On trouve dans les rangs de l’Alliance mondiale pour l’Émergence ceux qui, par leurs qualités entrepreneuriales, sont devenus les figures de proue de l’activité économique de l’humanité, l’âme de son développement.
Ceux-là ont le talent et les moyens d’être les maîtres d’œuvre de l’Apocalypse.
Guru Gizmo Gaïa, L’Humanité émergente, 2- Les Structures de l’Apocalypse.
Jour - 8
Londres, 13h21
Hadrian Killmore regardait le visage de la femme sur l’écran de son BlackBerry. Ses yeux bleus et ses cheveux blonds contrastaient avec le caractère volontaire de son visage.
— Vous me confirmez que vous êtes prête à amorcer les opérations à la date prévue ? demanda Killmore.
— Il ne reste que deux ou trois détails à régler. L’échéancier sera respecté.
— Bien. À moins d’un contre-ordre explicite, procédez comme convenu.
Si seulement tous les opérateurs pouvaient être aussi fiables qu’Hessra Pond, songea-t-il après avoir coupé la communication.
Il ouvrit la boîte de courriels. Le seul qu’il n’avait pas lu était une réponse sur l’infiltration du réseau d’HomniFood.
Je vous avais prévenu que de laisser aux directeurs locaux la possibilité de modifier certains paramètres de sécurité était une bêtise. Maintenant, pour répondre à vos questions :
1. Il y a eu pénétration.
2. Le pirate a eu accès à tout le réseau, mais il n’a rien détruit.
3. La cause du problème est l’imbécile qui a modifié les paramètres de sécurité sans savoir ce qu’il faisait.
Je travaille à une solution. Vous pouvez m’appeler.
Norm/A
Malgré le caractère alarmant du message, Killmore éclata de rire. C’était la seule personne qui osait lui parler sur ce ton. Et ça, c’était quand elle acceptait de lui parler !… Mais le pire, c’était qu’elle ne se rendait probablement même pas compte de ce que son attitude avait de provocateur.
Norm/A menait une vie de recluse dans une maison entièrement automatisée : cela faisait partie de ses conditions de travail. Ça et le matériel de première qualité que Killmore s’était engagé à lui fournir. En échange, tous les systèmes informatiques bénéficiaient d’un entretien et d’une protection de premier niveau. Il était assuré de ses services par contrat pour encore trois ans. Après, elle n’aurait plus le choix de travailler pour lui. Compte tenu de son état et de l’état probable de la planète à ce moment-là…
Il ferma le courriel et activa le logiciel de communication télé. Quelques secondes plus tard, une photo de Marilyn Monroe s’affichait à l’écran.
Il sourit : il lui avait seulement demandé des explications de vive voix, il ne lui avait pas précisé qu’il voulait la voir.
— Qu’est-ce que vous allez faire pour l’imbécile qui a bousillé le système de sécurité ? demanda sans préambule une voix de femme.
— Qu’est-ce qu’il a fait de si terrible ? répliqua Killmore.
— Il a désactivé le blocage automatique de tous les ports ! Et il l’a remplacé par un bricolage d’amateur.
— En termes clairs, ça veut dire…
— Qu’il s’est contenté de bloquer manuellement les ports les plus utilisés, enchaîna Norm/A sans attendre qu’il ait fini : 110 pour récupérer les courriels POP, 25 pour envoyer les courriels à un serveur SMTP, 80 pour les navigateurs Web, 21 pour les documents FTP… Mais tous les ports non assignés étaient ouverts !
— Pourquoi il aurait fait ça ?
— Parce qu’il ne voulait pas qu’il y ait de traces de ses visites aux sites pornos !… Il débloquait le port 80 pour y aller, puis il le rebloquait après chaque visite. Et il s’imaginait que ça ne laissait pas de traces !… J’espère que vous allez l’engueuler de ma part !
— L’imbécile en question ne travaille plus pour nous, répondit Killmore. Un nouveau directeur a été nommé.
— Bien.
— Est-ce que tu sais qui est le visiteur ?
— Non. Mais je travaille sur quelque chose pour le coincer.
— Tu as sécurisé le réseau ?
— Pas encore. Pour le coincer, il faut que je le laisse revenir.
— Je veux savoir ce qu’il a fait sur le réseau, s’il a téléchargé des dossiers… ce genre de choses.
Killmore fit une pause. Puis il lui demanda en s’efforçant de ne pas paraître trop intéressé :
— As-tu eu le temps de regarder le projet que je t’ai envoyé ?
— ZéroBit ?
— Oui.
— C’est un nom pourri… À moins que ce soit le pseudo d’un impuissant.
— Ce qui ne fait pas vraiment partie de nos préoccupations, répondit Killmore sur un ton amusé.
— C’est un projet complètement délirant.
— Pourquoi ?… À part la raison évidente, je veux dire.
— Parce que celui qui le mettrait en application ne pourrait pas en profiter. Ça lui donnerait quoi de faire sauter l’ensemble du réseau ?
— D’après toi, c’est réalisable ?
— Pour la destruction des infrastructures d’Internet, sûrement. Pour la partie informatique, c’est plus difficile… il n’y a pas grand monde qui aurait les moyens. La Chine, peut-être, si elle mobilisait l’ensemble de ses équipes de hackers… Mais pour quelle raison quelqu’un ferait ça ?
— Je n’en ai aucune idée.
— C’est un projet réel ?
— Probablement pas, répondit Killmore en s’efforçant de ne pas paraître trop concerné par cette éventualité. C’est simplement une info qui a atterri sur mon bureau. La dernière du même genre concernait de nouvelles révélations sur Roswell !
Montréal, studio de HEX-Radio, 9h04
Bastard Bob acheva de vider le premier des trois verres de café qui étaient alignés à côté de son micro. Son style veston-cravate contrastait avec la tenue négligée de son coanimateur, qui ressemblait à un rescapé de l’époque hippie.
— Ici Bastard Bob, pour une autre chronique de « Sortez les poubelles ». La formule est simple : vous sortez vos poubelles et on discute ensemble de ce qu’on y met. Avec moi pour la prochaine heure, Philo Freak, le philosophe du vrai monde… Salut, Philo !
— Salut, Bastard.
— Avant de passer à notre chronique, on fait un tour rapide de l’actualité. Toi, Philo, qu’est-ce que tu retiens, dans ce qui s’est passé cette semaine ?
— Moi, c’est la nourriture pour chiens. Imagine : tu achètes de la bouffe à chien et tu sais pas s’il y a des morceaux de quelqu’un dans la boîte. Tu te vois, tomber sur un œil qui te r’garde ?… T’sé, comme l’œil de Caïn dans l’fond de la tombe…
— Là, tu me perds ! C’est encore une de tes affaires de philo ?
— Espèce d’inculte, c’est du Victor Hugo. Une chance que je suis là pour remonter le niveau de ton émission !
Un air de contrariété passa sur le visage de l’animateur.
— En tout cas, dit-il en s’adressant au micro, ça ferait un bon gag. Tu débouches une boîte et tu tombes sur un œil !… Mais ça n’arrivera pas : tout est écrasé, mixé, compacté…
— Ça fait quand même drôle, quand tu y penses : les toutous risquent de manger de l’écrapou de mon’oncle Hector.
— À part ça, autre chose qui t’a frappé ?
— Mon deuxième choix, c’est Prose. En fait, lui, il a pas l’air débile, juste un peu weird. Mais de voir les cotes des pools sur Internet… Ça, c’est débile rare.
— Comment ça, « des » pools ?
— Il y en a un sur le nombre de jours avant le prochain attentat. Un autre sur ses chances d’être encore vivant dans trois mois…
— C’est assez pour rendre quelqu’un weird, si tu veux mon avis !
Longueuil, 9h14
Le compteur indiquait maintenant 4 contre 9. Depuis la veille, le chiffre avait peu varié. Les joueurs semblaient avoir atteint un consensus sur ses chances de survie. Ils étaient plus de trois mille à avoir parié. En moyenne, on lui accordait 4 chances contre 9 d’être encore en vie dans trois mois.
Un instant, Prose fut tenté de parier sur sa propre survie, ne serait-ce que pour affirmer sa volonté de vivre en dépit de ce qu’une majorité croyait être son destin. Puis il renonça à cette contestation, qui ne serait symbolique qu’à ses propres yeux et qui servirait objectivement à alimenter le système.
Il quitta le site de pari en ligne et entra sur celui du journal Le Monde. La radio jouait en sourdine. Pendant qu’il activait son profil, il entendit distraitement que des manifestations anti-canadiennes avaient eu lieu aux États-Unis.
… les multiples poursuites entreprises par des producteurs agricoles des États-Unis contre le gouvernement canadien. L’animateur Frost Limbo a par ailleurs réclamé que les États-Unis aillent nettoyer eux-mêmes les zones infestées sur le territoire canadien pour s’assurer que le travail soit bien fait. Invoquant comme précédent le droit d’ingérence pour motif humanitaire…
Prose murmura un juron et ramena son attention sur l’ordinateur. Parcourant en diagonale les articles que lui proposait le site, il s’arrêta au quatrième. Il en nota des extraits sur la tablette de papier quadrillé.
Les abeilles disparaissent par milliards partout dans le monde… 80 % des fleurs, fruits ou végétaux, à la base de l’alimentation mondiale et de la biodiversité, dépendent exclusivement de la pollinisation par les abeilles.
L’article était coiffé d’une citation d’Albert Einstein :
Si l’abeille disparaît, l’humanité en a pour quatre ans.
Prose continua sa lecture en songeant aux gènes insecticides qu’on intégrait aux OGM sans avoir testé leurs conséquences à long terme sur les insectes autres que ceux visés. Pour justifier leur absence de prévoyance, les dirigeants des multinationales alimentaires appliquaient leur maxime favorite : « On traversera le pont quand on sera rendu à la rivière »… Le problème, c’était qu’une fois rendu, il risquait de ne pas y avoir de pont… et peut-être même plus de rivière.
Au huitième article, il ajouta quelques mots sur la feuille quadrillée :
… épiceries attaquées aux États-Unis…
Puis, quelques articles plus loin :
… émeutes en Inde. Entrepôts de riz saccagés…
C’étaient encore des événements relativement isolés. Mais il y avait toutes les chances que ça se généralise. Et alors, si la production mondiale de céréales diminuait, comme il était prévisible qu’elle le fasse…
Il resta un bon moment immobile, le porte-mine dans la main, en se demandant si toute cette recherche qu’il effectuait le mènerait quelque part. Bien sûr, cela satisfaisait sa manie compulsive de compilation et de classement. Sa paranoïa, aussi, aurait ajouté Brigitte en riant.
Le souvenir de la jeune femme réveilla sa culpabilité. Il se demandait si les informations qu’elle lui avait fournies, le travail qu’elle avait accepté d’effectuer pour lui, n’avaient pas contribué à sa mort… Bien sûr, l’explication la plus plausible était celle que semblaient avoir retenue les policiers : elle avait été éliminée à cause de ce qu’elle savait du processus de nettoyage génétique. Mais ce n’était qu’une explication plausible. Pas une certitude…
Et si c’était vraiment pour ça qu’on l’avait fait disparaître, était-ce pour la même raison qu’on avait tiré sur lui ? Au cas où elle lui aurait confié des informations sur le sujet ?… Peut-être que ce n’était pas simplement un illuminé ameuté par la rhétorique de HEX-Radio qui l’avait pris pour cible…
Ces questions le ramenèrent à sa supposée paranoïa. Était-il paranoïaque ?… Il s’était souvent posé la question. La réponse variait. Tout dépendait du sens que l’on donnait au mot. Si on en faisait un synonyme de tendance à la délusion, à imaginer des complots là où il n’y en avait pas, il n’était pas paranoïaque. Au contraire, il avait pour passion de collectionner les faits et de documenter les relations entre les faits.
Mais si on faisait de la paranoïa un intérêt à débusquer les intentions cachées, une propension à ne rien tenir pour acquis, à mettre au jour des stratégies occultes mais existantes – bref, à saisir la réalité sous l’angle des enjeux de pouvoir masqués –, alors oui, il était paranoïaque.
Ses pensées furent interrompues par la sonnerie du téléphone.
— Oui.
— Ici News Pimp, de HEX-Radio.
— Je ne suis pas intéressé à vous donner d’entrevue.
— Avant de répondre, tu pourrais au moins écouter ce que j’ai à dire.
Prose résista à son impulsion de raccrocher immédiatement. Il détestait se faire tutoyer de la sorte. La curiosité en lui l’emporta néanmoins sur l’exaspération.
— Je te propose un quart d’heure, enchaîna rapidement News Pimp. Tu dis ce que tu veux. Sans interruption. Sans intervention de personne. Après, tu réponds à des questions durant un quart d’heure… Tu peux pas dire que c’est pas fair !
— Je n’ai rien à dire sur ce qui est arrivé à Brigitte Jannequin. Ni sur l’attentat contre le laboratoire de BioLife Management. Je ne sais rien.
— Tu as sûrement quelque chose à dire sur d’autre chose. Quelqu’un qui se retrouve du jour au lendemain une célébrité sur Internet… Je sais que ça doit pas être drôle d’avoir un pool sur sa tête, mais que tu le veuilles ou non, tu es devenu une personnalité publique. Le monde a le droit de te connaître.
— Et moi, j’ai le droit à ma vie privée, répondit sèchement Prose.
— Si tu refuses de venir, le monde va penser que t’as quelque chose à cacher. Tu vas recevoir encore plus d’appels et de e-mails. Tandis que si tu dis ce que t’as à dire…
Prose savait que News Pimp avait en partie raison. Plus il refuserait de parler, plus il donnerait prise aux rumeurs qui circulaient sur lui. Par contre, il était loin d’être certain que de faire une intervention publique les calmerait.
— Écoutez, dit-il, je vais réfléchir à votre proposition.
— Réfléchir, ça veut dire quoi ?
— Disons que je vous donne une réponse dans deux jours.
— Come on, man… Deux jours, dans le monde de l’information, c’est une éternité. Faut battre l’affaire pendant qu’elle est chaude ! Si tu me donnes le OK, je peux t’arranger ça pour le show de ce soir.
— Tout de suite, ma réponse serait non.
— Qu’est-ce que tu veux ? Un cachet ?
— Ça n’a rien à voir avec l’argent.
Le ton de Prose était de plus en plus impatient.
— OK, je te laisse deux jours, fit News Pimp.
Après avoir raccroché, Prose se dit qu’il avait seulement reporté le problème. La question restait entière. D’une part, la proposition pouvait être intéressante. Les quinze minutes à Parano.com, il pouvait les utiliser pour parler de tous les recoupements qu’il avait faits sur la question des céréales. C’était en plein dans leur créneau. Pour une fois, ça toucherait à des enjeux réels… D’un autre côté, ça pouvait aussi être un piège : on le laisserait parler pendant quinze minutes, puis, sans s’occuper de ce qu’il aurait dit, on le harcèlerait sur l’histoire du laboratoire et sur le pool qu’il y avait sur sa tête… Et tout continuerait comme avant. Probablement en pire.
KOMO-TV, 9h33
… l’arrestation de neuf personnes et la saisie d’une demi-tonne de cocaïne. L’opération conjointe de la DEA, du Département de police de Seattle a permis…
New York, 9h37
Skinner entra dans la pizzeria, repéra l’homme qu’il devait rencontrer et alla s’asseoir sur la banquette devant lui.
Monky avait toujours les mêmes vêtements noirs, le même col mao et le même crâne rasé qui lui donnaient l’air d’un moine bouddhiste qui se serait rallié à Darth Vader.
— Vous avez décidé de modifier mon karma ? demanda Monky.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Si ce n’était pas important, vous auriez téléphoné.
— Vous déménagez à Londres. Un travail de surveillance.
Comme à son habitude, Monky ne manifesta aucune réaction.
— Qui dois-je surveiller ? se contenta-t-il de demander.
— Les plus hautes autorités du Consortium.
— Toutes ?
Skinner esquissa un mince sourire.
— Non. Vous aurez une cible particulière.
— Difficile à approcher ?
— Vous allez travailler pour lui. Comme adjoint exécutif et garde du corps. Évidemment, vous allez me tenir informé de ses faits et gestes.
Quatorze minutes plus tard, Skinner sortait de la pizzeria et prenait un taxi. Pendant le trajet, il relut le message que Fogg lui avait expédié plus tôt sur son BlackBerry. Une fois décodé, il ne faisait que quelques lignes.
En plus de monsieur Gravah, madame Pond va désormais avoir recours à vos services. Une communication de sa part suivra sous peu.
Skinner avait effectivement reçu un message dans l’heure suivante. Cette fois, le message s’étalait sur plusieurs pages. Il comprenait les grandes lignes du projet Tsunami. C’était d’abord pour cette raison que Skinner était venu à New York. Il allait activer un nouveau réseau des US-Bashers.
Mais avant, il devait rencontrer Hussam al-Din, son contact avec les islamistes.
Montréal, studio de HEX-Radio, 9h45
Bastard Bob avait sérieusement entamé son troisième verre de café. Fidèle à lui-même, Philo Freak ne buvait que de la tisane. Aujourd’hui, il avait opté pour tilleul menthe. Il en était encore à sa première tasse.
— C’est à mon tour d’avoir une question pour toi, dit-il.
— Shoote !
— C’est vrai que t’as commencé à stocker de la nourriture dans ta cave ?
La question prit Bastard Bob au dépourvu. Il jeta un regard contrarié à son coanimateur. C’est néanmoins sur un ton joyeusement ironique qu’il répondit :
— Les nouvelles vont vite !
— Comme ça, c’est sérieux ?
Philo Freak semblait sincèrement étonné.
— T’as vu comme moi ce qui se prépare : on va avoir une pénurie à la grandeur de la planète. L’avenir appartient à ceux qui voient plus loin que les autres ! À ceux qui pensent à long terme !
— T’exagères ! C’est pas encore la catastrophe.
— Pas encore. C’est justement pour ça qu’il faut commencer à stocker. Faut en profiter avant que les prix montent… Moi, j’ai déjà commencé. Les prochaines semaines, je remplis ma cave.
— Tu vas te retrouver avec des caisses et des caisses de nourriture en trop.
— C’est justement ça, l’idée. Quand le monde va se réveiller, les prix vont monter en flèche. Imagine le profit que je vais faire en vendant mes surplus.
— C’est un peu crosseur, non ?
La réplique indisposa sérieusement Bastard Bob. Il s’efforça de garder un ton pédagogique, comme lorsqu’on essaie de faire comprendre une évidence à une personne particulièrement bouchée.
— Ce serait crosseur si je faisais ça dans le dos du monde. Si j’utilisais des informations que les gens n’ont pas. Mais je le fais ouvertement. La pénurie alimentaire qui s’en vient, tout le monde est au courant. Tout le monde peut faire comme moi. Je conseille à tous ceux qui nous écoutent de le faire. Après, ce qu’ils font, c’est leur problème. Mais ils sauront qui blâmer quand les épiceries seront vides.
— Si je t’avais pas posé la question…
Bastard Bob avait l’air de plus en plus contrarié, presque furieux.
— Si tu n’avais pas posé la question, t’aurais pas scoopé mon sujet de la deuxième heure. C’est avec ça que je voulais commencer.
Puis, changeant de ton pour s’adresser aux auditeurs, il ajouta :
— On met une toune, le temps que j’explique les choses de la vie à mon ami Philo, et on revient avec notre chronique « Le débile de la semaine ».
Une pièce musicale se fit entendre. La lumière indiquant qu’ils étaient en ondes s’éteignit.
— C’est quoi, ton hostie de problème ? explosa Bastard Bob. Tu es sur mon show. Et sur mon show, j’invite pas du monde pour qu’ils viennent me planter !
Philo Freak semblait peu impressionné.
— Prends ça zen, Bastard… Si on peut plus s’amuser…
— Une autre de même et tu vas aller t’amuser ailleurs.
État du Montana, un ranch, 9h23
Ce n’était pas une réunion officielle. À l’abri du regard inquisiteur des médias, les discussions étaient plus libres, les problèmes abordés de manière plus crue. Aucun journaliste ne les attendrait à la sortie de la salle de réunion pour essayer de leur faire expliquer les compromis auxquels ils étaient parvenus à la condition de ne pas les révéler !
Pour l’occasion, les ministres chargés de la sécurité de chacun des pays du G-8 étaient accompagnés de leurs collègues de l’Agriculture. Des représentants de l’Inde et de la Chine assistaient également à la réunion. Ils étaient tous arrivés la veille par hélicoptère sur le ranch de Tyler Paige, le responsable américain du Department of Homeland Security.
Chacun des ministres de l’Agriculture avait commencé par dresser le bilan de la situation dans son pays : état de la contamination des céréales, prévision des pénuries pour les prochaines années… Les chiffres annoncés étaient tous plus ou moins « nettoyés ». Cela allait de soi. Après tout, il s’agissait d’informations stratégiques dont d’autres pays auraient pu tirer avantage. Mais la gravité de la situation était suffisamment reconnue pour inciter les représentants à un minimum de transparence.
Une fois le tour de table terminé, Paige prit la parole.
— Je pense que le constat est assez évident pour qu’on passe au point suivant de l’ordre du jour.
Son regard parcourut l’assistance.
— Il faut décider de ce qu’on fait pour la recherche, reprit-il. Il faut décider de la manière dont on gère les pénuries et de l’attitude à adopter face à nos populations.
Les ministres tournèrent quelques pages des dossiers ouverts devant eux. La section « recherche » commençait par une page sur laquelle il n’y avait qu’un seul mot :
HomniFood
— C’est le candidat que notre sous-comité recommande. À son avis, c’est la firme la mieux équipée pour piloter la recherche sur le plan mondial.
Il tourna la page. Cette fois, une liste de vingt-deux noms couvrait la page.
— Vous avez ici la liste des entreprises qu’il faut intégrer au projet.
— Par intégrer, vous entendez quoi, exactement ? demanda la ministre de l’Intérieur de la France.
— L’idéal serait que HomniFood les achète et les restructure en fonction des objectifs poursuivis. Cette solution est toutefois impraticable. D’une part, elle susciterait une vague de protestations qui intéresserait les médias ; d’autre part, elle attirerait l’attention sur HomniFood elle-même, qui n’a pas intérêt à apparaître comme exerçant un contrôle mondial. Aussi, différentes mesures de contrôle indirect sont prévues pour chacun des cas : achat par des fonds de private equity ou par des fonds souverains, remplacement de personnel clé, regroupement de certaines entreprises… C’est ce que vous trouvez dans les pages suivantes.
— Ça ne règle pas tous les problèmes, fit remarquer le délégué britannique. Il faudra que nous mettions nous-mêmes l’épaule à la roue.
Des hochements de tête marquèrent l’approbation de l’assemblée.
— Je ne parle pas seulement de faciliter les consolidations et les prises de contrôle, poursuivit le Britannique. Si on veut que ce projet de recherche réussisse, il faudra le subventionner… libéraliser les lois sur la recherche génétique… améliorer la protection des brevets…
Il se tourna vers le directeur du DHS, esquissa un sourire.
— Je ne sais pas comment vos fondamentalistes chrétiens vont trouver ça !
— Tant qu’on ne touche pas au génome humain, répondit Paige, il y a moyen de les contrôler.
— Il faudra aussi favoriser l’apport de capital privé dans ces entreprises.
— Vous pensez à des mesures fiscales ? demanda le Français.
— Bien sûr, cela va nécessiter des mesures fiscales, répondit le Britannique. Mais je pensais aussi à quelque chose comme les bons de la Victoire pendant la Deuxième Guerre mondiale… à des loteries… Tous ces projets pourraient être intégrés dans le cadre d’une guerre contre la faim.
— On devrait plutôt présenter la chose comme la défense du patrimoine alimentaire mondial, suggéra l’Allemand. Ça donne une image moins agressive et ça inculque l’idée qu’il est menacé. En Allemagne, ce serait beaucoup mieux accepté.
— Pourquoi ne pas utiliser les deux types de programme ? fit Paige. Chacun contribuera au programme qui correspond le mieux à son idéologie… La seule chose qui importe, c’est que le plus grand nombre de gens y mettent de l’argent.
La discussion se poursuivit pendant plusieurs minutes. Des serveurs vinrent s’enquérir discrètement de ce que désiraient boire les participants réunis autour de l’immense table en bois.
— Est-ce que je peux considérer que j’ai votre accord sur cette partie du projet ? demanda Paige en profitant d’un silence dans la conversation.
Une vague de murmures affirmatifs lui répondit.
— Nous en sommes donc à notre dernier point : la gestion des pénuries.
Il y eut de nouveaux bruits de feuilles tournées.
— Nos experts ont étudié les différents moyens de mettre en place une forme de rationnement, fit le délégué allemand. L’introduction d’un système de coupons dans chaque pays entraînerait des coûts prohibitifs. Sans compter que ça provoquerait l’apparition d’un marché noir dans les jours suivant la mise en place du système. Les groupes criminels se lanceraient dans l’extorsion des coupons auprès des groupes les plus démunis… Notre conclusion est qu’on ne peut pas contrôler le rationnement en passant par les individus.
— Et par les fournisseurs ? demanda le Français.
— Ça favorise encore plus le marché noir. Déjà, les groupes criminels font des razzias contre les centres de distribution dans les pays où il y a de l’aide alimentaire.
— Sans parler des files d’attente quand les magasins sont vides, fit le ministre russe de l’Agriculture. C’est très mauvais pour l’image du pouvoir.
— Entièrement d’accord, approuva l’Allemand. C’est pourquoi nos spécialistes nous recommandent de nous en remettre au système actuel.
Les yeux de tous ses collègues se fixèrent sur lui. L’Allemand prit le temps de soutenir leurs regards interrogateurs en souriant pendant quelques secondes.
— Le marché, dit-il. Tout le monde y est habitué. Plus une chose est rare, plus son prix est élevé. Les gens sont entraînés à faire ce genre de raisonnement. Il suffit de nous assurer que les prix reflètent correctement la disponibilité de la nourriture.
— Si les prix continuent de monter, il va y avoir encore plus de protestations, fit l’Italien. Déjà, les policiers ont de la difficulté à contrôler les foules.
— C’est vrai, renchérit le Français. Il faudrait au moins prévoir des centres de distribution pour les plus pauvres.
— Par contre, reprit l’Allemand, s’il y a suffisamment d’informations dans les médias pour inquiéter les gens, les classes moyennes vont se mettre à stocker la nourriture, à l’économiser…
— Un autre avantage du système de marché, ajouta le Britannique, c’est qu’avec des prix suffisamment élevés, leur peur d’en manquer va prendre le dessus sur leur idéologie : ceux qui vont continuer à protester contre les OGM vont se faire lyncher par le public.
Paris, 16h44
Blunt regardait les différents écrans couverts de chiffres en se demandant duquel Poitras extrairait une nouvelle série d’informations. Ce fut finalement celui à sa gauche qui s’anima, le tableau de chiffres étant remplacé par une série de titres de nouvelles que Poitras faisait défiler.
— Ce sont tous des incidents qui concernent des entreprises impliquées dans le commerce des céréales et l’alimentation, dit-il.
— Personne n’a encore fait de recoupements ? demanda Blunt.
— La plupart des entreprises ont plusieurs activités et elles ne sont pas toutes regroupées dans la même industrie. Celles qui font les recherches sur les céréales sont surtout dans les biotechs ; les distributeurs sont dans la consommation de base… Et la plupart des producteurs de céréales ne sont pas cotés en Bourse.
— Qu’est-ce qui va arriver ?
— Pour le moment, il y a de l’activité sur les compagnies ciblées explicitement par Les Enfants de la Terre brûlée. Les analystes conseillent à leurs clients de réduire leurs positions. Plus tard, si les compagnies sont vraiment en difficulté, les hedge fund qui s’occupent de fusions-acquisitions vont racheter leurs actions et vendre celles des entreprises qui se positionnent pour les acheter… Avant, on va voir le prix des contrats à terme sur les céréales partir à la hausse. Ça, c’est déjà commencé. La plupart des céréales sont fortement en contango… Mais si les attentats se poursuivent, on n’a encore rien vu. Ça va être comme pour le pétrole quand les menaces de guerre au Moyen-Orient s’amplifient.
— Si tu le dis…
Poitras partit à rire.
— Désolé… Je peux traduire en langage humain, si tu veux.
— Je pense que j’ai compris l’essentiel. La liste d’incidents vient d’où ?
— Je l’ai construite à partir des nouvelles de Reuters. Puis j’ai vérifié sur Bloomberg. Il n’y a pas beaucoup de différences entre les deux sources.
— C’est rassurant, non, que les nouvelles ne changent pas trop d’une source d’information à l’autre ? fit Blunt avec un sourire.
— Tant que ce n’est pas parce que l’une des deux a copié sur l’autre !
Le sourire de Blunt s’élargit. Poitras se leva de sa chaise à roulettes et s’étira. Puis il alla à la petite cuisine se chercher une bouteille d’eau minérale.
Quand il revint au bureau, Blunt n’avait pas bougé de son fauteuil. Il semblait plongé profondément dans ses pensées. Poitras se rassit devant les écrans et fit apparaître une nouvelle série de données.
— À ton avis, à qui ça peut profiter ? demanda Blunt.
— Hier, je t’aurais dit HomniFood. Mais avec l’attentat contre leur président…
— Est-ce que ça affecte la compagnie ?
— C’est justement ce que je regardais.
Il lui montra un des écrans du doigt.
— Après l’annonce de la nouvelle, le titre a perdu sept pour cent. Mais il est déjà en train de remonter.
— Et c’est rapide ?
— La compagnie n’a rien perdu de sa capacité de production. Elle a des réserves financières de plusieurs milliards pour financer la production de son fongicide et des souches résistantes de céréales. Deux pays ont déjà annoncé leur intention de collaborer avec eux. D’autres devraient suivre… Ils nagent dans l’argent ! Il va probablement leur en rester assez pour acheter plusieurs de leurs concurrents en difficulté.
— Et si les empoisonnements continuent ?
— À moins que leur fongicide et leurs souches résistantes soient de la frime, le prix de leurs actions va exploser…
— Est-ce qu’il y a moyen de savoir s’il y a des gens qui se placent pour profiter de ce qui va arriver ?
— Il suffit de regarder quatre choses. Ceux qui ont déjà investi dans HomniFood, ceux qui achètent des options d’achat sur le titre, ceux qui vendent à découvert les titres des compagnies mentionnées par les terroristes et ceux qui achètent des contrats à terme sur les céréales de façon massive en escomptant une hausse des prix… Avec ça, tu devrais avoir une bonne idée de qui veut prendre avantage d’une catastrophe sur les céréales.
— Tu peux le faire ?
— J’ai commencé. Mais je n’ai pas trouvé grand-chose avant les annonces des Enfants de la Terre brûlée.
— Et après ?
— Ce n’est pas clair. C’est peut-être des spéculateurs qui ont décidé de profiter de la nervosité du marché.
— Tu peux expliquer ?
— Si j’achète des options d’achat sur un contrat à terme à un prix d’exercice supérieur au prix courant, tout ce que je risque, c’est le prix de l’option : autrement dit, presque rien. C’est comme miser sur un billet de loto. Si le prix ne monte pas, je perds le prix que m’a coûté l’option. Mais si le prix se met à monter, je peux exiger qu’on me vende la quantité de céréales déterminée par le contrat à terme, au prix inscrit sur le contrat.
— Quelle que soit la hausse qui est survenue ?
— Exactement ! Quelle que soit la hausse !… Si elle est importante et que tu as acheté beaucoup de contrats, c’est l’équivalent du gros lot au casino… Et si tu es sûr de ce qui va se passer, tu vends des options de vente : avec la prime que tu reçois, tu compenses celle que tu paies. C’est comme si tu finançais ton billet de loto que tu sais gagnant en vendant un billet de loto que tu sais perdant.
— On a le droit de faire ça ?
— En finances, si c’est assez compliqué, on peut faire ce qu’on veut, répliqua Poitras avec un sourire ironique. Mais c’est à mon tour de te poser une question : c’est quoi, la probabilité que les terroristes donnent suite à leurs menaces ?
— Quatre-vingt-un virgule six cent quarante-trois pour cent, je dirais… Environ.
La précision du chiffre fit sourire Poitras.
— Et la probabilité que la contamination s’étende à la planète ?
— Cinquante-six pour cent.
— Pas de décimales ?
— Les données sont trop incertaines, répliqua Blunt, imperturbable. Pourquoi tu me demandes mes prévisions ?
— Parce qu’il faut que je décide ce que je vais faire de l’argent de la Fondation.
Fort Meade, 11h08
L’image à l’écran présentait un plan d’ensemble des gens réunis autour de la table en bois. Paige avait la parole.
Messieurs, je propose qu’on fasse une pause avant d’aborder notre troisième point.
Tate releva les yeux de l’écran. « Il veut que les gens aient le temps de discuter en privé de façon informelle », songea-t-il. « Il doit lui rester du travail au corps à effectuer. »
Il se leva de son bureau et regarda un autre moniteur où défilait une liste de nouvelles. Une des lignes était en rouge.
La mort de Frank Cooper, président et chef de la direction d’HomniFood, ne changera pas les orientations fondamentales de l’entreprise. Dans une déclaration qui se voulait rassurante pour les investisseurs et les clients de l’entreprise…
Rien qui réclamait son attention de manière urgente. Il faudrait simplement qu’il envoie un message à Blunt, au cas où l’information lui aurait échappé… ce qui était peu probable.
Tate regarda un autre moniteur, qui diffusait en direct une allocution du président de la France… Rapidement, il cessa de l’écouter. Son esprit revint à la réunion au ranch de Paige, ce qui le fit sourire. Ce dernier avait eu beau se surnommer le « tsar » de la lutte au terrorisme, il n’était même pas foutu de protéger efficacement son ranch contre l’écoute électronique.
Tate se demandait à quelle version abrégée de cette rencontre il allait avoir droit par les canaux officiels… Et ça, c’était à la condition qu’on lui en parle !
Il prit son portable et téléphona à son courtier.
Deux minutes plus tard, il avait acheté pour cinquante mille dollars d’options d’achat à long terme sur le titre d’HomniFood. Son courtier l’avait convaincu d’utiliser cette stratégie plutôt que d’acheter simplement le titre à son cours actuel : il multiplierait ses profits.
Ce que Tate ne savait pas, c’était que le courtier avait lui-même pris une position deux fois plus importante que celle de Tate sur les mêmes options.
État du Montana, un ranch, 10h42
— Le problème majeur va être de contrôler la population, fit le ministre de l’Intérieur de l’Italie.
Il se tourna vers le Chinois avant d’ajouter :
— Nous n’avons pas tous votre expérience… ni votre avantage en ce qui a trait aux médias.
Le Chinois sourit.
— Si on faisait le quart de ce que vous faites… reprit l’Italien.
— Je n’ai jamais compris votre attitude, répondit le Chinois. Vous admettez pourtant que l’information est un instrument de pouvoir… Je me trompe ?
— Vous ne vous trompez pas.
— Alors, pourquoi cet instrument de pouvoir n’est-il pas entre les mains de ceux qui sont élus pour exercer le pouvoir ?
— Check and balance, répondit Paige. Mais je suggère que nous poursuivions cette discussion philosophique après la réunion. J’aimerais entendre le point de vue de chacun d’entre vous sur le sujet qui nous occupe.
Le Britannique fut le premier à prendre la parole.
— Si la menace alimentaire est suffisamment prise au sérieux, dit-il, les gens vont accepter qu’il y ait plus de contrôles. La chasse aux terroristes islamistes et aux écoterroristes devrait nous donner les moyens de contrer les contestations les plus excessives… Mais – et j’insiste ! – il faut que la menace soit crédible : on ne peut pas se permettre une réédition de l’épisode des armes de destruction massive.
Tous les yeux se tournèrent vers Paige, curieux de voir sa réaction. Impassible, ce dernier se contenta d’attendre la suite.
Ce fut le Russe qui enchaîna.
— Pour imposer notre message, nous devrons nous assurer d’un contrôle efficace des médias. Chez nous, ça ne devrait pas soulever de difficultés, ajouta-t-il avec un sourire retenu. Mais chez vous…
— Pour la France, répondit la ministre française de l’Intérieur, une tentative pour établir un contrôle direct des médias serait éminemment contre-productive. Quand les Français peuvent se plaindre d’une chose dans les médias et dans les cafés, ils peuvent la supporter indéfiniment… Ce dont nous avons besoin – et là, je suis d’accord avec mon collègue russe –, c’est que, partout sur la planète, la menace alimentaire fasse la une des médias. Peu importe ce que les gens en disent. L’important, c’est l’impact. Il faut que tout le monde en parle. Que ça devienne le cadre à l’intérieur duquel tout le monde pense.
Une série de hochements de tête approuva sa déclaration.
— Et le terrorisme islamiste ? demanda l’Américain.
— Ce n’est plus notre priorité.
— Ils peuvent bien faire sauter une ambassade ou une église ici et là, ajouta le Britannique. En termes de dégâts, ça ne peut pas se comparer à ce que représente le terrorisme alimentaire.
www.buyble.tv, 12h03
… Vous écoutez Buyble-TV, la télé où on peut acheter son ciel et faire de l’argent en le vendant à d’autres. Cette semaine, tous les profits générés par la vente de bibles seront acheminés aux missionnaires que nous subventionnons en Afrique centrale, où le taux de conversion a bondi au cours des dernières semaines, pour atteindre…
Montréal, 12h16
Comme chaque fois qu’il était obligé de différer un repas, l’inspecteur-chef Théberge était d’humeur brouillonne. Depuis la fin de l’avant-midi, les bousculades dans les épiceries s’étaient multipliées. Il y avait également eu plusieurs vols de nourriture.
La plupart des personnes interpellées avaient fourni la même explication : il y aurait bientôt une pénurie de nourriture ; elles avaient le droit de faire des provisions pour ne pas mourir de faim. Les autorités essayaient de cacher la situation au public, mais les gens savaient à quoi s’en tenir ! Il n’était pas question qu’ils se fassent prendre quand il n’y aurait plus rien dans les épiceries et qu’il n’y aurait plus moyen d’acheter de nourriture !
Certains semblaient réellement affolés par la possibilité d’une pénurie, mais d’autres prenaient la chose avec le sourire, comme si ce n’était qu’une occasion d’affaires. Ceux-là avaient procédé à des achats massifs et ils avaient été agressés au cours des incidents, alors que leurs agresseurs se retrouvaient surtout parmi ceux qui étaient paniqués et dont les moyens financiers étaient limités.
Ils avaient cependant tous un point commun : ils avaient appris l’imminence de la pénurie en écoutant HEX-Radio, ce qui expliquait la présence de l’inspecteur-chef Théberge au domicile de Bastard Bob.
— C’est quoi, l’idée d’envoyer les gens vider les épiceries ? demanda Théberge.
— Je n’ai envoyé personne nulle part. J’ai simplement dit que moi, je faisais des provisions.
— Et vous n’avez pas pensé que les gens vous prendraient au sérieux ?
— J’espère bien qu’ils me prennent au sérieux !
— Vous êtes une belle ordure !
Bastard Bob regarda un instant Théberge en silence avec un sourire ironique.
— Toute cette discussion est ridicule, dit-il. On ne pourra jamais s’entendre. Vous n’êtes même pas capable d’imaginer que je puisse penser réellement ce que je dis.
Théberge supprima la réplique qui lui était venue à l’esprit. C’était vrai qu’il n’avait pas envisagé la possibilité que l’animateur puisse être de bonne foi.
— De quelle manière est-ce qu’il faut que je vous le dise ? reprit Bastard Bob sur un ton insistant. Il y a réellement une pénurie qui nous menace. Les débiles de Terre brûlée vont continuer d’empoisonner de la nourriture… J’en suis convaincu. Certain. Complètement sûr… Et ceux qui auront stocké de la nourriture auront plus de chances de s’en tirer… Avouez que vous n’avez pas pensé à ça !
En lui-même, Théberge était obligé d’admettre que cette hypothèse ne lui avait pas effleuré l’esprit. Peut-être parce qu’il craignait inconsciemment qu’elle soit vraie. Mais ça ne justifiait en rien l’irresponsabilité de l’animateur.
— Supposons, fit Théberge. Supposons que ce soit vrai… Vous, avez-vous imaginé un instant ce que peut provoquer une déclaration comme celle que vous avez faite ?
— Ma job à moi, c’est de rendre publique l’information disponible. Ce que les gens en font, c’est leur problème.
Théberge le regarda longuement. Puis il lui demanda :
— Vous croyez vraiment ce que vous dites ?
— Et vous, la liberté d’expression, vous y croyez ?… C’est comme ça que fonctionne la société. Chacun a accès à l’information et chacun en dispose au mieux de ses intérêts. C’est à chacun de décider. Moi, j’assure un service essentiel pour que le système fonctionne : je donne accès à l’information.
— Et si vos belles informations ont pour effet de pousser les plus vulnérables à la violence ? à des gestes désespérés ?
— Ce n’est pas mon rôle de surprotéger les gens. La connaissance amène toujours une certaine dose de désespoir : on appelle ça de la lucidité. Et ça fait partie de ce qu’on appelle devenir adulte.
— Autrement dit, vous militez pour l’élévation intellectuelle du débat social.
Le sourire de Bastard Bob s’élargit.
— Vous me plaisez, inspecteur Théberge. Pour un flic, vous argumentez plutôt bien. Vous avez même un certain sens de l’humour. Mais il y a un point qui nous sépare.
— Je serais étonné qu’il n’y en ait qu’un seul.
Bastard Bob poursuivit sans s’occuper de la remarque du policier.
— Moi, je respecte l’intelligence des gens, dit-il. Je pense qu’ils sont suffisamment adultes pour qu’on leur dise la vérité… Vous, vous les croyez infantiles. Vous pensez qu’il faut choisir ce qu’on leur dit. Je vous regarde et je comprends que des gens puissent se prononcer de bonne foi en faveur de la censure.
Puis il ajouta, comme si cela devait clore le débat :
— Ça se ramène à l’image qu’on se fait de l’être humain : un individu adulte et libre… ou un être infantile qu’il faut protéger de lui-même.
— Je dirais plutôt que ça se ramène à une question d’argent, répliqua doucement Théberge. Il y a ceux qui ont intérêt à ce que la vie soit pacifiée et il y a ceux qui ont intérêt à créer des émeutes parce que ça fait monter les cotes d’écoute.
— Comme il vous plaira.
— Au lieu de vous contenter d’emprunter une expression ici et là à Shakespeare, vous auriez intérêt à le lire. Comme réflexion sur la violence, ça pourrait vous ouvrir les idées !
Genève, 19h25
Jean-Pierre Gravah regardait les journalistes avec un mélange de satisfaction et de sentiment de dérision. De la part d’un nouveau président, ils s’attendaient tous à un programme de restructuration de l’entreprise, à l’énoncé de grandes orientations. Bref, à des propos lénifiants pour rassurer les actionnaires. Ils allaient avoir une surprise.
— Mesdames, messieurs, je suis conscient de l’heure inhabituelle à laquelle j’ai convoqué cette conférence de presse. Je suis désolé si cela vous occasionne un quelconque inconvénient. Je tiens à faire le point avec vous sur un certain nombre de sujets que j’estime d’intérêt public. Vous comprendrez dans quelques minutes pourquoi je ne pouvais attendre à demain.
Son regard parcourut de nouveau les journalistes puis acheva sa course sur la forêt de micros sur la table.
— Si vous le permettez, je vous épargnerai les énoncés habituels de bonnes intentions, les blagues élaborées par les spécialistes en communication ainsi que les détails de mon CV. La situation est grave et HomniFood entend faire sa part dans la lutte qui s’annonce pour assurer la survie alimentaire de la planète.
Il fit une pause. Il avait maintenant leur attention.
— J’annonce la signature de deux ententes, avec l’Inde et Israël, pour la construction de centres de production de céréales génétiquement modifiées capables de résister au champignon tueur. D’autres ententes sont en voie de finalisation et seront annoncées dans les jours qui viennent.
Inutile de préciser que l’annonce de ces premières ententes mettrait de la pression sur les autres pays puisque les projets seraient réalisés dans l’ordre des signatures. Les derniers à signer risquaient fort de devoir attendre un an ou plus le début des mises en chantier.
Dans l’assistance, des mains se levèrent.
— S’il vous plaît, un peu de patience, fit Gravah. J’ai encore quelques annonces à faire.
Les mains se baissèrent. Tout le monde s’était imaginé que cette nouvelle justifiait à elle seule la tenue d’une conférence de presse.
— Je veux aussi annoncer la signature d’une alliance de long terme avec Greenspam, la société qui est la référence en matière de suivi de performance environnementale pour l’industrie alimentaire. Toutes les nouvelles usines d’HomniFood seront évaluées par Greenspam. Nous sommes fiers d’annoncer que tous nos produits, y compris ceux des anciennes usines, seront désormais certifiés et porteront le sceau Greenspam.
L’annonce était rigoureusement exacte. Gravah avait omis un seul détail : Greenspam serait désormais contrôlée en sous-main par HomniFood. Rien d’officiel. Mais, parfois, certains arrangements informels, particulièrement lorsqu’ils étaient assortis de menaces et de récompenses, étaient plus sûrs que des contrats… L’entreprise ferait tout ce qu’il faudrait pour sauver les apparences et justifier la certification des produits. Certaines critiques seraient même faites sur certaines usines ou certains produits pour donner un vernis de crédibilité aux décisions de certification. Mais la curiosité de Greenspam serait bridée et certains secteurs des activités d’HomniFood demeureraient à l’abri des gros sabots des certificateurs.
Des murmures parcoururent l’assistance. Quelques mains se levèrent. Gravah les ignora.
— J’annonce également que, désormais, le tiers des profits réalisés par nos usines sera redistribué sous forme de nourriture et de services de santé aux populations environnantes. En tant que citoyen corporatif, HomniFood estime juste et équitable de redistribuer cette part des profits aux populations qui lui font confiance et qui travaillent dans ses usines.
Gravah souriait. Il devait se retenir de ne pas rire ouvertement. C’était d’une ironie délicieuse. L’entreprise fixait ses prix de manière à doubler ses profits puis elle en redistribuait une partie en « largesses ». Au net, les profits augmentaient de trente-trois pour cent !
— C’est la preuve que le capitalisme bien compris peut contribuer non seulement à l’enrichissement de l’humanité, mais à l’avancement de la justice sociale et des droits économiques des populations.
— Autrement dit, vous les achetez ? ironisa un reporter.
— Si vous voulez dire que les entreprises qui traitent convenablement leurs employés et la population locale les achètent, je veux bien admettre que nous les achetons. Personnellement, je trouve cette attitude plus morale que de les laisser dans la pauvreté sous prétexte de respecter leur « authenticité ». Mais peut-être n’avons-nous pas les mêmes valeurs…
— Ce que vous leur donnez n’est rien en comparaison des profits que vous réalisez.
Pour répondre, Gravah adopta un ton plus grave.
— Au cas où vous ne l’auriez pas saisi, dit-il, nous sommes face à une crise alimentaire aux dimensions planétaires. Tous nos profits non redistribués seront investis dans la recherche et dans la construction de nouvelles usines. Car il ne faut pas se tromper : c’est l’espèce humaine comme telle dont la survie est menacée… Nous sommes à une époque du capitalisme où il faut faire payer les riches pour sauver l’humanité. Et les riches, ce ne sont pas uniquement ces quelques milliers de milliardaires éparpillés dans des yachts sur les océans du monde : c’est l’armée des classes moyennes occidentales, qui dépensent individuellement, bon an mal an, de mille à dix mille fois le revenu moyen de plus d’un milliard de personnes. Les nouveaux capitalistes, dont je me targue de faire partie, ont compris la responsabilité qui vient avec leur charge. Et c’est notre devoir de montrer l’exemple.
Les journalistes restèrent cois. Aucun ne s’attendait à ce type de discours, à la limite de la prédication.
— Vous pouvez considérer que c’est mon discours d’adieu, reprit Gravah avec un sourire. Ma tâche de président intérimaire est achevée. Je n’ai pas de plan de carrière et j’ai maintenant terminé le travail que l’on m’avait confié : trouver un remplaçant à notre président, qui est mort dans des circonstances regrettables.
— Vous ne prenez quand même pas votre retraite ? lança un journaliste.
— Ceci est ma dernière activité publique, répondit Gravah. Dans quelques minutes, je vais retrouver avec plaisir l’anonymat de la vie privée.
Il ne mentionna pas que cet anonymat était une condition indispensable pour les activités qu’il allait désormais poursuivre. Après une pause, il enchaîna sur un ton presque solennel :
— Pouvoir bénéficier d’une vie privée est un luxe largement sous-estimé et plus menacé qu’on ne le croit. Si des catastrophes alimentaires ou autres devaient survenir, précipitant des mouvements de population à l’échelle continentale…
— C’est ce que vous prévoyez ? coupa un des journalistes.
Gravah prit quelques secondes pour le regarder avant de répondre.
— Je ne pense pas qu’on puisse « prévoir » l’évolution de l’humanité. Trop de facteurs interviennent en même temps. Mais on peut travailler à se prémunir contre certains avenirs possibles, contre certaines dérives… C’est désormais ce que je vais m’employer à faire, à l’abri des caméras et de l’attention publique.
Puis son visage redevint souriant.
— Laissez-moi maintenant vous présenter le nouveau président d’HomniFood, Steve Rice.
Paris, 19h37
Quand Chamane rentra chez lui, Geneviève n’était toujours pas là. Il se dirigea vers la salle d’ordinateurs en se disant qu’il faudrait qu’il se décide à lui parler. Ça ne pouvait plus continuer comme ça. Des colocataires devaient se voir plus souvent qu’eux !
En apercevant l’écran central, il esquissa une grimace : Geneviève avait collé un Post-it au centre de l’écran. Elle lui demandait de l’appeler au numéro qu’elle avait inscrit au bas de la note. Le numéro lui semblait familier. Une vérification sur Internet lui apprit que c’était celui du théâtre.
Probablement pour l’avertir qu’elle ne rentrerait pas, songea-t-il. Il pensa à l’appeler plus tard. Puis il prit le téléphone.
— Geneviève ?
— Un instant, fit une voix qu’il ne reconnut pas.
Une dizaine de secondes plus tard, il entendit la voix de Geneviève :
— Allô ?
— C’est moi.
— J’avais peur que tu ne voies pas mon mot.
— Tu ne peux pas venir souper ?
— Non… mais j’aimerais que tu viennes me rejoindre. Autour de vingt et une heures, ça va ?
— Tu es sûre ?
— Pourquoi ?
— D’habitude, tu n’aimes pas que je te regarde répéter.
— Pour cette fois, on va faire une exception, dit-elle en riant.
Brossard, 13h43
La femme de l’inspecteur-chef Théberge écoutait les informations de Radio-Canada en terminant ses mots croisés sur le coin de la table. Il lui restait encore une heure avant d’aller faire son bénévolat. Nancy, la barmaid du Palace, lui avait demandé de passer vers le milieu de l’après-midi. Une jeune danseuse voulait utiliser la filière.
… a déjoué un projet d’attentat contre la grande mosquée du Haram à La Mecque. Les auteurs seraient membres d’un groupe fondamentaliste chrétien : « Les Croisés de la Vierge blanche »…
Madame Théberge ferma la radio, car elle ne voulait pas en entendre davantage : elle avait déjà eu sa dose de nouvelles déprimantes pour la journée.
Au téléphone, Nancy lui avait parlé de la jeune femme qu’elle allait rencontrer… Une adolescente qui dansait depuis l’âge de quatorze ans ; son ami-propriétaire-gérant, comme l’avait appelé Nancy, était un proche des motards ; quand elle était tombée enceinte, il l’avait forcée à mener sa grossesse à terme, puis il avait vendu le bébé sur le marché de l’adoption. Il lui avait ensuite donné un mois pour se « remettre en shape » et recommencer à danser, sinon il la vendait à un réseau d’Amérique du Sud : il n’avait pas l’intention de l’entretenir à rien faire. Le délai expirait dans cinq jours.
C’était une des danseuses du Palace qui avait parlé de la filière à la jeune femme. Elle avait mis deux semaines à se décider.
Maintenant que sa décision était prise, il fallait agir rapidement. Ces filles étaient toujours dans un état de grande fragilité. Souvent, une partie d’elles-mêmes luttait pour ne pas s’enfuir. Madame Théberge en avait trop vues changer d’idée à la dernière minute, vouloir faire une dernière tentative pour arriver à un compromis avec leur pimp, et qui s’étaient ensuite retrouvées à l’hôpital… ou qui avaient carrément disparu.
Elle retourna à sa grille de mots croisés. Avant même qu’elle ait fini de lire une première définition, le téléphone sonnait.
— Madame Théberge ? fit une voix qu’elle trouva immédiatement froide et désagréable.
— Oui…
— On n’aime pas beaucoup les gens qui mettent le nez dans nos affaires. La vie est courte. Un accident est si vite arrivé… À votre place, j’en parlerais à votre mari. À deux, vous allez peut-être réussir à entendre la voix de la raison.
Un déclic mit fin à l’échange.
La première réaction de madame Théberge fut de s’inquiéter pour la jeune danseuse : son « propriétaire » avait peut-être eu vent de son projet de fuite. Puis ce fut l’indignation qui prit le dessus : s’ils pensaient l’intimider, ils se trompaient.
Elle referma le journal, se leva, se rendit à la salle de bains, jeta un coup d’œil à son maquillage, nota quelques ajustements qu’elle aurait aimé y apporter, mais décida que ça suffirait pour l’instant. Il n’y avait pas une minute à perdre : elle se rendrait immédiatement au Palace.
En chemin, elle téléphonerait à Nancy pour la prévenir : elle pourrait faire appel à l’escouade fantôme. De cette façon, si le propriétaire de la danseuse décidait de se pointer au club…
Puis elle songea à son mari. Elle décida rapidement que lui parler du coup de fil était hors de question. Il avait assez de problèmes sans qu’elle lui ajoute cette source d’inquiétude. Lui qui avait déjà tendance à s’en faire inutilement pour sa sécurité !
Londres, 19h38
Lord Hadrian Killmore n’était pas mécontent. La première phase du projet se déroulait relativement bien. Désormais, les événements suivraient leur cours sans presque qu’il ait besoin d’intervenir. Il pourrait consacrer l’essentiel de ses efforts à la phase II.
Il prit un livre dans la bibliothèque et commença à lire au hasard.
En comparant la grandeur des organisations religieuses qu’on a devant les yeux avec l’imperfection ordinaire de l’homme en général, on doit reconnaître que la proportion entre les bons et les mauvais est à l’avantage des milieux religieux. On trouve naturellement aussi dans le clergé des gens qui se servent de leur mission sacrée dans l’intérêt de leurs ambitions politiques, des gens qui, dans la lutte politique, oublient d’une façon regrettable qu’ils devraient être les dépositaires d’une vérité supérieure et non les protagonistes du mensonge et de la calomnie ; mais pour un seul de ces indignes, on trouve mille et plus d’honnêtes ecclésiastiques, entièrement fidèles à leur mission, qui émergent comme des îlots au-dessus du marécage de notre époque mensongère et corrompue.
Un sourire ironique apparut sur ses lèvres. On aurait pu croire qu’il s’agissait d’un extrait de programme électoral, songea-t-il. Le programme d’un parti qui voulait raviver les valeurs religieuses et bourgeoises. Vraiment peu de gens auraient pu identifier l’auteur du livre.
Le timbre discret de son BlackBerry l’arracha à sa lecture. Pas question de ne pas répondre. Moins de dix personnes avaient ce numéro et aucune d’elles ne l’appellerait sans une raison importante.
— Oui ?
— Il y a eu un accident au laboratoire, fit la voix de madame McGuinty. Provoqué par un membre du personnel.
— Vous avez fait ce qu’il convient ?
— Il n’est plus avec nous.
— Personne n’est irremplaçable. Je suis sûr que vous trouverez rapidement quelqu’un d’autre.
— La totalité des souches de fongicide a été détruite.
— Détruite… de quelle manière ?
Le ton de Killmore était à peine plus froid.
— Le chercheur s’est barricadé dans un laboratoire. Un des gardes a tiré un coup de feu. Des éprouvettes ont explosé. Du matériel s’est enflammé. Avant qu’on ait le temps d’intervenir, le feu s’était propagé au local d’entreposage, juste à côté du laboratoire.
— Vous avez pris des mesures envers l’auteur de cette brillante initiative, j’espère !
— Lui non plus ne travaille plus pour nous.
— Bien… Et les souches de fongicide ?
— Au moins six mois pour les reconstituer, selon le chef du labo. Il faut presque repartir de zéro… Juste au moment où la production industrielle allait démarrer !
— Rappelez-lui que ces incidents ne changent rien à notre échéancier.
— Il ne sera pas très heureux.
— Il n’est pas payé pour être heureux, mais pour livrer un résultat.
Après avoir interrompu la communication, Killmore resta immobile quelques secondes, l’appareil dans la main, puis il fit un appel.
— Ici le gardien du Cénacle, dit-il. Nous allons peut-être avoir besoin de l’Arche plus rapidement que prévu. Il faut qu’on se rencontre.
Il raccrocha, retourna à son fauteuil et reprit son livre. Il l’ouvrit à quelques endroits, mais sans parvenir à s’y intéresser.
Il se leva alors pour le ranger dans la bibliothèque, dans un espace libre à côté de La République de Platon. Sur l’épine, on pouvait lire : Mein Kampf.
Paris, 20h54
Anxieux, Chamane était arrivé largement en avance. Pour passer le temps, il avait pris une bière dans un café, à deux coins de rue du théâtre.
— J’ai une surprise pour toi, dit Geneviève en l’embrassant.
— De pouvoir te voir, c’est déjà une surprise !
— Je sais, je n’ai pas été beaucoup là ces derniers temps. Mais, crois-moi, ça valait la peine… Viens !
Elle l’amena dans les coulisses.
— C’est la porte du fond, dit-elle avec un signe de la main… Tu peux entrer, je te rejoins.
Chamane ouvrit la porte et fit deux pas dans la pièce avant de s’immobiliser.
Au centre, une immense table était couverte de plats. Assis autour, des amis de Geneviève le regardaient en souriant, un verre à la main.
— Bonne fête ! lancèrent-ils en chœur, joignant leurs voix à celle de Geneviève qui arrivait derrière lui.
Toutefois, ce qui frappa le plus Chamane, ce fut le décor. Geneviève avait trouvé le moyen de reproduire le décor virtuel de la salle de réunion des U-Bots.
Sur le mur du fond, une dizaine d’écrans de télé avaient été fixés. Sur chacun apparaissait un des amis que Chamane rencontrait fréquemment sur Internet. Tous levaient également un verre à sa santé.
— Comment t’as fait ? demanda Chamane en se tournant vers Geneviève.
— Ils m’ont aidée, se contenta-t-elle de répondre avec un geste en direction des gens autour de la table.
— Mais… quand ?
— Après les répétitions… On prenait une heure ou deux pour faire avancer le projet.
Chamane jeta un coup d’œil en direction des gens, à la table.
— Et… pourquoi ils ont fait ça ?
— Si ça prend une raison, disons qu’ils n’ont pas oublié les montages vidéo que tu as faits pour le spectacle.
Elle l’entraîna vers les deux places libres à la table.
HEX-Radio, 17h08
— Pas d’OGM ! Pas de produits chimiques ! Juste du bio ! Juste du naturel !… Quand est-ce que le monde vont s’en rendre compte ? La nature, c’est toxique !
— Tu radotes, Jerk !
— Regarde les gars de l’hôtel qui ont mangé de la soupe aux champignons. Des champignons cent pour cent bio ! Ils vont probablement mourir. Tout le monde. Ils auraient avalé des pesticides, ça serait moins grave !
— C’est sûr que ça fait pas une publicité terrible pour les légumes bio.
— Les vrais légumes bio, Kid, c’est ceux qui en mangent !
— Tu délires, Jerk.
— Tu trouves ?!… On a des champignons qui tuent le monde. On a le champignon tueur, celui qui tue les céréales. Ma cour est pleine de champignons. Même ma blonde a des champignons ! Les champignons sont partout !
— C’est dans le cerveau que t’as des champignons !
— Des fois, je pense que les freaks de la Terre brûlée ont raison. La nature a entrepris de nous éliminer !… T’as vu les images ?
— Lesquelles ?
— Les champs de céréales couverts de taches brun-roux, comme du sang séché. D’après moi, c’est juste une question de temps avant que ça arrive ici.
— Peut-être que c’est déjà arrivé et qu’ils nous le cachent.
— Regarde le parano…
— Dans un univers de complots, les paranoïaques sont les seuls lucides !
— Tu nous annonces un débarquement de p’tits hommes verts pour quand, Kid ?
— Tu te trompes de couleur. C’est les Chinois et les Indiens qui vont débarquer ! Quand ça va se mettre à crever de faim pour de vrai là-bas…
— On peut pas dire que t’es pas logique.
— Normal ! La parano, y a rien de plus logique !
— Pis c’est implacable.
— Comme la pub… Après la pub, je retrouve mon invité, Écolo-Jerk, pour la suite de sa chronique, « Restants de planète ».
Lyon, 23h17
L’homme était maintenant enlisé jusqu’à la taille. Ses mains étaient agrippées à une corde composée de fibres de plastique tressées. L’autre bout de la corde était attaché à un arbre, une dizaine de mètres plus loin.
Au cours des vingt minutes précédentes, l’homme avait progressé d’un mètre. Il était encore à trois mètres du bord de la trappe de sables mouvants.
Le plus difficile, c’était le dernier mètre. À partir de là, la corde était enduite de graisse. C’était le moment où la plupart de ceux qui n’avaient pas encore disparu dans les sables mouvants abandonnaient : quand ils se rendaient compte que leurs mains se mettaient à glisser ; qu’il leur faudrait serrer la corde encore plus fort malgré leur épuisement ; malgré l’acide lactique qui s’accumulait dans les muscles de leurs bras.
Parmi ceux qui n’abandonnaient pas, la majorité ne faisait même pas un demi-mètre. Un seul avait réussi à s’extraire des sables mouvants.
Madame McGuinty s’en souvenait encore. Pour lui, il avait fallu imaginer autre chose… après lui avoir donné un répit de quelques semaines, histoire qu’il se persuade qu’il s’en était tiré. Qu’il reprenne goût à la vie. Parce que, sans désir de vivre, il n’y avait pas de mort intéressante.
Elle mit l’enregistrement à « Pause », regarda un instant l’image de l’homme agrippé à la corde, figé dans son effort pour s’arracher au piège de sable. Puis elle ferma tour à tour la vidéo et le dossier dans lequel elle était rangée. À l’écran de l’ordinateur, il ne restait plus que l’icône du dossier avec son titre : Les Dégustateurs d’agonies – Les sables émouvants.
Collectionner des vidéos de morts n’avait pour elle rien de morbide. Au contraire. Voir ces gens qui, de différentes façons, persistaient à lutter contre une mort inexorable, cela renforçait son sentiment d’être vivante. Un sentiment semblable, probablement, à ce qu’auraient pu éprouver des dieux en regardant les humains s’agiter pendant leur existence éphémère avant de disparaître.
Sauf que madame McGuinty ne croyait pas qu’il existât des dieux. Pas encore, du moins. S’il y en avait un jour, ce serait au terme de l’évolution humaine. En attendant, tout ce qu’on pouvait faire, c’était de contribuer à cette évolution. Et de se pratiquer à ressentir ce que ressentiraient un jour les dieux.
Elle avait classé les vidéos en deux catégories. Il y avait les morts-explosions, des morts où le fil de vie était tranché en une fraction de seconde. Ces morts-là avaient une capacité particulière de lui faire ressentir le caractère brutal et définitif de la fin d’une existence humaine.
Et puis, il y avait les morts-sabliers, des morts qui se prolongeaient, s’éternisaient, des morts où la vie s’émiettait lentement – si lentement qu’on pouvait à peine saisir le moment où s’effectuait le passage de la vie à la mort. Ces morts-là exprimaient au mieux la façon que la mort a de s’installer dans la vie, de la gruger de l’intérieur, imperceptiblement, mais sans jamais s’arrêter…
Killmore avait souri quand elle lui avait expliqué cette classification. Sans nier l’intérêt qu’elle présentait, il avait mis McGuinty en garde contre l’obsession classificatrice.
— Ne perdez jamais de vue l’essentiel, lui avait-il dit.
Aux yeux de Killmore, l’essentiel, c’était la valeur symbolique de l’ensemble de l’exposition. Il fallait que les gens puissent contempler dans des œuvres d’art concrètes le processus global qu’ils étaient incapables de saisir parce qu’il se déroulait sur le plan de l’humanité.
Sans se lever de son bureau, McGuinty fit pivoter sa chaise vers le mur aquarium. Des poissons de toutes les tailles et de toutes les couleurs nageaient en tous sens, dessinant un tableau de coloris et de motifs en perpétuelle recomposition.
Elle prit la télécommande, la pointa vers l’aquarium et appuya sur un bouton. Le Mystère de la Trinité remplaça la vidéo des poissons.
L’individu attaché sur la troisième chaise semblait maintenant mort. Le quatrième était mal en point. Encore quelques jours et ce serait terminé pour lui aussi : sa transformation se poursuivrait sans qu’il s’en aperçoive.
Madame McGuinty était impatiente de terminer cette œuvre, mais la matière première lui faisait défaut. Un instant, elle avait songé à ajouter Hykes au tableau. Hélas, le chercheur était trop utile au projet pour qu’elle le sacrifie.
Elle n’aurait pas le choix. Si elle voulait présenter cette vidéo aux membres du club, il faudrait qu’elle se contente des quatre participants actuels. Killmore l’avait rassurée : même incomplet, ce serait une contribution remarquée. Personne n’avait encore filmé d’aussi longues agonies.
Madame McGuinty sourit. Killmore serait fier de son exposition. Et plus il serait fier d’elle, meilleures seraient ses chances de gravir les échelons dans le Cénacle.
New York, 18h29
L’homme regardait Skinner droit dans les yeux avec une intensité qui réussissait presque à rendre son interlocuteur mal à l’aise. Son visage souriait sans chaleur.
— Je suis très satisfait, fit Hussam al-Din.
— Un client satisfait est un client fidèle.
— Si j’ai bien compris votre message, nous pouvons enclencher la deuxième vague.
— Ils en ont plein les mains avec les écoterroristes.
— Une attaque de trop grande envergure peut modifier leurs priorités.
— Pas si elle est concentrée dans le temps et si elle est suivie d’une autre vague d’attentats écologistes. Entre leur sécurité alimentaire et la protection de deux ou trois édifices, les gens ne mettront pas beaucoup de temps à choisir. Les politiciens vont suivre.
— Je ne peux pas nier que votre plan soit ingénieux. Nous avons pu revendiquer les derniers attentats et en tirer profit dans le monde musulman sans risquer de représailles majeures… Nous sommes en voie de devenir une des principales organisations de référence pour les musulmans qui veulent lutter contre la nouvelle croisade de l’Occident.
— C’était le but de l’exercice, non ?
Ce que l’Arabe ne savait pas, c’était que le plan prévoyait exactement l’inverse : quand l’écoterrorisme prenait trop d’importance dans les priorités des agences de renseignements, une vague de terrorisme islamiste était déclenchée pour les forcer à revoir leurs priorités. Il n’y avait rien comme toucher les gens dans ce qui était le plus près d’eux pour leur faire oublier le long terme et les perspectives globales.
Skinner vit que son invité n’avait pas touché au verre de vin qu’il lui avait servi. Hussam al-Din surprit le regard de Skinner et porta le verre à ses lèvres. Il en prit une gorgée, la goûta et reposa le verre sur la table du salon avec un sourire.
— L’Islam est une religion accommodante, dit-il. En présence d’un Infidèle, on peut boire avec lui, si cela est pour le plus grand bien de l’Islam.
— Commode, en effet, ironisa Skinner.
— Allah connaît notre cœur, répondit Hussam al-Din sur un ton plus tranchant. Celui qui le ferait avec pour seule intention de satisfaire son plaisir ne mériterait pas le nom de musulman.
Puis son visage redevint souriant.
— Si vous m’expliquiez plutôt de quelle façon vous me suggérez de procéder.
TV5, 20h33
— Nous recevons aujourd’hui monsieur Renaud Daudelin, auteur d’un des plus récents best-sellers : Bio à mort. Monsieur Daudelin, bonsoir.
— Bonsoir, madame Desjardins.
— Monsieur Daudelin, votre livre, quand on le lit, peut paraître provocant : vous évoquez le danger qu’il y a à se fier aveuglément à la nature et à ne pas accélérer le développement des OGM. Votre premier chapitre est même consacré spécifiquement à ce que vous appelez les ravages de l’alimentation bio.
— Le principal danger, c’est de ne pas accepter notre responsabilité d’être humain, de ne pas prendre en charge la nature. Tout le monde le sait, dans moins d’un siècle, notre planète ne suffira pas à nourrir l’humanité. Nous n’avons pas le choix. Il faut rendre l’agriculture plus performante. Il faut doper la croissance de la production alimentaire. C’est ça, ou bien nous publions la liste des gens que nous allons refuser de nourrir… Ou bien les OGM, ou bien la mort de millions de personnes.
— Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui vous disent que vous jouez à Dieu ?
— Est-ce que l’humanité a déjà fait autre chose ?
— C’était une boutade…
— Pas du tout ! Nous sommes, par nature et par culture, une espèce génétiquement modifiante…
Brossard, 20h42
L’inspecteur-chef Théberge se leva de son fauteuil pour répondre au téléphone. Il fut surpris de reconnaître la voix de Morne.
— J’appelais pour savoir si vous avez bien reçu le colis que je vous ai expédié.
— Vous êtes sûr que c’est légal ?
— J’ai agi uniquement à titre d’intermédiaire.
— Je peux savoir ce qui me vaut cette flambée intempestive de générosité ?
— Jannequin a apprécié votre efficacité.
— De là à m’expédier une caisse de Cos d’Estournel 1990 !
— Je présume qu’il a été impressionné quand son ami, celui qui était aux Renseignements généraux, lui a expliqué tout le bien qu’il pensait de vous.
— Vous voulez dire qu’il a vérifié ? fit Théberge en riant.
— Entre nous, comment l’avez-vous connu ?
— Désolé. Secret d’État.
Après avoir raccroché, Théberge vint se rasseoir dans son fauteuil. À la télé, l’auteur continuait de défendre son livre.
— Par notre simple présence, nous forçons des espèces à disparaître, d’autres à se modifier pour s’adapter. Pensez à la pression de l’agriculture et de l’élevage sur la sélection des céréales et des espèces animales : c’est de la modification génétique orientée ! Mais elle a l’excuse de se dérouler sur une plus longue période et dans une relative ignorance des conséquences de nos gestes !… Ce que mon livre propose, c’est que nous assumions notre rôle et que nous le fassions de façon consciente ; que nous fassions de façon rationnelle ce que nous faisons déjà de façon brouillonne et inconsciente depuis des millénaires.
Théberge arrivait mal à se concentrer. Il essayait d’imaginer la figure de Jannequin quand il avait parlé de lui à son ami. Au plaisir que ce dernier avait dû prendre à s’appesantir sur leurs liens d’amitié, à mentionner les parties de pêche auxquelles son « ami québécois » l’avait convié, dans « les grands espaces sauvages du Québec » !
— Je reprends ma question : est-ce que ce n’est pas jouer à Dieu ?
— Si vous êtes chrétienne, vous vous souvenez certainement des premières pages de la Bible.
— Où voulez-vous en venir ?
— Relisez le début de la Genèse. Dieu y donne à l’homme le mandat explicite de dominer la nature. En termes plus modernes : le propriétaire de la création a fait de l’homme son contremaître. Par la recherche génétique, qui vise à améliorer la nature, l’homme se comporte simplement en bon contremaître… en bon fiduciaire, si vous préférez. Tandis qu’en ne faisant rien, il laisse la démographie et les chocs technologiques ravager la planète.
Théberge prit la télécommande et ferma la télé. Ce n’était pas impossible que l’humanité en vienne à détruire les réserves alimentaires de la planète. C’était même possible que certains fassent tout en leur pouvoir pour accélérer le processus au nom d’une idéologie ou d’une autre. Bien sûr, il travaillerait de son mieux à contrer cette nouvelle forme de bêtise militante. Mais, pour l’instant, il voulait se concentrer sur le Crozes-Hermitage cuvée Louis Belle qu’il avait décanté une heure plus tôt pour le laisser respirer. Un petit vin qui dépassait en qualité bien des vins plus cotés… et significativement plus chers.
Il se rendit dans la cuisine, où madame Théberge achevait sa grille de mots croisés en surveillant périodiquement l’évolution de son fond de veau. Le poulet chasseur, lui, n’avait besoin d’aucune surveillance : il serait prêt dans une vingtaine de minutes.
— On vit dans un drôle de monde, Bertha.
— Tu viens de t’en rendre compte ? répondit sa femme sans lever les yeux de sa grille.
— Pendant que d’aucuns s’esquintent à saccager les réserves alimentaires de la planète et que des millions d’autres meurent littéralement de faim, il y en a qui expédient des caisses de Cos d’Estournel 1990 comme s’il s’agissait d’une carte de remerciement.
Sa femme ne répondit pas. Après un moment, Théberge marmonna pour lui-même :
— Mais c’est quand même du 90…
Il prit une gorgée de Crozes-Hermitage, mais le cœur n’y était pas. Comme si ce qu’il venait d’entendre à la télé avait contaminé le vin, lui laissant un arrière-goût désagréable.
LCN, 21h04
… La ministre responsable de la sécurité civile a qualifié d’alarmistes et d’irresponsables les incitations à l’entreposage de denrées lancées par l’animateur de radio Bastard Bob. La ministre a souligné le danger que de tels propos, s’ils devaient être suivis par un nombre suffisant de gens, ne provoquent de manière artificielle la pénurie qu’ils disent craindre, ce que…
Drummondville, 21h21
Dominique pensait à Hurt, qui était parti pour Shanghai.
« Fogg et F ont obtenu ce qu’ils voulaient », se surprit-elle à songer, un peu mal à l’aise de les avoir réunis de cette manière dans un même projet.
Elle décida de relever les informations qui s’étaient accumulées dans la boîte aux lettres « Fil de presse ». Le logiciel de traitement de données élaboré par Chamane, qu’elle avait baptisé Pantagruel, pouvait trier les informations diffusées par différentes agences de presse au moyen de mots clés et les rangeait dans un dossier auquel était associée une icône de boîte aux lettres.
Dominique avait fait le relevé une heure plus tôt. Trois informations étaient apparues depuis le relevé précédent.
HomniFood annonçait la prise de contrôle de la société Aggro-Vie, qui commercialisait le blé transgénique Canada II, ainsi que la signature d’une entente de partenariat avec l’Indonésie. Cette entente concernait la mise sur pied de huit usines de production de la nouvelle souche de riz résistante au champignon tueur.
La deuxième information venait d’Allemagne : il y avait un nouveau cas d’empoisonnement collectif avec des champignons ; il s’agissait cette fois des employés d’un laboratoire de recherche sur le blé transgénique, à Monheim. Un des chercheurs était décédé et l’on craignait pour la vie des autres. L’attentat avait été revendiqué par Les Enfants de la Terre brûlée.
C’était le quatrième cas d’empoisonnement aux champignons. Dans quatre pays différents. Après Montréal, il y avait eu Milan et Genève. Et maintenant Monheim. Chaque fois, le procédé était le même. Et chaque fois, l’attentat était revendiqué par Les Enfants de la Terre brûlée.
Le troisième élément d’information concernait Dying Planet. Contrairement à ce que craignait Dominique, il ne s’agissait pas d’un nouvel attentat, mais de l’adresse Internet d’une agence de voyages ! Par curiosité, elle entra sur le site : on y faisait la promotion des endroits qu’il fallait visiter pendant qu’ils existaient encore. Il y avait une liste, par pays, des choses qu’il fallait voir avant qu’elles disparaissent. La particularité de cette liste était qu’elle ne comprenait pas seulement des lieux ou des espèces en voie de disparition, mais aussi des ethnies, ou des individus qui étaient parmi les derniers à parler une langue ou à maîtriser une technique particulière.
Voyez ce que vous ne verrez plus jamais !
Voyez ce qu’aucun autre être humain ne reverra !
On pouvait s’abonner au guide Dying Planet, qui maintenait à jour les différentes listes, y ajoutant annuellement de nouvelles espèces, de nouvelles ethnies ou de nouvelles langues menacées… retirant celles qui avaient définitivement disparu.
Mal à l’aise, elle quitta le site. On en était maintenant à payer pour être le spectateur privilégié de la disparition de la vie… Était-ce là le seul avenir qui restait à l’humanité ?
Dominique fut tirée de ses réflexions par l’arrivée de F, qui avait l’air particulièrement préoccupée.
— On a un problème, dit F en s’assoyant à côté de Dominique. Tu te souviens du livre de Fogg sur l’apocalypse ?
Même si ce n’était pas une vraie question, Dominique répondit que oui.
— Je commence seulement à réaliser à quel point il avait raison.
Elle fit une pause comme si elle cherchait à trouver les mots les plus précis possible, avant d’ajouter :
— Je viens de recevoir un appel de Blunt, qui tient l’information de Tate. La contamination des céréales est maintenant mondiale. La NSA prévoit une famine de dimension planétaire. Toutes les zones de production sont contaminées. Ça touche toutes les principales céréales. Les fongicides traditionnels ont une efficacité limitée : ils éliminent de trente-cinq à soixante pour cent des champignons selon les espèces de céréales… L’épidémie va continuer de se répandre.
— Le produit annoncé par HomniFood devrait limiter les dégâts.
— Leur laboratoire principal a été rasé par un incendie.
— Quoi !?
— L’information vient juste de sortir.
— Une autre attaque des Enfants de la Terre brûlée ?
— Non. Il semble que ce soit vraiment un accident… La rumeur veut que tout leur stock de fongicide ait été détruit. Ce qui implique un retard d’au moins six mois dans la production… Il va falloir gérer le manque de nourriture à la grandeur de la planète.
— Les prévisions de Guru Gizmo Gaïa se réalisent.
— Reste à savoir si c’étaient des prophéties ou l’énoncé d’un plan… Qu’est-ce que tes recherches ont donné ?
— Sur le guru ? Toujours rien.
Puis elle ajouta après un moment :
— Je me demande comment les gouvernements vont gérer ça.
— Je suppose qu’ils vont essayer d’attribuer en priorité les céréales qui restent à la population. Ça veut dire la disparition d’une partie du bétail, la ruine des éleveurs… Les pays qui le peuvent vont faire de la surpêche pour compenser, ce qui va accroître la dégradation du stock poissonnier des océans…
— Dans plusieurs pays, ça va quand même être la famine. Les émeutes vont se multiplier… Si, en plus, les pays riches cessent leur aide alimentaire !
— Même les pays riches qui n’ont pas d’autonomie agricole vont avoir des problèmes… Les gouvernements n’auront pas le choix : il va falloir qu’ils gèrent l’apocalypse.
— Comme le disait Fogg…
F regarda Dominique avec intensité.
— Tu comprends pourquoi je n’ai pas le choix d’avoir des rapports avec lui, dit-elle. Sans lui, on n’aurait pas eu l’information sur NutriTech Plus et on n’aurait pas entrepris aussi rapidement des recherches sur les entreprises qui s’occupent de céréales.
— Et si c’est une ruse pour vous attirer dans un piège ?
Un instant, F se demanda si Dominique ne commençait pas à deviner ce qui était réellement en train de se passer. Puis elle se dit que non. Même avec une imagination débridée, Dominique ne pouvait pas envisager sérieusement l’ampleur des événements auxquels elle était mêlée.
— C’est un risque que je dois courir, se contenta-t-elle de répondre.