Chapitre 16

Les socialement-proches

Que se joigne ma faible plume au concert qui célèbre cette tribu ! On les a célébrés sous le nom de pirates, de flibustiers, de vagabonds, de forçats évadés. On les a célébrés sous le nom de brigands au grand cœur, depuis Robin des Bois jusqu’aux bandits d’opérette, on nous a assuré qu’ils ont un cœur sensible, qu’ils dévalisent les riches et partagent avec les pauvres. Et n’est-ce pas la littérature du monde entier qui a célébré les truands ? Pouchkine lui-même a loué chez les tsiganes la présence d’un élément de truanderie. Mais nulle part on ne les a célébrés aussi largement, aussi unanimement, avec autant d’esprit de suite que dans la littérature soviétique.

Tout cela ne s’est pas constitué d’emblée, mais historiquement, comme on aime à dire chez nous. Il existait dans la vieille Russie (comme il existe en Occident) une conception erronée des voleurs : on les disait irredressables, criminels pour la vie (« le noyau de la criminalité »). Aussi, lors des transfèrements et dans les prisons, protégeait-on d’eux les politiques. Aussi l’administration brisait-elle leurs privilèges et leur prépondérance dans le monde des prisonniers, prenant résolument le parti de tous les autres bagnards. La vieille Russie avait une formule à l’intention des criminels récidivistes : « Courbez-leur la tête sous le joug de fer de la loi ! » Si bien que jusqu’en 1917 les voleurs ne faisaient la loi ni dans le pays ni dans les prisons russes.

Mais les chaînes tombèrent, la liberté resplendit. Aussitôt après la révolution de Février, les criminels de droit commun se déversèrent à grands flots dans le pays et s’y mélangèrent aux citoyens libres. On trouvait fort utile et amusant qu’ils fussent des ennemis de la propriété privée, une force révolutionnaire. À raisonner socialement : c’est bien toujours la faute au milieu de vie, n’est-ce pas ? Rééduquons donc ces lumpen, qui sont sains, et insérons-les dans la vie consciente et organisée !

Aujourd’hui, plus de quarante ans ont passé et il est permis de faire un retour en arrière et de rester perplexe : qui, du tchékiste ou de l’apache, a rééduqué l’autre ? L’apache qui a embrassé la foi tchékiste est désormais une « chienne », que les apaches égorgent. Le tchékiste qui a assimilé la psychologie de l’apache, c’est le commissaire-instructeur à poigne des années 1930-1940 ou le chef de camp volontaire, ce sont des gens bien vus, qui ont de l’avancement.

Que ne nous a-t-on pas susurré aux oreilles à propos du « code si original » des truands, de leur parole d’« honneur ». À les lire : rien que des Don Quichotte et des patriotes ! Mais de là à se trouver face à face avec leur tronche dans une cellule ou un panier à salade…

Eh, assez menti, plumitifs à gages ! Les apaches ne sont pas des Robin des Bois ! Lorsqu’il faut voler les crevards, ils volent les crevards ! Lorsqu’il faut arracher ses dernières chaussettes à un homme en train de se glacer, ils ne font pas les délicats. Leur grande devise est : « Toi, meurs aujourd’hui – moi, ce sera pour demain ! »

Mais c’est peut-être vrai que ce sont des patriotes ? Pourquoi ne volent-ils pas l’État ? Pourquoi ne cambriolent-ils pas les villas spéciales ? Pourquoi n’arrêtent-ils pas les longues limousines noires ? Parce que le réaliste Staline a compris depuis longtemps que tout cela – ces histoires de rééducation des apaches – n’était qu’un bourdonnement sonore. Et il a imprimé à leur énergie une autre direction, il les a lancés contre les citoyens de leur propre pays.

Voici quelles furent les lois pendant trente ans (jusqu’en 1947) : vol dans l’exercice de ses fonctions, vol de ce qui appartient à l’État, vol du Trésor public ? vol d’une boîte dans un entrepôt ? de trois pommes de terre dans un kolkhoze ? dix ans ! (Et vingt ans à partir de 1947 !) Vol libre ? Nettoyage d’un appartement, déménagement en camion de tout ce qu’une famille a pu amasser au cours de sa vie ? En l’absence d’homicide, jusqu’à un an, parfois six mois…

Par ses propres lois, le pouvoir stalinien a clairement signifié aux apaches : volez ailleurs que chez moi ! volez aux particuliers ! La propriété privée est un rot du passé, n’est-ce pas ? Et les apaches ont compris.

Années vingt, trente, quarante, cinquante ! Qui ne se rappelle cette menace suspendue en permanence au-dessus de la tête du citoyen : ne sortez pas dans l’obscurité ! ne revenez pas tard le soir ! ne portez pas de montre ! ne gardez pas d’argent sur vous ! ne laissez pas votre appartement vide ! Des serrures ! Des volets ! Des chiens !

Enfin, il y aura obligatoirement des remises de peine, et justement, bien sûr, en faveur des droits-communs. Holà, les témoins, tenez-vous à carreau devant le tribunal ! ils seront bientôt de retour, et un coup de couteau dans le flanc pour ceux qui auront témoigné !

Conclusion : si on enjambe votre fenêtre, si on découpe votre poche, si on éventre la valise de votre voisin, plissez bien fort les yeux ! passez outre ! vous n’avez rien vu !

Voilà comme nous avons été éduqués par les voleurs… et par les lois !

e9782213684611_i0098.jpg

Il existe toujours et dans tous les domaines une doctrine élevée et sanctifiante. Tout cela découlant de l’Unique Vraie Doctrine, qui explique toute la vie chatoyante de l’humanité par la lutte des classes et par elle seule.

Voici comme on argumente la chose. Les criminels professionnels ne peuvent en aucun cas être mis sur le même plan que les éléments capitalistes (c’est-à-dire que les ingénieurs, les étudiants, les agronomes et les religieuses) : les seconds sont hostiles de façon stable à la dictature du prolétariat, les premiers ne sont que politiquement instables. (L’assassin professionnel n’est que politiquement instable !) Le lumpen n’est pas propriétaire, il ne saurait donc s’allier aux éléments qui lui sont hostiles de par leur classe, il préférera s’allier avec le prolétariat (comptez là-dessus !). C’est la raison pour laquelle, selon la terminologie officielle du Goulag, ils sont dits « socialement-proches ». (Dis-moi qui tu hantes…)

Lorsque cette théorie descendait sur la terre des camps, voici ce que ça donnait : les truands les plus fieffés, les plus endurcis se voyaient investis d’un pouvoir sans contrôle dans les îles de l’Archipel, dans les commandos et les camps locaux, pouvoir exercé sur la population de leur propre pays, paysans, citadins et intellectuels, pouvoir dont jamais ils ne furent investis dans l’histoire, à aucune époque et dans aucun État, pouvoir dont, en liberté, ils n’eussent jamais pu rêver – or voilà maintenant qu’on mettait à leurs ordres tous les autres hommes, comme autant d’esclaves. Quel bandit refuserait pareil pouvoir ? les voleurs centraux, apaches de haut vol, étaient les maîtres absolus des commandos, ils vivaient dans des « boxes » ou des tentes en compagnie de leur épouse provisoire. Ils avaient des auxis, valets pris parmi les trimeurs et qui leur vidaient leur pot de chambre. On leur faisait la cuisine à part, avec le peu de viande et de bonnes matières grasses qui était alloué à la marmite commune. Les apaches d’un rang moins élevé étaient répartiteurs, adjoints à l’intendance, membres du service d’ordre ; le matin, armés de bidules, ils se plantaient par paires à la sortie des tentes à deux cents places et commandaient : « Tous dehors et pas de dernier ! » La menue racaille était utilisée pour battre les réfractaires, autrement dit ceux qui n’avaient plus la force de se traîner au travail.

Mais, même là où les voleurs n’étaient pas mis en place par le pouvoir, on avait pour eux, toujours en vertu de la même théorie de classe, pas mal de ménagements. Sortir de la zone, pour les truands, était le plus grand sacrifice qu’on pouvait leur demander. Sur les lieux de travail, ils pouvaient tant qu’ils voulaient rester allongés, fumer, dévider leurs contes pour truands (victoires, évasions, héroïsme), l’été se chauffer les côtes au soleil, l’hiver près du feu. Leurs feux n’étaient jamais touchés par l’escorte, tandis que ceux des Cinquante-Huit étaient dispersés et piétinés. Et, à la fin, des cubes (de bois, de terre, de charbon) leur étaient attribués sur le travail des mêmes Cinquante-Huit. Qu’elle est facile, la voie à suivre pour les truands au camp.

On m’objectera que ce sont seulement les chiennes qui acceptent d’occuper des fonctions, alors que les « honnêtes voleurs » observent la loi du milieu. Pour moi, j’ai eu beau regarder les uns et les autres, je n’ai jamais remarqué qu’une engeance soit plus noble que l’autre. Des voleurs (au Kraslag, en 1941) qui noyaient les Lituaniens dans les latrines parce qu’ils avaient refusé de leur donner un colis. Qui dévalisaient les condamnés à mort. Ce sont eux qui, avec le sourire, vous massacrent le premier venu de leurs compagnons de cellule rien que pour provoquer une nouvelle instruction et un nouveau procès, attendre la fin de l’hiver au chaud ou pouvoir quitter le camp trop pénible dans lequel ils ont échoué. Et faut-il mentionner encore des broutilles telles que le déshabillage d’autrui par un froid glacial ? Ou les rations de pain qu’ils ratiboisent ?

Ah, certes non, la pierre ne donne pas de fruit ni le voleur de bien.

e9782213684611_i0099.jpg

Mais c’en est assez ! Disons aussi un mot en faveur des truands. Ils ont un « code original » et une conception originale de l’honneur. Leur originalité, toutefois, réside non point dans leur patriotisme, comme le voudraient nos administrateurs et nos littérateurs, mais dans le fait qu’ils sont des matérialistes et des pirates parfaitement conséquents. Et la dictature du prolétariat a eu beau les courtiser tant qu’elle a pu, eux ne l’ont à aucun moment respectée.

C’est une tribu qui est venue sur terre pour vivre ! Or, comme le temps qu’ils passent en prison est presque aussi long que celui qu’ils passent en liberté, ils veulent cueillir même en prison les fleurs de la vie, et peu leur importe à quoi est destinée cette prison et les souffrances qu’y endurent ceux qui sont à côté d’eux. Ce sont des insoumis, voilà tout, ils jouissent des fruits de cette insoumission, et pourquoi iraient-ils se préoccuper de ceux qui courbent la tête et meurent en esclaves ? Ils ont faim et raflent tout ce qu’ils voient de comestible et de bon à manger. Ils ont soif et, contre de la vodka, vendent à l’escorte les effets qu’ils ont soustraits à leurs voisins. Ils ont besoin de dormir moelleusement et leur airs de bravaches ne les empêchent nullement de tenir pour parfaitement honorable de trimbaler avec eux un oreiller et une couverture ouatée ou un matelas de plume (d’autant plus que c’est un excellent endroit pour y cacher un couteau). Ils ont des muscles remarquablement bien nourris qui se contractent en boules. Une peau bronzée qu’ils confient à l’art du tatoueur, ce qui satisfait en permanence leurs exigences artistiques, érotiques et même morales : ils peuvent contempler, sur la poitrine, le ventre et le dos l’un de l’autre des aigles puissants posés sur un rocher ou prenant leur essor dans le ciel ; un luisant (soleil) qui envoie des rayons dans tous les sens ; et soudain, près du cœur, Lénine ou Staline ou même les deux (mais ça n’a pas plus de valeur que la croix de baptême au cou d’un truand). Et même une morale modeste et sans envergure sur un bras qui par dix fois déjà a planté un couteau entre des côtes : « Souviens-toi des paroles de ta mère ! » Ou encore : « Je me souviens des caresses, je me souviens de ma mère. » (Les truands ont le culte de la mère, mais il est formel, ce qu’elle a dit est sans effet. La « Lettre à ma mère » de Essénine est populaire parmi eux et, par voie de conséquence, tout ce poète, enfin ce qui est le plus simple. Certains de ses poèmes – cette « Lettre », « Le soir fronce ses noirs sourcils » – sont chantés par eux.)

Mais – et en cela ils étaient bien plus à cheval sur les principes que les Cinquante-Huit ! – aucun de ces Jenka Jogol, de ces Vaska Tripes-au-Vent qui, bottes rabattues, la joue déformée par une grimace, prononcent avec vénération le mot sacré de « voleur », aucun d’eux au grand jamais n’aidera à renforcer la prison : enfoncer des piquets, tendre du barbelé, labourer une avant-zone, remettre en état le poste de garde, réparer l’éclairage de la zone. Là est le point d’honneur du truand. La prison a été créée pour attenter à sa liberté et il est hors de question qu’il travaille pour la prison ! (Au reste, ce refus ne risque pas de lui valoir l’article 58, tandis que le malheureux ennemi du peuple se verrait aussitôt gratifier de sabotage contre-révolutionnaire. C’est l’impunité qui rend les truands téméraires, tandis que chat échaudé craint l’eau froide.)

Voir un truand un journal à la main est une impossibilité absolue, la truanderie a solidement établi que la politique est un pépiement qui n’a rien à voir avec la vie véritable. Ils ne lisent pas de livres non plus, ou très rarement. Mais ils adorent la littérature orale, et le narrateur qui, après le couvre-feu, interminablement, leur dévide des romans sera toujours bien nourri du fruit de leurs rapines et tenu en grand honneur parmi eux, comme c’est le cas pour tous les conteurs et chanteurs parmi les peuples primitifs. Ces « romans » sont un mélange fantastique et passablement monotone de camelote de boulevard tirée de la vie de la haute société (obligatoirement de la haute société !), où défilent les titres de vicomte, de comte, de marquis – et de légendes appartenant en propre à la truanderie, d’automagnification, d’argot du milieu, et de tableaux imaginaires de la grande vie à laquelle le héros finit toujours par accéder : la comtesse vient s’étendre dans son « paddock », il ne fume que des « Kazbek », il a un « oignon » (une montre), et ses « riclots » (souliers) sont astiqués comme des miroirs.

Leur commune ou, plus exactement, leur monde, est un monde à part à l’intérieur du nôtre, et les lois sévères qui le régissent depuis des siècles pour en garantir la solidité ne dépendent en rien de notre législation de « caves » ni même des congrès du Parti. Ils ont leurs propres règles pour établir les hiérarchies, qui font que leurs caïds ne sont absolument pas élus : c’est portant déjà la couronne du chef qu’ils pénètrent dans une cellule ou dans une zone, et ils y sont d’emblée reconnus comme les patrons. Ces caïds possèdent souvent aussi une intelligence vigoureuse, toujours une claire compréhension de la vision truande du monde, et ont à leur actif un nombre assez grand d’assassinats et de pillages. Les truands ont leurs tribunaux (les « réglées »), fondés sur le code de l’honneur et sur la tradition des bandits. Les sentences des tribunaux sont impitoyables et mises inexorablement à exécution, même si le condamné est inaccessible et se trouve dans une tout autre zone. (Les modes d’exécution sont insolites : ainsi tous peuvent sauter à tour de rôle de l’étage supérieur du châlit sur un homme couché à terre et lui défoncer ainsi la cage thoracique.)

Et que signifie leur mot même de fraïer, de « cave » ? Le monde des « caves » signifie le monde des hommes en général, de tous les hommes normaux. C’est précisément ce monde des hommes en général, notre monde, avec sa morale, ses habitudes de vie et sa manière d’être les uns avec les autres, qui est ce que les truands haïssent le plus, ce dont ils se moquent le plus, ce qu’ils opposent le plus nettement à leur propre mitan antisocial, anti-société.

e9782213684611_i0100.jpg

Non, ce ne fut pas la « rééducation » qui commença à briser l’échine du monde truand (la « rééducation » ne fit que les aider à revenir bien vite s’adonner à de nouveaux pillages), cela se produisit lorsque, dans les années cinquante, faisant foin de la théorie des classes et de la proximité sociale, Staline ordonna de fourrer les truands dans des isolateurs, dans des cellules de détention solitaire et même de construire pour eux de nouvelles prisons (des fermoirs, les appelèrent les voleurs).

Dans ces fermoirs ou enfermoirs, les voleurs eurent tôt fait de perdre leur superbe, de s’étioler et de dépérir. Car le parasite est incapable de vivre dans la solitude. Il a besoin de vivre sur quelqu’un, enroulé à lui.