Chapitre 4

Les liserés bleus

Tout au long de ce laminage entre les meules de l’illustre Établissement de nuit où l’on broie notre âme, tandis que notre chair pend comme des haillons de clochard, nous souffrons trop, nous sommes trop enfoncés dans notre douleur pour poser sur la blême engeance nocturne qui nous martyrise un regard aigu et prophétique. N’était ce trop-plein de souffrance qui noie notre regard, quels historiens auraient en nous nos tortionnaires ! – car jamais eux-mêmes ne se peindront en pied.

On connaît l’épisode de la visite rendue à la Maison de détention préventive de la rue Chpalernaïa (la tante de la Grande Maison*) par Alexandre II, cible permanente des révolutionnaires qui tentèrent à sept reprises de le faire périr : il se fit enfermer dans la cellule d’isolement n° 227 et y passa plus d’une heure, animé par le désir de comprendre l’état d’esprit de ceux qu’il y maintenait emprisonnés.

On ne peut refuser de reconnaître que ce fut, de la part du monarque, un mouvement profondément moral, qu’il y eut là un besoin et une tentative de considérer la chose d’un point de vue spirituel.

Mais impossible d’imaginer un seul de nos commissaires-instructeurs, Abakoumov et Béria inclus, désirant se mettre, ne fût-ce que pour une heure de temps, dans la peau d’un prisonnier, et prenant place dans une cellule d’isolement pour y méditer un peu.

S’il y a des gens pour qui il était clair que les affaires étaient bidon, c’étaient bien les commissaires-instructeurs ! Sortis de leurs réunions officielles, ils ne pouvaient tout de même pas se dire sérieusement, entre eux et à eux-mêmes, qu’ils démasquaient des criminels ! Et pourtant, ils remplissaient des pages et des pages de procès-verbaux destinés à nous envoyer pourrir dans les camps.

Ils comprenaient que les affaires étaient bidon et, pourtant, ils poursuivaient leur labeur, année après année. Comment expliquer cela ?... On peut supposer qu’ils s’efforçaient de ne pas penser (ce qui signifie déjà la destruction de la personne humaine) : ils avaient tout simplement admis une fois pour toutes qu’il fallait obéir, les personnes qui donnaient les directives ne pouvant se tromper.

Mais, si j’ai bonne mémoire, ce raisonnement était aussi celui des nazis ?

On peut aussi évoquer la force de la Doctrine d’Avant-Garde, cette idéologie de granit. Le commissaire-instructeur du sinistre Orotoukan (commando disciplinaire de la Kolyma en 1938), attendri par la facilité avec laquelle M. Lourié, ancien directeur du combinat de Krivoï Rog, venait de donner la signature qui lui garantissait une seconde peine de camp, profita du temps gagné pour lui tenir les propos suivants : « Tu penses que ça nous fait plaisir d’employer des moyens ? (Vocable gentil pour désigner la torture.) Mais nous devons faire ce qu’exige de nous le parti. Toi qui es un vieil adhérent, dis-moi ce que tu ferais à notre place ! »

Mais ce qui était le plus courant, c’était le cynisme. Les liserés bleus comprenaient bien le fonctionnement du hache-viande. Le commissaire Mironenko, des camps de la Djida, parlant (en 1944) à Babitch dont le destin était déjà scellé disait, tout fier d’avoir mis debout une construction aussi rationnelle : « L’instruction et le jugement ne sont qu’une mise en forme juridique, ils ne peuvent rien changer à votre sort qui a été fixé d’avance. S’il est nécessaire que vous soyez fusillé, eh bien, même si vous êtes absolument innocent, on vous fusillera quand même. Si, au contraire, il est nécessaire que vous soyez acquitté, on vous blanchira. »

« Donnez-nous un homme, nous monterons une affaire ! » – plaisanterie fréquente dans leur bouche, dicton de la corporation. Ce qui pour nous est torture n’est pour eux que travail bien fait.

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Coupés, par leur type d’activité et la voie qu’ils avaient choisie, de la sphère supérieure de la vie humaine, les serviteurs de la Maison Bleue n’en vivaient que plus intensément et plus avidement dans la sphère inférieure. Et ils étaient dominés et conduits par les deux instincts les plus forts (après la faim et le sexe) de cette sphère inférieure : la volonté de puissance et le goût du lucre. (Surtout la volonté de puissance. À notre époque, elle a pris le pas sur l’argent.)

L’attrait ? Que dis-je ? La griserie ! Mais oui, c’est grisant : vous n’êtes qu’un petit jeunot, entre nous, un petit morveux, mais vous avez fait trois ans dans une certaine école – et quelle ascension ! comme votre position dans la vie a changé ! comme vos mouvements se sont transformés, et votre regard, et votre manière de tourner la tête ! Dans un institut, le conseil scientifique tient séance : vous entrez, et tout le monde le remarque, sursaute même. Vous n’allez pas occuper le siège du président, non, c’est bon pour le recteur d’y suer sang et eau ; vous prenez place sur le côté, mais toute l’assemblée comprend que le personnage principal, c’est vous, l’homme de la Section spéciale. Vous pouvez rester cinq minutes et repartir, c’est votre avantage sur les professeurs ; il vous suffira ensuite, en examinant leur décision, de froncer les sourcils (ou mieux, de faire une petite moue) en disant au recteur : « Impossible. Certaines raisons… » Et hop ! Ce sera enterré. – Ou bien tenez, vous voici dans les Sections spéciales de l’armée, agent du Smerch. Vous n’êtes qu’un petit lieutenant de rien du tout, mais le vieux colonel corpulent qui commande l’unité se lève quand vous entrez, il s’efforce de vous flatter, de vous être agréable, et jamais il ne boira un coup avec son chef d’état-major sans vous inviter. Peu importe que vous ayez seulement deux petites étoiles, c’est même amusant : car elles ont un tout autre poids, vos étoiles, elles relèvent d’une tout autre échelle que celles qu’arborent les officiers ordinaires. Le pouvoir que vous avez ainsi sur tous les hommes d’une unité militaire, tous les travailleurs d’une usine, tous les habitants d’un raïon va incomparablement plus loin que celui du commandant de l’unité, du directeur de l’usine, du secrétaire du Comité de raïon. Eux sont maîtres de la carrière, du salaire et de la réputation de leurs subordonnés – vous, vous êtes maître de leur liberté. Et jamais personne n’osera parler de vous dans une réunion, jamais personne n’osera écrire un mot sur vous dans un journal ; et pas seulement en mal, même en bien ! Vous existez, tout le monde sent votre présence, mais, en même temps, c’est comme si vous n’existiez pas. Et voilà pourquoi, à partir du moment où vous avez coiffé la casquette d’azur, vous vous êtes retrouvé au-dessus de tous les pouvoirs normaux.

La seule chose que vous ne devez jamais perdre de vue est celle-ci : vous ne seriez, vous aussi, qu’une quille comme les autres si vous n’aviez pas eu la chance de devenir un maillon des Organes, cet être vivant, souple et profondément un. Tout est à vous, certes, tout est pour vous ! Mais à une condition : que vous soyez fidèle aux Organes ! Faites tout ce qu’ils ordonnent ! La place où vous devez être, c’est eux qui la fixeront : aujourd’hui responsable d’une Section spéciale, demain commissaire-instructeur. Ne vous étonnez de rien : seuls les Organes connaissent la vraie destination et le rang véritable de chaque homme. Ceux qui semblent leur échapper, ils les laissent tout simplement faire un peu joujou. Voyez cet artiste émérite, voyez ce héros du travail socialiste : un souffle, et ils ne sont plus. (« Qui es-tu ? demanda le général Sérov à Timofeïev-Ressovski, biologiste de réputation mondiale, qu’il interrogeait à Berlin. – Et toi ? répliqua sans se démonter ce dernier, avec sa crânerie cosaque héréditaire. – Vous êtes un savant ? » rectifia Sérov.)

Certes, le métier de commissaire-instructeur n’est pas une sinécure : il faut travailler de jour comme de nuit, rester assis pendant des heures et des heures à un bureau, mais enfin, vous n’avez nul besoin de vous casser la tête pour trouver des « preuves » (ça, c’est le travail de l’inculpé : à lui de se torturer les méninges). Faites ce que demandent les Organes et tout ira pour le mieux. À ce moment-là, il dépendra de vous que l’instruction soit plutôt agréable, point trop fatigante, ou du moins distrayante. C’est lassant, à la fin, ces mains tremblantes, ces yeux suppliants, cette docilité poltronne. S’il y en avait seulement un qui résiste un peu ! « J’aime les adversaires forts ! C’est agréable de leur briser les reins ! » (le commissaire Chitov, de Leningrad).

Devant qui, du reste, auriez-vous besoin de vous gêner ? Si vous aimez les femmes (et qui ne les aime ?), vous seriez bien stupide de ne pas profiter de la situation : les unes seront attirées par votre puissance, les autres vous céderont par peur. Vous avez rencontré quelque part une jeune fille et jeté sur elle votre dévolu ? Elle sera à vous, impossible qu’elle vous échappe. C’est une femme mariée que vous avez remarquée ? Elle est à vous : éliminer son mari est un jeu d’enfant.

Non, pour savoir ce que c’est que d’être une casquette bleue, il faut l’avoir vécu. Tout objet aperçu est à vous ! Tout appartement qui vous plaît : à vous ! Toute femme : à vous ! Tout ennemi : à vous, pieds et poings liés ! À vous est la terre sous votre talon, à vous le ciel au-dessus de votre tête : il est bleu, lui aussi !

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Mais ce qui est vraiment leur passion à tous, c’est le lucre. Quand on jouit d’un tel pouvoir, et sans aucun contrôle, comment ne pas l’utiliser pour s’enrichir ? Il faudrait être un saint !...

S’il nous était donné de mettre au jour le moteur caché de chaque arrestation, nous verrions non sans étonnement que, sur un fond général de coffrage intensif, le choix des victimes – donc le sort de chaque individu – était dicté dans les trois quarts des cas par des intérêts privés et des vengeances personnelles, et que la moitié de ce chiffre était représentée par les calculs intéressés du NKVD local (et du procureur : bien sûr, nous n’allons pas nous amuser à les distinguer).

Vassili Grigoriévitch Vlassov, par exemple, devait exécuter dans l’Archipel un périple de dix-neuf ans. Voulez-vous savoir ce qu’il y eut à l’origine ? Une vente de tissus qu’il avait organisée, en tant que directeur de la coopérative de consommateurs du raïon (antique village de Kady, dans la région d’Ivanovo), à l’intention des militants du parti (que le commun des mortels n’y eût pas droit, cela ne choquait personne). La femme du procureur Roussov n’avait rien pu acheter parce qu’elle n’était pas là, le procureur lui-même n’avait pas osé approcher du comptoir, et Vlassov n’avait pas eu l’idée de dire qu’il « leur garderait quelque chose » (du reste, il ne l’aurait jamais dit : ce n’était pas dans son caractère). Ajoutez encore l’incident suivant : le procureur Roussov avait amené dans une cantine réservée à une certaine catégorie de membres du parti un ami qui n’avait pas le droit d’en bénéficier (étant d’un rang moins élevé), et le directeur n’avait pas voulu qu’on le serve. Le procureur avait enjoint à Vlassov de prendre une sanction contre lui, mais Vlassov n’en avait rien fait. Ajoutez enfin un camouflet tout aussi cuisant qu’il avait infligé au NKVD du raïon. Et allez, embarqué pour opposition de droite !

Les motivations et les actes des liserés bleus sont parfois si mesquins que les bras vous en tombent. Le délégué opérationnel* Sentchenko confisqua à un officier du front arrêté son porte-cartes et sa sacoche et se mit à les utiliser en sa présence. – Le commissaire Fiodorov (gare de Réchéty, boîte postale 235) vola lui-même une montre au cours d’une perquisition dans l’appartement d’un citoyen libre, Korzoukhine. – Le commissaire Nikolaï Fiodorovitch Kroujkov déclara pendant le blocus de Leningrad à lélizavèta Viktorovna Strakhovitch, femme de l’inculpé K. Strakhovitch dont il s’occupait : « J’ai besoin d’une couverture ouatée. Apportez-m’en une. » Elle lui répondit que la porte de la pièce où elle gardait ses affaires chaudes avait été plombée. Il se rendit alors chez elle ; sans faire sauter le plomb, il démonta entièrement la poignée de la porte (« Voilà comment on travaille au NKVD », lui expliquait-il avec entrain), puis il se mit en devoir de ramasser les effets d’hiver qui se trouvaient dans la pièce, non sans fourrer au passage dans ses poches un certain nombre d’objets en cristal (et comme lé. Strakhovitch essayait à son tour d’emporter quelques petites choses, bien à elle pourtant : « Dites donc, vous, ça suffit comme ça ! » lui jeta-t-il tout en continuant lui-même à se servir). Des cas semblables, il y en a eu une infinité.

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Il n’est pas si rare que les liserés bleus finissent ainsi par échouer eux-mêmes en prison. Contre ce tragique retour du sort ils n’ont aucune véritable garantie. Seule leur parle l’intelligence inférieure, qui dit : ça n’arrive pas souvent, ce sont des cas isolés, tu passeras bien au travers et, de toute façon, les copains ne te laisseraient pas tomber.

En effet, ces gens-là s’efforcent de ne pas laisser tomber ceux qui sont des leurs. Une convention tacite veut qu’ils leur assurent au moins un régime de faveur.

Mais les agents de la Sécurité qui sont happés par un flot (car eux aussi ont leurs flots !...), ceux-là risquent tout. Un flot, c’est une force élémentaire plus puissante que les Organes eux-mêmes : là, nul ne vous viendra en aide, de peur d’être soi-même entraîné dans le gouffre.

Ces flots naissaient en vertu d’une mystérieuse loi de renouvellement des Organes : c’était un petit sacrifice rituel qu’on offrait périodiquement afin de refaire une virginité à ceux qui restaient. Il était nécessaire que, de même que les esturgeons s’en vont mourir sur le fond pierreux des rivières pour laisser la place aux alevins, de même les guébistes* devaient périr par bancs entiers selon une périodicité inéluctable. Et à l’heure fixée par les astres, on voyait les rois des Organes, les satrapes, les ministres eux-mêmes se coucher, sans avoir rien prévu, sous le couperet de leur propre guillotine.

Le premier banc fut celui que Iagoda entraîna derrière lui. Il est vraisemblable que bon nombre des glorieuses figures qui susciteront notre émerveillement lorsque nous parlerons du Biélomorkanal* partirent dans ce banc – à la suite de quoi leurs noms furent rayés des dithyrambes.

Peu de temps après partit un second banc, entraîné par l’éphémère Iéjov.

Ensuite, il y eut le banc de Béria.

Quant au gros Abakoumov, si sûr de lui, il s’était déjà cassé la figure avant, tout seul.

Tout cela, les futurs historiens des Organes nous le raconteront un jour par le menu (à moins que les archives ne brûlent), dans une pluie de chiffres et de noms étincelants.

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Cependant, écoutons aussi la sagesse populaire : poignez le loup, plaignez le loup.

Cette engeance féroce, comment est-elle apparue dans notre peuple ? N’a-t-elle pas les mêmes racines que nous ? n’est-elle pas du même sang ?

Pour ne pas se pavaner trop vite dans sa tunique immaculée de juste, que chacun de nous se demande : si ma vie avait tourné autrement, ne serais-je pas devenu, moi aussi, l’un de ces bourreaux ?

C’est une question terrible si l’on veut y répondre honnêtement.

Je me rappelle ma troisième année d’université, en automne 1938. Les gamins des komsomols* que nous étions se virent par deux fois convoqués au Comité de raïon du mouvement. Presque sans nous demander notre avis, on nous fourra dans les mains un formulaire à remplir : nous devions comprendre que nous avions assez fait de physique, de maths et de chimie comme ça et que nous serions plus utiles à la Patrie en entrant dans les écoles du NKVD. Nous refusâmes fermement (peu soucieux de quitter l’Université).

Un quart de siècle s’est écoulé depuis et on pourrait être tenté de dire : c’est tout naturel, vous voyiez la vague d’arrestations qui déferlait autour de vous, vous saviez les tortures qu’on infligeait dans les prisons, vous sentiez dans quel océan de boue on cherchait à vous entraîner. Eh bien non ! Car la ronde des fourgons cellulaires, c’était la nuit, et nous, nous défilions de jour, avec nos drapeaux. Comment aurions-nous eu connaissance des arrestations et pourquoi y aurions-nous pensé ? Que toutes les autorités de notre région eussent changé, voilà qui nous était rigoureusement égal. On avait bien coffré deux ou trois professeurs, mais enfin ce n’était pas avec eux que nous allions au bal, et puis les examens n’en seraient que plus faciles. Nous avions vingt ans, nous marchions dans les rangs de la jeunesse née en même temps qu’Octobre et, à ce titre, un avenir radieux nous attendait.

Ce qui nous retenait d’entrer dans les écoles du NKVD, c’était un sentiment intime qui n’était fondé sur aucun argument logique et qu’il n’est pas si facile de cerner. Ce sentiment ne nous venait pas des cours de matérialisme historique : nous y avions appris au contraire que lutter contre les ennemis de l’intérieur, c’était combattre en première ligne et remplir une haute mission. Il était également en contradiction avec notre intérêt matériel : à l’époque, une université de province ne pouvait nous offrir d’autre débouché qu’un petit poste d’enseignement chichement payé dans quelque trou perdu, alors que les écoles du NKVD nous promettaient la prestation régulière d’avantages en nature et un salaire double ou triple. La résistance n’était pas dans notre tête, elle était quelque part dans notre poitrine. Il peut arriver qu’on vous crie de tous côtés : « il le faut ! » et que votre propre tête vous dise également : « il le faut ! », mais que votre poitrine se rebelle : « Je ne veux pas, ça me dégoûte. Faites comme bon vous semble, mais moi, je ne veux pas tremper là-dedans. »

Cela venait de très loin, de Lermontov peut-être ? De cette époque qui a duré en Russie des dizaines et des dizaines d’années et où c’était chose reconnue et proclamée à voix haute que rien ne pouvait être plus vil et plus dégoûtant pour un honnête homme que de servir dans la police politique…

Malgré tout, certains d’entre nous s’enrôlèrent alors. Je pense que, si on avait exercé sur nous de très fortes pressions, nous aurions tous cédé. Et voici ce que j’essaie de m’imaginer : si, au moment où éclata la guerre, j’avais déjà porté des insignes de lieutenant sur pattes de col bleues, quel genre de personnage serais-je devenu ?

Que le lecteur referme ici ce livre s’il en attend une accusation politique.

Ce serait trop simple si tout se réduisait à de sombres personnages qui se livreraient dans un coin à de noires machinations et qu’il suffirait d’identifier et de supprimer. Non. La ligne qui sépare le bien du mal passe par le cœur de chaque homme. Et qui est prêt à détruire un morceau de son propre cœur ?...

Au fil des ans, cette ligne se déplace à l’intérieur du cœur, tantôt repoussée par la joie du mal, tantôt faisant place à l’éclosion du bien. Un seul et même homme s’incarne en des personnages très différents selon les âges de sa vie et les situations où il est placé. Tantôt proche du diable. Tantôt presque un saint. Mais son nom, lui, ne change pas et pour les autres il recouvre le tout.

Socrate nous l’a bien recommandé : connais-toi toi-même !

Au bord de la fosse où nous nous apprêtions déjà à pousser nos persécuteurs, nous nous arrêtons, interdits : seules les circonstances ont fait que les bourreaux, ç’a été eux et pas nous.

Si c’était nous que Maliouta Skouratov avait appelés, il n’aurait sans doute pas été déçu !...

Du bien au mal il n’y a qu’un branlis, dit le proverbe.

Du bien au mal et, par suite, du mal au bien.

Quand le souvenir de ces iniquités et de ces tortures vint crever à la surface de notre société, les protestations affluèrent de tous côtés : on nous expliquait que dans le nombre il y avait aussi des gens bien !

Normalement, il n’aurait pas dû y en avoir : on évitait de prendre ces gens-là, on les repérait à temps. Et eux-mêmes faisaient tout pour ne pas être enrôlés. Pendant la guerre, à Riazan, un aviateur originaire de Leningrad qui sortait de l’hôpital militaire suppliait en ces termes les médecins du dispensaire antituberculeux : « Trouvez-moi quelque chose ! on veut me faire entrer dans les Organes ! » Les radiologues lui inventèrent une infiltration tuberculeuse et aussitôt les guébistes le laissèrent tranquille.

Quant à ceux qui, par erreur, se trouvaient quand même embarqués, ou bien ils s’intégraient au système, ou bien ils étaient vite éjectés, éliminés, sinon précipités eux-mêmes sous les roues. – Mais enfin, malgré tout, n’en restait-il pas ?...

À Kichiniov, un jeune lieutenant de la Sécurité vint trouver Chipovalnikov, un mois avant son arrestation : partez, partez, on veut vous arrêter ! (Était-il venu spontanément, ou avait-il été envoyé par sa mère désireuse de sauver le prêtre ?) Après l’arrestation, c’est justement à lui qu’échut la mission de convoyer le père Victor. Il se lamentait : « Pourquoi donc n’êtes-vous pas parti ? »

Lorsque le commissaire Goldman donna à signer à Véra Korneïéva son article 206, elle comprit quels étaient ses droits et se mit à étudier en détail l’affaire des dix-sept membres de leur « groupe religieux ». Le commissaire entra en fureur, mais il ne pouvait refuser de la laisser faire. Pour ne pas perdre son temps avec elle, il l’emmena dans un grand bureau où se trouvaient une demi-douzaine de fonctionnaires divers, puis sortit. Korneïéva commença par lire son dossier en silence, mais au bout d’un moment les autres – peut-être par ennui – engagèrent la conversation et Véra se mit à leur faire un véritable sermon. (Il faut la connaître. C’est un être rayonnant, à l’esprit vif et à la parole aisée, bien que dans sa vie elle n’ait jamais été que serrurier, fille d’écurie et ménagère.) Ils l’écoutaient en retenant leur souffle et en l’invitant de temps en temps, par une question, à aller plus profond. Elle leur présentait la vie sous un jour tellement inattendu. Bientôt la pièce fut comble : les gens arrivaient d’autres bureaux. Certes, ce n’étaient pas des commissaires-instructeurs, c’étaient des dactylos, des sténos, des relieurs de dossiers – mais c’était quand même le milieu, les Organes, en 1946. En peu de temps, elle réussit à en dire beaucoup. Elle toucha la question des traîtres à la patrie : pourquoi donc n’y en avait-il pas eu pendant la guerre de 1812, en pleine époque du servage ? Ç’aurait pourtant été bien naturel ! Mais elle leur parla surtout de la foi et des croyants. Avant, leur dit-elle, vous misiez tout sur le déchaînement des passions (« pillons les pillards ! ») et on comprend que les croyants vous gênaient. Mais ce que vous voulez aujourd’hui, c’est construire et être heureux en ce monde : alors, pourquoi persécutez-vous les meilleurs citoyens que compte votre État ? Les croyants sont pour vous un matériau inestimable : des gens qu’on n’a pas besoin de surveiller, qui ne volent pas, qui ne tirent pas au flanc. Croyez-vous que c’est avec des profiteurs et des envieux que vous allez construire une société juste ? Vous voyez bien que tout vous craque dans les mains au fur et à mesure. Pourquoi crachez-vous au visage de vos meilleurs éléments ? Laissez vraiment l’Église séparée de l’État, ne la touchez pas : vous n’aurez pas à le regretter ! Vous êtes matérialistes ? Alors, faites confiance au développement de l’instruction pour dissiper la foi. Mais à quoi bon arrêter les gens ? – Là-dessus Goldman entra et voulut lui couper grossièrement la parole. Mais ce ne fut qu’un cri : « Ferme-la !... Tais-toi !... Parle, parle, femme !... » (Comment l’appeler en effet ? Citoyenne ? Camarade ? Tout cela était interdit par un nœud de conventions inextricables. Femme ! En disant ainsi, comme le Christ, on ne pouvait se tromper.) Et Véra continua, en présence de son commissaire !

Ces auditeurs de Korneïéva dans les bureaux du Guébé, dites-moi, pourquoi les paroles d’une insignifiante détenue les atteignirent-ils si vivement ?

Aussi glacial que soit le personnel de surveillance de la Grande Maison, il doit bien avoir, tout au fond, conservé un peu d’âme – le noyau du noyau ? Natalia Postoïéva raconte qu’un jour où elle était conduite à l’interrogatoire par une gardienne impassible, muette et sans regard, des bombes se mirent à tomber tout près : on avait l’impression, dit-elle, que dans une fraction de seconde ç’allait être sur nous. Et voilà la gardienne qui se jette sur sa prisonnière et qui l’étreint, cherchant dans son épouvante la chaleur et la sympathie humaines. Mais le bombardement se termine et elle redevient l’être sans regard : « Les mains derrière le dos ! Avancez ! » Certes, ce n’est pas un bien grand mérite que de redevenir un être humain dans l’épouvante qui vous saisit face à la mort. De même que ce n’est pas une preuve de bonté que d’aimer ses propres enfants (« c’est un bon père de famille », vous dira-t-on souvent pour défendre un gredin).

Pourquoi, depuis deux siècles déjà, tiennent-ils tant à la couleur des cieux ? À l’époque de Lermontov, c’était : « Et vous, les uniformes bleus ! » ; ensuite vinrent les casquettes bleues, les épaulettes bleues, les pattes de col bleues : on leur avait ordonné d’être moins voyants, et plus cela allait, plus les surfaces bleues, se dérobant à la reconnaissance populaire, rétrécissaient sur leurs têtes et leurs épaules – jusqu’au moment où il ne resta plus que des liserés, d’étroites petites bordures – mais bleues !

Est-ce là pure et simple mascarade ?

N’est-ce pas plutôt que toute noirceur a besoin de communier avec le ciel, au moins de temps en temps ?

L’idée est jolie.

Comment comprendre ce mot : un scélérat ? Que désigne-t-il ? Correspond-il à une réalité ?

Notre pente serait plutôt de dire que non, que des êtres pareils ne peuvent exister et n’existent pas. Que les contes en dépeignent, passe encore : ils sont faits pour les enfants, et les choses doivent y être simples. Mais quand la grande littérature mondiale des siècles passés – Shakespeare, Schiller ou Dickens – nous souffle au nez comme des ballons de baudruche une ribambelle de scélérats plus noirs les uns que les autres, cela nous paraît relever quelque peu du théâtre de foire, s’accorder mal avec la sensibilité contemporaine. Voyez surtout comment ils sont dépeints, ces scélérats. Ils ont pleine conscience de leur scélératesse et de la noirceur de leur âme. Et voici comment ils raisonnent : Je ne peux vivre sans commettre le mal. En conséquence, allez, je m’en vais exciter mon père contre mon frère ! Allez, je m’en vais me délecter des souffrances de ma victime ! Iago dit sans ambages que ses buts et ses mobiles sont noirs, engendrés par la haine.

Non, ce n’est pas ainsi que les choses se passent ! Pour faire le mal, l’homme doit l’avoir auparavant pensé comme un bien ou comme une nécessité comprise et acceptée. Telle est, par bonheur, la nature de l’homme qu’il a besoin de chercher à ses actes une justification.

Des justifications, Macbeth n’en avait que de faibles, et c’est pourquoi le remords finit par le tuer. Iago ? un agneau lui aussi. Voyez tous ces scélérats de Shakespeare : leur imagination et leur force intérieure ne vont pas plus loin qu’une dizaine de cadavres : parce qu’ils n’ont pas d’idéologie.

L’idéologie ! C’est elle qui donne au crime sa justification et au scélérat la fermeté durable dont il a besoin. Elle lui fournit la théorie qui lui permet de blanchir ses actes à ses propres yeux comme à ceux des autres et de recueillir, au lieu de reproches et de malédictions, louanges et témoignages de respect. Ainsi a-t-on vu les inquisiteurs s’appuyer sur le christianisme, les conquérants sur la grandeur de leur patrie, les colonisateurs sur l’idée de civilisation, les nazis sur la race, les Jacobins et les bolcheviks sur l’égalité, la fraternité et le bonheur des générations futures.

C’est l’Idéologie qui a valu au vingtième siècle d’expérimenter le crime à l’échelle de millions d’individus. Des crimes impossibles à récuser, à contourner, à passer sous silence. Comment, après les avoir vus, oserions-nous encore affirmer que les scélérats n’existent pas ? Qui donc aurait alors supprimé ces millions d’hommes ? Sans scélérats, il n’y aurait pas eu d’Archipel.

Il est, en physique, des grandeurs et des phénomènes liés à la notion de seuil. Tant que ne se trouve pas franchi un certain seuil connu de la nature et codé par elle, rien ne se produit. On a beau projeter de la lumière jaune sur du lithium, il ne libère pas d’électrons, mais que jaillisse une petite étincelle bleue et les voilà qui sortent (le seuil de l’effet photo-électrique est franchi) ! Refroidissez l’oxygène à moins cent et au-delà, comprimez-le à la pression que vous voulez, le gaz se maintient, il résiste. Mais dès que vous franchissez les cent quatre-vingts degrés, le voilà qui se met à couler : ça y est, c’est un liquide.

De même, c’est sans doute par un phénomène de seuil qu’on devient un scélérat. Oui, toute sa vie, l’homme hésite et se débat entre le bien et le mal, il glisse, tombe, remonte, bat sa coulpe, s’égare à nouveau : tant qu’il n’a pas franchi le seuil critique, le retour est encore possible, il y a encore de l’espoir. Mais dès que la densité de ses mauvaises actions, ou leur degré d’horreur, ou le caractère absolu de son pouvoir lui font franchir ce seuil, le voilà en dehors de l’humanité. Et peut-être à jamais.

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Depuis des temps immémoriaux, l’idée que les hommes se font de la justice comporte deux volets : la vertu triomphe et le vice est puni.

Nous avons la chance d’avoir vécu assez vieux pour connaître un temps où la vertu, si elle ne triomphe pas, n’a pas toujours, malgré tout, les chiens à ses trousses. Battue, souffreteuse, la vertu en haillons peut à présent entrer et s’asseoir dans un coin, à condition de ne pas moufter.

Cependant, personne n’ose souffler mot du vice. Oui, la vertu a été bafouée, mais sans qu’il y ait eu vice. Oui, il y a eu tant de millions d’hommes passés par profits et pertes, mais sans qu’il y ait eu de responsables. Et si quelqu’un a le malheur d’ouvrir seulement la bouche : « mais enfin, et ceux qui… » – on lui tombe dessus de tous les côtés, amicalement au début : « Allons, voyons, camarade ! qu’est-ce qui vous prend ? à quoi bon réveiller les vieilles blessures ? »

En Allemagne de l’Ouest, entre la fin de la guerre et l’année 1966, il a été condamné quatre-vingt-six mille criminels nazis – et, suffoquant d’indignation, nous ne lésinons pas sur les pages de journaux ni les heures d’antenne, nous restons même après notre travail pour assister à des meetings et voter : ça n’est pas assez ! Même 86 000, ça n’est pas assez ! Vingt ans de poursuites, ça n’est pas assez ! Il faut continuer !

Chez nous (selon les données officielles), il a été condamné une trentaine de personnes.

Ce qui se passe au-delà de l’Oder et du Rhin, cela, oui, ça nous travaille. Mais que nous ayons à côté de nous, protégés par des palissades vertes, dans la banlieue de Moscou ou aux environs de Sotchi, les hommes qui ont assassiné nos maris et nos pères, et qu’ils caracolent dans nos rues tandis que nous leur cédons le passage – peu importe, cela ne nous touche pas, le voir, c’est « remuer le passé ».

Et pourtant, en respectant les proportions, ces 86 000 Allemands de l’Ouest correspondraient pour notre pays à un quart de million !

Voilà une énigme dont nous autres, contemporains, n’arriverons jamais à trouver la clef : pourquoi est-il donné à l’Allemagne de châtier ses criminels et pourquoi cela n’est-il pas donné à la Russie ? Quelle voie funeste sera la nôtre s’il ne nous est pas donné de nous laver des impuretés qui pourrissent dans notre corps ?

Quand, à quatre-vingt-six mille reprises, un pays a condamné le vice du haut de l’estrade des tribunaux (et qu’il l’a irrévocablement condamné dans la littérature et au sein de la jeunesse), cela veut dire que peu à peu, année après année, marche après marche, il s’en purifie.

Mais nous, nous ?... Un jour, nos descendants nous appelleront les générations de chiffes molles : après nous être docilement laissé massacrer par millions, nous aurons bichonné tendrement les assassins dans leur vieillesse quiète.

On ne peut tout de même pas, au vingtième siècle, continuer pendant des décennies à confondre les atrocités relevant du tribunal et le « passé » qu’« il ne faut pas remuer » !

Nous devons condamner publiquement l’idée même que des hommes puissent exercer pareille violence sur d’autres hommes. En taisant le vice, en l’enfouissant dans notre corps pour qu’il ne ressorte pas à l’extérieur, nous le semons, et dans l’avenir il n’en donnera que mille fois plus de pousses. En nous abstenant de châtier et même de blâmer les scélérats, nous ne faisons pas que protéger leur vieillesse dérisoire, nous descellons en même temps sous les pas des nouvelles générations toutes les dalles sur lesquelles repose le sens de la justice. C’est pour cela que les jeunes d’aujourd’hui sont « indifférents », pour cela et non à cause de « l’insuffisance du travail éducatif ». Ils se pénètrent de l’idée que les actes ignobles ne sont jamais châtiés sur cette terre, mais sont toujours, au contraire, source de prospérité.

Oh, comme ce pays sera inhospitalier, oh, comme il sera effrayant !