De nombreux rescapés des camps m’objecteront qu’ils n’ont jamais remarqué aucune « élévation » – sornettes que tout cela ! –, par contre la dépravation, ils l’ont rencontrée à tous les instants.
De mes contradicteurs, Chalamov est le plus insistant et le plus éloquent (car il a déjà noté toutes ses impressions par écrit) :
« Les conditions du camp ne permettent pas aux hommes de rester des hommes, les camps n’ont pas été créés pour. »
« Tous les sentiments humains : amour, amitié, jalousie, charité, miséricorde, ambition, honnêteté, nous ont quittés avec la chair de nos muscles… Il ne nous est resté que la haine, le sentiment humain le plus durable. »
« Nous avons compris que le mensonge est le frère de la vérité. »
« L’amitié ne se noue ni dans la misère ni dans le malheur. Si des hommes se lient d’amitié, c’est que leurs conditions de vie ne sont pas vraiment difficiles. Si la misère et le malheur ont uni, c’est qu’ils ne furent pas extrêmes. Le chagrin n’est pas assez cuisant, ni assez profond, si on peut le partager avec des amis. »
Chalamov n’admet qu’une seule nuance : l’élévation, l’approfondissement, le développement des hommes restent possibles en prison. Tandis que
« … le camp, c’est une école de vie totalement et irrémédiablement négative. Jamais personne n’en retirera rien de substantiel ni d’utile. Le détenu y apprend la flatterie, le mensonge, les petites et les grandes bassesses… Revenu chez lui, il s’aperçoit non seulement qu’il n’a pas progressé durant son passage dans les camps, mais que ses préoccupations sont devenues pauvres et grossières. »
Ievguénia Guinsbourg fait également la même distinction : « La prison ennoblissait, le camp dépravait. »
Que répliquer à cela ?
Il ne sied donc pas d’y contredire, de faire l’apologie d’une prétendue élévation de l’âme dans les camps : décrivons plutôt des centaines, des milliers de cas de dépravation réelle. Montrons à l’aide d’exemples que personne ne peut résister à la philosophie exprimée par Iachka, répartiteur au camp de Djezkazgane : « plus tu fais de crasses et plus on t’estime ».
De quelle « gale » ne se recouvre pas l’âme des détenus quand on les excite systématiquement les uns contre les autres ! À l’Ounjlag, en 1950, Moïsseïevaïté continuait d’être emmenée au travail sous escorte, bien qu’elle eût perdu la raison ; un jour, sans remarquer le cordon de soldats, elle s’en alla « retrouver sa mère ». On s’en saisit, on l’attacha à un poteau près du poste de contrôle, puis on annonça que, pour cette tentative de fuite, tout le camp serait privé du prochain dimanche (procédé habituel). Les brigades qui revenaient du travail crachaient sur Moïsseïevaïté, certains même la frappaient : « À cause de toi, salope, nous n’aurons pas notre jour de repos ! » Mais elle souriait comme une bienheureuse.
Oui. Oui. Mais je ne vais pas examiner ici ces innombrables cas de dépravation. On les connaît bien, on les a déjà décrits, on les décrira encore. Il me suffit de les reconnaître. C’est le courant dominant, la règle générale.
Mais à quoi bon répéter de chaque maison que le gel la refroidit ? N’est-il pas plus saisissant de noter celles qui, même par temps de gel, gardent la chaleur ?
Chalamov parle de l’appauvrissement spirituel de tous ceux qui sont passés par les camps. Quant à moi, que je me rappelle ou que je rencontre un ancien zek, je lui trouve toujours une personnalité.
Ailleurs, Chalamov lui-même écrit : je ne vais tout de même pas dénoncer les autres, ni me faire brigadier pour forcer les autres à travailler…
Et pourquoi donc, Varlam Tikhonovitch ? Pourquoi refusez-vous soudain de devenir mouchard ou chef de brigade, puisque personne ne peut éviter de suivre cette pente de la dépravation ? Puisque la vérité est la sœur du mensonge ? Cela ne veut-il pas dire que vous vous êtes agrippé à quelque branche ? Que vous avez pris appui sur quelque pierre pour ne pas glisser plus bas ? Que la haine n’est peut-être pas le sentiment le plus durable ? Votre personnalité et vos poésies ne démentent-elles pas votre propre conception ?
Comment tiennent bon dans les camps (nous l’avons plus d’une fois évoqué) les esprits proprement religieux ? Tout au long de ce livre, nous avons déjà remarqué leur marche assurée à travers l’Archipel, on dirait une procession silencieuse avec d’invisibles cierges. Ils tombaient comme fauchés par des rafales de mitrailleuses, mais d’autres prenaient leur place, et la marche continuait. Une fermeté inouïe au vingtième siècle. Et sans aucune ostentation, sans rien de déclamatoire. Tenez, par exemple, tante Doussia Tchmil, une paisible vieille femme au visage rond tout à fait illettrée. Un soldat de l’escorte l’interpelle :
« Tchmil ! Quels articles ? »
Elle répond doucement, avec bienveillance :
« Pourquoi me le demandes-tu, mon brave homme ? Ça y est écrit, je ne me les rappelle pas tous. » (Elle avait récolté une gerbe de différents paragraphes de l’article 58.)
« Combien d’années ? »
Tante Doussia soupire. Si ses réponses sont aussi vagues, ce n’est pas qu’elle veuille déconcerter l’escorte. Elle réfléchit naïvement à cette question : combien d’années ? Est-il donné aux hommes de connaître les délais ?…
« Combien d’années ?… Tant que Dieu ne me remettra pas mes péchés, j’aurai à rester ici.
– Une vraie bêtasse, s’esclaffe le soldat. Tu as écopé de quinze ans, tu les feras tous et même, qui sait, davantage. »
Mais, au bout de deux ans et demi, sans qu’elle se soit adressée à quiconque, un papier arrive qui ordonne sa libération.
Comment ne pas envier ces gens-là ? Bénéficiaient-ils de conditions plus favorables ? Nullement ! On sait que dans les Olp disciplinaires, on faisait toujours cohabiter les « bonnes sœurs » avec les prostituées et les truandes. Et, cependant, qui de ces croyants s’est dépravé ? Ils mouraient, oui, mais se dépravaient-ils ?
Comment expliquer que certaines personnes instables se soient tournées vers la foi précisément dans les camps, se soient affermies en elle et aient survécu sans se dépraver ?
Beaucoup d’autres aussi, des isolés qu’on ne remarque guère, éprouvent dans les camps le tournant capital de leur vie et ne se trompent pas à l’heure du choix. Ce sont ceux qui ont compris à temps qu’ils n’étaient pas les seuls à souffrir, qu’autour d’eux, la vie était encore bien plus dure.
Ne serait-il donc pas plus exact de dire qu’aucun camp ne peut dépraver ceux qui ont en eux un noyau ferme, et non cette idéologie lamentable selon laquelle « l’homme est fait pour le bonheur » et qui s’envole au premier coup de gourdin assené par le répartiteur ?
Se dépravent dans les camps ceux qui, avant les camps, n’étaient nantis d’aucune morale, d’aucune éducation religieuse. (Ce cas est loin d’être théorique, notre demi-siècle de vie soviétique en a produit des millions.)
Se dépravent dans les camps ceux qui se dépravaient déjà alors qu’ils étaient en liberté, ou ceux qui étaient mûrs pour la dépravation. Car on se déprave aussi quand on est libre et pis parfois que dans les camps.
Cet officier d’escorte qui fit attacher Moïsseïevaïté pour qu’on l’insulte n’était-il pas plus dépravé que les forçats qui crachèrent sur elle ?
À propos : dans ces brigades, est-ce que tous ont craché sur elle ? Ou guère plus de deux par brigade ? Sans aucun doute il en fut bien ainsi.
Si un homme ne tarde pas à s’encanailler dans les camps, cela veut dire sans doute que sa nature canaille se révèle à ce moment-là, alors qu’auparavant rien ne l’y forçait.
Qui sait, Varlam Tikhonovitch, l’amitié naît peut-être et dans la misère et dans le malheur, fussent-ils extrêmes, mais non entre des hommes comme nous, secs et mauvais, tels que nous avons été formés par nos décennies ?
Et si la dépravation est à ce point inéluctable, pourquoi donc Olga Lvovna Sliozberg n’a-t-elle pas abandonné son amie qui allait mourir de froid sur une route en pleine forêt, pourquoi est-elle restée, quasi certaine de périr avec elle (or elle l’a sauvée) ? – Ce malheur-là, n’était-il pas extrême ?
Si la dépravation est à ce point inéluctable, d’où peut venir un Vassili Méfodiévitch Iakovenko ? À peine libéré après avoir purgé deux condamnations, il était resté à Vorkouta où il apprenait tout juste à se traîner sans escorte, à bâtir son premier nid. 1949. À Vorkouta, les anciens zeks reprennent le chemin des camps, sont condamnés à de nouvelles peines. Psychose des arrestations ! Chez les libérés, c’est la panique. Comment se maintenir ? passer inaperçus ? Mais voilà qu’on arrête Ia. D. Grodzenski, un ami de Iakovenko au camp de Vorkouta. L’instruction le mène au bord de la mort, personne pour lui porter des colis. Intrépide, Iakovenko lui en porte : « Coffrez-moi si vous le voulez, chiens ! »
Pourquoi celui-là ne s’est-il pas dépravé ?
Et tous les survivants ne se souviennent-ils pas d’un tel ou d’un tel qui leur a tendu la main, qui les a sauvés en un moment crucial ?
Oui, les camps avaient pour finalité et terme la dépravation. Cela ne signifie pas qu’ils arrivaient à écraser chacun.
De même que, dans la nature, l’oxydation ne va pas sans la réduction (quand un corps s’oxyde, un autre est réduit), de même, dans les camps (et, partant, dans la vie) dépravation et élévation vont de pair. Côte à côte.