Les superprédateurs ne peuvent pas agir au hasard : ils doivent se concerter et avoir un plan. Ce lieu de concertation est le Cénacle. Le plan s’appelle le Projet Apocalypse.
Les superprédateurs doivent aussi survivre à l’Apocalypse. Au moment de son déclenchement, il faut qu’ils puissent se retirer dans un lieu sûr, de manière à être en position de gérer l’Apocalypse. Ce lieu est l’Arche. Et le moment de ce retrait est l’Exode.
Guru Gizmo Gaïa, L’Humanité émergente, 2- Les Structures de l’Apocalypse.
 
Jour - 4
 
Neuilly, 5h21
Monsieur Claude, l’ancien patron de la DGSE, trouvait le sevrage difficile. Malgré les multiples sites spécialisés auxquels il avait accès, malgré sa lecture des journaux et malgré sa fréquentation assidue des journaux télévisés de plusieurs pays, il était en manque. Tout ce qu’il avait, c’était de l’information traitée, formatée, choisie en fonction des besoins de ceux qui la présentaient… ou de ceux de leurs commanditaires.
Depuis sa mise à la retraite complète, il n’avait plus accès à cette véritable information, qui est rarement présentée publiquement, mais qui est sous-jacente à toute celle qui l’est. Il n’avait plus accès à ces données essentielles qui permettent de comprendre les grandes orientations de la planète, ces données auxquelles ont accès – et que produisent – les véritables décideurs.
Bien sûr, il pouvait en deviner une bonne partie à travers le déluge redondant du baratin officiel. Il avait également quelques amis qui laissaient filtrer des bribes à son intention, autant pour satisfaire sa curiosité que pour lui rappeler que, eux, ils faisaient encore partie du cercle des initiés, qu’ils avaient toujours accès à cet univers où il est possible de découvrir, sinon la vérité, du moins des mensonges plus transparents, plus aisément décodables.
Mais ses amis s’étaient raréfiés. Leurs visites s’étaient espacées. Et monsieur Claude avait vu son accès à ces bribes se réduire… Ses amis devaient se protéger. La fréquentation d’un ex-directeur de la DGSE pouvait facilement être mal vue. Cela pouvait soulever des questions. Lui servaient-ils d’indicateurs ? L’aidaient-ils à préparer un coup de force à l’intérieur de son ancien service ? Pouvait-on avoir confiance en eux ?… Autant de questions peu susceptibles de favoriser l’avancement d’une carrière.
C’est pour cette raison que monsieur Claude avait perçu l’arrivée des informations sur NutriTech Plus comme un véritable cadeau. C’était de l’information utile. Essentielle. De l’information qui n’était pas encore publique. Et qui pouvait lui permettre de marquer des points auprès des nouveaux maîtres du service. De rappeler à ceux qui étaient au pouvoir qu’il ne fallait pas l’enterrer trop vite.
Quand l’information était apparue sur son ordinateur, il était levé depuis plus d’une heure déjà : il y avait plusieurs années qu’il se réveillait à quatre heures. Comme si l’approche de la mort lui rendait la vie plus précieuse. Qu’il voulait inconsciemment en perdre le moins possible à dormir.
Au début, il avait cru à une blague. Puis à un test de ses anciens employeurs. Mais l’information était trop précise. Ça ne pouvait venir que de l’Institut. Lequel n’existait plus. À moins que F ait réussi à orchestrer une fausse disparition. Pourtant, le message ne faisait aucune référence à la directrice de l’Institut. Toutes les rumeurs la donnaient par ailleurs comme morte. Peut-être quelqu’un d’autre avait-il pris en main les restes de l’Institut. Mais alors, pourquoi lui envoyer ces informations ? Pourquoi à lui ? Se pouvait-il que F ait survécu ?… Les quelques années qu’il lui restait à vivre promettaient tout à coup d’être plus intéressantes qu’il ne l’aurait cru.
Restait à savoir comment et à qui présenter cette information. Il ne pouvait pas dire qu’elle provenait de l’Institut : cela suffirait à le discréditer. Le mieux était de laisser l’origine des informations dans le flou. De leur laisser croire qu’il avait encore de nombreux contacts dont ses anciens collègues ne savaient rien.
Finalement, il décida d’en expédier une partie directement à l’un des proches du directeur, un homme avec qui il s’entendait particulièrement bien du temps où il dirigeait l’organisation. Si cet homme trouvait l’échantillon intéressant, ce qui était probable, des représentants du service ne tarderaient pas à se manifester.
 
Paris, 10h37
Poitras suivait le cours des actions de NutriTech Plus. La chute de leur valeur se poursuivait, entrecoupée de sursauts provoqués par des achats massifs. D’après les numéros de courtiers qui apparaissaient à l’écran, les achats provenaient de quatre firmes différentes. Entre les vagues d’acquisitions, ces firmes procédaient comme les autres à des ventes de titres, mais en plus petites quantités.
Juste avant que le titre atteigne le seuil où les transactions auraient été arrêtées, de nouveaux acheteurs se manifestèrent. La vague d’achats fut encore plus massive que les précédentes.
Un coup d’œil aux statistiques avait permis à Poitras de constater que le scénario se répétait depuis deux jours.
Parmi ceux qui monopolisaient les achats, Poitras reconnut le numéro d’un des quatre courtiers par qui passaient les plus gros blocs de transactions. Il décida de l’appeler.
— Jenkins ! répondit une voix affairée.
— Ulysse.
— Ulysse ?… T’étais pas censé être mort ?
— Depuis quand tu te fies aux rumeurs ?
— Les rumeurs paient les trois quarts de mon salaire.
— Quand ce sont les autres qui les écoutent !
— Plus un mot ! Il ne faut pas vendre la mèche !
— NutriTech Plus, ça te dit quelque chose ?
— Paraît que la compagnie va être poursuivie.
— C’est sérieux ?
— Le genre deep shit. C’est ce qui a fait dégringoler le titre.
— Ça n’empêche pas certains d’acheter.
— Tu sais ce que c’est. Il y en a toujours qui se pensent plus intelligents que le marché.
— Quatre, si j’ai bien compté.
— Quatre courtiers. Ça peut faire pas mal de clients.
— Ou un seul client qui essaie de brouiller les pistes.
Il y eut un silence au bout du fil. Quand la voix du courtier reprit, elle avait perdu toute trace d’humour.
— Tu réalises ce que ça veut dire ?
— Que le client en question a pas mal de fric.
— Mais pourquoi acheter une compagnie dont le prix est en train de passer à travers le plancher ?
— Peut-être que la compagnie est en bon état. Que les poursuites viseront uniquement les principaux dirigeants…
— T’es sérieux ?
— J’essaie juste d’imaginer une explication.
— Merci du tuyau.
— Ton acheteur ?
— Tu sais que je ne peux pas te dire ça.
— Comme je n’étais pas censé te dire que la compagnie est probablement en bon état.
Un silence d’une dizaine de secondes suivit.
— Écoute, je ne peux pas te donner un nom.
— Mais…
— Il y a une compagnie de distribution alimentaire qui multiplie actuellement les acquisitions.
 
Bruxelles, 10h49
Jessyca Hunter regardait son interlocuteur droit dans les yeux. Non pas pour l’intimider, ce qu’elle n’avait pas la présomption de faire, mais pour ne pas paraître, elle, intimidée. Qu’elle soit une femme était au départ un handicap : l’homme serait plus réticent à la prendre au sérieux. C’était pour cette raison qu’elle était venue à la rencontre seule, alors que l’autre était accompagné d’un garde du corps.
— Il s’agit d’une organisation d’envergure mondiale, résuma-t-elle. Avec des contacts en Afghanistan, au Pakistan et en Birmanie, des réseaux de distribution relativement restreints mais implantés partout sur la planète, une liste de politiciens que l’on tient par chantage dans chacun des pays… Un des éléments les plus intéressants est la filière Hong Kong-Vancouver-New York, en passant par la réserve amérindienne d’Akwesasne. Ça vous donne un accès direct au marché américain.
— Ce que je comprends mal, c’est pourquoi vous voulez vendre ce réseau. S’il a autant de valeur que vous le dites…
— Nous abandonnons cette ligne d’affaires. C’est la raison pour laquelle nous vous demandons aussi peu… Nous avons songé à vous l’offrir gratuitement, ajouta-t-elle en souriant, mais nous avons pensé que vous ne prendriez pas l’offre au sérieux.
L’homme sourit à son tour.
— Même avec ce que vous me dites, il est difficile de la prendre au sérieux. Je pense plutôt que vous essayez d’en tirer un peu d’argent avant que ça s’écroule. Nous n’avons qu’à attendre pour ramasser les morceaux.
Jessyca Hunter durcit le ton.
— Sachez, monsieur Whaley, que nous avons soigneusement vérifié l’état du marché. Vos principaux compétiteurs se sont tous montrés intéressés par notre produit. La logique économique aurait voulu que nous procédions par enchères. Mais la stabilité de notre environnement d’affaires est une chose à laquelle nous accordons beaucoup de valeur… Nous avons calculé que vous étiez le mieux placé pour établir un réseau dominant sur le plan mondial.
— J’admets que votre offre pourrait être intéressante… Mais il faudrait qu’elle nous soit présentée par quelqu’un qui a plus de crédibilité.
Jessyca Hunter se leva. L’homme continuait de la regarder en souriant.
— Ça ne veut pas dire que cette rencontre est inutile, reprit-il. Une belle femme a toujours son utilité.
Jessyca Hunter sourit à son tour. Elle contourna la table. Comme elle arrivait à côté du garde du corps, son bras droit se propulsa brusquement en avant et ses doigts se plantèrent dans la gorge de l’homme.
Elle les dégagea d’un mouvement sec. L’homme s’écroula par terre, le corps saisi de convulsions.
— Même sans poison, il n’aurait pas survécu, dit-elle en regardant Whaley dans les yeux.
Elle s’avança vers lui, approcha ses doigts ensanglantés de sa gorge.
Whaley demeura impassible.
— Si vous me tuez, dit-il, vous n’aurez aucune chance de conclure cette transaction.
— Je sais. J’ai simplement voulu établir… ma crédibilité.
Elle essuya ses doigts sur le veston de Whaley et elle retourna s’asseoir en face de lui.
— Où en étions-nous, déjà ? dit-elle… Ah oui, je vous expliquais que vous étiez le mieux placé pour profiter des synergies que…
Dix minutes plus tard, ils avaient une entente.
— C’est un plaisir de faire affaire avec vous, madame Hunter. L’expérience a été… divertissante.
— Je suis sûre que vous la trouverez également enrichissante.
— J’attends de vos nouvelles avec impatience.
— Les mesures de transition seront amorcées dans l’heure qui suivra le versement des fonds.
Quand Whaley fut parti, Jessyca appela le service de nettoyage de Vacuum pour qu’ils s’occupent du garde du corps. Puis elle sortit à son tour de la suite de l’hôtel, avec le sentiment d’avoir amélioré sa position dans l’organisation.
La prise de contrôle de Candy Store porterait un coup à l’influence de Fogg : le directeur de cette filiale était un de ses supporters au bureau de direction du Consortium ; or, lui et ses adjoints disparaîtraient dans le cadre des mesures transitoires.
 
France Info, 11h03
… de ce nouveau scandale dans l’industrie alimentaire. Plusieurs hauts dirigeants de la multinationale Diet’s Pro ont été arrêtés ce midi dans le cadre d’une opération anti-drogue. Ils auraient utilisé le réseau de distribution de l’entreprise pour expédier de la drogue dans une vingtaine de pays à partir de leur succursale en Thaïlande.
Diet’s Pro avait récemment repoussé avec succès une OPA hostile de sa rivale HomniFood. Cette dernière a réagi en disant qu’elle n’excluait pas la possibilité de réactiver son offre, mais que la chute du titre de Diet’s Pro devrait être prise en compte…
 
Paris, 11h14
Hurt tourna devant le Café des Philosophes et se rendit au fond de l’allée. La voix de Sharp se fit entendre à l’intérieur de lui.
C’est quoi, cette idée stupide d’aller au fond d’une ruelle sans issue ?
— Chamane a des caméras qui surveillent toute la ruelle, murmura Hurt. Il m’aurait averti s’il y avait un problème.
Lorsqu’il arriva devant la porte de l’appartement, elle s’ouvrit d’elle-même pour ensuite se refermer derrière lui.
Et maintenant, s’il y a un problème, on est faits comme des rats.
Relaxe, répliqua calmement Steel. Il y a deux voies d’évacuation qui donnent sur deux autres rues. On peut aussi fuir par les toits.
En entrant dans l’appartement, Hurt demanda à Chamane s’il avait bien reçu les photos qu’il lui avait envoyées.
— Quand ?
Le visage de Hurt prit un air inquiet.
— Hier…
— Pas de panique, répondit Chamane. Si tu les as envoyées, c’est sûr que je les ai.
Il se rendit à son ordinateur.
— Il faut trouver qui c’est, reprit Hurt.
— Pas de problème.
Chamane navigua quelques instants dans une arborescence de dossiers et récupéra les photos que Hurt avait prises chez Ladurée. Sur chacune, on pouvait apercevoir la femme que Hurt connaissait sous le nom de Joyce Cavanaugh en compagnie de l’homme qu’elle y avait rencontré.
— C’est l’homme qui m’intéresse, dit Hurt.
— D’accord, je regarde ça.
— Mais si tu as quelque chose de plus sur la femme…
— Madame Cavanaugh ? Sûr…
— Tu peux faire ça sans déclencher d’alarmes nulle part ?
Chamane se tourna vers lui et le regarda.
— Il n’y a rien qui est absolument sans risque. Mais en passant par les banques de données des journaux…
— Ça va.
— Par contre, ça risque d’être plus long.
— Raison de plus pour commencer tout de suite.
Chamane isola la photo du visage de l’homme et lança plusieurs recherches simultanées. L’écran s’obscurcit durant quelques secondes puis la photo de l’homme qu’ils cherchaient à identifier s’afficha à l’intérieur d’une fenêtre, dans le coin supérieur gauche de l’écran. Dans trois autres fenêtres, des photos défilaient à toute vitesse.
— On a le temps de prendre un café, dit Chamane. T’en veux un, maintenant que j’en ai du vrai ?
Si tu te civilises, il faut encourager ça, ironisa Sharp.
— C’est pas moi, c’est Geneviève qui me civilise. Elle a acheté une cafetière espresso italienne full automatique pour tout. Elle dit que les Français ne savent pas faire de café.
Il se dirigea vers la cuisine et mit la cafetière sous tension.
— Toi, comment ça va ?
Qu’est-ce que tu veux dire ? répondit la voix neutre de Steel.
Man, relaxe !… Tu sais que t’es la seule personne assez paranoïaque pour vouloir savoir ce qu’on veut dire quand on lui demande comment ça va ?
Ça dépend de qui tu parles, répondit la voix ironique de Sharp.
— Si tu me faisais un topo global…
Ce fut la voix impassible de Steel qui lui répondit.
Buzz est redevenu normal. Il marmonne de temps en temps à voix basse, mais ça ne dérange pas trop les autres. Zombie dort depuis plusieurs mois. Nitro, lui, explose de plus en plus souvent. Rien de vraiment sérieux, mais ça finit par créer des tensions.
— Le Curé fait encore des sermons ? demanda Chamane avec un sourire.
Non. Et ça, c’est vraiment une amélioration !
Depuis le temps qu’il le connaissait, Chamane était devenu familier avec les nombreuses personnalités intérieures de Hurt. Il lui avait même déjà fait un organigramme pour tenter de rendre compte de leur fonctionnement intégré. Chacun des alters, comme on les appelait dans le jargon psychologique, avait une fonction précise et son existence se définissait par cette fonction.
Alors que la thérapie classique recommandait d’amener progressivement les alters à fusionner, le collectif qui constituait Hurt avait choisi de négocier un mode de coexistence interne. Au cours des ans, cette coexistence s’était améliorée. Ceux qui créaient des perturbations se manifestaient de moins en moins. Seul Nitro semblait réfractaire à cette intégration.
— Et Radio ? demanda Chamane.
Il ne se manifeste presque plus. En fait, il reste surtout Sweet et Nitro.
— Et Sharp…
Ils ne peuvent pas se passer de moi, déclara ce dernier avant que Steel ait eu le temps de répondre. Je suis le seul à pouvoir faire ce que je fais.
— Se moquer de tout le monde ? demanda Chamane, pince-sans-rire.
Sharp se définit comme un détecteur de bullshit, répondit Steel sur un ton égal.
Aucun danger que je manque de travail ! compléta Sharp.
— Et le Vieux ? demanda Chamane. Vous le voyez encore ?
Il posa une tasse sur la table devant Hurt.
Oui… On le voit encore.
Le ton de Steel fit comprendre à Chamane qu’il était préférable de ne pas insister.
— Après ce qui s’est passé l’autre jour, dit-il, j’ai réexaminé le modèle que j’avais fait du fonctionnement de tes alters. J’ai pensé à une nouvelle façon de vous classer.
Et ça va changer quoi, de nous « classer » autrement ? répliqua la voix ironique de Sharp.
— Ça peut aider à comprendre comment vous fonctionnez, répondit Chamane, imperturbable.
Puis, comme s’il avait fermé une parenthèse, il amorça son explication.
— Je vois trois groupes principaux, dit-il. Un groupe de survie : Sharp, Steel et Nitro. Un groupe de pilote automatique : Zombie, Buzz, Tancrède, Radio… Et un groupe qui se manifeste durant les états de crise : Aargh, Panic Button, Curé…
Et Sweet ?
— Lui, je pense qu’il va fusionner avec Hurt quand vous allez finir par comprendre qu’il y a autre chose à faire dans la vie que de courir la planète pour éliminer des débiles… Mais ça, remarque, c’est juste mon point de vue… Par contre, il y a une chose dont je suis pas mal certain : on n’a pas encore été au fond de ce que Buzz sait…
Il fut interrompu par l’ordinateur, qui se mit à jouer les premières notes de l’Hymne à la joie.
— Il a trouvé quelque chose, dit Chamane.
Après examen, aucun des onze candidats retenus par l’ordinateur ne présentait une ressemblance totalement convaincante. Chamane effectua quand même une recherche sommaire sur les trois candidats en tête de liste, mais les informations convainquirent rapidement Hurt qu’ils faisaient fausse route.
— Il va falloir essayer du côté des Américains, conclut Chamane.
Tu as encore accès à leurs banques de données ? demanda Sharp avec une certaine méfiance.
— Blunt m’a donné ses codes d’accès. Tout est légal. Mais il ne faut pas que je les énerve trop… Le plus simple, ce serait d’envoyer l’image à Blunt. Il pourrait leur demander de faire le travail pour lui.
Moins il y a de monde au courant…
— Comme tu veux…
— Quand tu as quelque chose, tu l’envoies à l’Institut. Je retourne m’occuper de Cavanaugh.
 
Montréal, SPVM, 8h43
L’inspecteur-chef Gonzague Théberge tirait à intervalles irréguliers de petites bouffées d’air de sa pipe éteinte. Il n’aimait pas ce que le Québec devenait. L’enquête sur l’attentat contre l’oratoire Saint-Joseph était toujours dans les limbes : juste assez d’exécutants morts pour calmer l’opinion et les politiciens, mais rien sur les commanditaires… Un noyé était retrouvé dans le four d’un crématorium… HEX-Radio continuait de sévir. Des gens sans identité venaient mourir à Montréal. L’Union de la Droite Québécoise progressait et des petits groupes d’agités de la boîte à neurones multipliaient les interventions bio-responsables, sans parler de l’Alliance Libérale du Québec qui poursuivait, petit pétant, la vente aux enchères…
… dans une résidence pour personnes âgées du Connecticut. On compte jusqu’à maintenant quatorze victimes. Les yogourts de marque Æternity ont immédiatement été retirés du marché. La compagnie qui les fabrique…
Crépeau entra dans le bureau.
— Tu voulais me voir ?
Théberge lui fit signe d’attendre un instant et se concentra sur la radio.
… a assuré que ses processus de contrôle de qualité n’étaient pas en cause et que le drame était lié à une manipulation de leurs produits par une tierce partie. Le porte-parole de l’entreprise a de plus annoncé qu’elle utiliserait des contenants encore plus difficiles à trafiquer et que cela s’effectuerait sans augmentation du coût des produits.
Æternity est la quatrième entreprise de produits alimentaires victime d’une manipulation malveillante de ses produits. Comme dans les cas précédents, un message du groupe écologiste radical Les Enfants de la Terre brûlée a rapidement suivi pour revendiquer l’attentat et dénoncer l’irresponsabilité des grandes entreprises de produits alimentaires.
Théberge baissa le volume de la radio.
— Tu penses que c’est lié à l’histoire des doigts ? demanda Crépeau.
— Ça fait beaucoup de coïncidences.
— Ici, on n’a pas eu de morts.
— Non… mais on ne sait toujours pas qui il y avait au bout de ces doigts.
— Tu as raison… Tu voulais me voir pour quoi ?
— J’ai reçu un appel de Prose, hier. Il se plaint de harcèlement. Des gens qui lui téléphonent, le relancent jusque chez lui…
— Tu penses qu’il est en danger ?
— Probablement pas, mais on ne sait jamais. Un illuminé…
— Je suis pas mal à court d’effectifs. Trouver quelqu’un pour le protéger…
— Je pensais que tu pourrais envoyer quelqu’un pour voir à quel point c’est sérieux, passer un peu de temps avec lui… lui montrer qu’on s’occupe de son cas.
— Je peux toujours lui envoyer Grondin…
Après le départ de Crépeau, Théberge pensa aux nouveaux cas d’empoisonnement dans le centre pour personnes âgées. Comme si le vieillissement n’apportait pas déjà à lui seul une part suffisante de problèmes !
Puis il pensa à sa propre femme, qui ne rajeunissait pas et qui avait été opérée durant l’hiver. Rien de grave. Un kyste sur un ovaire. Pas de traces de cancer. Mais il s’était inquiété. Une erreur médicale… Et puis, les hôpitaux étaient les endroits où l’on attrapait les bactéries les plus dangereuses. Au point qu’on accélérait la sortie des patients pour les protéger !
La sonnerie du téléphone coupa court à ses réflexions.
— Ici Morne.
— D’accord. Je prends note que vous existez encore. Si on passait maintenant aux bonnes nouvelles…
— Jannequin menace de déposer des poursuites contre la Ville et contre le Service de police.
Théberge sentit le besoin de reprendre sa pipe.
— Pour quelle raison ?
— L’affaire n’est pas suffisamment prise au sérieux, l’enquête n’avance pas, on ne lui donne pas assez d’informations… Est-ce que j’ai besoin de vous faire un dessin ?
— Il n’a aucune chance de gagner.
— Ce n’est pas une question de gagner ou de perdre, c’est une question d’image.
— Suis-je bête ! J’avais oublié que la réalité n’avait pas d’importance ! On est dans l’ère des médias !
— Si on gagne, c’est encore pire : on va avoir l’air d’avoir manipulé la justice pour couvrir l’affaire.
— À ce compte-là, on devrait rétablir le lynchage : les choses étaient plus simples.
Morne ignora la remarque.
— Sur l’affaire Jannequin, vous n’avez vraiment rien de nouveau ?
— Rien. Ni sur cette affaire, ni sur celle du corps découvert au crématorium. Ni sur l’homme sans identité qui est mort dans un accident de voiture. Ni sur les bouts de doigts…
— Les doigts, ça ne pourrait pas être le chercheur qui a disparu ?
— Les empreintes digitales ne sont pas les siennes. On les a comparées avec celles qu’il y avait dans le système de sécurité de l’entreprise.
— Ils avaient les empreintes digitales de leurs employés ? s’étonna Morne.
— Tous les locaux du secteur de la recherche étaient contrôlés par des lecteurs d’empreintes digitales.
— Vous avez trouvé à qui elles appartiennent ?
— Pas encore…
— Le PM commence à raisonner en mode « bouc émissaire » : il se demande qui jeter en pâture aux médias. Comme votre nom y est souvent mentionné depuis quelque temps…
— Je constate qu’il est toujours un fan de HEX-Radio, fit Théberge.
— Il y a des milliers de personnes qui écoutent HEX-Radio et HEX-TV !
— Des milliers de néandertaliens, oui.
— Peut-être. Mais des néandertaliens qui votent. Et comme ce sont eux qui crient le plus fort…
— Un concours de décibels !… C’est la nouvelle définition in de la démocratie ?
— Personne n’a jamais dit que la démocratie était le meilleur système : seulement le moins pire.
— Moi qui croyais vivre dans le « plus meilleur pays du monde » !
— J’ai appelé pour vous prévenir. Ce serait une bonne idée de ne pas trop attirer l’attention sur vous.
— Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça.
— Ce qu’il vous faudrait, c’est un coup d’éclat. Si vous pouviez régler une des grosses affaires qui traînent…
— Je vais voir dans ma réserve. On en garde toujours cinq ou six, qu’on laisse traîner en attendant d’avoir besoin de les résoudre !
— Écoutez, Théberge, je ne suis pas votre ennemi.
— Je suppose que c’est un des rares cas où deux négations n’équivalent pas à une affirmation.
La conversation marqua une pause. Morne reprit ensuite d’une voix plus froide.
— Il y a autre chose que vous voulez que je transmette au PM ?
— Simplement qu’il ne pourra pas faire disparaître les problèmes à coup de déclarations fracassantes et de grands gestes. À mon avis, on n’a encore rien vu. Les problèmes viennent seulement de commencer.
— Je me ferai un devoir de lui apprendre la bonne nouvelle.
Théberge raccrocha sans répondre.
 
Fort Meade, 9h12
— Pensez-vous vraiment que je suis au courant de toutes les demandes d’information que font les milliers d’employés de l’Agence ? fit Tate.
Sa voix trahissait une profonde exaspération.
— Est-ce que vous êtes en train de me dire qu’elle est devenue trop grosse pour être contrôlée ? répliqua Paige.
Tate secoua la tête comme pour échapper à la question.
Ce qu’il ne fallait pas entendre. C’était le directeur du Department of Homeland Security qui lui demandait ça ! Lui dont l’agence avait battu tous les records en termes de croissance débridée ! Puis Tate se mit à réfléchir aux vrais motifs de cet appel. Paige ne faisait pas grand mystère de sa volonté de rapatrier au DHS une partie des opérations de la NSA. Cherchait-il un prétexte pour amorcer le transfert ?
— Quel est son nom, déjà ? demanda Tate.
— Joyce Cavanaugh.
Tate se tourna vers son ordinateur portable, entra quelques instructions et fit apparaître le dossier de Joyce Cavanaugh. Il avait été créé la veille et le numéro d’accès qui y était accolé était celui de… Blunt.
— Je vais m’informer, fit Tate.
— J’exige que vous preniez des mesures pour que ça ne se reproduise plus.
— Bien sûr.
S’il y avait une chose dont Tate était certain, c’était qu’il ne révélerait jamais à Paige les véritables raisons de cette demande d’information. Il invoquerait une confusion d’identité, quelque chose du genre… Et la deuxième chose dont il était certain, c’était que Joyce Cavanaugh monterait en priorité 1 sur la liste des personnes dont l’agence suivait les communications à la trace.
Qu’est-ce qui pouvait bien avoir poussé Blunt à effectuer cette recherche ? L’histoire des terroristes islamistes ?
— Et je veux savoir pourquoi elle a fait l’objet de cette demande d’information, ajouta Paige.
— Cela va de soi.
Après avoir remis son téléphone dans sa poche, Tate examina l’origine des informations. Elles provenaient du secteur AAAA de la banque de données du Pentagone. C’était un des endroits les mieux protégés de leur système. Une chance qu’il avait demandé à Blunt d’être discret dans ses recherches… Il reconnaissait bien là le style effronté des agents de l’Institut. Ce qui l’amena à penser à F…
Tate avait de la difficulté à croire à la disparition de l’Institut. Pourtant, ses réseaux avaient été détruits. Plusieurs de ses meilleurs éléments avaient été éliminés. F elle-même était présumée morte. Et Blunt travaillait maintenant pour lui…
Puis son esprit revint à la demande d’information. « Le niveau AAAA », songea-t-il en souriant. Pas étonnant que Paige ait cru qu’il était au courant !
Un message apparut sur l’écran de son portable. Seuls ceux touchant les sujets les plus importants y étaient relayés automatiquement.
Le message provenait du bureau de New Delhi. On lui confirmait que le gouvernement indien avait bel et bien reçu un ultimatum. Les terroristes exigeaient cinquante millions d’euros pour garantir l’intégrité des récoltes du pays. S’ils n’avaient pas de réponse dans les vingt-quatre heures, la contamination continuerait. Pour les zones déjà contaminées, la seule solution était de tout raser.
En elle-même, la menace de chantage n’était pas sérieuse. Cinquante millions, pour l’Inde, ce n’était rien. Mais Tate était persuadé que c’était simplement un test. Et une démonstration à l’intention des autres pays.
Un des pires scénarios anticipés dans les jeux de guerre se réalisait. Il fallait contacter le secrétaire à l’Agriculture et le mettre au courant de la situation. Ensuite, il irait voir Paige pour lui demander de prendre en charge la totalité de l’opération. S’il acceptait, tous les cafouillages éventuels lui appartiendraient. Et s’il refusait, Tate pourrait toujours se défendre en prétextant qu’il avait demandé une opération anti-terroriste globale et qu’on ne l’avait pas écouté.
Mais, avant tout, il allait téléphoner à Blunt. C’était le genre de situation pourrie dont l’Institut avait autrefois l’habitude de s’occuper. Même si l’Institut n’existait plus, Blunt avait probablement conservé assez de contacts pour monter une opération parallèle.
 
Québec, Université Laval, 9h34
Jérome Lajoie souriait de façon retenue. Il avait sorti la table roulante de la chambre froide sans enlever le drap qui recouvrait le corps et il l’avait amenée au centre de la pièce. Dans son dos, plusieurs étudiants riaient nerveusement. Ils en étaient tous à leur première expérience.
— Approchez, dit-il sans se retourner. Si vous restez là, vous allez tout manquer.
Lentement, les jeunes prirent place autour de la table.
— Aujourd’hui, dit-il, nous allons plonger dans la vie intérieure des êtres humains.
Il aimait bien profiter de ce moment où, pour la première fois, les étudiants allaient assister à une leçon d’anatomie sur cadavre. Malheureusement, ce serait bientôt chose du passé. Son laboratoire était le dernier de la province où ce type d’enseignement se donnait. Entretenir des cadavres coûtait trop cher. La plupart des écoles les avaient remplacés par du matériel pédagogique moins dispendieux. C’était une simple question de temps avant que Laval emboîte le pas aux autres institutions. Lajoie prendrait alors sa retraite.
Puis il secoua sa tristesse. C’était bête de gâcher ses dernières années d’enseignement en regrets. Il prit le coin du drap et l’enleva d’un geste dramatique.
— Ça, c’est la réalité, dit-il.
Puis son regard se fixa sur le cadavre.
Lajoie perdit son sourire. Il releva les yeux vers les étudiants. Les parcourut du regard.
— Qui est l’auteur de cette sinistre plaisanterie ? finit-il par demander.
Mais, à voir l’air pétrifié de chacun d’eux, il était clair que le coupable ne se trouvait pas dans la pièce.
Lajoie remit le drap sur le corps et demanda aux étudiants de l’attendre à l’extérieur de la salle. Il allait appeler la police. La mutilation de cadavre était un crime.
 
Paris, 16h03
Poitras reposa le téléphone et sourit. Les trois autres courtiers n’avaient pas été faciles à joindre, mais deux des trois avaient confirmé l’information. À demi-mot seulement, mais cela suffisait. Il était temps de s’intéresser à HomniFood.
Il découvrit rapidement que la compagnie avait un excellent bilan financier, qu’elle n’avait aucune dette et que ses réserves de liquidités étaient élevées. En fait, tous ses ratios étaient supérieurs à ceux de l’industrie. Elle était dans une situation idéale pour lancer une OPA.
Le seul élément un peu inhabituel était que son actionnaire majoritaire, à cinquante-trois pour cent, était une corporation privée : HomniCorp. Une entreprise sur laquelle Poitras ne réussit à trouver aucune information, hormis le fait qu’elle était enregistrée au Lichtenstein. Peut-être Chamane pourrait-il découvrir quelque chose…
Il lui envoya un courriel.
HomniCorp. Trouve ce que tu peux…
Puis il ajouta :
… si tu peux.
Il n’y avait rien comme un peu de défi pour motiver Chamane.
 
Venise, 16h27
La position sur le goban laissait Blunt perplexe. Il ne comprenait pas à partir de quelle analyse le grand maître avait décidé que son influence sur la zone d’affrontement principale était suffisante pour qu’il puisse se permettre de jouer une pierre à l’autre bout du goban, en plein territoire ennemi, ce qui lui avait permis, une cinquantaine de coups plus tard, de provoquer un affaiblissement de ce territoire et de gagner la partie par un point.
Il avait beau connaître la partie par cœur, le raisonnement stratégique qui avait motivé ce coup lui échappait. Tous les jours, il y revenait au moins une demi-heure. Depuis un mois.
Kathy s’encadra dans la porte.
— Ton ordinateur fait des bruits bizarres, dit-elle en souriant. Je pense que tes amis ne peuvent pas se passer de toi.
Trois icônes clignotaient sur l’écran, indiquant que trois messages étaient entrés. Dans le bas de chaque icône, un nom apparaissait. Poitras. Chamane. Tate.
Il cliqua d’abord sur le message de Poitras. Un court texte s’afficha.
À surveiller : HomniFood. Au centre de plusieurs activités financières douteuses. Toutes ses activités visent des entreprises liées au domaine de l’alimentation. Également à surveiller : HomniCorp, actionnaire majoritaire d’HomniFood. Aucune autre information disponible. Chamane a entrepris une recherche. Je suggère une rencontre.
Le message de Chamane contenait simplement la photo d’un homme accompagnée d’une question :
Rien trouvé. Qu’est-ce que je fais ?
La question ne pouvait avoir qu’un sens : Chamane n’avait rien trouvé dans les banques de données de la NSA. Il lui demandait l’autorisation de pirater celles des autres agences à partir de son accès NSA. Avant de l’y autoriser, Blunt décida de prendre le message de Tate. Ce dernier lui demandait simplement de communiquer avec lui, sans plus de précisions.
 
Longueuil, 10h36
Victor Prose était assis à sa table de travail. Les quatre murs de la pièce étaient couverts de livres. Tous les jours, à heure fixe, il s’assoyait à sa table de travail pour écrire sur des tablettes quadrillées. Parce que ça encadre l’écriture et les idées, expliquait-il quand on lui demandait pourquoi. Il écrivait toujours avec un porte-mine. Parce que, de cette manière, il pouvait effacer. C’était plus lisible.
Dans les journaux du jour auxquels il était abonné par Internet, il venait de découvrir deux événements qu’il allait incorporer à sa compilation sur les aberrations de l’espèce humaine. Le premier relatait la montée des viols et de la violence envers les femmes au Congo.
 
Congo’s Chaos Triggers
Epidemic of Brutal Rapes
 
Des hôpitaux qui débordaient, des médecins horrifiés, un degré de brutalité qui dépassait tout ce qui avait été vécu ailleurs, même pendant le génocide au Rwanda… On y parlait entre autres des Rastas, un groupe formé d’ex-membres des milices hutus qui vivaient dans la forêt, portaient des survêtements clinquants et des gilets des Lakers. Rien de moins !… Ils avaient la réputation de brûler des bébés vivants, d’enlever des femmes pour les violer et de découper en morceaux, au sens littéral, à peu près tous ceux qui se trouvaient sur leur chemin… Si c’était ça, le retour à la nature !
La carillon de la porte fit sursauter Prose. Sans doute des auditeurs de HEX-Radio qui venaient le relancer. Il décida de ne pas répondre.
Il venait à peine de finir de copier le deuxième article dans son répertoire sur la bêtise humaine que la sonnerie du téléphone se manifestait à son tour. Il consulta l’afficheur. Quatre lettres seulement apparurent : SPVM… Au moins, on répondait à son appel.
— Oui ?
— Ici l’inspecteur Grondin. Je suis devant votre porte. Seriez-vous assez aimable pour ouvrir ?
— Oui, oui, bien sûr… Tout de suite.
En ouvrant, il surprit Grondin qui se frottait le dos contre le cadre de la porte.
— Désolé, s’excusa ce dernier. La démangeaison était vraiment insupportable.
Prose le fit entrer.
— Je vous offre un café ?
— Vous en avez sans caféine ?
— Il doit en rester du temps où ma mère venait…
Ils traversèrent le corridor le long duquel s’alignaient les caricatures. Grondin prit le temps de s’arrêter quelques secondes devant chacune.
— Vous les collectionnez ?
— Je trouve que ça correspond bien au monde dans lequel on vit.
Voyant que Grondin ne comprenait pas, il ajouta :
— Un défilé de caricatures sans rapports clairs les unes avec les autres. Juste une parenté de style.
Quelques instants plus tard, Grondin s’arrêtait devant un tableau abstrait d’assez grand format.
— Un Giunta, fit Prose.
— Vous aimez la peinture moderne, à ce que je vois ?
— Avec mauvaise conscience. Je trouve que l’expressionnisme et l’abstraction, ça habitue les gens à l’idée que c’est acceptable de torturer les traits humains ou de les faire disparaître. Ce tableau-là, je l’ai acheté d’un ami auteur de polars : il en parlait dans un de ses livres.
— Et ça veut dire quoi ?
— Qu’est-ce que vous voyez ?
Grondin s’approcha pour examiner le tableau de près.
— Toutes sortes de choses mêlées, dit-il… Des bouts de ficelle, un morceau de soucoupe en porcelaine, une lanière de cuir tressé… tout ça pris dans la peinture… des taches de couleurs qui percent à peine à travers le noir… beaucoup de noir… comme si on l’avait étendu par-dessus la couleur pour l’étouffer… et le blanc…
Prose regardait Grondin, étonné de le voir décrire surtout ce qu’il voyait au lieu de chercher une image.
— Le blanc est intéressant, dit-il. Il a été ajouté à la fin de tout, comme pour effacer une partie du tableau… Je me suis toujours demandé pourquoi.
— Peut-être pour que ça soit moins désespérant ? suggéra Grondin.
— Ou peut-être simplement parce que ça rend l’ensemble du tableau plus dynamique.
— On dirait que tout a été jeté n’importe comment…
— C’est exactement ça. On se trouve devant un monde sombre et chaotique, où les choses sont agglomérées n’importe comment… Mais ça dégage quand même une impression de force et d’unité.
Grondin semblait perplexe.
— C’est très neuf, finit-il par dire… Très moderne.
— Bien sûr. Il a été fait il y a à peine cinquante ans.
Voyant l’air confus de Grondin, Prose le prit par le bras et l’entraîna dans la cuisine.
— Venez, dit-il. Pendant que je vous fais un café, vous pourrez regarder les autres tableaux.
Une fois le café servi, ils se rendirent au bureau pour discuter.
Grondin fut de nouveau impressionné par le sentiment d’ordre que dégageait la pièce. Tous les livres, tous les meubles, tous les objets sur le bureau semblaient exactement à leur place.
— Vous avez vraiment tout ce qu’il vous faut, dit le policier.
Prose lui montra alors sa réserve de tablettes quadrillées, de porte-mines, de boîtes de mines et de gommes à effacer qui s’ajustaient aux porte-mines.
— Ils sont à la veille de cesser d’en fabriquer, dit-il. Sauf pour les tablettes. J’ai prévu des réserves pour une quinzaine d’années.
— C’est comme moi, fit Grondin. J’ai toujours une réserve de médicaments contre les allergies. Si jamais les pharmacies cessaient d’être approvisionnées, j’aurais une autonomie de deux ans.
Prose s’assit derrière son bureau. Grondin, comme s’il se rappelait soudainement le but de sa visite, amorça la discussion.
— Brigitte Jannequin, dit-il. J’aimerais que vous me racontiez de nouveau votre dernière rencontre avec elle.
— Je croyais que vous étiez venu à cause du harcèlement.
— Bien sûr. Mais tant qu’à être ici… Peut-être vous rappellerez-vous un détail. Souvent, dans des conditions stressantes comme celles que vous avez connues, la mémoire nous joue des tours.
— Si vous voulez…
Après une dizaine de minutes, Prose interrompit la discussion.
— Votre tasse est vide, dit-il. Inutile de la laisser traîner devant vous. Je vais aller la porter dans le lave-vaisselle.
— Je peux très bien…
— Non, non… Je vous assure…
Pendant que Prose se dirigeait vers la cuisine, Grondin se rendit derrière le bureau de l’écrivain. Il jeta un coup d’œil à l’écran de l’ordinateur, qui affichait l’article que Prose était en train de lire quand il était allé lui ouvrir :
Émission de gaz carbonique
du réseau routier par habitant
Américain moyen : 7,8 tonnes par an.
Français moyen : 3,7 tonnes par an.
Britannique moyen : 3,1 tonnes par an.
Irlandais moyen : 3,0 tonnes par an.
Allemand moyen : 2,4 tonnes par an.
Totalement absorbé par sa lecture, il n’eut aucunement conscience qu’une balle lui percutait la poitrine : il en ressentit simplement l’impact en même temps qu’il entendait confusément le bruit de la vitre qui était fracassée. Puis, sans savoir ce qui lui arrivait, il s’écroula.
 
HEX-Radio, 10h46
— … News Pimp est avec moi pour sa chronique : « Le bouffon de la semaine ». C’est qui, ton bouffon, cette semaine, Pimp ?
— Les médias au grand complet !
— Wow ! Tu cognes fort !
— T’as vu leur couverture de l’attentat contre BioLife Management ?… Les photos à pleines pages, le mot « terrorisme » partout…
— Tu peux pas leur reprocher ça. Tout le monde est dans la game pour faire monter ses cotes d’écoute. Même ceux qui jouent aux intellectuels.
— C’est pas qu’ils en parlent ! C’est ce qu’ils disent !
— Paraît que c’est pas la faute des terroristes. Qu’ils ont de bonnes intentions. Que c’est juste qu’ils prennent des mauvais moyens… Que les responsables, c’est les multinationales qui saccagent la planète. Et que dans le fond, c’est la faute à tout le monde parce qu’on les laisse faire. Parce qu’on s’occupe pas assez de la nature…
— T’en penses quoi, de ça ?
— De-la-bull-shit !… C’est pourtant pas compliqué : si une bombe tue du monde, le coupable, c’est celui qui a posé la bombe !… Tout ça, c’est à cause des boomers !
— Là, t’es pas facile à suivre.
— La nature, les fleurs, les ti-zoiseaux, c’est une obsession de boomer en phase terminale… Pas surprenant qu’ils soient contre les OGM.
— Les OGM !…
— Les terroristes, les intellos et les boomers, c’est pareil : les trois radotent la même vieille propagande de hippies attardés qui veulent arrêter le progrès. Ils tripent sur le retour à la nature !… Criss, la nature, c’est toxique. Y a rien de plus dangereux que la nature !
— C’est quand même cute
Cute, oui… C’est le carnage perpétuel ! Toutt’ mange toutt’ ! Lâche un boomer dans la vraie nature, il dure pas vingt-quatre heures !
— Mais ça ferait de la bonne téléréalité !
— Arrange ça comme tu veux, quand t’es contre les OGM, t’es pas seulement contre le progrès, t’es pour la barbarie. Tu préfères laisser du monde mourir de faim pour sauver tes « tites amies les plantes naturelles », qui sont tellement naturelles qu’elles sont même pas foutues de survivre toutes seules !
— Tu vas pas te faire d’amis chez les écocos qui défendent l’environnement !
— T’as vu ce qu’ils font, tes écocos ? Ils défendent la nature en faisant le contraire de la nature ! Ils protègent toutt’ avec des lois !… La nature, c’est la lutte pour la survie : pas un racket de protection !
— Comme ça, toi, tu penses que les OGM vont nous sauver ?
— Sûr !… Penses-y deux minutes ! Sélectionner des graines pendant deux ou trois mille ans par l’agriculture ou provoquer une mutation en dix minutes, c’est la même chose. Mais en plus rapide. Tu gagnes du temps…
 
Fort Meade, 10h58
John Tate avait attendu que l’inspection électronique quotidienne de son bureau soit terminée avant de contacter Blunt. Normalement, il n’y avait pas de danger de surveillance électronique : il transportait en permanence dans sa mallette un détecteur qui aurait réagi si un appareil d’écoute avait été activé à l’intérieur d’un rayon de quinze mètres.
Mais deux précautions valaient mieux qu’une. Avec Paige, il fallait s’attendre à tout. Ce n’était rien, pour lui, de subvertir un de ses collaborateurs, par chantage ou en l’achetant, pour lui faire installer un micro.
— C’est quoi, ton stunt dans la banque AAAA du Pentagone ?… Une chance que je t’avais demandé d’être discret !
À l’écran, le visage de Blunt afficha une amorce de sourire. Par mesure de sécurité, Tate avait exigé que les communications se déroulent le plus souvent possible en télé-vidéo : de cette façon, il pouvait contrôler les paramètres biométriques de son agent pour s’assurer de son identité.
— Je pensais que la guerre au terrorisme avait priorité sur les frontières et les luttes de territoire bureaucratiques, fit Blunt.
— Sur quelle planète tu vis ? Le directeur du Department of Homeland Security m’a appelé en personne pour me demander pourquoi je m’intéressais à Joyce Cavanaugh !
— C’est intéressant. Ça veut dire qu’elle a des contacts… Pour quelqu’un qui n’a aucun poste officiel dans l’administration, c’est quand même particulier.
— Paige n’était pas seulement furieux. Il avait l’air inquiet.
À l’écran, le sourire de Blunt s’élargit.
— Et ça ne t’intéresse pas d’en savoir plus au sujet de cette madame Cavanaugh ? demanda-t-il.
— D’accord, qu’est-ce que je devrais savoir à son sujet ?
— En la faisant suivre, je pense avoir identifié un autre membre du Consortium.
— Vraiment ? Le mystérieux Consortium ?
Tate n’avait pas pu s’empêcher de laisser passer un peu d’ironie dans sa voix. À l’écran, la figure de Blunt se contentait de le regarder en souriant.
— Et qui est le mystérieux membre de cette mystérieuse organisation ? reprit Tate au bout d’une dizaine de secondes.
— C’est justement ce que j’aimerais savoir. C’est pour ça que je faisais de la recherche sur les deux photos que je t’ai envoyées. Peut-être que tu auras plus de chance que moi.
Tate eut un geste d’impatience.
— La NSA n’est pas ton assistant de recherche personnel. Les relations sont censées aller dans l’autre sens.
— Vous êtes les meilleurs !
— D’accord, d’accord… Je vais voir ce que je peux trouver. Mais toi, essaie d’effacer tes traces si tu dois aller dans les banques gouvernementales. Je ne veux pas qu’on puisse m’associer à ce que tu fais.
— Entendu… J’aurais aussi besoin d’informations sur une entreprise. HomniFood.
— La NSA ne fait pas d’espionnage industriel.
— Sûr… Mais si tu tombes sur quelque chose…
Officiellement, la NSA ne surveillait pas les entreprises. Mais, dans les faits, un des principaux mandats de l’agence consistait à soutenir le développement des entreprises américaines en les aidant à obtenir un avantage compétitif sur le marché international. Et, pour avoir ce type d’avantage, la meilleure façon était d’obtenir de l’information confidentielle sur leurs compétiteurs des autres pays. Ce que la NSA s’efforçait de leur transmettre.
— HomniFood, tu dis ?
— Oui.
— Ils fabriquent quoi ?
— Ils sont spécialisés dans la distribution de produits alimentaires. Principalement des céréales.
— D’accord, je vais voir ce que je peux trouver. Parlant de céréales…
 
HEX-TV, 11h05
… Après la pause, nous allons à la plogue littéraire en compagnie de Guy-Claude Belles-Îles. Il reçoit pour nous Renaud Daudelin, auteur du livre Bio à mort, un réquisitoire poético-romanesque contre – et je le cite – « l’attitude anti-progrès des pépés et des mémés boomers qui n’en finissent plus d’enterrer le discours public sous les retombées anti-progrès et rétrogrades de leurs obsessions narcissiques »… Wow !… On n’est pas trop sûr de ce que ça veut dire, mais c’est jeune, c’est nouveau et c’est hyper crucial !…
 
Venise, 17h09
Le visage de Tate occupait la moitié de l’écran. Derrière lui, le décor de son bureau n’avait pas changé.
— Cinquante millions ! fit la voix de Tate. C’est ridicule !
— C’est peut-être un test ? répliqua Blunt.
— Exactement ce que j’ai pensé !
Il avait l’air satisfait d’être parvenu à la même conclusion.
— S’ils paient, ça va permettre de gagner du temps, reprit Blunt.
— Ils ont posé une nouvelle condition : en plus des cinquante millions, ils veulent l’engagement du gouvernement à convertir progressivement l’ensemble de la culture du pays à l’agriculture biologique. Plus aucun pesticide non certifié vert d’ici cinq ans.
— Est-ce qu’ils excluent aussi les OGM ?
— Au contraire. Leur emploi est encouragé. Ils disent que c’est le seul moyen de rendre l’agriculture vraiment bio.
— C’est bien ce que je pensais.
Blunt n’expliqua pas davantage sa pensée.
— Des indices sur les prochaines cibles ? demanda-t-il après un moment de silence.
— Rien encore. S’ils n’ont pas de réponse d’ici deux jours, ils menacent de rendre publique l’ampleur actuelle de la contamination des récoltes.
— Ça va créer une panique à la grandeur du pays.
— Le gouvernement a déjà commencé à brûler les zones contaminées. Il y a des vidéos sur Internet.
— Tu penses sérieusement que les médias ne feront pas de recoupements ?
— Je me fous des médias ! Ce que je veux, c’est que tu travailles à plein temps là-dessus !
— Qu’est-ce qui est arrivé à ton ancien prime mover, le terrorisme islamiste ?
— Pour l’instant, c’est toujours sur la glace.
— Le problème, c’est que les terroristes, eux, ne sont pas sur la glace. Ils continuent de se préparer.
— Je le sais. Mais les politiques, c’est comme les médias : ils souffrent d’un syndrome de vision tunnel. Ils ne peuvent pas avoir plus qu’un sujet hot à la fois… Et quand ils en ont un, ils ne voient plus rien d’autre. Je veux que tu t’occupes de cette affaire de céréales.
— C’est déjà ce que je fais.
— Vraiment ?
À l’écran, le visage de Tate affichait un mélange de surprise et de méfiance.
— Toi, il y a quelque chose dont tu ne m’as pas parlé, reprit Tate.
— Les attentats de Terre brûlée… Le seul point commun que j’ai trouvé jusqu’à maintenant concerne les céréales.
— Qu’est-ce que tu fais des laboratoires ? des savants enlevés ?
— La plupart des savants et des laboratoires étaient impliqués dans la recherche sur les céréales.
À l’écran, le visage de Tate se figea quelques secondes, comme s’il luttait pour intégrer des informations trop disparates.
— De quelle façon ça pourrait être lié ? demanda-t-il finalement.
— Comme tu le disais tout à l’heure, ceux qui font le chantage n’ont pas parlé des OGM.
— Et… ?
— J’ai pensé à nos vieux amis du Consortium.
— Tu ne veux quand même pas me faire croire qu’ils se sont recyclés dans l’agriculture ! C’est un secteur contrôlé par une brochette de multinationales.
— Pour l’instant, c’est une hypothèse.
— Si c’est le genre d’hypothèses à partir duquel vous aviez l’habitude de travailler à l’Institut…
L’incrédulité manifeste de Tate fit sourire Blunt.
— Si tu m’avais dit al-Qaida, là… peut-être, reprit Tate.
— Il y a quatre-vingt-neuf virgule quatre pour cent des chances que la même maladie frappe les États-Unis dans les prochaines semaines.
— Selon ton hypothèse…
— Je suis sûr que vous avez tiré les mêmes conclusions aussitôt que vous avez eu l’information.
— Il est trop tôt pour parler de conclusions.
— Est-ce qu’ils savent à quoi la contamination est due ?
— Un champignon.
— Ce qui signifie que n’importe quel petit avion peut disséminer des spores au-dessus des récoltes sans attirer l’attention.
— Tu te rends compte de ce que ça signifie ? demanda Tate, plus inquiet qu’il ne voulait le laisser paraître.
— Ça veut dire que ça pourrait se répandre à la grandeur des États-Unis…
Shit !
— … et de la planète.
 
Montréal, Hôpital général de Montréal, 11h43
Quand il avait vu Grondin étendu sur le lit, la première réaction de Théberge avait été de se demander s’il aurait été capable de lui parler, comme il le faisait avec les autres, s’il avait été mort.
Grondin ouvrit les yeux.
— Je vous attendais, dit-il. J’ai travaillé à me rappeler le mieux possible ce qui est arrivé.
— Tu devrais travailler à te reposer et à guérir, maugréa Théberge.
— J’ai seulement une côte endolorie. Elle n’est même pas cassée.
— D’accord, raconte-moi ce qui s’est passé. Mais ensuite, repos intensif et soutenu !
— Je vous assure que je vais bien. Les calmants ont même fait disparaître mes démangeaisons.
— D’accord, d’accord…
— J’ai ressenti un choc puis je me suis retrouvé par terre. Ensuite, la douleur est apparue. J’ai quand même saisi mon arme, j’ai enlevé le cran de sûreté puis je me suis relevé.
— Tu aurais pu prendre une deuxième balle !
— J’ai aperçu quelqu’un dans la cour. Il avait un pistolet dans la main. J’ai ouvert la fenêtre et j’ai tiré un coup de semonce en criant « Police ». Il s’est enfui… Ensuite, j’ai tiré en l’air en lui criant d’arrêter.
— En l’air ?
Théberge était sidéré.
— Je n’allais quand même pas lui tirer dans le dos.
— Non, bien sûr, approuva Théberge comme si cela allait de soi.
Puis il explosa.
— Il n’avait pas de jambes, ton agresseur ?
— Trop dangereux de rater et de l’atteindre plus haut.
Pour toute réponse, Théberge se contenta de se frotter lentement l’estomac.
De retour dans son automobile, il s’en voulait d’avoir engueulé Grondin. D’autant plus qu’il l’avait enguirlandé la veille parce qu’il portait une veste pare-balles.
Il ouvrit la radio.
… de Tyler Paige. Le tsar du Department of Homeland Security vient de placer Les Enfants de la Terre brûlée, un groupe écologiste radical, sur la liste des organisations terroristes les plus dangereuses. Il a par ailleurs affirmé son intention de renforcer la lutte anti-terroriste en unifiant sous une coordination unique les sections anti-terroristes de toutes les agences américaines.
Ainsi, Les Enfants de la Terre brûlée avaient maintenant le statut de groupe terroriste international officiellement reconnu, songea Théberge. Ça en boucherait un coin à Jannequin… Puis il pensa à Dominique. Il se demandait comment elle se débrouillait, au milieu de toutes ces intrigues.
Aussitôt arrivé au SPVM, il alla retrouver Victor Prose, qui avait fini d’enregistrer sa déposition depuis un certain temps déjà et qui avait hâte de retourner chez lui.
— Ce serait prudent de vous éloigner un peu pendant quelques jours, fit Théberge. De demeurer ailleurs.
— C’est hors de question.
Théberge s’efforça de garder une voix calme.
— Vraiment ?
— Je ne vais quand même pas me laisser intimider. Ce serait admettre qu’ils ont gagné.
— Écoutez, on n’est pas dans un film…
— Si vous étiez à ma place, vous feriez la même chose.
Théberge ne put s’empêcher de penser à l’offre que l’Institut leur avait faite, à lui et à son épouse, de les mettre à l’abri, et au choix qu’ils avaient fait ensemble de refuser cette protection.
— Moi, c’est différent, dit-il avec la plus parfaite mauvaise foi. Je suis policier.
— Et moi, je suis écrivain. Je ne prendrai pas le risque de me stériliser en changeant mes habitudes.
— Vous stériliser ?
— L’écriture est un processus complexe. Tous les auteurs ont des conditions particulières dans lesquelles leur travail d’écriture est favorisé.
— Si vous restez chez vous, vous risquez une forme de stérilisation autrement plus radicale.
— Me protéger chez moi ou ailleurs, je ne vois pas la différence.
— N’importe qui peut s’infiltrer sans se faire voir jusqu’à la cour arrière en passant par le petit ravin. C’est couvert d’arbres derrière chez vous…
Prose remarqua soudain le collier de cordelettes dans le Ziploc, sur le bureau de Théberge.
— Je peux ? dit-il en le prenant.
— Vous connaissez ça ? grogna Théberge, étonné.
— C’est un quipu, répondit Prose en le sortant du sac avant que Théberge ait eu le temps de protester.
Il démêla rapidement les cordelettes et il montra le collier à Théberge en le tenant par la corde centrale à laquelle toutes les cordelettes étaient attachées.
Il le posa ensuite sur le bureau et répartit les cordelettes des deux côtés de la corde centrale.
— Ça sert à quoi ? demanda le policier.
— C’est un truc maya. C’est la première fois que j’en vois un en dehors d’un musée.
Il sourit avant d’ajouter :
— C’est quand même bizarre de trouver ça dans un poste de police.
— Ça sert à quoi ?
— C’est une sorte de langage qu’on n’a pas encore fini de décoder. Les nœuds représentent des chiffres…
— Vous pouvez le lire ? s’enquit Théberge, subitement intéressé.
Prose prit le temps de le regarder attentivement avant de répondre :
— Non. Ça ne correspond pas à ce que je connais. Si vous voulez…
La sonnerie du téléphone portable de Théberge l’interrompit.
Théberge jeta un coup d’œil pour voir qui le dérangeait, puis haussa les sourcils. Son visage afficha un air de plaisir contenu.
— Excusez-moi un instant, dit-il à Prose en appuyant sur le bouton pour prendre l’appel.
Puis, sur un ton franchement joyeux, il amorça la conversation téléphonique par un vigoureux :
— Gustave ! Comment tu vas ?
Sa mine s’assombrit à mesure qu’il écoutait. Théberge demeura silencieux pendant près d’une minute avant de demander :
— Tout de suite ?… Avant cinq ou six heures, c’est difficile… Bon, d’accord… OK, en attendant, je t’envoie ce que j’ai.
 
Hampstead, 18h08
Assis derrière son bureau, Fogg affichait une mine réjouie. Il regarda Skinner et Daggerman prendre place devant lui, dans des fauteuils de cuir brun.
Skinner semblait de moins bonne humeur.
— Foutues caméras ! On ne peut plus se déplacer dans Londres sans avoir l’impression d’être continuellement filmé !
Daggerman, quant à lui, affichait la même sérénité impassible qu’à l’accoutumée.
— Il faut voir le bon côté des choses, dit-il. GDS n’a jamais fait autant d’argent avec la vente d’équipement de sécurité.
Fogg attendit que le silence se fasse pour prendre la parole.
— Jusqu’à maintenant, je n’ai pu vous dire qu’une partie de la vérité. Je vais maintenant combler certaines lacunes dans l’information que je vous ai transmise.
« Certaines » lacunes… Skinner et Daggerman notèrent tous les deux la restriction, mais ni l’un ni l’autre ne jugea pertinent de la relever. Déjà, qu’ils soient là était une forme de reconnaissance de leur valeur. Même Tomas Gelt, le pourtant puissant directeur de Safe Heaven, n’assistait pas à ces réunions restreintes.
— « Ces messieurs » m’ont prié de procéder à une restructuration du Consortium, poursuivit Fogg. Cette demande est en réalité une exigence. Ils veulent que nous conservions uniquement trois filiales : GDS, Safe Heaven et cette nouvelle filiale que nous allons créer : White Noise. Nous avons six mois pour disposer des autres filiales, à l’exception de Brain Trust, qui bénéficie d’un sursis.
Skinner sourit.
— C’était donc ça, dit-il, la simulation que vous m’avez demandé de préparer pour Candy Store.
Fogg tourna légèrement la tête de manière à le regarder directement.
— Votre simulation va être utile plus rapidement que prévu. La proposition que madame Hunter a négociée concernant Candy Store vient d’être acceptée par l’acheteur. C’est le temps de procéder au nettoyage préliminaire. Si vous nous résumiez ce que vous avez préparé ?
— D’abord une attaque contre le centre de contrôle de la filiale. Destruction de tous les ordinateurs, de tous les dossiers qui relient Candy Store au Consortium. La direction de la filiale est décapitée au cours de l’opération. Vous décrétez l’isolement préventif des filiales. Tous les codes sont changés. Le lendemain matin, les liens avec les filiales restantes sont rétablis. Vous annoncez au bureau des directeurs que le reste de Candy Store sera vendu. Hunter enclenche le mécanisme de transfert des informations à l’acheteur pour qu’il ait accès à toutes les ressources des filiales.
— Durée de l’opération ?
— Vingt-quatre heures.
— Est-ce qu’il n’y a pas un danger que ce soit interprété par les directeurs comme un aveu de faiblesse ? demanda Daggerman.
Skinner, à qui la question s’adressait, se contenta de tourner la tête vers Fogg.
— Ça dépend du tableau qu'on brosse de la situation, répondit ce dernier. Je vais présenter GDS, Safe Heaven et Brain Trust comme les filiales sur lesquelles nous jugeons essentiel de maintenir un contrôle direct. Il y a aussi White Noise, qui va s’occuper des médias. Les autres se verront offrir leur autonomie dans le cadre d’une privatisation.
— Les directeurs des filiales qu’on garde ne seront pas très heureux.
— Après une rencontre privée pour leur expliquer les tenants et aboutissants de cette rationalisation, je suis certain qu’ils seront enchantés de maintenir leur lien corporatif avec le Consortium.
— Et pourquoi ces filiales-là plutôt que les autres ?
— Là est toute la question, répondit Fogg.
Son sourire s’accentua.
— Pour y répondre, reprit-il, je dois vous parler de nos commanditaires… Comme je vous l’ai dit, ce sont eux qui désirent cette restructuration. Ils invoquent le fait que les filiales conservées dispensent les services de base – violence, argent, idées – aux autres filiales, qui sont seulement des lignes d’affaires dérivées… Personnellement, je crois que cette rationalisation n’est qu’une première étape.
— En vue de quoi ? demanda Daggerman.
— D’une prise de contrôle complète du Consortium, ou de ce qu’il sera devenu, par des gens à eux.
Il laissa Skinner et Daggerman digérer ses paroles.
— C’est pourquoi, reprit-il, j’ai pensé qu’il était temps que le Consortium acquière une pleine autonomie.
 
Lyon, 19h14
La venue de Jean-Pierre Gravah au laboratoire d’HomniFood était toujours un événement. À l’exception de Killmore, il était le seul membre du conseil d’administration qui avait accès à tous les locaux. Le personnel avait ordre de répondre à toutes ses demandes.
Cette fois, il avait demandé à Maggie McGuinty que les responsables de la recherche, de la production et de la mise en marché rendent compte personnellement des activités de leurs départements respectifs.
— Nous sommes parvenus à stabiliser la nouvelle souche du champignon, fit Wendell, le responsable de la recherche. La contamination est plus rapide et les spores sont plus légères, ce qui accroît la surface de dissémination.
— La résistance ? demanda Gravah.
— Les produits classiques éliminent cinquante à soixante pour cent des champignons. Il en reste assez pour que la contamination se propage de manière satisfaisante. Ils vont avoir besoin de notre fongicide.
— La production ?
McLane, le responsable de la production, s’empressa de répondre.
— Elle est déjà amorcée. On peut entreprendre la dissémination à grande échelle.
— Et le fongicide ?
Le visage de McLane trahit un certain malaise. Il jeta un regard en direction de McGuinty, qui demeura impassible.
— De ce côté-là, les choses avancent plus lentement. On en a encore pour deux semaines – et c’est un minimum ! – avant de pouvoir entreprendre la production industrielle.
— Deux semaines, donc, répondit Gravah. Peut-être trois.
McLane acquiesça d’un hochement de tête et murmura une approbation indistincte.
— Ça demeure un délai raisonnable, conclut Gravah. Rien ne s’oppose à ce qu’on amorce immédiatement une dissémination plus large.
Il regarda McLane.
— Si vous décevez la confiance que madame McGuinty et moi plaçons en vous et que le fongicide n’est pas prêt à temps, c’est toute la planète qui risque d’avoir un sérieux problème.
Il regarda ensuite les deux autres hommes.
— Il y a autre chose que je devrais savoir ? Vous avez tout le personnel dont vous avez besoin ?
— À peu près, répondit Wendell.
— Ce qui veut dire ?
— J’aurais besoin de deux chercheurs de haut niveau pour régler certains problèmes techniques.
— J’imagine que vous en avez parlé à madame McGuinty.
— Euh… pas encore.
— Vous avez des suggestions ? se dépêcha d’intervenir la femme.
— Oui. Ils travaillent dans deux laboratoires différents : un en Suisse, l’autre en Italie.
— Eh bien, qu’est-ce que vous attendez pour m’envoyer leur nom et tous les renseignements que vous avez sur eux ? Si vous voulez que j’expédie le dossier au service de recrutement…
— Ce sera fait dans moins d’une heure.
Gravah avait suivi l’échange avec un regard amusé.
— Bien… Autre chose ? demanda-t-il.
Roger Galant, le directeur de la mise en marché, s’avança d’un pas. Il regardait alternativement Gravah et McGuinty comme s’il ne savait pas à qui s’adresser.
— Il reste un problème avec le fongicide. La planification veut qu’on mette en marché un fongicide qui a une période d’efficacité d’un an. Le marketing trouve que c’est une période trop courte, qui nous donne une image de voracité… Selon eux, une durée de cinq ou sept ans serait plus raisonnable. Comme pour les vaccins.
— Alors, on va faire un compromis, répondit McGuinty : trois ans.
Elle ramena son regard vers Wendell.
— Vous pouvez arranger cela ?
— Ça devrait aller.
— Bien.
Gravah regarda les trois responsables.
— D’autres problèmes ?… Non ?… Excellent !
Une fois seul avec Maggie McGuinty, son visage prit une expression moins distante, plus intéressée.
— Killmore m’a parlé de votre projet particulier. Ça avance ?
— Encore une semaine, maximum dix jours, avant la mise en ligne des premières dégustations.
— Bien, bien… Les membres du club sont impatients de voir votre travail.
— Je vais m’efforcer de ne pas les décevoir.
— Je n’en doute pas… Pour ce qui est du laboratoire, je vous sais très occupée, ajouta-t-il avec un sourire. Mais vous devriez quand même leur tenir la bride un peu plus serrée. Vous ne pensez pas ?
De retour à l’hélicoptère qui l’avait amené au centre de recherche, Gravah dit au pilote de mettre le cap sur Briançon, dans les Alpes françaises.
Pendant le trajet, il planifia sa prochaine rencontre avec les représentants de l’Inde et de la Chine. Puis il prévint l’équipe de Vacuum réservée à ses besoins qu’elle allait devoir s’occuper en priorité de deux autres livraisons de personnel spécialisé. Les deux noms allaient leur parvenir au cours de la journée par le canal habituel.
 
Hampstead, 18h33
— « Ces messieurs », comme vous dites, vous savez qui ils sont ? demanda Skinner.
— Je connais leur représentante. Elle se présente sous le nom de June Messenger. Son vrai nom est Joyce Cavanaugh. L’Institut s’en occupe. Par elle, ils devraient remonter plus haut.
— L’Institut !
Seul Skinner avait parlé, mais Daggerman paraissait tout aussi surpris.
— On ne peut pas courir le risque qu’ils découvrent que nous sommes sur leur piste, répondit calmement Fogg. « Ces messieurs » pourraient précipiter leur action contre le Consortium. Au contraire, il faut maximiser notre utilité à leurs yeux.
— Et vous faites faire le travail par l’Institut ? fit Skinner, qui dissimulait avec difficulté son étonnement.
— J’ai utilisé un de leurs contacts pour attirer leur attention sur madame Cavanaugh.
Fogg concentra son regard sur lui et sourit.
— C’est pour cette raison que je vous ai demandé de harceler l’inspecteur-chef Théberge, mais de ne pas mettre sa vie en danger trop rapidement. Votre travail est de vous en servir pour remonter jusqu’à l’Institut… puis d’attendre. Nous interviendrons seulement en temps utile, quand l’Institut – ou ce qu’il en reste – aura terminé les menus travaux dont il s’occupe à notre bénéfice.
Les deux hommes regardèrent un instant Fogg sans rien dire, ne pouvant dissimuler une certaine admiration.
— Et cette histoire avec Gravah ? finit par demander Daggerman.
— Ça, à mon avis, c’est le grand projet de « ces messieurs ». Leur idée n’est pas mauvaise : ils veulent se servir du Consortium pour consolider la domination planétaire d’un certain nombre de multinationales.
— Et tant qu’ils nous jugeront rentables, reprit Daggerman, comme s’il poursuivait la pensée de Fogg, ils retarderont le moment d’agir contre nous.
— Rentables… ou utiles à leurs plans.
— Peut-être qu’on ne peut pas les éliminer, fit Skinner, mais on peut se mettre hors d’atteinte.
Fogg regarda Skinner avec un sourire, comme un joueur d’échecs qui voit son adversaire jouer précisément le coup qu’il attendait.
— Pour cela aussi, j’ai un plan. Mais tout n’est pas encore au point. C’est pourquoi nous devons gagner du temps.
Le sourire de Fogg s’élargit.
— Heureusement, nous avons l’Institut !
— Comment pouvez-vous être sûr de leur collaboration ? demanda Daggerman.
— Je leur ai promis de les aider à démolir le Consortium.
Les deux le regardèrent, incrédules.
— Et ils vous ont cru ? finit par demander Skinner.
— Je leur permets de procéder au démantèlement de nos filiales devenues obsolètes… Avouez que ça constitue un argument de poids.
— Ils vont quand même se méfier.
— Je communique directement avec F. C’est elle, mon contact.
 
Drummondville, 14h49
Dominique répondait aux questions d’un père qui venait de découvrir que son enfant était atteint de trisomie-22. Presque tous les jours, elle participait pendant une heure à un forum de discussions sur Internet.
La trisomie-22 était une maladie quasi orpheline. Le nombre des victimes n’était pas suffisant pour justifier des investissements par les grandes pharmaceutiques et les entreprises de biotechnologie. Par ailleurs, la disparité des symptômes faisait qu’elle était mal connue du public… et même d’une grande partie du personnel médical. Les groupes de soutien sur Internet étaient souvent la principale ressource des parents.
F lui avait recommandé de laisser tomber cette activité. C’était comme le go pour Blunt. Sa maladie était connue : si on voulait la retrouver, les sites consacrés à cette maladie seraient un des premiers endroits où on la chercherait.
Dominique s’était contentée de demander à Chamane de sécuriser sa connexion au site, de faire en sorte qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à elle par ce moyen.
Un « B » se mit à clignoter dans le coin gauche, au bas de l’écran. Dominique termina la réponse qu’elle était en train d’écrire au père et elle lui promit d’être sur le site du forum le lendemain, à la même heure. Puis elle quitta le forum de discussion, activa le logiciel de messagerie et ouvrit le message de Blunt.
Blunt n’avait pas pris la peine de mentionner les questions auxquelles répondaient les informations qu’il lui envoyait. Les réponses défilaient les unes après les autres.
Le contact de Cavanaugh se nomme Jean-Pierre Gravah. Diplômé de l’École des Mines et de l’ENA. La famille a fait fortune dans le commerce des bois rares et des pierres précieuses. Seule activité professionnelle connue : membre de différents conseils d’administration, dont celui d’HomniFood. Très peu d’activités publiques. Vie privée extrêmement privée. A participé à plusieurs expéditions de spéléologie.
……………
Pour le moment, rien de plus sur HomniFood que les informations accessibles sur le portail public de l’entreprise ou dans les journaux. Poitras s’y intéresse.
……………
La contamination en Inde est due à un champignon. Tate craint que les États-Unis soient une des prochaines cibles. Je pense qu’il a raison. Convergences de plus en plus inquiétantes…
……………
Poitras travaille sur les multinationales et les labos spécialisés dans les recherches sur les céréales. Beaucoup d’activité boursière possiblement illégale. Beaucoup d’activité en dehors des marchés. Probabilité de lien avec les attaques contre les récoltes : maintenant quatre-vingt-douze virgule huit pour cent.
Dominique devait d’abord décider quelle suite donner à l’information sur Gravah. Hurt ne pouvait pas s’en occuper s’il continuait à suivre Cavanaugh. Par ailleurs, il réagirait probablement mal si on lui imposait de changer de cible. Mieux valait le laisser sur la piste de Cavanaugh et confier la couverture de Gravah à quelqu’un d’autre. Moh et Sam ? Ils surveillaient déjà St. Sebastian Place… Claudia, peut-être ?… Une chose était certaine, elle ne pouvait pas compter sur les Jones. À quelques exceptions près, ils avaient entrepris une nouvelle étape dans leur lutte contre les ravages de l’ego. Une étape qui exigeait de longs mois de solitude. Le message lui avait été relayé par F, qui tenait l’information de Bamboo Joe.
Évidemment, cela n’avait pas empêché les dossiers spéciaux de s’accumuler. Il y avait le chantage alimentaire contre les États… l’écoterrorisme des Enfants de la Terre brûlée… les magouilles boursières… Quel lien pouvait-il y avoir entre tous ces événements ?
Elle décida de présenter ses réflexions à F.
 
www.lemonde.fr, 20h58
… à la suite de ce qui semble être un attentat écoterroriste. Un résident du village qui exploite une petite terre à bois a été grièvement blessé quand la chaîne de sa scie mécanique lui a déchiré le visage. La chaîne a littéralement explosé après être entrée en contact avec un clou de trente centimètres enfoncé dans le tronc d’un arbre. Cette tactique des écologistes, qui vise à empêcher la coupe des arbres…
 
Drummondville, 15h04
F avait écouté Dominique sans l’interrompre. À la fin, elle sourit.
— Je suis certaine que tu sauras prendre les bonnes décisions, dit-elle.
— Mais…
— Tu as un meilleur jugement que tu crois. Le rapprochement entre l’écoterrorisme, l’industrie alimentaire et le chantage contre les États est une excellente idée, qui mérite d’être approfondie… Allez, je ne te retiens pas. Je n’ai pas assez de tout mon temps pour ce qu’il me reste à faire.
Dominique retourna à son bureau avec un sentiment ambigu. D’une part, il y avait là une marque de confiance évidente. Mais, en même temps, elle exposait l’organisation au risque d’une mauvaise décision. Et cela, au moment où s’amorçait, de l’aveu même de F, la phase cruciale de l’affrontement contre le Consortium. Dominique ne comprenait pas pour quelle raison F acceptait de faire courir un tel risque à l’organisation.
Dix minutes plus tard, elle avait quand même pris ses décisions et les instructions avaient été envoyées à Blunt. Il s’occuperait de gérer l’opération et de transmettre à Moh les directives nécessaires.
Elle avait hésité un moment sur la tâche à leur confier. Mais suivre Gravah lui semblait être la priorité, malgré l’intérêt qu’il y avait à surveiller St. Sebastian Place. Et même si la mention de saint Sébastien dans le message de Buzz donnait plus de poids à l’information de Fogg…
Se pouvait-il que Hurt ait découvert quelque chose, à Bangkok, sur cette mystérieuse organisation dont parlait Fogg ? Se pouvait-il qu’il s’agisse d’une organisation liée au Consortium ?… Dans ces circonstances, ce n’était pas une mauvaise idée de s’intéresser à ce qui s’y passait.
Il fallait qu’elle trouve quelqu’un pour prendre la relève et s’occuper de St. Sebastian Place… Elle décida finalement de demander à Chamane de se renseigner « en profondeur » sur l’endroit.
 
Montréal, SPVM, 15h18
Théberge passa un doigt sur le bureau de Crépeau. Sa surface était complètement dégagée : pas un papier, pas un stylo, pas un dossier… Pas même un grain de poussière.
— Comment tu fais ? demanda Théberge.
— S’il y a quelque chose sur le bureau, je trouve quelqu’un pour s’en occuper… On appelle ça déléguer, ajouta Crépeau avec un sourire. Tu devrais savoir ce que c’est, tu m’as délégué ton poste au complet !
Théberge plaça le journal qu’il tenait à la main devant Crépeau. On y voyait la tête des deux clients suspects du marché d’alimentation. Les photos avaient été extraites de l’enregistrement.
— J’ai fait vérifier ce que tu m’as demandé, dit Crépeau. Tous les achats sont concentrés dans trois marchés d’alimentation ; il y en a deux qui viennent de celui où travaille ton agent de sécurité.
— Ça ne peut pas être une coïncidence… Et les vérifications dans les banques de photos ?
— Toujours rien. Tes clients sont inconnus des milieux policiers.
D’un geste, Crépeau désigna les photos.
— Tu penses que ça va donner quelque chose de les avoir envoyées aux médias ?
— On sait jamais…
Théberge se dirigea vers la fenêtre et laissa son regard porter au loin.
— Tu as été voir Grondin à l’hôpital, fit Crépeau. Comment il va ?
— Il insiste pour reprendre le travail demain ! Il veut continuer à assurer la protection de Prose… Il dit que ça le démange !
Théberge secoua ensuite la tête comme s’il s’agissait là d’une absurdité de plus dans la longue série des comportements insolites de Grondin.
— On ne peut pas dire qu’il a tort de s’inquiéter pour l’écrivain, fit Crépeau.
— Je suis d’accord. Mais de là à ne pas prendre les journées de maladie auxquelles il a droit !
— Moi, compte tenu du manque de personnel…
— Je veux te parler d’autre chose, fit Théberge en continuant de regarder dehors. J’ai eu une idée un peu folle…
Crépeau rit doucement.
— Si c’est pour m’annoncer ça que tu es venu me voir…
Théberge se tourna vers lui.
— Dans le message du groupe écolo, il y a une phrase qui m’a frappé.
— Quel groupe ?
— Les Enfants de la Terre brûlée… Ils parlent des savants qui ont leurs doigts dans notre nourriture.
— Tu penses que… ?
— Je sais que c’est un peu tordu comme rapprochement. Mais…
Un geste acheva d’exprimer son impuissance à conclure.
 
RDI, 15h21
— Je pense que nous avons du nouveau sur l’affaire Brigitte Jannequin, Louis-Gaston…
— En effet, Julie-Odette. Victor Prose, le dernier témoin à l’avoir vue vivante, a lui-même été victime d’une tentative de meurtre. L’événement s’est produit à son domicile et, selon nos informations, c’est à l’inspecteur Grondin, de la célèbre équipe des Clones, que Prose doit d’avoir la vie sauve.
— On voulait donc le faire taire ?
— C’est ce que se demandent les policiers… On s’en souviendra, Victor Prose est par ailleurs cet écrivain qui vient de publier Les Taupes frénétiques, un essai sur le narcissisme tous azimuts et le phénomène de montée aux extrêmes qui caractérisent notre société. Qu’il soit lui-même victime d’un attentat représente pour le moins une curieuse coïncidence.
— Est-ce que les policiers ont fait un lien entre cet attentat et la campagne de nos collègues de HEX-Radio ? Ce sont eux qui ont rendu publique son adresse, non ?
— En effet, Julie-Odette. Son adresse et son numéro de téléphone… Pour le moment, les policiers refusent de faire le moindre commentaire sur le sujet.
— Eh bien… vous nous préparez un topo sur tout ça pour le bulletin de vingt et une heures, si j’ai bien compris ?
— Exactement, Julie-Odette.
— Merci, Louis-Gaston… C’était Louis-Gaston Vallendreau, en direct des locaux du SPVM… Sur la scène financière maintenant, l’indice des matières premières a été entraîné à la hausse par une forte poussée du prix des céréales. Selon les experts, ce sont les rumeurs persistantes sur la médiocrité des récoltes indiennes et chinoises qui alimenteraient cette nouvelle flambée des cours…
 
Londres, 20h36
— Ton appartement n’a pas encore sauté ? fit Samuel Stocks quand Mohammed ibn Sa’id entra dans la Bentley.
C’était devenu un rituel. Alors que Stocks demeurait à proximité de la City, le célèbre quartier des affaires, Mohammed avait une chambre dans le Londonistan, près de la mosquée de Finsbury Park, dont un imam avait été reconnu coupable sous onze chefs d’accusation d’incitation au meurtre.
— C’est le seul endroit de Londres où il n’y a aucun danger d’attentat, répliqua Moh.
— À moins qu’une bombe en cours de fabrication saute par accident.
— Si c’est la volonté d’Allah…
Ils étaient la plus vieille équipe de l’Institut. Ils étaient connus sous les noms de Moh et Sam. Au début, ils avaient travaillé pour le Rabbin. F les avait ensuite récupérés.
Moh s’était installé sur le siège arrière, à l’abri des vitres teintées. Sam, qui avait troqué son habit d’homme d’affaires pour une livrée de chauffeur, conduisit la Bentley devant un édifice à proximité de St. Sebastian Place.
Après avoir immobilisé le véhicule, il prit le Times qui était sur le siège du passager, le plia pour le rendre plus facile à manipuler et se plongea dans la lecture comme s’il attendait le retour de son patron.
À l’abri des vitres teintées, Moh s’occupait de la surveillance, filmant tous ceux qui entraient dans l’édifice ou en sortaient.
— Comment on fait pour repérer les membres du club ?
— On commence par éliminer tous ceux qui ne sont pas millionnaires ou qui ne sont pas des personnalités connues.
— Et après ?
— On verra… De toute façon, on va bientôt changer de cible.
Moh le regarda, intrigué.
— Jean-Pierre Gravah. Aussitôt qu’ils l’ont localisé, on le prend en filature.
— Et pour le club ? demanda Moh en rangeant sa caméra dans son étui.
— Dominique a peut-être trouvé quelqu’un d’autre pour s’en occuper. Peut-être que ce n’est plus important…
— Tu ne trouves pas que ça commence à ressembler à l’époque du Rabbin ?… Les ordres à la dernière minute sans qu’on sache pourquoi…
— Si tu as raison, répondit Sam avec un léger sourire, ça veut dire qu’on ne va pas s’ennuyer.
 
Québec, Université Laval, 18h22
Quand Théberge et son ami l’inspecteur Gustave Lefebvre arrivèrent à l’entrée principale du pavillon Vandry, Jérome Lajoie les attendait. Les présentations furent réduites au minimum. Lajoie les amena sans attendre à la salle d’études anatomiques.
— J’ai tout de suite fait sortir tout le monde, dit-il à l’intention de Théberge.
À sa première visite, Lefebvre avait eu droit à la même explication.
Lajoie leur montra les mains du cadavre, leur laissa quelques instants pour les examiner sous différents angles, puis il rabattit le drap.
— C’est votre type des contenants de yogourt, dit-il en se tournant vers Théberge.
En lui-même, Théberge se demandait pourquoi Lajoie avait décidé que c’était « son » type. Croyait-il que les victimes appartenaient d’office aux policiers qui s’en occupaient ? Puis il songea à sa propre habitude de converser avec les cadavres… Bien sûr, c’était une façon de les apprivoiser. Mais il était également probable qu’il y avait chez l’être humain une répugnance profonde à considérer qu’un individu puisse exister en dehors de toute appartenance. À se le représenter autrement qu’inscrit dans un réseau de relations… Or la mort mettait fin à tout cela. D’où les efforts de réintégration des survivants. On attribuait rétroactivement au défunt toutes sortes de qualités. On gommait ses défauts. On rappelait les moments les plus marquants de son existence. Autrement dit, on mettait en valeur ce qui le rattachait aux autres et on atténuait ce qui l’en séparait…
Au fond, les policiers ne faisaient que participer à cette vaste tentative de réintégration des morts dans l’ordre des vivants. Pour eux aussi, ils étaient « leurs » morts… Et c’était sans doute une des raisons pour lesquelles Théberge leur avait toujours parlé. Une des raisons pour lesquelles il continuait à garder autant de pensionnaires à « l’hôtel », cette partie de son esprit où résidaient les victimes dont il n’avait pas réussi à élucider le crime… Pour ne pas les abandonner. Pour qu’ils ne se retrouvent pas seuls dans le vide de leur inexistence, sans recours pour élucider les circonstances de leur mort…
— Vous êtes sûr ? se contenta de demander Théberge.
— J’ai examiné les clichés que vous avez envoyés : les doigts sont sectionnés à la même hauteur, les diamètres paraissent identiques… Si vous le désirez, je peux mettre le cadavre à votre disposition. Votre spécialiste pourra procéder lui-même aux vérifications… Mais il faudrait que ça se fasse assez rapidement. Je ne peux pas retarder très longtemps mon cours.
Théberge grogna un assentiment, puis il se tourna vers Lefebvre.
— Je peux compter sur toi pour faire les vérifications habituelles ?
— Tu penses à quoi ?
— Interroger les étudiants… faire le tour du personnel qui peut avoir eu accès à la salle où les corps sont conservés…
— Sûr.
En lui-même, Lefebvre pensait à la longueur de la liste des personnes à retrouver et à la quantité d’heures supplémentaires que ça prendrait pour interroger tout le monde… Puis son sourire s’élargit subrepticement. Il se reprendrait durant leur prochain voyage de pêche : ce genre de travail, ça valait facilement deux ou trois soupers de plus. Deux ou trois soupers où ce serait Théberge qui s’occuperait de préparer le repas. Avec tout ce que ça impliquait de gastronomie exubérante.
 
CBFT, 22h03
… toujours rien de nouveau sur l’attentat terroriste survenu à l’oratoire Saint-Joseph. C’est ce qu’a déclaré ce matin le porte-parole du SPVM, l’inspecteur Rondeau, en réponse à une question de notre reporter. Comme l’inspecteur Rondeau l’a candidement affirmé : « … les petits débiles qui ont fait sauter le frère André ont tous été éliminés ; il ne nous reste plus de pistes pour remonter jusqu’aux ordures qui ont commandité l’attentat »…
 
Montréal, 22h08
Assis à son bureau, Prose avait relevé les yeux de son travail pour jeter un regard à la télé. Un topo de quatre minutes sur les dernières frasques de Paris Hilton venait de se terminer. On parlait maintenant d’un curieux cas de maladie affectant les céréales.
Sur fond de champ de blé, la caméra présentait un fermier qui montrait un champ où la couleur dorée du blé était marbrée de taches brun-roux.
— C’est apparu subitement, disait le fermier. En deux jours, ça s’est répandu dans la moitié du champ.
Une image en gros plan montra les taches brun-roux qui envahissaient les plants. Puis la caméra revint au présentateur.
— Selon les experts consultés, cette infection ne serait pas liée à la présence d’insectes. Jusqu’à maintenant, les champs contaminés se retrouvent sur une dizaine de kilomètres le long d’une même route. Par mesure de sécurité, les autorités ont ordonné de tout raser cinq cents mètres autour des champs infectés.
Un plan d’ensemble montra des machines agricoles, dans des champs, en train de couper des céréales.
— Le porte-parole du département de l’Agriculture s’est fait rassurant, affirmant que la contamination était contrôlée. À un journaliste qui lui demandait s’il fallait faire un rapprochement avec les maladies qui affectent les céréales en Chine et en Inde, il a répondu que toute comparaison de ce genre relèverait de la science-fiction puisque les céréales affectées en Asie étaient des plants de riz et qu’ici, il s’agit de blé.
Prose quitta la télé des yeux et prit une note sur la tablette quadrillée placée devant lui.
 
Contamination des céréales. Rien de grave, affirme le gouvernement. Mais les champs contaminés sont rasés et la nouvelle est diffusée en prime time sur Fox !
 
Dorval, 22h46
La réunion avait été brève, mais Skinner ne regrettait pas d’avoir fait le voyage. Pendant le retour, il avait réfléchi à ce qu’il avait appris. Le projet de Fogg de subvertir le Consortium l’obligerait à prendre parti plus rapidement que prévu. Il faudrait qu’il parle à Jessyca Hunter.
Quand il descendit de l’avion, un douanier insista pour examiner méticuleusement le seul bagage qu’il avait. C’était un jeune et il semblait prendre son travail très au sérieux. Il insista pour tout vérifier, y compris les achats que Skinner avait effectués à la boutique hors taxes de Heathrow : la bouteille de scotch, le gâteau aux fruits, les cigares… Chaque article était prétexte à une foule de questions.
Une heure et demie après l’atterrissage, Skinner franchissait finalement la barrière de sortie. Excédé, il se dirigea vers la section des départs et s’installa au bar du restaurant situé en face de la librairie.
Pendant qu’il attendait la bière qu’il avait commandée, son regard fut attiré par un journal abandonné sur le comptoir à sa droite. À la une, il y avait la photo des deux opérateurs qui avaient procédé à la distribution des yogourts contenant des doigts.
Il prit le journal et commença anxieusement à lire. Puis sa tension se relâcha : ils n’avaient pas été arrêtés et on ne savait rien d’eux. Ils avaient seulement été photographiés dans un magasin d’alimentation et on les recherchait comme témoins importants.
Il y avait peu de chances qu’on les retrouve : ils étaient retournés en Australie le lendemain même de leur opération. Mais il était préférable de ne courir aucun risque : dès son retour à l’hôtel, il prendrait des dispositions pour s’assurer que personne ne puisse les retrouver.
Il se mit ensuite à penser à Théberge : c’était probablement lui qui avait pensé à faire le relevé des caméras de surveillance des magasins d’alimentation. Le harcèlement dont il était l’objet n’était de toute évidence pas suffisant pour le distraire et lui faire perdre ses moyens. Il fallait trouver une façon d’augmenter la pression… Fogg ne voulait pas qu’on s’en prenne directement à lui. Mais il n’avait rien spécifié au sujet de son entourage.
L’arrivée de sa bière vint interrompre ses réflexions. Puis ce fut son BlackBerry. Un appel de Pizz.