Que de rictus a l’Archipel, que de trognes ! De quelque côté qu’on l’aborde, il n’y a pas de quoi être saisi d’admiration. Mais là où il est sans doute le plus abominable, c’est lorsqu’il vous présente la gueule qui engloutit les mouflets.
Les mouflets n’ont rien à voir avec ces enfants abandonnés, besprizorniki en haillons gris, grouillant, volant, se réchauffant auprès des goudronneuses, sans lesquels il est impossible de se représenter la vie urbaine des années vingt. Colonies pour criminels mineurs, maisons de travail pour mineurs accueillaient des enfants ramassés dans la rue et non pris dans des familles. Ils étaient devenus orphelins par suite de la guerre civile, de la famine qui l’accompagnait, de la désorganisation, de l’exécution ou de la disparition au front de leurs parents, et la justice d’alors tentait effectivement de rendre ces enfants à la vie de tout le monde en les arrachant à l’école de bandits qu’était la rue. Les communes de travail avaient commencé à leur faire apprendre un métier d’usine, solution avantageuse étant donné les conditions de ces années de chômage, et beaucoup d’enfants apprenaient volontiers. À continuer dans cette voie, les choses se seraient peut-être arrangées.
Mais d’où venaient-ils, ces jeunes criminels ? De l’article 12 du code pénal de 1926, qui permettait, en cas de vol, de viol, de coups et blessures et de meurtre, de juger les enfants à partir de l’âge de douze ans, mais de les juger avec « modération », pas au « tarif maximum », comme pour les adultes. C’était déjà, pour l’entrée dans l’Archipel des futurs mouflets, une première chatière, mais pas encore la grande porte.
Mais ce qu’allait être la mesure de cette jeunesse, la chose fut décidée en 1935. Cette année-là, l’argile malléable de l’Histoire fut une fois de plus pétrie par le Grand Scélérat, qui la marqua de l’empreinte de son doigt. Entre autres hauts faits, tels l’écrasement de Leningrad et l’écrasement de son propre parti, il ne rata pas l’occasion de se souvenir des enfants, de ces enfants qu’il aimait tant, dont il était le Meilleur Ami et en compagnie desquels, partant, il se faisait photographier. Ne voyant pas d’autre moyen de mettre à la raison ces chenapans malintentionnés, qui chaque jour avec plus d’effronterie enfreignaient la légalité socialiste, il estima de l’intérêt général que tous ces enfants, à partir de l’âge de douze ans (sa propre fille bien-aimée approchait déjà de cette limite, si bien qu’il pouvait se rendre compte de façon tangible de ce que représentait ledit âge), fussent jugés au tarif maximum du code. Autrement dit, « avec application de toutes les mesures de châtiment ». (Autrement dit, y compris la peine de mort.)
À ce moment survint une petite anicroche : le début de la Guerre pour la Patrie. Mais la Loi est la Loi ! Et, le 7 juillet 1941, quatre jours après le discours paniqué de Staline, en ces jours où les tanks allemands fonçaient sur Leningrad, sur Smolensk et sur Kiev, fut promulgué encore un autre décret du Présidium du Soviet suprême disant que les tribunaux appliquaient de travers le décret de 1935 : les gosses, toujours eux, n’étaient traduits en jugement que lorsqu’ils avaient commis un crime intentionnellement. Mais voyons, c’était là une inadmissible mollassonnerie ! Et, en plein feu de la guerre, le Présidium met les points sur les i : il faut juger les enfants avec application de toutes les mesures de châtiment (c’est-à-dire au « tarif maximum »), y compris dans les cas où ils auront commis des crimes non pas intentionnellement, mais par imprudence !
Voilà le travail ! Nul, dans toute l’histoire du monde, n’avait peut-être encore fait les premiers pas en direction d’une pareille solution du problème de l’enfance ! À partir de douze ans, pour imprudence, jusques et y compris le poteau !
Maintenant seulement étaient bouchés tous les trous pour les souris avides ! protégés les épis du kolkhoze ! À présent, oui, à présent allaient se remplir, encore et toujours, les greniers à blé et s’épanouir la vie, tandis que les enfants vicieux de naissance allaient s’engager dans le long chemin du redressement.
Et personne ne frémit ! – Pas un seul des procureurs membres du parti et ayant eux aussi des enfants tout pareils à ceux-là ! Ils apposèrent sans problème leur visa sur les mandats d’amener. – Pas un seul des juges membres du parti ! Les yeux sereins, ils condamnèrent des gosses à trois, cinq, huit et dix ans de camps communs !
Et la cueillette des épis ne valait pas moins de huit ans à ces moutards !
Et pour une pochée de pommes de terre – une seule poche d’une culotte d’enfant – même tarif : huit ans !
Les concombres étaient moins prisés. Une dizaine de concombres pris dans le potager du kolkhoze valurent cinq ans à Sacha Blokhine.
Quant à la petite Lida, une fillette de quatorze ans, au chef-lieu du raïon de Tchinghirlaous, province de Koustanaï, elle était allée ramasser dans la rue le mince filet de grains mêlé de poussière qui s’était écoulé d’un camion (et qui était de toute façon perdu). Eh bien, elle ne fut condamnée qu’à trois ans, vu cette circonstance atténuante qu’elle ne volait pas carrément la propriété socialiste dans un champ ou dans un grenier à blé.
Et voici que ces enfants de douze ans franchissent le seuil des cellules d’adultes dans les prisons, devenus les égaux des adultes en leur qualité de citoyens à part entière, leurs égaux en temps de peine barbares, qui équivalent presque à la totalité de leur vie non consciente, leurs égaux en ration de pain, en écuelle de lavure, en place sur les châlits ; voici que le Goulag lui-même enfanta le mot sonore et effronté de mouflet (maloletka) ! Et c’est avec une expression fière et amère qu’ils se mirent à le répéter en parlant d’eux-mêmes, ces amers citoyens, pas encore citoyens de leur propre pays, déjà citoyens de l’Archipel.
Oui, de façon précoce et étrange en vérité commence pour eux la majorité : avec le franchissement d’un seuil de prison !
Ces frêles têtes de douze, de quatorze ans ont vu s’abattre sur elles un genre de vie que ne pouvaient supporter des hommes faits et courageux. Mais ces jeunes, en vertu des lois de la vie jeune, ne devaient pas se laisser aplatir par ce genre de vie, ils devaient s’incorporer et s’adapter à lui. De même que dans son jeune âge on n’éprouve aucune difficulté à assimiler de nouvelles langues, de nouvelles coutumes, de même est-ce dans la foulée que les mouflets ont adopté tant la langue de l’Archipel – et c’est la langue des truands – que la philosophie de l’Archipel – et c’est la philosophie de qui ?
De cette vie, ils ont retenu à leur usage tout ce qu’elle a de plus inhumain, tout son suc empoisonné et croupissant, et de façon si naturelle qu’on eût dit que c’était ce liquide, oui, ce liquide-là et non du lait, qu’ils avaient tété étant bébés.
En liberté, déjà, ils n’avaient grandi ni dans du coton ni dans le velours : ce ne sont pas les enfants de parents puissants et fortunés qui faisaient la cueillette des épis, se remplissaient les poches avec des pommes de terre, arrivaient en retard au poste de pointage à l’usine et s’échappaient du FZO*. Les mouflets, ce sont les enfants des travailleurs. Étant encore en liberté, ils comprenaient parfaitement que la vie reposait sur l’injustice. Mais tout alors n’y était pas mis à nu jusque dans ses conséquences les plus extrêmes, certaines choses arboraient des vêtements décents, d’autres étaient adoucies par la parole gentille d’une mère. Tandis que, sur l’Archipel, les mouflets voyaient soudain le monde tel qu’il apparaît aux yeux des quadrupèdes : seule la force y tient lieu de bon droit ! seul le carnassier a le droit de vivre ! Et en quelques jours, les enfants y deviennent des bêtes ! et les pires des bêtes, celles qui n’ont pas de notions éthiques (plongez dans les grands yeux d’un cheval, flattez les oreilles rabattues d’un chien coupable : comment pourrait-on leur dénier une éthique ?). Le mouflet fait sien ce précepte : si quelqu’un a des dents plus faibles que les tiennes, arrache-lui le morceau qu’il tient, il est à toi !
Il existe deux manières de détenir les mouflets sur l’Archipel : en colonies d’enfants autonomes (surtout destinées aux plus jeunes, avant quinze ans révolus) et (pour les plus âgés) dans des camps mixtes, le plus souvent en compagnie d’invalides et de femmes.
Les deux procédés obtiennent de façon égale le développement d’une méchanceté animale. Et aucun d’eux n’évite aux mouflets d’être élevés dans l’esprit des règles du milieu.
Voici Ioura Iermolov. Dès l’âge de douze ans (en 1942), raconte-t-il, il avait vu autour de lui beaucoup de filouterie, de vols, de spéculation, et pour sa propre gouverne il avait ainsi jugé la vie : seul celui qui a peur s’abstient de voler et de tromper. Or moi, je veux n’avoir peur de rien ! Par conséquent, je vais voler et tromper et vivre bien. Au demeurant, pour un temps, sa vie suivit un autre cours. Il se passionna pour l’enseignement dispensé à l’école dans l’esprit des exemples les plus lumineux. Cependant, ayant percé à jour le Père Bien-aimé (des prix Staline et des ministres assurent, quant à eux, que c’était au-dessus des forces humaines !), à l’âge de quatorze ans il rédigea un tract : « À bas Staline ! Vive Lénine ! » Alors on s’empara de lui, on le battit, on lui appliqua le 58-10 et on le coffra en compagnie de mouflets apaches. Et Ioura Iermolov assimila rapidement la loi du milieu.
Et qu’avait-il vu dans sa colonie pour enfants ? « Encore plus d’injustices que dans la vie libre. Une partie de la ration des mouflets passe des cuisines dans les entrailles des éducateurs. Les mouflets sont battus à coups de botte, on les maintient dans la terreur pour qu’ils restent silencieux et dociles. » (Ici, il convient d’expliquer que la ration des plus jeunes mouflets n’est pas la ration ordinaire du camp. Ayant condamné les mouflets à de longues années de prison, le gouvernement n’a pas cessé pour autant d’être humaniste, il n’a pas oublié que ces mêmes enfants sont les futurs patrons du communisme. Pour cette raison, il est prévu dans leur ration un supplément consistant en lait, beurre et vraie viande. Comment des éducateurs pourraient-ils résister à la tentation de plonger leur louche dans la marmite des mouflets ? Et comment obliger les mouflets à se taire si ce n’est à coups de botte ? Peut-être l’un de ces mouflets, devenu grand, nous racontera-t-il une histoire plus sombre encore que celle d’Oliver Twist ?)
La réponse la plus simple lorsque les injustices l’emportent, c’est : commets toi-même des injustices ! C’est la déduction la plus facile, qui deviendra désormais pour longtemps (voire pour toujours) la règle de vie des mouflets.
Mais – et voilà qui est intéressant ! – lorsqu’ils entrent dans la mêlée de ce monde cruel, les mouflets ne se combattent pas les uns les autres. Ils ne voient pas dans les autres des ennemis ! Ils entrent dans la lutte collectivement, en équipe. Premiers bourgeons du socialisme ? influence des éducateurs ? – ah, cessez de marmonner, pauvres bafouilleurs ! C’est la loi du milieu qui descend sur eux. Les voleurs n’agissent-ils pas en commun ? ne sont-ils pas disciplinés ? n’ont-ils pas des caïds ? Or les mouflets, ce sont les « pionniers » du milieu, ils assimilent les leçons sacrées des aînés.
Dans les colonies d’enfants, quels sont les ennemis des mouflets ? Les surveillants et les éducateurs. C’est donc contre eux qu’on lutte !
Voyez cette colonne de mouflets que l’on conduit par la ville sous une escorte sévère, c’est même une honte, pourrait-on croire, de garder si sérieusement des enfants. Détrompez-vous ! Ils se sont donné le mot : un coup de sifflet ! ! – et ceux qui le veulent s’enfuient dans toutes les directions ! Que doit faire l’escorte ? Tirer ? Sur lequel d’entre eux ? Et puis, peut-on tirer sur des enfants ?… C’est la fin, du même coup, de leurs temps de peine en prison ! Voilà quelque cent cinquante années soustraites d’un seul coup à l’État. Ça vous déplaît de vous faire ridiculiser ? Il ne fallait pas arrêter des enfants !
Un romancier de l’avenir (quelqu’un qui aura passé son enfance parmi les mouflets) nous décrira quantité d’amusements manigancés par eux : chahuts dans les colonies, vengeance tirée des éducateurs, tours de cochon à eux joués. En dépit de toute l’apparente sévérité de leur temps de peine et du régime intérieur, l’impunité développe chez les mouflets une grande audace.
Chez les garçons, d’une façon générale, l’intérêt pour le corps féminin se développe précocement et, dans les chambrées de mouflets, il est encore plus échauffé par leurs récits hauts en couleur et leurs vantardises. Et ils ne manquent pas une occasion de se décharger. Ce sont là déjà des mouflets d’environ seize ans, et la zone est une zone d’adultes, mixte. (C’est la zone où se trouve cette même baraque de cinq cents femmes dans laquelle toutes les unions ont lieu aux yeux de tous et que fréquentent avec importance les mouflets, comme des hommes.)
Dans les colonies d’enfants, les mouflets travaillent quatre heures et doivent en consacrer quatre autres à étudier (au reste, toute cette étude est de la truffe). Une fois transférés dans un camp d’adultes, ils doivent une journée de dix heures, seulement leurs normes de travail sont réduites.
Après la colonie leur cadre de vie change du tout au tout. Plus de ration spéciale, objet de convoitise pour les surveillants, et le corps de surveillance, partant, cesse d’être l’ennemi principal. Il y a des apparitions nouvelles. Vieillards sur lesquels on peut essayer sa force. Femmes sur lesquelles on peut essayer sa puberté. Véritables voleurs aussi, en chair et en os, hommes à grosse trogne des sections d’assaut, qui sont tout à fait disposés à diriger la philosophie des mouflets et à les entraîner à voler. Faire son apprentissage avec eux est tentant, ne pas le faire est impossible.
Peut-être que, pour le lecteur libre, le terme de « voleur » sonne comme un reproche ? Alors, c’est qu’il n’a rien compris ! Ce mot se prononce dans le monde des truands comme le mot « preux » parmi les nobles, et même encore plus respectueusement, pas à pleine voix, comme un mot sacré. Devenir un jour un voleur digne de ce nom est le rêve du mouflet.
Dans les camps d’adultes, les mouflets conservent le trait caractéristique essentiel de leur conduite : le coude-à-coude, aussi bien lorsqu’ils attaquent que lorsqu’ils résistent. Cela les rend forts et les libère de bien des limitations. Leur conscience ne renferme aucun drapeau susceptible de tomber à la limite entre le permis et le non-permis, pas plus qu’elle ne recèle la moindre notion du bien et du mal. Est bien pour eux tout ce qu’ils veulent, mal tout ce qui les gêne. S’ils assimilent cette manière impudente et effrontée de se tenir, c’est que c’est la forme de conduite la plus avantageuse au camp.
Portée depuis le poste de découpage, voici qu’arrive une caisse de pain, escortée par les membres de la brigade à laquelle elle est destinée. Juste devant, des mouflets engagent une bagarre feinte, se bousculent et renversent la caisse. Les membres de la brigade se précipitent pour ramasser à terre les rations. Il y en avait vingt, impossible d’en récupérer plus de quatorze. Les mouflets « bagarreurs » se sont déjà éclipsés.
Plus faible est la victime, plus impitoyables sont les mouflets. Voyez ce vieillard complètement décati à qui l’on vient d’enlever sa ration de pain ouvertement, en la lui arrachant des doigts. Le vieillard pleure, supplie qu’on la lui rende : « Je vais mourir de faim ! – La belle affaire ! de toute façon tu vas bientôt crever ! »
Il suffit à l’imprudent pékin entré dans la zone avec un chien d’avoir eu un instant le dos tourné, pour qu’il puisse le soir racheter hors de la zone la peau de ce même chien : en un clin d’œil, l’animal a été attiré, égorgé, écorché et cuit.
Rien n’est plus beau que le vol et le brigandage ! ils sont à la fois nourrissants et amusants. Mais le simple dégourdissage de jambes, l’amusement désintéressé, la course en tous sens sont eux aussi nécessaires à un jeune corps. Peu leur chaut de courir sur des jambes ou sur des affaires, de renverser, de tacher, de réveiller, de culbuter : ils jouent !
Où ne trouvent-ils pas amusement ! chiper sa chemise à un invalide et jouer à se la lancer, en le forçant à courir comme s’il avait le même âge qu’eux. Il se fâche, il part ? eh bien, il ne la reverra plus ! Vendue hors de la zone, l’argent passé en tabac ! (Ensuite, ils iront l’aborder innocemment : « Grand-père, eh, grand-père ! donne-nous du feu ! Allons, ne te fâche pas. Pourquoi que t’es parti ? t’avais qu’à l’attraper, non ? »)
Les mouflets agissent sans préméditation, ils n’ont nullement l’intention d’offenser, ils ne font pas semblant, c’est pour de bon qu’ils ne reconnaissent personne pour des êtres humains, à l’exception d’eux-mêmes et des voleurs plus vieux qu’eux. C’est comme ça qu’ils ont saisi le monde au départ ! – Durant les longues séances de contrôle, dans la zone, les mouflets cherchent à s’attraper, torpillant la foule, culbutant les hommes les uns sur les autres (« Qu’est-ce tu fabriquais, eh péquenot, en travers de mon chemin ? »), ou bien ils courent l’un après l’autre autour d’un homme comme autour d’un arbre et avec cet avantage sur l’arbre qu’on peut se cacher derrière lui, le secouer, le bousculer, le tirer dans tous les sens.
Voilà qui serait déjà outrageant dans des moments de détente, mais lorsque toute votre vie est brisée, que vous avez été précipité au diable, dans cette fosse des camps, pour y périr, que déjà s’y propage la mort par la faim, que les ténèbres obscurcissent votre vue, les hommes d’âge mûr recrus de fatigue sont envahis par la hargne, ils leur crient : « Que la peste vous étouffe, sales petits serpents ! », « Espèces de charognes ! Chiens enragés ! », « Vermine pire que les fascistes ! », « À croire qu’on vous a lâchés sur nous pour nous faire crever ! » (Et ils sont si lourds de contenu, ces cris des invalides, que si les mots étaient capables de tuer, ils tueraient.) Oui ! c’est bien l’impression qu’on a, qu’ils ont été lâchés exprès ! car même s’ils y avaient passé du temps, les maîtres des camps n’auraient pu inventer fléau plus pénible.
Ainsi se préparaient d’entêtés petits fauves par l’action conjointe de la législation stalinienne, de l’éducation du Goulag et du levain du milieu. On n’eût pu inventer meilleur moyen pour bestialiser un enfant ! On n’eût pu, plus rapidement, plus densément faire entrer tous les vices du camp dans une poitrine étroite et insuffisamment affermie !
Depuis l’âge de douze ans, Vitia Koptiaïev a été sans interruption en prison. Condamné quatorze fois, dont neuf pour évasion. « Je n’ai jamais été en liberté légalement. » – Après sa libération, Ioura Iermolov trouva un travail, mais on le licencia : il était plus important d’embaucher un soldat démobilisé. Il en fut réduit à « partir en tournées ». Et écopa d’un nouveau temps de peine.
Les immortelles lois staliniennes concernant les mouflets sont restées vingt ans en vigueur (jusqu’au décret du 24 avril 1954, un tout petit peu plus débonnaire : il libérait les mouflets qui avaient purgé plus d’un tiers de leur peine ; mais il s’agissait d’une première condamnation ! – et si on en comptait quatorze ?). Vingt récoltes ont été moissonnées par elles. Vingt classes d’âge dévoyées dans le crime et la débauche.
Qui donc ose jeter une ombre sur la mémoire de notre Grand Coryphée ?
Il existe des enfants assez lestes pour réussir à attraper le 58 précocement. Guéli Pavlov, par exemple, y a eu droit à l’âge de douze ans (détenu de 1943 à 1949 en colonie à Zakovsk). Au titre du 58, il n’existait absolument aucun âge minimum ! On le disait même dans les conférences de vulgarisation juridique : Tallinn, 1945. Le docteur Ousma a connu un garçon de six ans détenu en colonie au titre de l’article 58, un record, apparemment.
Où donc, si ce n’est dans le présent chapitre, mentionner le sort des enfants devenus orphelins par suite de l’arrestation de leurs parents ?
Encore heureux furent les enfants des femmes qui appartenaient à une communauté religieuse près de Khosta. Lorsque, en 1929, leurs mères furent expédiées aux Solovki, on laissa, par bonté d’âme, les enfants dans leurs maisons et leurs exploitations. Ils s’occupèrent eux-mêmes des vergers, des potagers, ils trayaient les vaches, travaillaient à l’école de façon exemplaire et envoyaient leurs notes à leurs parents, aux Solovki, en les assurant qu’ils étaient prêts à souffrir pour Dieu comme l’avaient fait leurs mères. (Il va de soi que le parti leur en offrit bientôt la possibilité.)
Étant donné les instructions prescrivant de « dissocier » parents et enfants déportés, combien y en eut-il, de ces mouflets, dès les années vingt ? Et qui nous racontera leur destin ?…
Voici Galia Vénédiktova. Son père était un typo de Petrograd, anarchiste, sa mère une lingère venue de Pologne. Galia se souvient parfaitement de son sixième anniversaire (1933) célébré dans la gaieté. Le lendemain, à son réveil, plus de père, plus de mère, un militaire étranger qui farfouille dans les livres. À la vérité, on lui rendit sa mère au bout d’un mois : femmes et enfants faisaient librement le voyage jusqu’à Tobolsk, seuls les maris y allaient en convoi de transfert. Ils vécurent là en famille, mais n’eurent même pas trois ans à attendre : mère réarrêtée, père fusillé, la mère au bout d’un mois mourut en prison. Galia fut ramassée et expédiée dans un orphelinat. La coutume régnant dans la maison faisait que les filles vivaient dans la terreur constante d’être violées. Le directeur lui serinait : « Vous êtes des rejetons d’ennemis du peuple et on vous donne encore à manger et de quoi vous habiller ! » (Non, mais ce qu’elle peut être humaine, cette dictature du prolétariat !) Galia devint une sorte de petite louve. À onze ans, elle subissait déjà son premier interrogatoire politique. – Depuis lors, elle a récolté son billet de dix, qu’au demeurant elle n’a pas purgé jusqu’au bout. La quarantaine approchant, elle vit solitaire au-delà du cercle polaire et écrit : « Ma vie a fini avec l’arrestation de mon père. Je l’aime tant, jusqu’à présent encore, que je crains même de penser à tout cela. C’était un autre monde et mon âme est malade d’amour pour lui… »
Voici également les souvenirs de Svetlana Sédova : « Il m’est impossible d’oublier le jour où toutes nos affaires ont été jetées dans la rue et moi assise dessus sous une pluie battante. Depuis l’âge de six ans, j’ai été “fille de traître à la patrie” et il ne peut rien y avoir de plus terrible dans l’existence. »
Ils étaient envoyés dans des centres d’accueil du NKVD, dans des maisons spéciales. La plupart avaient leur nom changé, surtout quand il était connu. (Ioura Boukharine n’a appris qu’en 1956 son véritable nom.)
Tenez, prenez le cas de Nina Pérégoud, une élève de huitième. En novembre 1941, on vint arrêter son père. Perquisition. Soudain, Nina se souvint que le poêle recelait un couplet d’elle, roulé en boule mais pas encore brûlé. Il pouvait rester là, mais Nina, incapable de rester en place, décida de le déchirer séance tenante. Elle alla le chercher dans le poêle, un milicien sommeillant s’en saisit. Nina fut arrêtée. On confisqua pour l’instruction le journal intime qu’elle tenait depuis la sixième, ainsi qu’une photo contre-révolutionnaire : une vue de l’église Sainte-Varvara qui avait été rasée. « De quoi parlait ton père ? » cherchaient à savoir les chevaliers au cœur ardent. Nina ne répondait que par des pleurs. Elle fut condamnée à cinq ans, plus trois ans de privation de ses droits civiques (encore que, n’ayant encore aucun droit, elle ne pouvait être privée de rien du tout).
Au camp, naturellement, on la sépara de son père. Apercevoir un rameau de lilas blanc la mettait au supplice : ses amies étaient en train de passer leurs examens ! Nina souffrait exactement comme il était prévu que doit souffrir la criminelle en voie de redressement : voyez ce qu’a fait Zoïa Kosmodémianskaïa, qui a le même âge que moi, et voyez comme je suis mauvaise ! Les opers appuyaient sur cette chanterelle : « Mais tu peux encore la rattraper ! Aide-nous ! »
Ô pervertisseurs des jeunes âmes ! Comme vous allez finir douillettement votre existence ! Nulle part vous n’aurez eu, rougissant et bafouillant, à vous lever et à avouer quelles eaux sales vous avez déversées dans les âmes !
Zoïa Lechtchéva, elle, a trouvé le moyen de surpasser toute sa famille. Voici comment les événements se déroulèrent. Père, mère, grand-père, grand-mère et frères aînés adolescents furent tous disséminés dans des camps lointains pour cause de foi en Dieu. Zoïa n’avait que dix ans. On la recueillit dans un orphelinat (province d’Ivanovo). Là, elle déclara qu’elle n’enlèverait jamais la croix que sa mère lui avait mise au cou lors de leur séparation. Et elle noua le cordon encore plus serré pour qu’on ne vînt pas la lui ôter pendant son sommeil. La bataille dura longtemps, Zoïa s’exaspérait : vous pouvez m’étrangler, vous me l’ôterez quand je serai morte ! Alors, en tant que rebelle à l’éducation, elle fut expédiée dans un orphelinat pour anormaux ! Là, du coup, c’était la lie, un style de mouflets pire que celui qui est décrit dans ce chapitre. Zoïa tint bon : là non plus, elle n’apprit ni à voler ni à dire des gros mots. « Une sainte femme comme ma mère ne peut pas avoir une fille criminelle de droit commun. Je me ferai plutôt politique comme toute ma famille. »
Et elle le devint, politique ! Plus les éducateurs et la radio portaient Staline aux nues, plus sûrement elle perçait à jour, en lui, le responsable de tous les malheurs. Et de réfractaire aux droits-communs qu’elle avait été, elle devint leur chef de file ! Dans leur cour se dressait une statue standard, en plâtre, de Staline. On vit fleurir sur elle des inscriptions moqueuses et inconvenantes. (Les mouflets aiment le sport ! il importe seulement de leur imprimer la bonne direction.) L’administration repeint la statue, met en place une surveillance, fait même connaître la chose au MGB. Inscriptions de fleurir toujours et gamins de rigoler. Enfin, un beau matin, la tête de la statue fut découverte abattue, posée à l’envers et contenant dans sa partie creuse… des excréments.
Acte terroriste ! Arrivée des guébistes. Début, dans toutes les règles, des interrogatoires et des menaces : « Livrez-nous la bande de terroristes, autrement nous vous fusillons tous pour terrorisme ! » (Il n’y a pas de quoi en faire tout un plat ! La belle affaire que de fusiller cent cinquante enfants ! Si Lui l’avait appris, il aurait lui-même donné les ordres nécessaires.)
On ne sait si les mouflets auraient tenu bon ou s’ils auraient flanché ; toujours est-il que Zoïa Lechtchéva déclara :
« C’est moi qui ai fait ça toute seule ! À quoi pourrait bien servir d’autre la tête de pépé ? »
Et on la fit passer en jugement. Et on la condamna à la mesure suprême, sans rire le moins du monde. Mais, à cause de l’inadmissible humanisme de la loi sur le retour à la peine de mort (1950), l’exécution d’une fille de quatorze ans était plus ou moins non prévue. Ensuite, on lui colla dix ans (étonnant que ça n’ait pas été vingt-cinq). Jusqu’à l’âge de dix-huit ans, elle fut détenue dans les camps ordinaires ; après, dans des Camps spéciaux. Sa franchise et sa langue bien pendue lui valurent une seconde, puis, semble-t-il, une troisième peine de camp.
Parents et frères étaient déjà libérés que Zoïa y était encore.
Vive notre esprit de tolérance religieuse !
Vivent les enfants, patrons du communisme !
Qu’il se fasse connaître, le pays qui a montré autant d’amour pour ses enfants que nous pour les nôtres !