L’Arche flottera sur l’Océan de la vie, centre mobile, informant l’Archipel, contrôlant son évolution, guidant ses interventions dans le monde extérieur comme le cerveau guide l’organisme.
Guru Gizmo Gaïa, L’Humanité émergente, 4- L’Exode.
Quelques mois plus tard
Québec, restaurant Le Toast, 12h52
Prose avait choisi le restaurant sur les conseils de Dominique. « Un des meilleurs de Québec. Une des plus belles terrasses. »
— J’ai lu votre proposition, dit l’éditeur. Les Gestionnaires de l’apocalypse. J’aime assez le titre. Ça sonne bien. Mais… vous ne trouvez pas que c’est un projet un peu vaste ? Comment dire… ?
Il hésitait comme s’il cherchait comment formuler la suite. Il prit une gorgée de vin, à la fois pour se donner le temps de réfléchir et se concentrer sur le goût magnifique du Batàr 1996.
— Vous êtes sûr que c’est faisable ? demanda-t-il finalement.
— J’admets que c’est assez compliqué, répondit Prose. Il faudrait une série de romans.
— Ce n’est pas seulement une question de longueur. Il faut trouver une forme qui permette de rendre compte de la complexité des interactions. Du fait que ça se passe partout en même temps sur la planète.
Prose sourit.
— C’est une question à laquelle j’ai beaucoup réfléchi. La solution, je pense, c’est de faire un montage très syncopé des scènes, avec des actions qui se passent aux quatre coins de la planète.
— Ça ne fera pas trop émietté ?
— Je vais vous répondre en utilisant une comparaison. Le roman traditionnel a une esthétique qui se rapproche de celle du jeu d’échecs : une domination totale des pièces maîtresses, le héros et ses quelques associés. Le reste est marginal. Des pions… J’envisage un roman dont la forme serait à mi-chemin entre celle du jeu d’échecs et celle du jeu de go. Une sorte d’hybride : une bonne partie du roman est concédée aux pièces maîtresses (comme aux échecs), mais beaucoup d’espace est accordé à l’ensemble des pièces et aux liens qu’elles tissent entre elles (comme dans le jeu de go).
— Sur des centaines de pages ? Vous allez perdre les lecteurs.
— Pour faciliter les choses, je présente les scènes dans un ordre chronologique strict. Aucun flash-back, aucun flash-forward. On suit l’ordre de l’action, mais en changeant de lieu pour suivre les différents acteurs. La seule concession importante au morcellement autre que l’émiettement des scènes, c’est qu’il pourrait y avoir des trous de plusieurs mois, ou même de plusieurs années, entre deux grandes parties qui se suivent.
— Et vous allez tenir ça pendant combien de pages ?
— J’ai calculé qu’il faudrait dix romans.
Une île en Grèce, 20h03
Moh et Sam regardaient avec plaisir les restes du repas. De leur table, ils voyaient la mer.
— Vous êtes sûr de n’avoir aucun regret ? demanda Sam.
— Aucun, répondit le vieil homme. J’ai un deuxième hôtel sur une autre île. Je suis trop vieux pour continuer à courir d’un endroit à l’autre.
Puis il ajouta avec un sourire :
— Si je m’ennuie trop, je viendrai vous voir… Comme client, tiens ! Ce sera à mon tour de me faire servir.
— Alors, c’est d’accord. Nous irons signer les papiers demain.
Il leva son verre d’ouzo. Les trois hommes firent cul sec.
Comme ils posaient leur verre, un homme entra dans l’auberge et vint s’asseoir à leur table. Finnegan.
— Je n’allais pas manquer ça, dit-il en français.
Le vieil homme le regarda, regarda Moh et Sam.
— C’est un ami, dit Sam en anglais.
— Il paraît que vous avez une chambre de libre, reprit Finnegan, cette fois en anglais.
Le visage du vieil homme s’illumina. Il se dépêcha d’aller à la cuisine.
— Je n’ai pas encore renoncé à vous recruter, dit Finnegan en souriant.
Il était revenu au français.
— Nous sommes à la retraite, répondit Sam.
— Ça peut s’arranger.
— Il est hors de question que nous quittions cette île.
Moh se contentait de laisser parler Sam. Il était meilleur que lui pour discuter avec les technocrates. Mais son expression ne laissait aucun doute sur ce qu’il pensait de la proposition de Finnegan.
— Je n’ai jamais pensé à vous demander une telle chose, protesta ce dernier.
Il regarda autour de lui.
— C’est un endroit magnifique, reprit-il. Isolé… Si vous acceptiez de simplement donner votre avis sur certaines questions… d’accueillir de temps à autre dans votre auberge un agent qui a besoin de récupérer, à l’abri de l’agitation du monde…
— Pour qu’on se retrouve avec un commando d’agents ennemis qui viennent s’occuper de votre pensionnaire et qu’ils saccagent tout sur leur passage ?… Y compris vos honorables serviteurs ?
— On peut vous offrir tout le matériel de sécurité que vous voulez.
Le vieil homme revenait avec un verre vide et une nouvelle bouteille. Finnegan fit un large sourire en voyant le verre qu’il posait devant lui.
— Il va de soi que je ne vous demande pas une réponse immédiate, dit-il en français.
Il vida son verre.
— Il faut toujours bien traiter son premier client, dit le vieil homme en s’adressant à Sam. Surtout si c’est un ami. Ça porte chance.
Québec, restaurant Le Toast, 13h10
— Commercialement, c’est suicidaire, expliqua l’éditeur en déposant son verre de Batàr. Il y a beaucoup de lecteurs qui vont attendre que la série soit terminée avant d’acheter le premier livre. Sans compter ceux que la longueur va décourager… Il faudrait ramener ça à quatre romans. Et encore, c’est trop.
Ils s’arrêtèrent de discuter pendant que le serveur retirait les assiettes quasi immaculées qui avaient contenu le risotto au homard.
— Pour alléger, j’ai pensé à trois autres romans, reprit Prose. Je veux dire, avant de commencer le cycle proprement dit. Pour présenter certains des personnages principaux. Dans chacun, il y a une histoire complète. Mais on découvre des éléments qui seront utilisés plus tard dans les romans suivants.
— Déjà, j’aime mieux ça… Vous pensez à des romans de quelle ampleur ?
— Autour de trois ou quatre cents pages pour le premier. Ensuite, on verra… Selon les besoins de l’histoire.
— Jusqu’à maintenant, vous avez surtout pratiqué la forme courte. Avec une écriture et des thèmes plutôt subjectifs.
— Je sais. Il faut que je trouve une nouvelle forme d’écriture… Peut-être une forme hybride. Avec des scènes qui seraient de courtes nouvelles qui s’intégreraient à l’ensemble… Peut-être, aussi, des développements analogues à des essais…
— Là, vous risquez vraiment de perdre tout le monde !
Sur un lac au nord de Sept-Îles, 13h15
Les deux Gonzague pêchaient dans la même embarcation. Dans l’autre, Lefebvre et Crépeau avaient pris charge d’Albert, l’ami de Gonzague Leclercq.
Ce dernier avait prévenu Théberge qu’il emmènerait un ami, mais il ne lui avait rien dit de plus. Théberge avait eu la surprise de reconnaître Albert, le client râleur du Chai de l’Abbaye.
— Un de mes anciens adjoints à la retraite, avait dit Leclercq. Il s’amuse à jouer les indicateurs. Ça lui donne un prétexte pour promener son personnage dans les cafés de Saint-Germain.
— J’espère que je ne vous ai pas trop choqué, avait ajouté Albert en tendant la main à Théberge.
Ils étaient au camp de pêche de Théberge depuis trois jours. Tous les soirs, ils mangeaient la truite qu’ils avaient pêchée pendant la journée, accompagnée du chablis qui avait refroidi dans le lac.
Les premiers jours, les discussions avaient roulé sur l’actualité. Leclercq avait informé les autres de ce qui était en train de se dérouler en Europe. Plusieurs des personnes impliquées dans les réseaux de Killmore s’en tireraient, mais il y aurait « un nombre significatif de coupables dans chacun des pays impliqués ». C’était l’expression sur laquelle les politiques s’étaient finalement entendus, laissant aux fonctionnaires le soin de préciser la portée quantitative de ce « significatif ».
Par la suite, les conversations avaient pris un tour plus personnel.
— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant que tu es à la retraite ? demanda Leclercq.
— Comme la plupart des autres : je vais ruminer les affaires les plus dérangeantes que je ne suis pas parvenu à résoudre. Je vais me demander ce que je n’ai pas fait que j’aurais dû faire, ce que je n’ai pas vu que j’aurais dû voir, ce que je n’ai pas compris…
— Tu parles de tes clients de l’hôtel ?
— Entre autres.
Gonzague Leclercq était un des rares à qui Théberge avait parlé de l’hôtel, cet endroit dans sa tête où résidaient les victimes dont il n’avait pas pu découvrir le meurtrier.
— Tu t’entretiens souvent avec eux ?
— Non… Mais je me souviens de leur voix, à l’époque où je leur parlais plus régulièrement.
Théberge, le policier qui parle aux morts !… La nouvelle avait été reprise pendant des mois par les médias. Tout ça parce qu’il trouvait commode de discuter à haute voix avec les victimes. Que ça lui permettait de les apprivoiser, de se mettre dans leur peau et d’essayer de comprendre ce qui leur était arrivé.
— Tu sais que ce n’est pas vraiment une occupation, je suppose.
— C’est ce que dit mon épouse.
— Elle a peur de te voir traîner toute la journée à la maison ?
— Elle voudrait que je me trouve quelque chose.
Théberge fit une moue avant d’ajouter :
— Tu me vois, gardien de sécurité ?
Québec, restaurant Le Toast, 13h21
— C’est une idée intéressante, fit l’éditeur. Mais il y a plein de romans qu’on a assassinés à force d’y entasser des idées intéressantes. Le danger, c’est d’en faire trop.
Prose jugea prudent de ne pas répondre qu’il voulait inclure dans le roman un personnage atteint du syndrome de personnalité multiple, des agents secrets bouddhistes, un policier atteint du syndrome de la Tourette, une secte fondée sur la théorie des cordes et quelques autres éléments du genre. Inutile d’effrayer l’éditeur potentiel.
— Je n’ai pas le choix de donner la parole aux discours collectifs, reprit-il, ce sont eux qui ont le haut du pavé. Et les médias sont le meilleur moyen de le faire.
— Les gens zappent déjà leur télé quand ils tombent sur des informations. Imaginez dans un roman !
— Ce seraient de brefs passages. Quelques lignes. Parfois un peu plus…
— Ça va donner un roman encore plus émietté.
— Et plus réaliste ! Dans la vie réelle, on est sans cesse interrompus par des courriels, des appels téléphoniques, des SMS… On est bombardés par la pub et les télés ouvertes partout… Partout, il y a des écrans qui nous submergent de messages…
— C’est justement ce que les gens essaient de fuir.
— Pas sûr. Regardez tous ceux qui sont rivés à Internet… rivés à leurs consoles de jeu… à leurs BlackBerry… Au fond, c’est aussi un roman sur l’infiltration du quotidien par les médias, par les écrans de toutes sortes. Les médias sont devenus le maillage de fond sur lequel se tisse la vie des gens… Ils connaissent mieux les personnages de téléromans que leurs voisins !
— Résultat : vous allez renforcer la propagande des médias !
— On peut faire un montage qui rend évidente la propagande : on a un extrait d’un média, on coupe et on voit la réaction d’un des personnages.
— Un genre de reaction shot ?
— Si on veut. On peut aussi juxtaposer le discours officiel et ce que disent les mêmes personnes en privé… Juste le fait de faire dire explicitement par un personnage l’idéologie qui sous-tend son comportement et qui reste habituellement sous-entendue…
Prose s’interrompit et recula sur sa chaise pour laisser plus de place au serveur, qui déposa devant lui un râble de lapin au boudin noir.
Plus conservateur, l’éditeur avait choisi une entrecôte Angus.
C’était pour le moins ironique, songea Prose. Ils discutaient dans une des meilleures tables de Québec d’un roman qui porterait sur la faim et la misère qui menaçaient de ravager la planète.
Subitement, il avait moins faim.
Sur un lac au nord de Sept-Îles, 13h26
Leclercq travaillait pour sortir une prise de l’eau.
— C’est quoi ? Un monstre ?
— Au moins quatorze ou quinze pouces, répondit Théberge.
— Ça fait combien, en centimètres ?
— Trente-trois, trente-cinq…
Quatre minutes plus tard, le pronostic de Théberge était confirmé. La truite que Leclercq avait sortie mesurait dix-neuf pouces.
— Quand mes amis de Paris vont voir ça !
Tous les soirs, Leclercq demandait qu’on le photographie avec les prises de la journée.
— J’ai quelque chose pour tes amis qui rêvent des grands espaces sauvages du Québec ! fit Théberge. Après-demain, on va à la Romaine.
— La rivière dont tu m’as parlé ?
— La dernière grande rivière naturelle du Québec. Tu es chanceux, tu fais partie des rares privilégiés qui vont la voir avant qu’ils la dénaturent avec des barrages.
Un silence de plusieurs minutes suivit. Plus aucun poisson ne mordait. La truite que Leclercq avait sortie de l’eau aurait été la dernière de son espèce que ça n’aurait pas fait de différence. Le lac semblait maintenant désert. Mais comme ils n’étaient pas là seulement, ni même d’abord, pour pêcher…
— Donc, fit Leclercq, tu n’as pas encore pris de décision pour ta retraite.
— Rien qui presse.
Une autre période de silence suivit.
— Moi, fit Leclercq, j’ai été approché par trois multinationales.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Le salaire est bon. Mais…
— Ne viens pas me dire que t’as des principes, ironisa Théberge.
— Non. Pas des principes. Mais ce serait bien de travailler à autre chose qu’à la défense de ceux qui ont déjà trop d’argent…
Un autre silence suivit, marqué par une fausse alerte. Théberge pensait avoir une prise, mais c’était une canette de bière. Il le prit comme une insulte personnelle. Quelqu’un était venu jeter une canette vide dans son lac… Même s’ils étaient une vingtaine à profiter d’une concession sur ce lac.
— Tu devrais peut-être parler à Blunt, dit Théberge.
— De quoi ?
— C’est lui qui s’occupe de la sécurité des entreprises de l’Alliance. Je sais qu’il se cherche un remplaçant.
— Ça reste une multinationale.
— Mais c’est probablement ce qu’il y a de moins mauvais sur le marché.
— Toi, ça ne t’intéresse pas ?
— Je ne veux plus travailler dans une organisation. Je ne veux plus avoir à composer avec des politiciens, une hiérarchie, des médias… soigner une image publique…
Puis, après une pause de plus d’une minute, il ajouta :
— Finalement, je suis peut-être mûr pour une vraie retraite.
— Et si tu étais simplement mûr pour faire des choses qui t’intéressent ?
— Le problème, avec les choses qui m’intéressent, c’est qu’elles m’amènent toujours à me heurter à la bêtise. La bêtise militante dans toute sa ravageuse efflorescence !
— Voilà ! Tu l’as trouvée, ta nouvelle carrière ! Avec un style comme le tien, c’est évident !
— Quoi ? Personnage de roman ?
— Presque… Tu pourrais tenir une chronique dans un journal ou à la radio… Leur remettre la monnaie de leur pièce !
— Tu me vois annoncer ça à mon épouse ?… Devine mon nouveau métier… Pourfendeur de bêtises patentées ! Contempteur de calembredaines bien pensantes !
Le sourire qui était apparu sur son visage disait néanmoins qu’il n’avait pas totalement écarté l’idée. Ne serait-ce qu’à titre de fantasme à entretenir.
Aix, 19h39
Geneviève avait accouché depuis une semaine. Des jumeaux. Un garçon et une fille. Toute la famille était dans le jardin de leur nouvelle propriété, en banlieue d’Aix.
Geneviève avait insisté pour qu’ils élèvent leurs enfants en Provence. Dans une ville qui avait encore, malgré ses problèmes, une échelle humaine. Poitras les avait aidés à trouver l’endroit de leurs rêves, à négocier l’achat et, surtout, à éviter les deux ou trois ans de délai qu’il fallait uniquement pour régler la signature des différents papiers légaux.
À côté d’eux, il y avait une curieuse voiturette motorisée qui tenait de la pape-mobile, de la chaise roulante et du véhicule lunaire. C’était ce que Norm/A utilisait pour se déplacer à l’extérieur de chez elle.
C’était la première fois qu’elle se rendait dans un environnement qu’elle ne contrôlait pas. Mais elle avait tenu mordicus à faire le voyage. Geneviève et Chamane avaient aménagé une grande pièce, au rez-de-chaussée, pour la durée de son séjour.
Ils espéraient la convaincre de venir s’installer à proximité. Maintenant qu’elle et Chamane allaient travailler ensemble pour la nouvelle Alliance.
— Ce serait commode, fit Geneviève. Et pas seulement pour le travail.
Norm/A sourit. Elle jeta un regard au bébé que Geneviève avait mis dans ses bras.
— Je vais y penser, répondit-elle sur un ton très sérieux.
— Poitras s’occuperait de toutes les démarches.
— C’est vrai que pour voir les enfants…
Maintenant qu’il la connaissait mieux, Chamane comprenait les remarques que Norm/A lui avait faites pour que Geneviève fasse attention à elle pendant sa grossesse. Elle-même, avec ses différentes infirmités, était une illustration des problèmes qui pouvaient survenir.
Ironiquement, même ce qui était normal, chez elle, n’était pas normal. Son quotient intellectuel était de 165 et son visage était une réplique quasi exacte de celui de Norma Jeane Mortenson. Plus connue sous le prénom de Marilyn.
Pour les jumeaux, ce serait une marraine unique.
Québec, restaurant Le Toast, 13h51
— C’est un serial killer, fit Prose en posant son couteau et sa fourchette dans l’assiette. Mais transposé sur le plan de l’humanité. Ce ne sont pas seulement des individus qui sont assassinés, comme on pourrait le croire au début de l’histoire ; c’est l’humanité, c’est toute la planète qui est attaquée par les logiques d’intérêt. Au fond, c’est un roman sur la manipulation, sur l’exploitation de nos vulnérabilités, autant individuelles que collectives.
L’éditeur immobilisa sa bouchée au-dessus de son assiette et fixa son regard sur Prose.
— Ça devient vraiment très compliqué, dit-il.
— Pas compliqué, répliqua Prose. Complexe.
L’éditeur prit sa bouchée.
— Ou mieux, reprit Prose : le roman va être un processus de complexification. Imaginez une série de romans conçus comme des poupées russes. Chacun englobe d’une certaine manière les précédents, pousse les enjeux un peu plus loin.
— C’est très didactique. À vous entendre, on dirait presque une version « médias » des dialogues de Platon !
— C’est parce qu’on en parle de façon abstraite. Qu’on parle de structures.
Il prit une gorgée de Rockburn Pinot noir.
— Mais vous avez raison, reprit-il : ça reste un danger. Surtout si j’introduis des fragments d’essais ici et là.
Paris, 19h57
La réunion du conseil d’administration venait de se terminer. Poitras prenait un verre dans son bureau en compagnie de Dominique, qui avait accepté le poste de secrétaire exécutive d’HomniCorp. Ils faisaient un bilan informel de la réunion.
— Pour le champignon tueur de céréales, dit Poitras, c’est uniquement une question de délais. Ça va faire mal, il va probablement y avoir des millions de morts, mais les récoltes devraient finir par remonter à un niveau suffisant.
— Seulement des millions de morts, fit Dominique.
C’était surréaliste, cette façon d’estimer que les choses finiraient par s’arranger parce que les morts se compteraient seulement par millions. « Gérer l’apocalypse », avait dit Blunt.
— Par contre, reprit Poitras, pour la peste grise…
— Tant que ce n’est pas transmissible par voie aérienne et que le contact de personne à personne n’est pas trop contagieux…
— Il suffirait d’une mutation…
— C’est déjà ça pour plusieurs virus.
Les deux restèrent silencieux pendant un moment.
— Tu vas toujours en Italie avec Lucie Tellier ? demanda Dominique.
— On va rencontrer Blunt. Il faut discuter des changements à apporter à notre système de sécurité.
— L’Italie, à deux, c’est romantique.
Dominique souriait de façon amusée.
— C’est ce qu’on dit, répondit Poitras en s’efforçant de paraître entrer dans le jeu.
Il se demandait si un voyage en Italie, dont la moitié serait consacrée aux affaires, serait suffisant pour mettre un terme à la valse-hésitation qui caractérisait ses rapports avec Lucie Tellier. En fait, il se demandait surtout s’il parviendrait un jour à atténuer suffisamment la brûlure qu’avait laissée dans sa mémoire l’image de sa femme et de ses enfants assassinés.
Québec, restaurant Le Toast, 14h06
— Il y a un détail qui me chicote, fit l’éditeur en regardant s’éloigner le serveur avec leurs assiettes vides. Vous dites que c’est basé sur la réalité…
— Mais ça reste une fiction.
— Vous n’avez pas peur des poursuites ?
— Je ne veux pas décrire exactement ce qui s’est passé. Je veux inventer une histoire qui reprenne le plus possible d’éléments de la réalité, mais que ça reste une fiction. L’important, c’est que l’histoire permette de comprendre la logique qui est à l’œuvre derrière les événements.
— Quand les gens vont voir votre nom, il y en a qui vont faire le lien.
— Pas si j’utilise un pseudonyme.
— Ça va quand même finir par se savoir.
— Pas si c’est un vrai prête-nom. J’ai un ami à Lévis. Il est prêt à assumer le rôle public de l’auteur. Et moi, je vais pouvoir écrire tranquille.
— Il fait quoi, votre pseudo ?
— C’est un prof de philo. Il est aussi spécialisé dans les questions de retraite et de placements.
— Vous pensez que les gens vont vraiment y croire ?
— Après les premiers romans, il pourrait écrire une sorte d’autobiographie littéraire. Pour mieux planter son personnage d’auteur.
— Une autobiographie que vous écririez ?
— Bien sûr. De toute manière, les autobiographies sont toujours romancées.
Venise, 20h09
Blunt et Kathy marchaient lentement dans les rues de Venise. Leur réservation, au restaurant, était pour vingt et une heures.
— Je suis retourné sur la plage à Beaumont.
— Qu’est-ce que ça t’a fait ?
— Je ne sais pas.
Elle lui lança un bref regard de côté. C’était bien lui !… Quand il s’agissait de décrire ce qu’il ressentait, on aurait dit que son cerveau partait en vacances.
— J’ai revu les événements dans ma tête, reprit Blunt. Mais c’était presque comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre… Comme si c’étaient des souvenirs d’un film.
Après un moment de silence, il ajouta :
— Une chose est sûre, je suis maintenant quelqu’un de différent. Je me sens plus… apaisé.
— C’est l’effet de Venise.
— Probablement.
À son arrivée, il avait appris que ses deux nièces étaient enceintes. Stéphanie voulait faire un mariage dans une église. Une super noce. Mélanie, par contre, ne voulait rien savoir de se marier. Mais elle avait fait savoir qu’elle accepterait une aide financière à la hauteur du coût de la noce de sa sœur.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Kathy.
— Du mariage et du non-mariage ? Je pense que dans le monde où on vit, elles ont raison de profiter de toutes les occasions d’être heureuses. Et de le faire comme elles l’entendent.
— Tu crois que ça va s’arranger ?
— Certaines choses devraient s’arranger. D’autres probablement pas. Pas avant un certain temps, en tout cas. Pour ce qui est de ce que ça va donner au total…
Québec, 14h14
Hurt parcourut l’atelier de son ami du regard. La plupart des outils étaient rangés sur les murs à l’endroit prévu. Il en restait juste assez à la traîne pour entretenir un minimum de chaos créateur.
— Comme ça, tu reviens à la coutellerie, fit José.
Un sourire apparut sur les lèvres de Hurt.
— On dirait bien.
— Il y a encore des clients qui s’informent de ce que tu es devenu. Qui voudraient avoir de tes pièces.
— Je m’ennuie de fabriquer des couteaux, pas du cirque des salons d’exposition.
— Je sais…
— J’ai un service à te demander. Deux en fait.
— Tu sais que, si je peux faire quelque chose…
— Si j’ai un jour des pièces que j’estime vendables, je te les donne et tu t’en occupes. Tu auras tout ce que je produis et tu seras la seule personne avec qui je serai en contact.
— Tu veux être le Réjean Ducharme de la coutellerie ?
Hurt sourit.
— Disons que j’ai mon quota des rapports sociaux.
— Uhn hun… fit José en hochant la tête. Pas de problème.
Puis, après une pause, il demanda :
— Et l’autre service ?
— Je n’ai plus aucun matériau pour les poignées : il faut que je me refasse une réserve.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Ivoire de mammouth, oosic, nacre noire, corail rouge, dent de morse, cornes de chèvre de montagne ou d’antilope… loupes de noyer, de bois de rose, d’ébène… Tu connais mes goûts.
— Comme ça, c’est sérieux ? Tu recommences vraiment ?
— Ça fait trop longtemps que j’ai arrêté.
— Qu’est-ce qui t’a décidé ?
Hurt songea à ses enfants, au trafic d’organes, aux couteaux qui tuent et découpent les corps, il songea à Art/ho, qui rêvait d’un art qu’on pratique au scalpel… Comment pouvait-il expliquer à son ami que sa motivation la plus profonde, celle qu’il avait longtemps recouverte du nom de beauté, était simplement une tentative pour inverser le processus, pour transformer les couteaux en œuvres d’art ?
— J’ai fait un peu de ménage à l’intérieur, se contenta-t-il de répondre.
Québec, restaurant Le Toast, 14h22
L’éditeur prit une première bouchée de cheese cake au Reggiano, se figea quelques secondes, comme sous l’effet d'un plaisir d’une intensité inattendue, puis il demanda à Prose :
— Vous avez pensé à la façon dont elle va finir, votre histoire ? Vous avez déjà la fin en vue ?
— Une mise en abyme. Pour une histoire où des débiles veulent pousser l’humanité sur le bord de l’abîme, ça me semble approprié !
Sur ce, il prit une gorgée de Rockburn.
— Vous n’avez rien de plus précis ?
Prose ne voulait pas lui dire tout de suite à quelle mise en abyme il pensait ; l’éditeur serait revenu avec sa crainte que ce soit trop compliqué. Il aurait également pu lui objecter que ça faisait trop littéraire pour un roman populaire. Qu’après tout, il n’écrivait pas La Recherche.
— Non, répondit-il. Ce n’est pas encore décidé.
— Ça va bien finir, au moins ? Les « bons » vont gagner ?
— Pas vraiment. Plusieurs vont mourir… Des morts rapides. Cliniques. Sans longs messages à la postérité… Comme dans la vie, quoi !
— Vous ne trouvez pas ça un peu dur pour vos lecteurs, qui se sont attachés aux personnages ?
— Ce n’est pas tout le monde qui meurt.
— Tiens donc, il y a des survivants ! Vous me rassurez.
— D’accord, ce n’est pas exactement Hollywood. Il n’y a pas de victoire triomphale du bien à la fin… Mais la débilité a été contenue.
— C’est déjà ça.
— Provisoirement.
— Je me disais, aussi.
— Mais j’ai déjà la dernière phrase. Ça résume tout le cycle !… Et ça ramène le lecteur dans le monde réel.
— Si ça résume tout le cycle, à quoi bon écrire ce qui précède ?
Voyant l’air troublé de Prose, il ajouta :
— Je blaguais… C’est quoi, la phrase qui terminerait votre roman ?
— « Nous devons maintenant gérer l’Apocalypse. »