Chapitre 6

Un évadé dans l’âme

Aujourd’hui, lorsque Guéorgui Pavlovitch Tenno raconte des évasions passées – les siennes, celles de ses camarades, celles qu’il connaît par ouï-dire –, s’il veut parler des plus intransigeants et des plus constants : Ivan Vorobiov, Mikhaïl Khaïdarov, Grigori Koudla, Hafiz Hafizov, il dit avec éloge : « C’était un évadé dans l ’âme ! »

Un évadé dans l’âme ! C’est celui qui ne doute pas un instant que l’homme n’est pas fait pour vivre derrière des barreaux ! même pas comme le plus en sécurité des planqués – à la comptabilité, à la KVTch, au découpage du pain ! celui qui, dès lors qu’il est détenu, pense évasion toute la sainte journée et, la nuit, rêve d’évasion. Un homme qui a signé l’engagement d’être intransigeant et subordonne toutes ses actions à un seul et unique projet : l’évasion ! Qui ne passe pas un seul jour au camp comme ça, sans aller chercher plus loin : il est ou bien en instance d’évasion, ou bien en état d’évasion ou bien, pour fait d’évasion, capturé, passé à tabac et enfermé à la prison du camp.

Un évadé dans l’âme ! c’est un homme qui sait ce qu’il risque. Il a vu des cadavres d’évadés fusillés, allongés pour l’exemple : près du portail. Il a vu aussi ceux que l’on ramène vivants : peau bleue, toussant leur sang, conduits d’un baraquement à l’autre et contraints de crier : « Regardez, détenus, ce qu’on a fait de moi ! Ça sera la même chose avec vous ! » Il sait que le cadavre d’un évadé est le plus souvent trop lourd pour qu’on le retraîne jusqu’au camp. On se contente donc de rapporter dans un sac la tête du fugitif capturé ou bien (ce qui est plus sûr aux termes du règlement), en plus, le bras droit tranché au coude, pour que la Section spéciale puisse vérifier l’empreinte des doigts et passer l’homme dans ses écritures.

Un évadé dans l’âme ! c’est pour lui faire échec qu’on scelle des grilles aux fenêtres, qu’on entoure la zone de dizaines de rangées de barbelés, qu’on élève des miradors, des palissades, des enceintes de rondins, qu’on dispose des affûts, des embuscades, qu’on nourrit de viande pourpre des chiens gris.

Un évadé dans l’âme, c’est en outre un homme qui rejette les reproches émollients des petits-bourgeois des camps : par la faute des évadés ça va aller plus mal pour les autres ! on va renforcer la discipline ! dix contrôles par jour ! de la lavure liquide ! Un homme qui rejette loin de lui les murmures des autres détenus concernant non seulement la soumission (« on peut vivre même dans un camp, en particulier avec des colis »), mais même les protestations, les grèves de la faim, car il estime que ce n’est pas là combattre, mais se leurrer soi-même. De tous les moyens de lutte, il n’en connaît qu’un, il ne croit qu’en un, il ne travaille que pour un : l’évasion !

Simplement, il ne peut pas faire autrement ! Il est fait comme ça. De même que l’oiseau n’est pas libre de renoncer à ses migrations saisonnières, de même l’évadé dans l’âme ne peut pas ne pas s’évader.

Dans les intervalles entre deux évasions manquées, les paisibles détenus demandaient à Guéorgui Tenno : « Mais qu’est-ce que tu as à ne pas pouvoir tenir en place ? à t’évader sans arrêt ? Qu’est-ce que tu espères trouver à l’extérieur, surtout tel que c’est maintenant ? – Comment, qu’est-ce que j’espère trouver ? s’étonnait Tenno. La liberté ! Passer vingt-quatre heures dans la taïga sans avoir les fers aux pieds, c’est ça la liberté ! »

Des gens comme lui, comme Vorobiov, le Goulag et les Organes n’en ont pas connu dans leur époque moyenne, celle des lapereaux. Pareils détenus ont été l’apanage de la toute première période du régime soviétique et, ensuite, de l’après-guerre.

Tel est Tenno. Dans tout nouveau camp (c’était un habitué des transfèrements), il commençait par être prostré, triste, jusqu’à ce que mûrisse en lui un plan d’évasion. Au moment où le plan apparaissait, Tenno s’illuminait et un sourire triomphait sur ses lèvres.

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La complexité de sa vie ne saurait trouver place dans ce livre. Toujours est-il que la fibre de l’évadé, chez lui, est de naissance. Encore enfant, il s’enfuit de l’internat de Briansk pour aller « en Amérique », c’est-à-dire en barque sur la Desna ; de l’orphelinat de Piatigorsk il part en hiver, vêtu de son seul linge de corps, en escaladant le portail de fer, pour aller chez sa grand-mère. Et voici qui est vraiment original : deux lignes s’entrelacent dans son existence : marine et cirque. Diplômé d’une école de navigation, il est matelot sur un brise-glace, maître d’équipage à bord d’un chalutier, navigateur dans la marine de commerce. Diplômé de l’Institut militaire des langues étrangères, il passe la guerre dans la flotte du Nord et effectue des voyages en Islande et en Angleterre comme officier des transmissions à bord d’escorteurs anglais. Mais en même temps, depuis l’enfance, il s’est exercé à l’acrobatie, s’est produit dans des cirques au temps de la Nep et, plus tard, entre deux voyages ; il a été entraîneur à la barre fixe ; s’est produit dans des numéros « mnémotechniques » : « retenir » des séries de chiffres et de mots, « deviner » les pensées à distance. Le cirque et la vie des ports lui ont procuré un certain contact avec le monde de la truanderie : quelque chose de leur langue, de leur esprit d’aventure, de leur opiniâtreté, de leur folle audace. Et comme il se trouve ensuite en compagnie de truands dans d’innombrables prisons disciplinaires, il ne cesse de leur emprunter. Toutes choses qui se révéleront fort utiles pour un évadé dans l’âme.

Toute l’expérience de l’homme s’accumule en l’homme ; c’est ainsi que nous nous constituons.

En 1948, soudain, on le démobilise. C’était déjà un signal venu de l’autre monde (connaît des langues étrangères, a navigué sur un bâtiment anglais, Estonien par-dessus le marché, à la vérité un Estonien de Pétersbourg), mais nous nous nourrissons d’espoir en l’avenir, n’est-il pas vrai ? La veille de la Noël de cette même année, à Riga, où cette fête se sent encore si bien, on l’arrêta et le conduisit dans une cave de la rue Amatu, près du Conservatoire.

La prison ? pourquoi ? impossible ! On va tirer les choses au clair ! Avant son transfert à Moscou, on alla même jusqu’à le tranquilliser exprès (pratique destinée à assurer la sécurité du transport) ; le chef du contre-espionnage, colonel Morchtchinine, vint même l’accompagner à la gare et lui serrer la main : « Voyagez en paix ! » Avec l’escorte spéciale, ils étaient quatre et voyageaient dans un compartiment spécial de couchettes.

Le luxe de l’escorte spéciale prit fin à la gare, dès l’arrivée à Moscou. Ils attendirent que tous les voyageurs aient quitté le wagon, puis monta un adjudant à liserés bleus, sorti d’un fourgon cellulaire : « Où est-il ? »

Formalités d’écrou, privation de sommeil, des boxes, encore des boxes.

Le voici, le commissaire : « Allons, parle-moi de tes activités criminelles. – Je n’ai rien fait ! – Y a que le pape Pie qui n’a rien fait de mal. »

En cellule, tête-à-tête avec un mouton. Le gars s’amène avec ses gros sabots : comment donc que ça s’est passé en réalité ? Quelques interrogatoires et il comprend : rien ne sera tiré au clair, il ne sera pas remis en liberté. Autrement dit, il faut s’évader !

La renommée universelle de la prison de Léfortovo ne chagrine pas Tenno. Le plan d’évasion lui est soufflé par le commissaire-instructeur, Anatoli Levchine. Il le lui souffle en devenant hargneux, haineux.

Les individus, les peuples ont chacun leur aune. Combien de millions d’hommes avaient enduré les coups entre ces murs sans même les appeler tortures ! Mais, pour Tenno, l’idée qu’on puisse le battre impunément est insupportable. C’est un outrage, mieux vaut ne plus vivre. Et quand Levchine, après les menaces verbales, pour la première fois s’approche de lui et lève le poing, Tenno bondit et lui répond, tremblant de fureur : « Gare à toi, de toute façon, je n’en ai plus pour longtemps ! En attendant, je vais t’arracher un œil ou deux ! Ça, c’est dans mes cordes ! »

Et le commissaire recule. Échanger comme ça un bon œil contre la vie minable d’un prisonnier ne lui dit rien du tout. À présent, il exténue Tenno à coups de séjours au cachot, pour lui enlever ses dernières forces. Ensuite il lui monte un bateau : la femme qu’on entend crier de douleur dans le bureau voisin est sa femme à lui, Tenno, et s’il n’avoue pas, on va la torturer de plus belle.

Une fois de plus, il n’avait pas jaugé celui à qui il s’en prenait ! Pas plus que le coup de poing, Tenno ne pouvait supporter l’interrogatoire de sa femme. Toujours plus clairement, il apparaissait au prisonnier qu’il allait falloir tuer ce commissaire. La chose se conjuguait avec le plan d’évasion ! Le commandant Levchine portait lui aussi un uniforme de marin, il était de haute taille lui aussi, blond lui aussi. Aux yeux du factionnaire de garde à l’entrée du quartier des instructions, Tenno pouvait facilement passer pour Levchine. À la vérité, ce dernier arborait un visage plein et soigné tandis que Tenno avait sérieusement maigri.

Cependant, on avait extrait de la cellule le mouchard inutile. Tenno étudie la couche que celui-ci a abandonnée. À l’endroit où elle est assujettie au pied du lit, la barre transversale est rouillée, la rouille a entamé l’épaisseur, le rivetage tient mal. Longueur de la barre : soixante-dix centimètres environ. Comment l’arracher ?

La première chose à faire… c’est de s’entraîner à un compte régulier des secondes. Ensuite de calculer, pour chaque surveillant, le laps de temps qui s’écoule entre deux regards jetés par l’œilleton. Intervalle de temps : de quarante-cinq à soixante-cinq secondes.

Dans l’un de ces intervalles – une traction, et la barre craque du côté de son bout rouillé. La seconde extrémité est intacte et plus difficile à briser. Il faudrait sauter dessus à pieds joints, mais la barre va faire du bruit en tombant par terre. Par conséquent, dans un même intervalle, il faut réussir à : poser un oreiller sur le sol de ciment, sauter, briser, remettre l’oreiller à sa place et la barre, disons, pour l’instant, dans son propre lit. Et le tout sans cesser de compter les secondes.

Voilà. C’est brisé !

Mais ça n’est pas une solution : qu’ils entrent, qu’ils le trouvent, et il est bon pour périr au cachot. Vingt jours et vingt nuits de cachot, ce n’est pas seulement une perte de forces en vue de l’évasion, ça vous empêche même de vous défendre contre le commissaire-instructeur. Ah, voilà : avec les ongles, déchirer légèrement le matelas. En extraire un peu de ouate. Envelopper de ouate les extrémités de la barre et la remettre à sa place primitive. Compter les secondes. Ça y est, c’est replacé !

Mais tout n’est pas réglé pour autant. Une fois tous les dix jours, c’est le bain, et pendant ce temps-là, on fouille les cellules. On peut découvrir la cassure. Il faut donc agir au plus vite. Comment emporter la barre à l’interrogatoire ?… Il n’y a pas de fouille à l’aller. On vous palpe uniquement au retour, et encore rien que sur les côtés et la poitrine, là où il y a des poches. Ils cherchent des lames de rasoir, ils redoutent les suicides.

Tenno, sous sa tunique, porte le maillot traditionnel des matelots, qui lui réchauffe le corps et l’âme. « En pleine mer, rien n’est amer ! » Il demanda au surveillant une aiguille (à de certains moments on en délivre), soi-disant pour coudre des boutons fabriqués avec du pain. Déboutonna sa tunique, déboutonna son pantalon, sortit le bord de son maillot et entreprit d’y faire, en bas et à l’intérieur, un ourlet, ce qui donna comme une petite poche (pour recevoir l’extrémité inférieure de la barre). Auparavant, il avait déjà arraché un bout de galon à son caleçon. À présent, tout en faisant semblant de remettre un bouton à sa tunique, il cousit ce galon sur l’envers de son maillot, à l’endroit de la poitrine : cela ferait un passant pour guider la tige de métal.

Cela fait, le maillot est remis sur le corps devant derrière, et jour après jour se déroulent les séances d’entraînement. La tige est fixée sur le dos, sous le maillot : enfilée dans le passant du haut, elle prend appui sur la pochette du bas. Son extrémité supérieure se trouve au niveau du cou, sous le col de la tunique. L’entraînement consiste, entre deux coups d’œil du maton, à : projeter la main vers la nuque – saisir le bout de la tige et fléchir le torse en arrière – tout en tirant la tige, se détendre comme la corde d’un arc pour passer à une inclinaison vers l’avant – et assener un coup brutal sur la tête du commissaire. Hop ! tout a retrouvé sa place ! Regard par l’œilleton. Le prisonnier feuillette un livre.

Le geste était exécuté avec une vitesse de plus en plus grande, déjà la tige sifflait dans l’air. Même si le coup n’était pas mortel, le commissaire s’écroulerait sans connaissance. Vous avez coffré ma femme : pas de pitié pour aucun de vous !

En plus sont préparés deux petits rouleaux de ouate, toujours extraits du même matelas. Destinés à être calés dans la bouche, derrière les dents, pour que le visage ait l’air plein.

En plus, bien sûr, il faut être rasé ce jour-là, or on ne vous barbifie qu’une fois par semaine, avec un rasoir émoussé. Le choix du jour n’est donc pas indifférent.

Ne rien oublier, ne pas manquer une seule chose importante, et tout faire tenir en quatre ou cinq minutes. Lorsqu’il sera allongé sur le sol, terrassé :

1) ôter la tunique que j’ai sur moi et passer la sienne, qui est plus neuve et a gardé ses épaulettes ;

2) retirer les lacets de ses chaussures et les mettre aux miennes, qui ne me tiennent pas aux pieds : ça, ça prendra beaucoup de temps ;

3) glisser sa lame de rasoir dans mon talon, dans une cachette spécialement aménagée (si on me pince et me jette dans la première cellule venue, je m’y ouvrirai les veines) ;

4) passer en revue tous ses papiers, prendre ce qui peut servir ;


11) rouler la ouate en petits rouleaux, me les caler derrière les joues ;

12) couper les fils du commutateur. Si quelqu’un va pour entrer, il fait noir, il tourne le bouton, pas de lumière, l’ampoule a dû griller, c’est justement pour ça que le commissaire est parti dans un autre bureau. Mais même s’ils vissent une autre ampoule, il leur faudra un certain temps pour comprendre de quoi il retourne.

Voilà. Cela fait douze actions, la treizième sera l’évasion elle-même…

Bien sûr, les chances de succès sont minimes : pour l’instant, sans doute de trois à cinq sur cent. Presque sans espoir, totalement inconnu est le poste de garde extérieur. Mais je ne vais tout de même pas mourir ici en esclave !

Et, lors d’un interrogatoire de nuit, juste après la séance de rasage, Tenno arriva avec sa tige de fer derrière le dos. Le commissaire conduisit l’interrogatoire, injuria, menaça ; Tenno le contemplait avec étonnement : comment ne sent-il pas que ses heures sont comptées ?

Son cœur battait la chamade. C’était veille de fête. Ou veille d’exécution.

Mais tout tourna autrement. Vers minuit, un autre commissaire entra rapidement et se mit à murmurer quelque chose à l’oreille de Levchine. Ça ne s’était jamais produit. Levchine s’affaira, appuya sur un bouton, appelant un surveillant pour qu’il vienne chercher le prisonnier.

Et tout fut terminé… Tenno réintégra sa cellule et remit la tige à sa place.

Une autre fois, le commissaire le fit convoquer alors qu’il n’était pas rasé (ça n’avait même pas de sens de prendre la tige).

Ensuite vint un interrogatoire de jour.

Bientôt, son commissaire-instructeur fut changé, lui-même transféré à la Loubianka. Là, Tenno ne prépara point d’évasion (le cours suivi par l’instruction de son affaire lui donnait plus d’espoir et il n’y avait pas en lui de détermination à s’évader) : inlassablement, toutefois, il observait et établissait des plans d’entraînement.

C’est aux Boutyrki seulement que le poids se dissout : lecture d’un bout de papier de l’Osso, on lui signifie vingt-cinq ans de camp. Il signe, ô combien allégé, un sourire joue sur ses lèvres, ses jambes le portent légèrement dans la cellule des condamnés à vingt-cinq ans. Cette sentence le libère de l’humiliation, du compromis, de la soumission, de l’obséquiosité, des cinq ou sept misérables années qui lui avaient été promises : vingt-cinq ans, putain de merde ? ? ? – Donc il n’y a rien à attendre de vous, donc c’est l’évasion ! !

Ou la mort. Mais la mort serait-elle pire qu’un quart de siècle d’esclavage ? Rien que d’avoir le crâne tondu après le jugement – simplement tondu, qui est-ce que ça a jamais vexé ? –, Tenno le subit comme une offense, comme un crachat au visage.

À présent, chercher des alliés. Et étudier l’histoire des autres évasions. Tenno est un bleu dans ce domaine. Se peut-il que personne ne se soit jamais évadé ?

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De même que n’importe quelle activité de l’homme, les évasions des reclus ont leur histoire et leur théorie. Il n’est pas mauvais de connaître l’une et l’autre avant de mettre soi-même la main à la pâte.

L’histoire, ce sont les évasions qui ont déjà eu lieu. Leur technique n’a pas fait l’objet, de la part de la section tchékiste opérationnelle, d’une brochure de vulgarisation, la section recueille l’expérience à son seul profit. Cette histoire, vous pouvez l’apprendre par d’autres évadés, ceux qui ont été repris. Très précieuse est leur expérience, sanglante, souffrante, acquise au péril de la vie. Seulement, questionner en détail, pas à pas, un évadé, trois évadés, cinq évadés, ça n’est pas un truc innocent, c’est extrêmement dangereux. Ça n’est pas beaucoup moins dangereux que de demander : qui est-ce qui sait par l’intermédiaire de qui je pourrais entrer dans une organisation clandestine ?

Quant à la théorie de l’évasion, elle est fort simple : faites comme vous pourrez. Évasion réussie ? donc, vous connaissez la théorie. Repris ? donc, vous n’êtes pas encore au niveau. Le b.a.-ba, en tout cas, le voici : l’évasion peut avoir lieu depuis les chantiers de travail et depuis la zone d’habitation. S’évader des chantiers est plus facile : ils sont nombreux, la garde y a moins ses habitudes, et vous y disposez souvent d’un outil. On peut s’évader tout seul : plus difficile, mais on ne sera donné par personne. Ou bien à plusieurs : plus facile, mais tout dépend si vous êtes faits les uns pour les autres. Encore un autre principe, dans la théorie : la géographie de l’endroit doit être si bien connue que la carte vous en flamboie devant les yeux. Or, de carte, vous n’en verrez pas au camp. (À ce propos, les truands ignorent tout de la géographie : le nord, pour eux, c’est la prison de transit où ils ont eu froid la dernière fois.) Autre principe encore : il faut connaître la population au milieu de laquelle passe le chemin de l’évasion. Et voici encore une indication de méthode : vous devez en permanence préparer votre évasion selon un plan, mais être prêt à tout instant à vous enfuir tout à fait autrement : au gré de l’occasion.

Le premier camp de Tenno fut celui de Novoroudnoïé près de Djezkazgane. Voici donc le principal lieu où l’on te destine à périr. C’est donc d’ici que tu dois t’évader ! Autour, c’est le désert – ici fait de dunes et de terres salines, là maintenu par du calamagrostis et de l’alhagi. Çà et là, dans cette steppe, nomadisent les Kazakhs ; ailleurs, personne. Aucun cours d’eau, tomber sur un puits est une quasi-impossibilité. Meilleure époque pour une évasion : avril et mai, par-ci par-là tiennent encore de petits lacs d’eau de fonte. Mais les gardiens aussi le savent parfaitement. C’est l’époque où est rigorisée la fouille des partants pour le travail et où on ne vous laisse prendre avec vous ni un morceau de nourriture ni un bout de chiffon de trop.

Cet automne-là, en 1949, trois évadés – Slobodianiouk, Bazitchenko et Kojine – prirent le risque de foncer plein sud : ils pensaient suivre la rivière Sary-Sou en direction de Kzyl-Orda. Mais la rivière était entièrement à sec. On les rattrapa presque morts de soif.

Riche de leur expérience, Tenno a décidé qu’il ne s’enfuirait pas en automne. Il fréquente assidûment la KVTch – il n’est pas un candidat à l’évasion, ni un rebelle, ah mais non, il est de ces détenus raisonnables qui comptent bien s’être redressés au terme de leur peine de vingt-cinq ans. Il apporte toute l’aide qu’il peut, promet des activités d’amateur, des numéros d’acrobatie, de mémoire, et, en attendant, feuillette tout ce qu’il y a à la KVTch et finit par découvrir une méchante carte du Kazakhstan que le pote n’a pas mise à l’abri. Voyons. Il y a la vieille route des caravanes vers Djoussaly, trois cent cinquante kilomètres, on risque d’y trouver un puits. En direction du nord, vers l’Ichim, quatre cents, possibilités de prairies. Et puis vers le Balkhach, cinq cents kilomètres de pur désert, le Bet-Pak-Dala. Mais, dans cette direction-là, il y a peu de chances de poursuite.

Telles sont les distances. Ainsi se présente le choix…

Au cours de cet hiver-là, Tenno établit un plan et se trouve quatre camarades. Mais, cependant que se déroulent, conformément à la théorie, les patients préparatifs voulus par le plan, voici qu’un jour, sans crier gare, on le conduit à un chantier qui vient tout juste d’être ouvert : une carrière de pierres. La carrière se trouve en terrain accidenté, elle est invisible du camp. Ni miradors, encore, ni zone : des pieux plantés, quelques rangs de barbelés. À un certain endroit, il y a interruption des barbelés, c’est le « portail ».

Et derrière eux, au loin, c’est la steppe d’avril, encore verte d’herbe fraîche et où flamboient des tulipes à perte de vue ! Impossible au cœur d’un évadé dans l’âme de supporter ces tulipes et l’air printanier d’avril ! La voici peut-être, l’Occasion ?… Personne ne te suspecte encore, tu ne vis pas encore dans la baraque disciplinaire : c’est vraiment le moment de t’enfuir !

Au cours de cette période, Tenno a déjà réussi à connaître beaucoup de monde dans le camp, et il constitue rapidement une équipe de quatre : Micha Khaïdarov (ex-fantassin de l’infanterie de marine en Corée du Nord ; pour échapper au conseil de guerre, s’est enfui de l’autre côté du 38e parallèle ; soucieux de ne pas compromettre leurs bonnes et solides relations en Corée, les Américains l’ont livré : un quarteron) ; Jadzik, un Polonais, chauffeur dans l’armée Anders (il expose sa biographie de façon suggestive en exhibant sa paire de bottes dépareillées : « Mes bottes, l’une vient de Hitler, l’autre de Staline ») ; plus un cheminot de Kouïbychev, Sergueï.

Là-dessus arrive un camion chargé de véritables poteaux pour la future zone et de rouleaux de barbelés, juste à l’heure de la pause déjeuner. L’équipe de Tenno, qui adore le travail forcé, qui adore en particulier renforcer la zone, se porte volontaire pour décharger le camion, même pendant la pause. Ils grimpent dans la benne. Mais comme c’est tout de même l’heure du déjeuner, ils ne se remuent guère et gambergent. Le chauffeur s’en est allé à l’écart. Tous les détenus sont allongés de-ci de-là, se chauffant au soleil.

On y va ou pas ? Nous n’avons rien sur nous : ni couteau, ni équipement, ni nourriture, ni plan. Au demeurant, du moment qu’il s’agit de rouler en voiture, grâce à la petite carte, Tenno sait ce qu’il faut faire : filer sur Djezdy puis sur Ouloutaou. Les gars s’enflamment : c’est une occasion ! l’Occasion !

D’ici au « portail », en direction de la sentinelle, le terrain est en pente. Et la route, bientôt, tourne derrière la colline. Si on sort à toute vitesse, ils n’arriveront pas à nous descendre. Et les sentinelles ne vont tout de même pas abandonner leurs postes !

Déchargement terminé ; la pause n’est pas encore finie. C’est Jadzik qui doit conduire. Il saute à terre, glandouille autour du camion, cependant que les trois autres s’allongent paresseusement au fond de la benne, disparaissent, il y a peut-être des sentinelles, si ça se trouve, qui n’ont pas vu où ils étaient passés. Jadzik ramène le chauffeur : on ne t’a pas retardé avec le déchargement, alors donne-moi du feu. Ils fument. Allons, fais-le repartir ! Le chauffeur monte dans sa cabine, mais le moteur, comme pour le faire enrager, refuse de repartir, allez donc chercher pourquoi. (Les trois dans la benne ignorent le plan de Jadzik et pensent que c’est foutu.) Jadzik se propose pour tourner la manivelle. Mais rien à faire, le moteur ne repart pas. Jadzik est fatigué, il suggère au chauffeur d’échanger les rôles. À présent, c’est Jadzik qui est dans la cabine. Et, du premier coup, le moteur gronde ! et le véhicule dévale la pente, droit sur la sentinelle du portail ! (Par la suite, Jadzik raconta ce qui s’était passé : il avait coupé, pour le chauffeur, l’arrivée d’essence, et eu le temps de la rouvrir pour lui-même.) Le chauffeur ne se presse pas de remonter dans la cabine, pensant que Jadzik va stopper. Mais le camion franchit à bonne vitesse le « portail ».

Deux fois « Stop ! ». Le camion avance. Les sentinelles font feu, d’abord en l’air, ça a vraiment l’apparence d’une fausse manœuvre, il faut dire. Peut-être aussi qu’elles tirent sur le camion, les évadés n’en savent rien, ils sont allongés. Le tournant. Voilà, on est derrière la colline, à l’abri des coups de feu ! Les trois dans la benne ne lèvent toujours pas la tête. Ça cahote, on va vite. Et soudain, c’est l’arrêt et Jadzik qui crie, désespéré : il s’est trompé de route ! Ils ont buté contre le portail de la mine, où ils retrouvent zone et miradors.

Coups de feu. L’escorte rapplique. Les évadés déboulent à terre, face contre le sol, et se couvrent la tête de leurs bras. L’escorte leur donne des coups de pied et essaie justement d’attraper la tête, l’oreille, la tempe et, par en dessus, la colonne vertébrale.

La règle de salut commune à l’humanité tout entière : « On ne frappe pas un homme à terre », n’a pas cours au bagne stalinien ! Chez nous, un homme à terre, on le frappe, justement. Et s’il est debout, on lui tire dessus.

Mais il appert, à l’interrogatoire, qu’il n’y a pas eu la moindre évasion ! Parfaitement ! Les gars soutiennent en chœur qu’ils somnolaient dans la benne, voici le camion qui démarre, là-dessus les coups de feu, trop tard pour sauter, on risque de se faire assaisonner. Et Jadzik ? Un gars inexpérimenté, il n’a pas su se débrouiller avec le véhicule. D’ailleurs, justement, il n’a pas roulé en direction de la steppe, mais vers la mine voisine.

Ils en furent quittes pour les coups.

Cependant, la préparation de l’évasion planifiée se poursuit. On fabrique une boussole : une petite boîte en plastique, sur laquelle on porte les rumbs. Un morceau aimanté de tige métallique est fixé sur un flotteur en bois. À présent on verse de l’eau. Et voilà la boussole. Pour l’eau potable, il sera commode de la stocker dans une chambre à air de voiture et, lors de l’évasion, de la porter en bandoulière, comme la capote roulée des soldats. Toutes ces choses (vivres et vêtements) sont portées peu à peu au DOK (Combinat de transformation du bois) d’où l’on se propose de partir, on les y cache au fond d’une fosse près de la scieuse. Un chauffeur libre vend la chambre. Emplie d’eau, la voici déjà qui repose dans la fosse. Parfois un convoi arrive en pleine nuit, dans ce cas on laisse les débardeurs passer la nuit dans la zone de travail. Voilà, c’est à ce moment-là qu’ils doivent filer. Un pékin, contre remise d’un drap de l’administration ( ! jugez de nos tarifs) qu’on lui a apporté de la zone, a déjà sectionné les deux fils inférieurs des barbelés en face de la scieuse, et bientôt il va y avoir une nuit de déchargement de rondins ! Seulement, il se trouve un détenu, un Kazakh, pour repérer la fosse qui leur sert de carre et pour les dénoncer.

Arrestation, grêle de coups, interrogatoires. Pour Tenno, ça fait trop de « coïncidences » qui ressemblent à des tentatives d’évasion.

Le 9 mai 1950, cinquième anniversaire de la Victoire, le marin Tenno, combattant du front, pénètre dans la célèbre prison de Kenguir. Cet été-là font rage des chaleurs de 40 et 50 degrés, tout le monde couche nu. Il fait un peu plus frais sous les châlits, mais, une nuit, deux détenus en ressortent d’un bond : ils ont senti se poser sur eux des mygales.

La prison de Kenguir accueille une société choisie, réunie là depuis divers camps. Toutes les cellules abritent des évadés riches d’expérience, c’est une rare sélection d’aigles. Enfin Tenno se retrouve en compagnie d’évadés dans l’âme !

Le même été, toute cette société choisie fut menottée et transférée, Dieu sait pourquoi, à Spassk. Là, on les logea dans une baraque avec garde particulière. Dès la quatrième nuit, nos évadés dans l’âme arrachent les barreaux de la fenêtre, débouchent dans les services d’intendance, y tuent sans bruit un chien ; de là, par le toit, ils devaient passer jusque dans l’immense zone commune. Mais la toiture en tôle se mit à ployer sous leurs pas, dans le calme de la nuit on aurait dit le fracas du tonnerre. Les surveillants se mirent en alerte. Toutefois, lorsqu’on pénétra dans leur baraquement, tous dormaient paisiblement et les barreaux étaient à leur place. Les surveillants, purement et simplement, avaient eu la berlue.

Leur lot n’est pas, non, il n’est pas de rester longtemps en place ! Les évadés dans l’âme, tels des Hollandais volants, sont chassés toujours plus loin par leur inquiète destinée. Et quand ils ne sont pas en cavale, eh bien, ils sont en transfert. À présent, toute cette compagnie industrieuse est transférée, menottes aux poignets, à la prison d’Ékibastouz.

En leur qualité de coupables, de disciplinaires, ils sont envoyés travailler aux fours à chaux. La chaux vive est déchargée par eux des camions en plein vent, et elle s’éteint dans leurs yeux, leurs bouches, leurs trachées. Lors du défournement, les corps nus sont recouverts d’une poussière de chaux éteinte. Cet empoisonnement quotidien, inventé pour leur redressement, ne fait que les contraindre à se hâter de s’évader.

Un plan s’impose de lui-même : la chaux est apportée par des camions : on s’évadera donc en camion. Il faut enfoncer l’enceinte : ici elle est encore faite de barbelés. Prendre le véhicule dont le réservoir est le plus plein. Il y a un chauffeur de classe parmi les candidats à l’évasion : Kolia Jdanok, le compagnon de Tenno lors de l’évasion manquée à partir de la scieuse.

Jdanok est un noiraud, petit, très mobile, truandisant. Il a vingt-six ans, Biélorusse, déporté de Russie blanche en Allemagne, chez les Allemands il a travaillé comme chauffeur. Son temps de peine : le quarteron de rigueur. Lorsqu’il s’enflamme, il est plein d’énergie, il se consume entièrement dans le travail, dans un élan soudain, dans une rixe, dans une évasion. Il manque, bien sûr, d’endurance, mais Tenno en a pour deux.

Tout le leur souffle : c’est des fours à chaux qu’il faut s’enfuir. Mais le brigadier des punis, Liochka le Tsigane (Navrouzov), une « chienne », fluet mais la terreur de tous, qui a tué des dizaines d’hommes au cours de son existence dans les camps (il avait le meurtre facile, pour un colis, voire pour un paquet de cigarettes), prend à part Tenno et l’avertit :

« Je suis moi-même un évadé et j’aime les évadés. Regarde, j’ai le corps criblé de balles, c’est une évasion dans la taïga. Mais ne t’évade pas à partir de la zone de travail : ici, c’est moi le responsable et on me recoffrerait. »

Mais c’est peut-être vrai que les évasions à Ékibastouz commencent à devenir monotones ? Tout le monde s’évade à partir de la zone de travail, personne à partir de la zone d’habitation. Si on s’y risquait ? Un beau jour, aux chaufours, voici qu’est détérioré le câblage électrique de la malaxeuse à mortier. On fait venir un électricien libre. Tenno l’aide à réparer, pendant ce temps Jdanok lui fauche dans sa poche sa pince coupante. Toujours aux chaufours, les fugitifs se fabriquent deux couteaux : ils les découpent au ciseau dans des pelles, leur façonnent et trempent des lames à la forge, leur coulent dans des moules d’argile des manches en étain. Tenno a un « poignard turc », non seulement il fera l’affaire dans un combat, mais sa courbure et son brillant effraient, ce qui est encore plus important. Car eux ne se proposent pas de tuer, mais de faire peur.

Pinces et couteaux passent dans la zone d’habitation sous un caleçon, à la hauteur des chevilles, et on les planque sous l’assise de la baraque.

La clef de l’évasion réside une fois de plus à la KVTch. En même temps que sont fabriquées et transportées les armes, Tenno déclare à son tour que Jdanok et lui désirent participer au prochain spectacle d’amateurs. Et voilà : autorisation à Tenno et à Jdanok de quitter la baraque disciplinaire après l’heure où on la verrouille, quand le reste de la zone en a encore pour deux heures à vivre et à bouger. Ils errent dans la zone d’Ékibastouz qui leur est encore inconue, notent mentalement la méthode et l’heure du changement de gardes aux miradors ; les chemins les plus commodes pour s’approcher de l’enceinte en rampant. À la KVTch même, Tenno lit avec attention le canard de la province de Pavlodar, il essaie de retenir des noms de raïons, de sovkhozes, de kolkhozes, des noms de présidents, de secrétaires et de tout ce qu’il peut y avoir comme travailleurs de choc. Puis il déclare que, pour le sketch qui va être présenté, il a besoin de récupérer ses vêtements civils au magasin d’habillement, ainsi que la serviette de quelqu’un. (Une serviette, dans une évasion, voilà qui est inhabituel ! Ça donne l’air d’une huile !) Autorisation accordée. Tenno portait encore sa tunique de marin, à présent il reprend aussi son complet islandais, souvenir d’un convoi maritime. Jdanok sort de la valise de son copain un complet belge, gris, d’une élégance telle qu’on n’en croit pas ses yeux : ça dans un camp ? Un Letton conserve dans ses affaires une serviette. On la prend aussi. Ainsi que de véritables casquettes à la place des petits couvre-chefs du camp.

Mais le sketch exige tant de répétitions qu’on finit par manquer de temps, même en travaillant jusqu’à l’heure du couvre-feu général. Pour une nuit, donc, et puis pour une autre encore, Tenno et Jdanok cessent complètement de réintégrer la baraque disciplinaire : ils restent dans l’autre baraque, celle de la KVTch, ils y habituent les surveillants de la disciplinaire. (Car, dans une évasion, il faut gagner du temps, ne serait-ce qu’une nuit.)

Quel est le moment le plus favorable ? Le contrôle du soir. C’est le moment où il y a la queue à l’entrée des baraquements, tous les surveillants sont occupés à faire entrer, les zeks eux-mêmes, d’ailleurs, regardent la porte – ah, dormir le plus vite possible ! – personne ne s’intéresse à ce qui se passe dans le reste de la zone. Les jours raccourcissent et il faut en choisir un où le contrôle aura lieu après le coucher du soleil, au moment où tout devient gris, mais avant que les chiens ne soient mis en place autour de la zone. Il faut saisir ces cinq-dix minutes uniques, car il est impossible de s’échapper en rampant lorsque les chiens sont en place.

Le choix tombe sur le dimanche 17 septembre. Jour commode, ce dimanche étant de repos, on aura pu faire provision de forces pour le soir et se livrer sans hâte aux derniers préparatifs.

La dernière nuit avant l’évasion ! Vas-tu beaucoup dormir ? Pensées, idées qui défilent… Serai-je encore vivant dans vingt-quatre heures ? Peut-être bien que non. Bon, mais à rester au camp ? la mort étirée du crevard à côté de la fosse à ordures ?… Non, ne pas se permettre même de se faire à l’idée qu’on est un esclave.

La question se présente ainsi : es-tu prêt à la mort ? Oui. À l’évasion, donc, aussi.

Une journée dominicale ensoleillée. Pour l’amour du sketch, ils sont exemptés de baraque disciplinaire pour toute la journée. Côté nourriture, ça va très mal : à la disciplinaire, ils la sautent, et récolter du pain à droite et à gauche aurait engendré la suspicion. Mais ils comptent progresser rapidement, en s’emparant d’un véhicule à la cité ouvrière. Toutefois, ce même jour, il y a aussi un colis de maman, la bénédiction d’une mère pour cette évasion. Comprimés de glucose, macaronis, flocons d’avoine – à prendre avec soi dans la serviette. Des cigarettes – à échanger contre du gros-cul. Sauf un paquet qui sera porté à l’aide-médecin de la Section sanitaire. Et Jdanok est déjà inscrit sur la liste des exemptés pour aujourd’hui. Voici pourquoi. Tenno se rend à la KVTch : mon Jdanok est tombé malade, ce soir il n’y aura pas répétition, nous ne viendrons pas. Et à la baraque disciplinaire, il dit au surveillant et à Liochka le Tsigane : ce soir nous sommes à la répétition, nous ne rentrerons pas. Ainsi, on ne les attendra ni dans un endroit ni dans l’autre.

Reste à se procurer une « katioucha » : un briquet avec une mèche dans un tube, pendant une évasion c’est mieux que des allumettes.

Le dimanche touche à sa fin. Un soleil d’or se couche. Le grand et lent Tenno et le petit et mobile Jdanok jettent encore leurs vestes ouatées sur leurs épaules, prennent la serviette (on a pris l’habitude, dans le camp, de leur dégaine bizarre) et s’en vont rejoindre leur plate-forme de départ : entre des baraques, sur l’herbe, non loin de l’enceinte, juste en face d’un mirador. Des deux autres miradors, ils sont cachés par les baraquements. Il n’y a que cette seule et unique sentinelle devant eux. Ils étendent leurs vestes par terre, s’allongent dessus et jouent aux échecs pour que la sentinelle s’habitue.

Le jour baisse. Voici le signal du contrôle. Les zeks se groupent près des baraquements. C’est déjà le crépuscule et le factionnaire, du haut de son mirador, ne devrait pas voir distinctement que les deux de tout à l’heure sont restés couchés dans l’herbe. Sa faction touche à sa fin, il n’est plus tellement attentif. Avec une sentinelle en fin de faction, il est toujours plus facile de s’enfuir.

Il est prévu de cisailler les barbelés non pas ici ou là dans le secteur de garde de la sentinelle, mais carrément au pied du mirador, tout contre. À coup sûr, le soldat surveille l’enceinte en regardant plus au loin que juste sous ses pieds.

Leurs têtes sont au ras de l’herbe, de plus c’est le crépuscule, ils ne voient pas leur musse, le passage par lequel ils vont à l’instant ramper. Mais il a été bien repéré à l’avance : juste de l’autre côté de l’enceinte, il y a un trou destiné à un poteau, on pourra s’y cacher une minute ; plus loin encore, des petits tas de mâchefer ; et c’est là que passe la route qui mène de la cité où habite l’escorte à la cité ouvrière.

Voici le plan : dès qu’on est dans la cité ouvrière, s’emparer d’un camion. L’arrêter, dire au chauffeur : tu veux gagner un peu d’argent ? Nous avons besoin d’apporter ici deux caisses de vodka à prendre dans le vieil Ékibastouz. Quel vrai chauffeur refusera jamais de boire un coup ? On marchandera un peu : pour toi, un demi-litre ? Un litre ? D’accord, roule, mais pas un mot à personne. Ensuite, en route, assis à côté de lui dans sa cabine, on le réduira et on l’emmènera dans la steppe où on l’abandonnera ligoté. Nous, on foncera pour atteindre l’Irtych avant le matin, on le traversera en barque et on filera sur Omsk.

Il fait encore plus noir. Sur les miradors, les projecteurs s’allument, ils éclairent le long de l’enceinte : les fugitifs, pour l’instant, sont dans un secteur d’ombre. C’est le moment ou jamais. Bientôt ça va être la relève et on va amener et poster les chiens pour la nuit.

Dans les baraques s’allument déjà les ampoules, on voit les zeks rentrer après le contrôle. Il fait bon dans la baraque ? Il fait chaud, on est bien… Tandis que toi, on va te cribler de balles de mitraillette – et couché, voilà le plus vexant, étalé par terre.

Surtout ne pas laisser échapper une toux, un bruit de gorge au pied du mirador.

Allez-y, gardez-nous, sales chiens de garde ! Votre boulot, c’est de nous retenir : le nôtre, de nous enfuir !