.
— Je n’aime pas cette histoire de message secret, poursuivit Skinner. Je vous donne vos instructions et vous filez.
L’arrivée du barman le fit taire. Cake prit le verre de vin qu’on venait de lui apporter, le goûta.
— C’est dommage de gaspiller un bon vin, dit-il en déposant le verre sur la table.
Skinner sortit une enveloppe de la poche intérieure de son veston.
— Elle contient les noms, dit-il. Vous êtes censé déjà avoir le calendrier d’intervention.
— Les dates et les endroits sont sur le quipu.
Malgré son agacement, Skinner ne pouvait que reconnaître l’habileté du système : les informations étaient acheminées par deux canaux différents, avec des codes différents. Si l’un des deux messages tombait entre des mains indésirables, l’information était inutilisable.
— Pendant le déroulement des opérations, dit-il, il est possible que certains membres du commando aient à payer de leur personne.
— Je sais.
— Évidemment, il n’est pas question que vous en fassiez partie.
— S’il le faut, je suis prêt.
Skinner le regarda longuement.
— Bien sûr, dit-il finalement. Bien sûr… Mais nous n’en sommes pas là.
RDI, 15h03
… La destruction du laboratoire de BioLife Management et le « recyclage » des deux chercheurs ont été revendiqués par un groupe écologiste radical jusqu’à maintenant peu connu, Les Enfants de la Terre brûlée.
Le groupe entend protester contre ceux qui trafiquent les mécanismes de la vie et jouent aux apprentis sorciers avec l’avenir de la biosphère. Affirmant refuser d’assister les bras croisés au saccage des écosystèmes et à l’épuration programmée des espèces, le groupe a promis de « multiplier les opérations citoyennes de nettoyage bio-responsable ».
Plus tard dans cette émission, nous vous présenterons le texte intégral du communiqué émis par le groupe écologiste. Notre journaliste Guy-Benoît Desraspes animera ensuite une table ronde où des experts…
Hampstead, 19h53
Fogg trouvait le travail de plus en plus lourd. Ne pouvoir accorder sa confiance à personne avait un prix : il fallait tout faire soi-même. Et il n’avait plus la force de tout faire. Heureusement, il pouvait se décharger d’une partie de ses tâches sur Daggerman et Skinner.
Il y avait une chose, toutefois, qu’il ne pouvait pas déléguer. Les autres n’en soupçonnaient même pas l’existence. Au moment de la dernière refonte du système informatique, il avait fait installer un accès caché au système central de chacune des filiales. Cela lui avait permis de découvrir les communications secrètes de la représentante de « ces messieurs », June Messenger, avec plusieurs directeurs de filiales.
Elle semblait tenir auprès d’eux un rôle similaire à celui qu’elle tenait auprès de lui : une courroie de transmission pour les ordres de « ces messieurs ». La nature particulière de sa relation avec Jessyca Hunter était évidente : le ton de leurs échanges était beaucoup plus chaleureux.
Mais ce qui avait le plus étonné Fogg, c’était la quantité de contrats de nature économique que « ces messieurs » avaient demandé à Vacuum d’effectuer au cours de la dernière année : sabotage d’usines, destruction de laboratoires, fabrication de scandales avec des produits avariés, dévoiement de chercheurs, dénonciation de fraudes fiscales, publication de tests de qualité dévastateurs…
« Ces messieurs » avaient un accès direct à Vacuum. Mais la plupart des contrats passaient par Jessyca Hunter, puis ils étaient redirigés vers l’ensemble des filiales du Consortium, qui les acheminaient vers Vacuum. Normalement, il aurait été impossible d’effectuer tous ces recoupements. Mais avec les messages expédiés par Messenger et relayés par Hunter, le bilan était facile à dresser… Le Consortium était en voie de devenir un outil voué à la destruction des entreprises qui concurrençaient celles de « ces messieurs ».
Était-ce cela qu’ils envisageaient pour le Consortium : le transformer en sous-traitant d’hommes de main au service d’un petit groupe de transnationales ?
En même temps, à travers chacune des commandes qu’ils adressaient à Jessyca Hunter, « ces messieurs » révélaient un peu plus leurs véritables desseins et intérêts à long terme. C’était pour cette raison que Fogg n’avait rien fait pour leur mettre des bâtons dans les roues.
Au fond, « ces messieurs » avaient adopté une stratégie semblable à la sienne : ils avaient trouvé une autre organisation pour faire le travail à leur place. C’était maintenant une question de temps avant de savoir qui, de lui ou de « ces messieurs », serait en position de parvenir le premier à ses fins.
L’esprit de Fogg revint à Jessyca Hunter, puis à June Messenger, ce qui amena un bref sourire sur ses lèvres. Il avait hâte de voir ce que F ferait de l’information qu’il lui avait donnée…
Décidément, il avait eu une idée brillante quand il avait décidé de confier cette partie du plan à l’Institut. À la blague, il avait dit à F qu’il allait utiliser l’Institut comme sous-traitant !… Un sous-traitant qui avait en plus le mérite de ne rien lui coûter, donc de ne pas apparaître dans son budget, et d’être par conséquent à l’abri de la curiosité de « ces messieurs ».
Port de Montréal, 17h21
Théberge et Crépeau regardèrent la grue soulever le corps et le hisser au sommet du silo.
Trouver la jeune femme n’avait pas été trop compliqué. La véritable difficulté avait été de la sortir sans l’abîmer. Des hommes-araignées étaient descendus dans le silo pour aider au maniement des grues, achever de dégager le corps et l’attacher à celle qui l’avait remonté.
— C’est un silo qui sert uniquement pour entreposer les excédents durant les périodes de pointe, avait expliqué le responsable. Normalement, il aurait dû être vide. Là, il était rempli aux deux tiers.
Il n’avait pas pu expliquer pourquoi il était rempli aux deux tiers. Ni comment on avait pu utiliser le silo à l’insu des autorités. Une chose était certaine, cela demandait des complicités à l’intérieur du personnel : quelqu’un qui connaissait les opérations, qui savait quels codes utiliser pour faire déplacer les wagons et transvider leur contenu dans le silo.
Bruxelles, 23h36
Renaud Daudelin était assis à une table du Belga Queen, en face de son éditeur. Une bouteille de champagne avait été commandée et l’éditeur rayonnait.
— Vous êtes un auteur chanceux, dit-il. Les droits de traduction ont déjà été vendus dans vingt-trois pays. Pour un livre qui n’est pas encore publié, vous pouvez me croire, c’est rare.
Il leva sa flûte de champagne, trinqua et la reposa vide sur la nappe blanche.
— Pour le premier lancement, reprit-il, c’est toute la francophonie. Les demandes pour des entrevues dans les médias n’arrêtent pas. Dans les prochaines semaines, vous allez être un homme très occupé.
— Si ça fait vendre le livre…
— Pour ça, vous n’avez rien à craindre. Les commandes continuent d’entrer. Je n’ai jamais vu ça de toute ma carrière.
Il hésita, comme s’il cherchait ses mots.
— On n’a pratiquement rien à faire. Ça fonctionne tout seul… Comment avez-vous pris contact avec cette agence-là ?
— Ce sont eux qui m’ont approché. Ils m’ont dit qu’il y avait un besoin. Ils avaient une idée générale de ce qu’ils voulaient comme livre. Ils m’ont demandé si ça m’intéressait… Au début, je pensais que c’était un travail de nègre. Le type avec qui j’ai discuté m’a dit en riant que je serais un nègre, mais pas un nègre de l’ombre : un nègre blanc. Tout le monde me verrait parce que ce serait moi qui signerais le livre. Eux, ils se tenaient simplement à ma disposition pour le cas où j’aurais besoin d’aide dans mes recherches… Quand j’ai dit que je voulais un an pour écrire le manuscrit, ils m’ont payé un an de salaire sans que j’aie à le demander ! Ce sont vraiment des professionnels !
— Et vous avez écrit le livre ?
— Oui.
— C’est rare de voir quelqu’un investir autant d’argent dans le premier livre d’un auteur.
— J’avais déjà produit plusieurs articles, protesta Daudelin.
Il ne précisa pas que ces articles avaient tous été publiés dans des revues dont les tirages étaient confidentiels et dont les cachets se résumaient à la publication du nom de l’auteur au bas de l’article.
— À propos, j’ai bien aimé le nouveau titre que vous avez choisi.
— Ah oui…
Daudelin, qui n’avait pas été informé du changement de titre, se contenta de cette réponse vague.
— Votre agent avait l’air particulièrement satisfait quand il m’en a informé.
— Vraiment ?
— Bio à mort… J’aime beaucoup.
Montréal, SPVM, 17h52
— Monsieur Morne est arrivé.
Théberge leva les yeux vers la secrétaire qui s’était encadrée dans la porte.
— Il est avec le père de madame Jannequin, ajouta la secrétaire.
— Donnez-moi une minute et faites-les entrer.
Il sortit quatre dossiers du classeur et les éparpilla sur le bureau, puis il en ouvrit un qui contenait un dossier de presse sur un groupe de jeunes qui harcelait des vedettes et des politiciens à l’instigation des animateurs d’un poste de radio. On y voyait, sur une photo en évidence, la tête de Morne.
Sous la photo, le journal citait son commentaire : « Je suis persuadé que le SPVM a les ressources nécessaires pour régler rapidement le problème que posent ces quelques individus. »
Le journal titrait :
Ressources insuffisantes ou manque de compétence ?
Laurent Jannequin prit avec une certaine réticence la main que lui tendait Théberge. En guise de salutation, il inclina légèrement la tête.
— Monsieur Jannequin arrive tout juste de Paris, expliqua Morne.
Il aperçut alors sa photo dans le dossier ouvert. Son sourire se figea un instant. Puis il s’avança vers le bureau, déposa sa mallette sur le dossier et prit place dans le fauteuil près du mur.
Jannequin prit possession de l’autre fauteuil devant le bureau de Théberge.
— Monsieur Jannequin tenait à rencontrer les responsables de l’enquête, poursuivit Morne.
— Vous avez arrêté les auteurs de ce crime ? demanda sans préambule le Français.
— Pas encore.
— Vous avez une piste ?
— Un groupe terroriste, répondit Théberge. Ils ont envoyé un message aux médias…
Jannequin fit une moue de contrariété.
— Je sais, oui… Les Enfants de la Terre brûlée. J’ai consulté l’ex-directeur des Renseignements généraux, qui est un confrère de promotion. Il m’a dit que toutes sortes de gens avaient commencé à utiliser le nom de ce groupe. Que l’authenticité des communiqués était loin d’être avérée… À votre place, je n’accorderais pas une créance excessive à ce communiqué.
Théberge vit que Morne s’était levé. Il était maintenant debout derrière le fauteuil de Jannequin et il faisait des gestes pour inciter le policier à demeurer calme.
— C’est gentil à vous de me donner aussi généreusement accès à la sagesse de votre collègue de promotion, répondit Théberge sur un ton exagérément poli.
Derrière Jannequin, le visage de Morne se crispa.
— Monsieur Morne m’avait prévenu de votre tournure d’esprit un peu particulière, fit Jannequin avec un mince sourire. Espérons que ce qu’il m’a dit de votre efficacité est également vrai.
Théberge jeta un coup d’œil en direction de Morne. L’expression de son visage signifiait à la fois qu’il s’excusait d’avoir prévenu le Français, mais qu’il n’avait pas eu le choix de le faire.
— Je vais m’efforcer d’être à la hauteur de la réputation que m’a faite monsieur Morne, répondit finalement Théberge sans préciser quelle partie de sa réputation il avait à l’esprit.
Morne crut bon d’intervenir pour changer le cours de la conversation.
— J’ai assuré à monsieur Jannequin que l’enquête sur la mort de sa fille était au premier rang de nos priorités.
— Nous avons en effet cette manie de faire passer les attentats terroristes avant les vols à l’étalage dans les magasins d’alimentation des quartiers défavorisés, ajouta Théberge comme pour expliquer l’affirmation de Morne. C’est une coutume locale.
Un instant décontenancé, Jannequin regarda les ongles de sa main droite, puis il releva les yeux vers Théberge.
— Vos médias parlent d’un chercheur qui serait en fuite.
— Qui a disparu, corrigea Théberge. Quant à savoir s’il est en fuite…
— Il y a aussi cet écrivain qui s’intéressait à ma fille. Je ne me souviens pas de son nom… J’imagine que vous l’avez interrogé.
— Nous faisons parfois ce genre de chose, ironisa Théberge sur un ton bon enfant.
— Vous dites ?
— Interroger les suspects… les proches…
— Je vois, répondit Jannequin plus sèchement.
— Votre affirmation sur vos compétences oculaires me comble d’aise… J’allais justement vous demander depuis combien de temps vous aviez vu votre fille.
Jannequin fit un effort visible pour garder sa contenance.
— Plus d’un an, dit-il. Ma fille pouvait être très… entêtée serait excessif, mais disons qu’elle tenait fermement à ses opinions… Nous avons eu un désaccord avant qu’elle quitte la France. Je sais par mon épouse qu’elle projetait de revenir nous voir sous peu.
Théberge interrogea Jannequin sur sa fille pendant une dizaine de minutes. « Pour m’aider à me faire une idée d’elle », expliqua-t-il.
Jannequin répondit de bonne grâce et le policier consigna soigneusement les réponses sur un bloc de papier jaune, même s’il doutait de leur exactitude. Le Français semblait surtout préoccupé de préserver une image idéale de sa famille. Mais le fait de se sentir écouté le ferait sans doute tenir tranquille durant quelques jours. Il aurait l’impression d’avoir été traité avec le respect qui lui était dû et que l’affaire était menée avec le sérieux qu’elle méritait… dans la mesure où une telle chose était possible dans les colonies.
Une fois qu’il eut terminé, Théberge plia les feuilles jaunes et les rangea dans son agenda.
— Il y a une chose qui m’intrigue, reprit Jannequin après avoir adressé un regard à Morne. Je m’attendais à rencontrer le directeur du SPVM.
— L’inspecteur-chef Théberge a refusé le poste de directeur. Nous avons imaginé un « arrangement » pour qu’il accepte de demeurer à l’emploi du SPVM. Il assiste le directeur dans les dossiers les plus délicats.
— Ce ne doit pas être une position très confortable pour le directeur, nota Jannequin avec un sourire.
— Pas du tout. Le directeur a accepté sa nomination à la condition expresse que l’inspecteur-chef Théberge demeure en poste pour l’assister. Ce sont de vieux amis.
— On joue aux quilles ensemble, ajouta Théberge comme si ça expliquait tout.
Au moment où Jannequin quittait son bureau, Théberge le relança.
— Vous direz bonjour à votre collègue des Renseignements généraux de ma part.
Jannequin se retourna.
— Si vous y tenez, dit-il sur un ton froid.
— Et dites-lui d’y aller mollo avec ses réserves de Morey-Saint-Denis s’il veut que son foie tienne le coup.
Jannequin dévisageait maintenant Théberge avec une curiosité stupéfaite.
— Vous le connaissez ?
— Je suis sûr que l’inspecteur-chef va se faire un plaisir de vous raconter tout cela, fit Morne en reportant son regard sur Théberge.
Théberge se tourna un instant, le temps de récupérer sa pipe.
— Votre temps est précieux, dit-il en s’adressant à Jannequin. Il serait excessif de ma part d’en abuser.
Longueuil, 18h38
Victor Prose travaillait à la mise à jour de son scrapbook virtuel. Il l’avait appelé Chronos avec le vague espoir que tout ce qu’il accumulait disparaîtrait avec le temps.
Au lieu de recenser les manifestations verbales de la bêtise humaine, comme plusieurs écrivains l’avaient fait avant lui, il s’intéressait à celle que les gens traduisaient dans leurs comportements. C’était un mélange de Choses vues et du Dictionnaire des idées reçues, mais réalisé dans la perspective de Truman Capote et du Goya des peintures noires.
Même s’il lui arrivait de puiser dans Chronos des informations pour ses articles, Prose se demandait à quoi lui servait vraiment ce monstre de bêtises dont la masse ne cessait de croître. Il n’avait même pas l’intention d’en publier ne fût-ce qu’un extrait… C’était peut-être une forme de système digestif, en fin de compte.
Tout en travaillant, il écoutait HEX-Radio d’une oreille distraite. À l’occasion, il prenait une note rapide sur ce qu’il entendait. Cela ferait partie de la documentation qui alimenterait le scénario qu’il voulait écrire sur la radio extrême.
— Est-ce qu’ils l’ont trouvé ?
— Non. Seulement trouvé la fille. Et ils refusent de dire ce qu’ils savent. Paraît que ça pourrait nuire à l’enquête.
Habituellement, il les écoutait de façon assez détachée, un peu à la façon d’un entomologiste. Seules certaines déclarations particulièrement outrancières provoquaient chez lui des sursauts occasionnels d’indignation. Mais, depuis la veille, les choses avaient pris une tournure plus personnelle. Les animateurs de HEX-Radio, qui semblaient mener une vendetta contre le SPVM, s’intéressaient à la mort de Brigitte et à la disparition de son patron, Martyn Hykes, le directeur de la recherche de BioLife Management.
— Moi, je me dis que leur chercheur, il est sur une île, quelque part dans le Pacifique.
— Pourquoi il aurait fait ça ?
— C’est l’arnaque classique : tu fais financer la recherche par des investisseurs et, quand t’as trouvé la formule miracle, tu vends les résultats à une multinationale et tu te pousses avec les millions.
C’est en écoutant HEX-Radio que Prose avait appris la mort de Brigitte. Une recherche rapide sur Internet lui avait confirmé l’information. Un sentiment de fureur froide l’avait alors envahi.
Il était persuadé qu’elle était morte à cause de son implication dans la lutte contre les OGM. Et lui, il l’avait encouragée dans cette voie. Il l’avait poussée à orienter ses recherches sur les compagnies céréalières. Il l’avait exhortée à écrire un article dans une revue scientifique sur le danger des OGM.
— T’as pensé à ça tout seul ?
— Ça m’a pris deux minutes. Et si moi j’y ai pensé, il y a pas mal de monde qui ont dû y penser.
— Sauf les flics !
— Ça, faut pas leur en demander trop !
— Ils trouvent que c’est plus facile d’attendre qu’ils soient morts.
— C’est pas bête : quand ils sont morts, il y a plus rien qui presse. Ils peuvent prendre leur temps…
Il l’avait même incitée à en écrire un autre sur le potentiel de lutte anti-OGM du nettoyeur génétique !… Ce dont la jeune femme s’était évidemment acquittée avec brio.
C’est pourquoi, même si l’engagement de Brigitte dans ce dossier datait d’avant leur rencontre, Prose se sentait responsable. Et, derrière sa culpabilité, il y avait aussi un sentiment de perte. Le sentiment que la mort de la jeune femme avait coupé en lui quelque chose de précieux et d’intense, quelque chose qui avait déjà tous les signes d’une histoire d’amour. Mais ça, Prose ne voulait pas y songer. Pour l’instant, il voulait consacrer toute son énergie à découvrir et à documenter les manœuvres des compagnies alimentaires.
HEX-Radio, 18h49
— Parlant de ça, Kid, t’as des nouvelles du nécrophile ?
— Paraît qu’il flotte sur un nuage !
— Comment ça ?
— Il a jamais eu autant de morts à qui parler ! Les victimes de l’Oratoire, il y a deux mois… les trois terroristes qui l’ont fait sauter…
— Ceux qu’on sait pas si c’est les flics qui les ont descendus ?…
— C’est ça, mais on n’a pas le droit de le dire : on n’a pas de preuves !
— De toute façon, on n’a plus le droit de rien dire !
— Il y a aussi celui qui s’est fait carboniser au crématorium et qu’ils savent pas trop comment il est mort…
— Ça fait pas mal d’affaires qu’ils savent pas…
— Et là, la fille qu’ils viennent de trouver dans le silo… Pour moi, l’autre chercheur qui travaillait au laboratoire, lui aussi, ils attendent qu’il soit mort pour le trouver !
Brossard, 19h45
Installé dans son bureau au sous-sol, l’inspecteur-chef Théberge avait mis un écouteur qui était relié à son portable. Un sourire flottait sur son visage.
— Ce seraient donc leurs vrais courriels, fit la voix de Dominique dans l’écouteur.
— Ils recoupent ceux que Prose nous a fournis, répondit Théberge. Et les nerds de l’informatique sont sûrs que son ordinateur n’a pas été trafiqué.
Le logiciel de communication de l’ordinateur de Théberge transformait et codait ses paroles avant de les expédier par Internet.
— Ça veut dire que les courriels trouvés dans l’ordinateur de Hykes ont été plantés, reprit la voix dans l’écouteur.
— C’est la conclusion la plus logique. Et c’est cohérent avec le fait que tous les ordinateurs du laboratoire ont disparu. Mais il y a une chose que je ne comprends pas… Si Hykes a aussi bien préparé son coup, pourquoi il ne s’est pas occupé de l’ordinateur de la victime ? Au lieu de la faire venir au laboratoire, il avait seulement à la retrouver chez elle.
— Il ne faut pas sous-estimer les gaffes que les criminels peuvent faire.
— Je sais. Mais quelque chose me dit que ce n’est pas du travail d’amateur.
Un silence suivit.
— Tu as probablement raison, reprit la voix de Dominique… La revendication, tu penses que c’est sérieux ?
— Ta boule de cristal vaut la mienne, répondit Théberge. Ça peut aussi être une ruse de Hykes…
— Il y a eu des attentats dans plusieurs pays.
— Je sais.
— Les auteurs ont utilisé un nom qui varie un peu selon les langues, mais à peine. Leurs textes sont très semblables et ils font tous référence au même guru.
— Tu penses que c’est vraiment un groupe international ?
Une telle perspective pouvait signifier que Hykes était une victime de ce groupe ou bien, au contraire, qu’il avait collaboré avec eux.
— Il y a trop de similitudes pour que ce soit seulement une mode qui se propage par Internet, répondit la voix de Dominique. Par contre, que des groupes locaux, ici ou là, tentent de joindre le mouvement en empruntant son nom, ça, c’est toujours possible.
Un silence suivit.
— Eh bien, si tu trouves quoi que ce soit… fit Théberge.
— Entendu.
— Même chose pour moi : si j’ai quoi que ce soit…
— C’est toujours un plaisir de parler avec toi, Gonzague.
— Le plaisir est abondamment réciproque.
Après avoir raccroché, Théberge enleva son écouteur et demeura un moment pensif. La voix de Dominique n’avait pas changé, mais il était inévitable que leurs rapports ne puissent demeurer les mêmes. Il n’arrivait plus à sentir la complicité immédiate qu’il avait déjà eue avec elle.
HEX-TV, 22h06
… affirme avoir eu un violent haut-le-cœur en plongeant une cuiller dans son contenant de yogourt. Un bout de doigt est en effet apparu à la surface du contenant. Sous l’effet du choc, madame Cantin a alors échappé son yogourt par terre. C’est seulement à ce moment qu’elle a réalisé que le bout de doigt était enveloppé dans une fine pellicule de polythène.
HEX-TV a appris qu’il s’agissait d’un yogourt de marque Nature’s Food. Par précaution, l’entreprise a retiré tous ses produits des étalages. Le président de l’entreprise n’était pas disponible pour répondre aux questions de notre journaliste. Il a annoncé par voie de communiqué qu’il tiendrait une conférence de presse demain avant-midi pour faire le point sur la situation.
Dakota du Nord, 23h54
Sans être heureux, Scott Graham n’était pas mécontent. Non seulement ferait-il un peu d’argent, mais il allait, par la même occasion, pouvoir se venger de ses voisins.
Quand ils avaient voté en faveur d’une baisse des quotas pour maintenir les prix, ils l’avaient acculé à la faillite. La banque avait rappelé le prêt qu’il ne pouvait plus payer et il avait dû vendre la majorité de ses terres. Il lui restait de quoi vivre convenablement, mais sans plus.
Et quand sa femme était tombée malade, il avait dû se trouver un emploi : surveillant dans une entreprise d’alimentation. C’était à ce moment que sa chance avait commencé à tourner.
L’entrevue de sélection avait été particulièrement poussée. Pour des raisons de sécurité, lui avait-on dit, à cause de la nature délicate des recherches qui étaient effectuées dans les laboratoires de l’entreprise. Sa vie personnelle et professionnelle avait fait l’objet d’une enquête.
Quand on lui avait annoncé qu’il avait l’emploi, on lui avait adjoint un conseiller pour faciliter son intégration. Scott Graham avait rarement reçu autant d’attention.
Un jour, son « conseiller » lui avait dit qu’il cherchait quelqu’un pour un travail délicat. Ce serait très bien payé, mais ça violerait quelques-unes des milliers de directives qu’émettait chaque année la bureaucratie fédérale. Il s’agissait de vérifier si les cultures de la région étaient résistantes à un champignon contre lequel la compagnie avait fait breveter un fongicide.
Le pire qui pouvait arriver, c’était que de petites zones de contamination apparaissent aux endroits saupoudrés de spores. Si cela se produisait, la compagnie fournirait alors gratuitement aux producteurs l’antidote qu’elle avait mis au point. Ce serait une bonne publicité.
Scott Graham avait immédiatement imaginé l’anxiété de ses voisins quand ils découvriraient la nouvelle maladie. Ce ne serait pas une bien grande vengeance, car la maladie des récoltes ne serait pas sérieuse, mais ce serait un début.
Pendant qu’il conduisait son véhicule à la vitesse prescrite de cinquante kilomètres à l’heure, le dispositif de dispersion, dans la boîte du camion, envoyait à intervalles irréguliers des jets de spores plus ou moins puissants.
On lui donnait dix mille dollars pour l’opération – plus un boni, une fois l’opération terminée. Son conseiller avait cependant refusé de lui dire ce que serait ce boni : il préférait lui en réserver la surprise. De toute façon, c’était seulement après la signature du contrat qu’on lui avait parlé du boni. Pour lui, la vengeance était la principale motivation. L’argent venait en second lieu.