Chapitre 7

Dans la chambre des machines

Aujourd’hui, à la « gare » des Boutyrki, le box voisin du nôtre (il servait à fouiller les entrants et ses dimensions permettaient à cinq ou six gardiens de traiter jusqu’à vingt zeks en une seule fournée), ce fameux box de la barbotte, donc, était désert, et vides les grossières tables porte-fourbi ; on voyait seulement sur le côté, assis à un petit bureau de fortune, sous une ampoule, un homme propret aux cheveux noirs, commandant du NKVD. Un ennui patient, telle était l’expression dominante de son visage. Cette manière d’amener et de remmener les zeks un à un lui faisait perdre son temps. On aurait pu réunir les signatures bien plus vite.

Il m’indiqua un tabouret en face de lui, de l’autre côté de la table, puis me demanda mon nom. À droite et à gauche de l’encrier, devant lui, s’élevaient deux petites piles de papiers blancs, tous identiques, de la taille d’une demi-feuille de papier machine : le format utilisé dans les immeubles pour les certificats d’allocation de combustible et dans les administrations pour les bons d’achat de matériel de bureau. Le commandant feuilleta la pile de droite et trouva le papier qui me concernait. Il le tira, le lut à toute vitesse, d’une voix indifférente (je compris que j’écopais de huit ans), et sans attendre une seconde se mit à écrire sur l’envers, avec son stylo, que le texte m’avait été notifié le tant.

Mon cœur n’eut pas un demi-battement de plus : tout était si ordinaire… Était-ce vraiment là ma condamnation, le tournant décisif de ma vie ? J’aurais voulu être ému, ressentir intensément cet instant, mais je n’y arrivais pas. Déjà le commandant me présentait la feuille tournée à l’envers. Et un porte-plume d’écolier à sept kopecks, dont la mauvaise plume avait pêché dans l’encrier un bout de chiffon, était posé devant moi.

« Non, il faut que je lise moi-même.

– Vous croyez peut-être que je veux vous tromper ? répliqua nonchalamment le commandant. Tenez, lisez. »

Et, à contrecœur, il lâcha le papier. Je le retournai et me mis exprès à l’examiner lentement, plus que mot par mot : lettre par lettre. Le texte était tapé à la machine, mais ce que j’avais sous les yeux n’était pas la première frappe, c’était une copie :

EXTRAIT
de l’arrêté pris par l’Osso* du NKVD de l’URSS
le 7 juillet 1945, sous le numéro…

Tout cela était souligné en pointillé et, dans le sens vertical, la feuille était également divisée en deux par une ligne de pointillés :

La commission a examiné : La commission arrête :
L’accusation portée contre Untel (nom, date et lieu de naissance). Pour propagande antisoviétique et tentative visant à constituer une organisation antisoviétique, il sera infligé à Untel (nom) 8 (huit) ans de détention dans un camp de rééducation par le travail.
Pour copie conforme. Le secrétaire…

Signer, sortir en silence, et ce serait tout ? Je regardai le commandant : n’allait-il pas me dire quelque chose, me fournir une explication ? Non, il n’y songeait pas. D’un signe de tête, il avait déjà enjoint au gardien debout dans l’embrasure de la porte de préparer le suivant.

Pour conférer au moins quelque gravité à cet instant, je proférai d’un ton tragique :

« Mais c’est épouvantable ! Huit ans ! Pourquoi ? »

Et j’entendis moi-même que mes paroles sonnaient faux. Ni lui ni moi n’avions le sentiment d’une chose épouvantable.

« Ici », me dit-il en me désignant à nouveau l’endroit où signer.

Je signai. Aucune autre idée ne me venait à l’esprit.

« Mais alors, si vous permettez, je vais rédiger un pourvoi ici même. Car enfin la sentence est injuste.

– Dans les formes prévues, acquiesça mécaniquement le commandant tout en reposant mon papier sur la pile de gauche.

– Suivez-moi ! » ordonna le gardien.

Et je le suivis.

(Là, j’ai manqué d’à-propos. Guéorgui Tenno – il faut dire qu’on venait de lui servir un billet de vingt-cinq ans – lança cette réplique : « Mais c’est la perpétuité ! Jadis, quand on condamnait un homme à perpétuité, on battait le tambour, on rassemblait la foule. Tandis qu’avec vous, on se croirait à la distribution des savonnettes : attrape, émarge et file ! »

Arnold Rappoport, lui, prit le porte-plume et inscrivit sur l’envers de la feuille : « Je proteste catégoriquement contre cette sentence de terreur et son illégalité, et j’exige ma libération immédiate. » L’officier avait d’abord attendu patiemment, mais lorsqu’il eut lu, il entra en fureur et déchira le papier du haut jusqu’en bas, texte de l’arrêté compris. Aucune importance, la condamnation resta en vigueur : ce n’était qu’une copie.

Véra Korneïéva s’attendait à quinze ans : elle fut folle de joie en constatant que la feuille portait seulement cinq ans. Elle éclata de son rire radieux et s’empressa de signer, de peur qu’on lui retire la feuille. L’officier fut pris d’un doute : « Mais vous avez compris ce que je viens de vous lire ? – Oui, oui, merci beaucoup ! Cinq ans de camp de rééducation par le travail ! »

Quant au Hongrois János Rôzsas, condamné à dix ans, on lui lut le papier en russe sans le lui traduire, dans un couloir. Il signa sans comprendre et continua longtemps à attendre qu’on le fasse comparaître devant un tribunal ; ce n’est que plus tard, une fois au camp, qu’il retrouva un vague souvenir de cet épisode et devina la vérité.)

Je rentrai dans le box en souriant. Tout éclaboussé de soleil, sous la brise de juillet, le rameau continuait à se balancer joyeusement dans l’étroite ouverture de l’imposte. Çà et là, des rires fusaient, de plus en plus fréquents. Nous riions parce que tout s’était passé sans histoires ; nous riions du comptable traumatisé : nous riions de nos espoirs du matin, des adieux de nos compagnons de cellule et des colis codés dont nous étions convenus : quatre pommes de terre ! deux craquelins !

Mon voisin me dit, lénitif et quiet :

« Ça n’est pas terrible : nous sommes encore jeunes, nous aurons encore le temps de vivre. L’essentiel est de ne plus faire de faux pas, maintenant. Une fois au camp : pas un mot à personne, pour éviter qu’on nous flanque une nouvelle peine. Nous travaillerons honnêtement et nous nous tairons, motus et bouche cousue. »

Il y croyait tant, à ce programme, il était si plein d’espoir, ce petit grain de blé innocent happé par les meules staliniennes ! On avait envie de lui donner raison : purger bien quiètement sa peine et rayer ensuite de sa mémoire tout ce qu’on aurait vécu.

Mais voilà que je commençais à sentir en moi autre chose : si, pour vivre, il fallait ne pas vivre, alors à quoi bon ?...

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On ne saurait affirmer que l’Osso ait été inventé après la révolution. Lorsque Catherine II donna quinze ans au publiciste Novikov qui avait encouru sa défaveur, on peut dire que ce fut déjà par Osso, car elle ne le traduisit pas en justice. Quant à ses successeurs, ils ont toujours su exiler sans jugement, d’une main paternelle, telle ou telle personne qui leur avait déplu.

La tradition existait donc, mais elle manquait par trop de vigueur. Et puis, pardon, mais quel manque d’envergure, si l’on peut énumérer les noms et les cas.

L’envergure apparut dans les années vingt, avec la création de troïkas fonctionnant en permanence pour passer en permanence par-dessus les tribunaux. Au début, on en fit même étalage avec fierté. La Troïka du Guépéou ! Non seulement on ne cachait pas les noms de ses membres, mais on les claironnait ! Qui, aux Solovki, ne connaissait la fameuse troïka de Moscou : Gleb Boki, Voul et Vassiliev ? Il faut dire aussi que ça sonne bien, « troïka » ! C’est un peu les clochettes des attelages et le tourbillon du carnaval, mais entrelacés de mystère : pourquoi ce chiffre trois ? Que veut-il dire ? Car enfin, dans un tribunal non plus il n’y a pas quatre juges ! et pourtant, une troïka n’est pas un tribunal. Mais ce qui accroît encore le mystère, c’est qu’elle siège en votre absence. Vous n’y étiez pas, vous n’avez rien vu, on vous met un papier sous le nez : signez ! Voilà une invention encore plus redoutable que le tribunal révolutionnaire. Ajoutez à cela qu’un beau jour elle s’est isolée, emmitouflée, enfermée dans une pièce à part, et que les noms des hommes qui y siégeaient sont devenus secrets. Ainsi nous sommes-nous faits à l’idée que les membres de la Troïka ne boivent ni ne mangent, ni ne se déplacent parmi les humains. Un jour ils se sont éloignés pour délibérer – et la porte s’est refermée sur eux à jamais : seules leurs décisions nous parviennent, par l’intermédiaire des dactylos. (Et avec retour obligatoire : pareils documents ne sauraient être laissés entre nos mains.)

Ces troïkas répondaient à un besoin nouveau et pressant : une fois arrêtés, les gens ne devaient plus être relâchés (au fond, c’était en quelque sorte le service de vérification technique du Guépéou : il ne fallait pas de loupés). Si quelqu’un s’avérait innocent et qu’on ne pût absolument pas le faire passer en jugement, eh bien, la troïka était là pour lui donner son « moins trente-deux » (chefs-lieux de gouvernement) ou l’envoyer gentiment en exil – pour deux ou trois ans –, et ça y était, il avait sa marque imprimée sur le poil ; la prochaine fois, il serait « récidiviste » !

Hélas, ce n’est pas à nous qu’il reviendra d’écrire la passionnante histoire de cet Organe. De raconter qu’en 1934, lorsque l’Oguépéou* fut tristement rebaptisé NKVD, la troïka fonctionnant dans la blanche Moscou reçut le nom de « Comité spécial » et chacune des troïkas locales celui de « Chambre spéciale du tribunal de la région » – mais c’étaient toujours trois membres permanents siégeant sans aucun assesseur populaire et à huis clos. Et le cher vieil organisme mena une existence prospère jusqu’en 1953, date à laquelle Béria, notre bienfaiteur, trébucha à son tour.

L’Osso a donc vécu dix-neuf ans. Et pourtant, allez donc demander qui, de nos grands hommes au cœur fier, en a fait partie ? quelle était la fréquence et la durée des réunions ? si on y servait du thé ? et avec quoi ? comment se déroulait la délibération elle-même : avec échange de vues ou en silence ? Tout cela, ce n’est pas nous qui l’écrirons, car nous n’en savons rien. La seule chose que nous sachions, par ouï-dire, c’est que l’Osso était d’essence trinitaire ; et bien qu’il nous soit impossible d’en nommer les membres zélés, du moins connaissons-nous les trois organismes représentés chacun par un délégué permanent : le Comité central du parti, le MVD, la Procurature. Cependant, il ne faudra pas trop nous étonner si, un jour, nous apprenons qu’il n’y a jamais eu aucune séance, mais seulement un secrétariat où, sous les ordres d’un chef de service, des dactylos expérimentées tapaient des extraits de procès-verbaux inexistants. Des dactylos, ça, il y en avait, nous sommes là pour le garantir !

Bien qu’il ne fût mentionné nulle part, ni dans la Constitution ni dans le Code, l’Osso se révéla cependant une moulinette des plus pratiques : une machine docile et peu exigeante qui se passait fort bien du lubrifiant des lois. Le Code était une chose, l’Osso en était une autre et il tournait parfaitement rond sans jamais utiliser ni mentionner aucun des deux cent cinq articles.

Comme on dit dans les camps : sur l’homme honnête la loi est muette, mais en tout cas l’Osso est là.

Il lui fallait bien, pourtant, un système de codage pour enregistrer les entrants. Il élabora lui-même, à son usage personnel, des articles-sigles qui facilitaient grandement les opérations (plus besoin de se casser la tête pour faire cadrer les accusations avec les formules du code), et si peu nombreux qu’un enfant pouvait les retenir :

– ASA ... Propagande antisoviétique ;
– NPGG ... Franchissement illégal de la frontière de l’URSS ;
– KRD ... Activité contre-révolutionnaire ;
– KRTD ... Activité contre-révolutionnaire trotskiste (cette petite lettre « t » rendait beaucoup plus pénible la vie d’un zek dans son camp) ;
– PCh ... Présomption d’espionnage (lorsque l’espionnage dépassait les limites du soupçon, l’affaire était déférée devant un tribunal) ;
– SVPCh ... Relations impliquant ( !) une présomption d’espionnage ;
– KRM ... Pensée contre-révolutionnaire ;
– VAS ... Sentiments antisoviétiques en gestation ;
– SOE ... Élément socialement dangereux ;
– SVE ... Élément socialement nuisible ;
– PD Activité criminelle (on collait volontiers ça aux gens qui avaient déjà fait du camp, s’ils n’offraient aucune autre prise) ;
et enfin, le très accueillant
– Tch. S ... Membre de la famille (d’une personne condamnée en vertu d’un des articles précédents).

Tous ces sigles, il ne faut pas l’oublier, ne furent jamais répartis régulièrement, d’année en année, entre les individus : comme les articles du code et les paragraphes des décrets, c’est par épidémies soudaines qu’ils se manifestaient.

Entendons-nous bien : l’Osso ne prétendait nullement rendre des jugements ! Non, non ! Il infligeait des sanctions administratives, pas plus. Rien de plus naturel, donc, que de le voir jouir d’une entière liberté juridique.

Et pourtant, bien qu’elle ne prétendît pas être une condamnation judiciaire, la sanction pouvait aller jusqu’à vingt-cinq ans de détention, voire jusqu’à la peine de mort, et comprendre :

si bien que les gens disparaissaient de la surface de la terre encore plus sûrement que par le procédé primitif de la condamnation judiciaire.

L’Osso présentait encore cet avantage important de prononcer des condamnations sans appel, sans aucun recours possible : aucune autre instance n’existait ni au-dessus, ni au-dessous de lui. Il ne relevait que du ministère de l’Intérieur, de Staline et de Satan.

Autre grand mérite de l’Osso : sa rapidité ; elle n’avait pour limites que les impératifs techniques de la dactylographie.

Et lorsque les prisons étaient engorgées, il présentait encore un avantage supplémentaire : au lieu de continuer à encombrer le plancher d’une cellule et à se faire nourrir à l’œil, le détenu pouvait, dès la fin de son instruction, être dirigé sur un camp pour y travailler honnêtement. La copie de l’extrait, on avait bien le temps de la lui faire lire, plus tard.

Mais d’autres commençaient par travailler plusieurs mois dans un camp sans connaître leur condamnation. Puis… écoutons Ivan Dobriak. Un beau jour – pas n’importe quel jour, le 1er mai 1938, il y avait des drapeaux rouges partout – on les fit mettre en rangs solennellement et on leur notifia les condamnations prononcées par la troïka de la région de Stalino : de dix à vingt ans pour chacun. Quant à Sinébrioukhov, mon futur brigadier, la même année 1938 le vit expédié, dans un train entier de prisonniers sans condamnation, de Tchéliabinsk à Tchérépovets. Des mois s’écoulèrent ; les zeks travaillaient. Soudain, en hiver, un jour de repos (vous remarquez quels jours on choisissait ? Quel avantage offrait l’Osso ?), alors qu’il gelait à pierre fendre, on les fit sortir dans la cour et mettre en rangs ; un lieutenant inconnu s’avança vers eux et se présenta ; il était chargé de leur notifier les décisions de l’Osso. Mais ce n’était pas un mauvais bougre et quand il eut jeté un coup d’œil sur leurs pieds mal chaussés, puis sur les colonnes de gel montant vers le soleil, il prononça ces paroles :

« Au fond, les gars, pourquoi vous faire crever de froid ? Écoutez-moi bien : l’Osso vous a donné à tous dix ans, il n’y en a que très, très peu qui ont huit ans. Compris ? Rompez !... »