Au début de mon cheminement dans les camps, je désirais intensément quitter les travaux généraux, mais ne savais comment m’y prendre. Au contraire, arrivé à Ékibastouz en ma sixième année de détention, je me proposai d’emblée d’épurer mon esprit des diverses supputations, relations et combinaisons de camp qui l’empêchaient de s’adonner à une occupation plus profonde. Aussi résolus-je d’acquérir sur place, au bagne, une qualification manuelle. Dans la brigade de Baraniouk, l’occasion se présenta à nous de devenir maçons. À un tournant de mon destin je fus aussi quelque temps fondeur.
Appréhension, tout d’abord, et hésitations : avais-je raison ? tiendrais-je le coup ? Mais précisément, c’est du jour où je me suis consciemment laissé tomber jusqu’au fond de l’abîme et où je l’ai senti solidement sous mes pieds ce sol commun, ferme, dur comme du silex, qu’ont commencé les années les plus importantes de ma vie, celles qui ont conféré à mon caractère ses traits définitifs. Aujourd’hui encore, quelles que soient les vicissitudes ascendantes ou descendantes de ma vie, je reste fidèle aux conceptions et aux habitudes que j’ai acquises là-bas.
Et la raison pour laquelle j’avais besoin d’un cerveau épuré de toute vase était que, depuis deux ans déjà, j’écrivais un poème. Poème qui me récompensait fort, en m’aidant à ne pas remarquer ce que l’on faisait de mon corps. Parfois, au milieu de la colonne qui marchait tête basse, sous les apostrophes des porteurs de mitraillettes, je ressentais un tel afflux de vers et d’images que j’avais l’impression d’être emporté au-dessus d’elle dans les airs, plus vite, toujours plus vite, jusque là-bas, au chantier, pour écrire quelque part dans un coin. En de pareils instants, j’étais à la fois libre et heureux.
Seulement voilà : comment écrire dans un Camp spécial ? La mémoire, voilà la seule placarde où détenir ce qu’on a écrit, où lui faire franchir fouilles et transferts. Au commencement, je n’avais guère confiance dans les possibilités de ma mémoire ; aussi m’étais-je décidé à écrire en vers. C’était là, bien entendu, violer les lois du genre. Plus tard, je découvris que la prose aussi se laisse fort bien triturer de manière à se loger dans les profondeurs mystérieuses de ce que nous portons en nous-mêmes, dans notre cerveau. Libérée du poids des connaissances inutiles liées à une vaine agitation, la mémoire du prisonnier frappe par l’ampleur de sa capacité, elle est susceptible de sans cesse se dilater. Nous avons trop peu confiance dans notre mémoire !
J’apprenais chaque cinquantième et chaque centième ligne séparément, à titre de contrôle. Une fois par mois je me répétais tout ce que j’avais écrit. Lors de cette opération, si la cinquantième ou la centième ligne n’était pas la bonne, je recommençais encore et encore à répéter, jusqu’à ce que j’arrive à rattraper les fuyardes qui m’avaient échappé.
Mais, avant que d’apprendre quelque chose par cœur, on a envie de le noter et de le mettre au point sur du papier. J’avais décidé d’écrire par tout petits morceaux de douze à vingt lignes puis, après mise au point, de les apprendre par cœur et de les brûler. J’avais posé comme ferme principe de ne pas me fier à un simple déchirage du papier. Et il ne fallait pas traîner avec les bouts de papier non encore brûlés. Trois fois je me fis sérieusement pincer avec eux, et la seule chose qui me sauva, c’est que je n’inscrivais jamais les mots les plus dangereux, je les remplaçais par des traits.
Une de ces fois, j’avais dérogé à mon habitude en écrivant d’un coup, pendant le travail, une soixantaine de lignes de ma pièce (le Festin des vainqueurs), et je ne réussis pas à dissimuler le feuillet lors de notre rentrée au camp. Là aussi, il est vrai, de nombreux mots étaient remplacés par des traits. Le surveillant, un gars débonnaire avec un gros nez, contempla son butin avec surprise :
« Une lettre ? demanda-t-il.
(Porter une lettre jusqu’au chantier de travail et l’en rapporter, ça sentait simplement le cachot. Mais étrange se serait révélée ladite « lettre », une fois remise à l’oper !)
– C’est pour une soirée d’amateurs, dis-je avec effronterie. J’essaie de me rappeler un bout de pièce de théâtre. Tenez, quand on la jouera, venez-y donc. »
Voilà le gars qui reluque, reluque le papelard, puis moi, et qui dit :
« Un type solide, pourtant, mais quel idiot ! »
Et de déchirer mon feuillet en deux, en quatre, en huit. Je fus épouvanté à l’idée de le voir jeter les morceaux par terre : ils étaient encore grands et à cet endroit, devant le poste de garde, ils pouvaient tomber entre les mains d’un surveillant plus vigilant ; justement, à quelques pas de nous, le chef du régime pénitentiaire surveillait le déroulement de la fouille. Mais le surveillant déposa dans ma main, comme dans une poubelle, les morceaux déchirés. Je franchis le portail et m’empressai d’aller les jeter dans le poêle.
Une autre fois, pendant que nous travaillions à bâtir le Bour et, ne pouvant plus y tenir, j’avais consigné de surcroît le Maçon. Nous ne sortions pas de la zone, durant cette période-là, et n’étions donc pas soumis chaque jour à la fouille personnelle. Le Maçon en était à sa troisième journée, j’étais sorti dans le noir, juste avant l’appel, afin de me le répéter une dernière fois, pour ensuite le brûler. Je recherchais le calme et la solitude, donc la plus grande proximité possible du bord de la zone, sans penser que ça n’était pas loin de l’endroit où Tenno, récemment, était passé par-dessous les barbelés. Or il y avait sans doute un surveillant tapi à l’affût, il me mit immédiatement la main au collet et me conduisit dans le noir jusqu’au Bour. Profitant de l’obscurité, je chiffonnai précautionneusement en boule mon Maçon et le jetai au hasard par-dessus mon épaule. Il se levait un petit vent et le surveillant n’entendit ni le chiffonnement ni la chute du papier. Au Bour, on me fouilla et on confisqua une arme : la moitié d’une lame de rasoir, et j’aurais couru chercher le Maçon. Mais le temps que dure cette histoire, l’appel avait eu lieu et il était désormais interdit de circuler dans la zone : le surveillant en personne me reconduisit jusqu’à mon baraquement et m’y boucla.
Je dormis mal toute cette nuit-là. Dehors se déchaînait un vent d’ouragan. Où allait bien pouvoir être emportée la boulette de papier de mon Maçon ? En dépit de tous les mots remplacés par des traits, le sens de la poésie demeurait manifeste. Et il ressortait clairement du texte que l’auteur travaillait dans la brigade affectée à la construction du Bour.
Ainsi le fruit de nombreuses années de travail – le déjà écrit, et surtout le projeté –, tout cela gambadait quelque part dans la zone ou dans la steppe, impuissante boulette de papier. De mon côté, je priais. Car quand les choses se gâtent, nous n’avons pas honte de Dieu. Nous avons honte de Lui quand tout va bien.
Le matin après le lever, à cinq heures, suffoquant sous l’effet du vent, je partis pour l’endroit en question. Même de petits cailloux étaient soulevés par le vent qui vous les projetait à la figure. Chimère que de chercher ! De cet endroit, le vent soufflait vers la baraque de la direction, puis vers la baraque disciplinaire (avec fréquentes allées et venues de surveillants et gros entrelacs de barbelés), puis, de l’autre côté de l’enceinte, vers une rue de la cité ouvrière. Une heure durant, avant le lever du jour, j’errai courbé en deux, pour rien. J’avais déjà perdu tout espoir. Mais quand le jour fut levé, la boulette m’apparut comme une tache blanche à trois pas de l’endroit où je l’avais jetée ! Le vent l’avait roulée à l’écart et coincée entre deux planches posées par terre.
Aujourd’hui encore, je tiens cela pour un miracle.
C’est ainsi que j’ai écrit. En hiver, dans le chauffoir ; au printemps et en été, sur les échafaudages, sur la maçonnerie elle-même : dans l’intervalle entre deux arrivées de mortier, je posais mon bout de papier sur les briques et, avec un débris de crayon (en cachette de mes voisins), je notais les lignes accourues pendant que je plaquais le contenu du précédent oiseau. Je vivais comme dans un rêve, attablé au réfectoire à la lavure sacrée sans toujours en sentir le goût, sans entendre ceux qui m’entouraient : je ne faisais qu’aller et venir parmi mes vers, les ajustant comme des briques sur un mur. On me fouillait, on me comptait, on me faisait marcher en colonne dans la steppe : je voyais une scène de ma pièce, la couleur des rideaux, la disposition du mobilier, les taches de lumière des projecteurs, chaque déplacement d’un acteur.
Les gars défonçaient les barbelés avec une voiture, se glissaient par en dessous, les traversaient sur une congère pendant un blizzard ; pour moi, les barbelés étaient comme s’ils n’existaient pas, je passais tout mon temps dans ma longue et lointaine évasion, mais les surveillants ne pouvaient la découvrir en comptant les gens tête par tête.
Je comprenais que je n’étais pas le seul de cette espèce, que je touchais là à un grand Secret qui mûrissait caché dans des cages thoraciques tout aussi solitaires sur les îles éparses de l’Archipel, pour, dans je ne sais quelles années du futur, peut-être après notre mort, être révélé et se rejoindre en formant la future littérature russe.
En 1956, dans le Samizdat, qui existait déjà à l’époque, j’ai lu le premier petit recueil de Varlam Chalamov et frissonné comme lorsqu’on rencontre un frère :
Cela n’est pas un jeu et je le sais fort bien :
C’est la mort. Mais dussé-je en périr,
Tel Archimède, je ne lâcherai pas ma plume
Ni ne chiffonnerai mon cahier grand ouvert.
Lui aussi écrivait dans son camp ! en cachette de tous, poussant le même cri sans écho, solitaire, dans le noir :
Car je n’ai qu’un seul souvenir :
Des tombes et des tombes alignées
Où je me fusse, nu, étendu à mon tour,
N’était la promesse donnée
De chanter et pleurer encor,
Jusqu’à la fin, quoi qu’il en coûte,
Comme si dans la vie d’un mort
Pouvait exister un début…
Combien y en avait-il, de gens de cette sorte ? Beaucoup plus, je pense, qu’il n’en a émergé en ces années intermédiaires. Il n’a pas été donné à tous de vivre assez vieux, et les œuvres ont péri dans les têtes. Qui a caché en terre une bouteille avec du papier dedans, mais n’a dit l’endroit à personne. Qui a donné à conserver, mais en des mains négligentes ou bien, au contraire, trop prudentes.
Au camp, ce n’est pas comme dans la vie ordinaire. Dans la vie ordinaire, chacun s’efforce imprudemment de s’exprimer et de se mettre en valeur extérieurement. On voit plus facilement à quoi prétend celui-ci ou celui-là. En détention, au contraire, tous sont dépersonnalisés : mêmes cheveux tondus, mêmes visages non rasés, mêmes bonnets, mêmes cabans. L’expression spirituelle est défigurée par les vents, le hâle, la saleté, le dur travail. Pour arriver, sous l’apparence humiliée, dépersonnalisée, à discerner la lumière de l’âme, il faut un entraînement.
Mais sans que nous le voulions, les flammèches de l’esprit se meuvent, se frayent un chemin l’une vers l’autre. Hors de tout contrôle, les semblables font connaissance et se rassemblent.
Pour connaître un homme, le mieux et le plus rapide est d’arriver à savoir ne fût-ce qu’un petit fragment de sa biographie. Regardez ces terrassiers qui travaillent côte à côte. Une neige molle, épaisse, vient de se mettre à tomber. Peut-être parce que c’est bientôt la pause, toute la brigade s’est réfugiée dans la cagna. Mais il en est resté un. Debout, appuyé sur sa bêche à une extrémité de la tranchée, il se tient totalement immobile comme s’il se trouvait bien ainsi : on dirait une statue. Et comme elle le fait d’une statue, la neige lui recouvre la tête, les épaules, les bras. Au travers de ce grouillement de cristaux de neige, il regarde la zone, la steppe blanche. Large ossature, larges épaules, large visage envahi par une soie blonde et rêche. Il est resté là pour contempler le monde et réfléchir. Il est ailleurs.
Je ne le connais pas, mais son ami Redkine m’a raconté des choses sur lui. Cet homme est un tolstoïen. Il a grandi dans l’idée arriérée qu’on n’a pas le droit de tuer ni, par conséquent, de prendre en main une arme. Mobilisé en 1941. Il a jeté son arme et près de Kouchka, où on l’avait envoyé, il a franchi la frontière afghane. Il n’y avait aucun Allemand en Afghanistan ni aucune menace allemande, et il aurait fort bien pu servir là-bas tout le temps de la guerre sans avoir jamais à tirer sur un être vivant, mais le fait même de porter ce morceau de fer sur l’épaule était contraire à ses convictions. Il escomptait que les Afghans respecteraient son droit à ne pas tuer d’autres hommes et le laisseraient passer dans l’Inde tolérante. Mais le gouvernement afghan, comme tous les gouvernements, s’est révélé couard. Redoutant la colère de son tout-puissant voisin, il lui a mis des entraves aux jambes. Et l’a tenu trois ans en prison dans cet état, avec des entraves qui lui comprimaient les jambes, en attendant de savoir qui l’emporterait. Ç’a été les Soviets, et les Afghans leur ont obligeamment rendu le déserteur. C’est seulement à partir de ce moment-là qu’a commencé de courir son temps de peine actuel.
Quant il s’agit d’avoir Léon Tolstoï pour compatriote, nul ne proteste chez nous. C’est une belle image de marque. Et une belle image pour timbres-poste. De quoi faire faire aux étrangers le pèlerinage à Iasnaïa Poliana. Et nous nous gargarisons volontiers de son opposition au tsarisme et de l’anathème auquel il a été voué (même que la voix du speaker en tremble). Mais si quelqu’un, ô mes gentils compatriotes, prend Tolstoï au sérieux, s’il vient à pousser chez nous un tolstoïen en chair et en os, alors gare là-dessous ! ne vous fourrez pas sous nos chenilles !
… Il arrive parfois, au chantier, qu’on coure demander à un dizenier détenu son mètre pliant : on a besoin de mesurer la hauteur de son maçonnage. Ce mètre, il y tient énormément et il ne vous connaît pas personnellement (il y a tant de brigades ici), mais voici que, d’un air désarmé, il vous tend tout de suite son trésor (selon les normes du camp, c’est tout simplement une bêtise). Et lorsque vous lui rendrez son mètre, il vous dira encore merci. Comment un pareil original peut-il être dizenier dans un camp ? Il a un accent. Ah, renseignements pris, c’est un Polonais, il s’appelle Jerzy Węgierski. Vous entendrez encore parler de lui.
… Parfois encore, vous marchez dans votre colonne et vous devriez égrener votre chapelet dans votre moufle ou réfléchir aux strophes suivantes, mais il se trouve que vous avez un voisin de rang rudement intéressant, un visage nouveau : on a envoyé une nouvelle brigade travailler sur le même chantier que vous. Un Juif entre deux âges, sympathique, l’allure d’un intellectuel, avec une expression intelligente et narquoise. Son nom de famille est Massamed, il est diplômé de l’université… comment, de quelle université au juste ?… de Bucarest, en biopsychologie. Entre autres spécialités, il est physionomiste, graphologue. En outre, il est yogi et disposé, dès demain, à commencer à votre intention un cours de Hatha yoga.
Par la suite, je l’observe à nouveau dans la zone de travail et celle d’habitation. Ses compatriotes lui ont proposé de le caser au bureau, il n’y est pas allé : il lui importe de montrer qu’un Juif aussi peut travailler excellemment aux généraux. Et, à cinquante ans, il manie impavidement la pioche. Mais il est vrai que, comme un véritable yogi, il maîtrise son corps : par dix au-dessous, il se déshabille et demande à ses camarades de l’asperger avec la lance à incendie. Il mange non pas comme nous, en se hâtant de s’entonner cette bouillie dans la bouche, mais tourné sur le côté, avec concentration, lentement, par petites gorgées, avec une minuscule cuiller spéciale. (Au reste, il mourra bientôt, comme un simple mortel, d’un simple arrêt du cœur.)
Que de poètes parmi les hommes ! tellement que c’est à n’y pas croire. (J’en suis même parfois désarçonné.) Ces deux jeunes gens que voici n’attendent, eux, que la fin de leur temps et leur future notoriété littéraire. Poètes, ils le sont ouvertement, ils ne s’en cachent pas. En commun ils ont une sorte de luminosité, de pureté. Tous deux sont des étudiants encore sans diplôme. Kolia Borovikov est un admirateur de Pissarev (donc un ennemi de Pouchkine), il est aide-médecin à la section sanitaire. Le Tvéritain Iourotchka Kireïev est un fervent de Blok, écrit lui-même dans le goût de Blok, il sort de la zone pour son travail au bureau des ateliers de mécanique. Ses amis (et quels amis ! vingt ans de plus que lui, pères de famille) se moquent de lui : dans un camp ITL, quelque part dans le Nord, une Roumaine accessible à tous s’était offerte à lui, mais il n’avait rien compris et lui avait écrit des sonnets. À regarder sa petite frimousse pure, on croit très fort à cette histoire. Malédiction de la virginité adolescente, qu’il faut maintenant traîner de camp en camp.
Parmi les prisonniers des camps, vous vous déplacez comme en terrain miné, vous radioscopez chacun d’eux avec les rayons de l’intuition, évitant ainsi l’explosion. Et, même avec cette prudence générale, que de personnages poétiques se sont découverts à moi dans la boîte crânienne rasée, sous la veste noire du zek !
Et combien se sont retenus pour ne pas être découverts ?
Et combien – des milliers de fois plus ! – n’ai-je jamais, jamais rencontrés ?
Et combien en as-tu étranglés au cours de ces dizaines d’années, ô maudit Léviathan ? ! ?