Il est fort vraisemblable que les Camps spéciaux, conçus par l’esprit de Staline vieillissant, fussent parmi ses enfants chéris. Après tant de recherches dans les domaines éducatif et punitif, le monde avait vu naître enfin ce chef-d’œuvre admirable de maturité : cette organisation uniforme, numérotée, nettement articulée, psychologiquement déjà retranchée du corps de la Mère Patrie, qui avait une entrée mais pas de sortie et qui n’engloutissait que des ennemis, pour ne rendre en échange que des biens matériels et des cadavres. On a même du mal à imaginer la souffrance qu’eût éprouvée, en son âme de créateur, l’Architecte aux vues lointaines, s’il avait dû être témoin de la banqueroute dont fut victime à son tour cette grande œuvre. De son vivant déjà, le système avait été en proie à des secousses, à des flambées soudaines, il s’était couvert de craquelures – mais sans doute la prudence avait-elle empêché qu’on lui fît aucun rapport. Ce système des Camps spéciaux qui, au départ, était une pâte lourde, inerte, sans danger, avait rapidement subi un fort échauffement interne et était passé, en l’espace de quelques années, à l’état de lave volcanique. Si le Coryphée avait encore vécu un an, un an et demi, il serait devenu absolument impossible de lui cacher ces éruptions.
[L’auteur qualifie les années 1955 et 1956 d’années fatidiques pour l’Archipel. Il « semblait qu’il ne restât plus qu’à dissoudre les camps ». Cependant, entre le XXe et le XXIIe Congrès du parti (1956-1961), Khrouchtchev renforce les camps. Ce chapitre donne la parole aux nouveaux témoins de l’Archipel de l’après-Khrouchtchev : ils racontent une fois de plus la faim, une fois de plus les camps spéciaux, l’uniforme rayé. L’auteur raconte ses démarches, en janvier 1964, auprès de la commission du Soviet suprême et du ministre de l’Intérieur pour leur faire entendre ses requêtes concernant l’Archipel moderne. Mais…]
Il n’y a pas d’histoires sans fin. Quiconque fait un récit doit toujours s’interrompre à un moment ou à un autre. Dans la mesure de nos moyens – modestes et insuffisants – nous avons suivi l’histoire de l’Archipel depuis les salves pourpres qui marquèrent sa naissance jusqu’au brouillard rose des réhabilitations. Nous considérons que cette belle période de douceur et de désagrégation, à la veille du renouveau de férocité survenu dans les camps sous Khrouchtchev et à la veille aussi de la publication du nouveau code pénal, clôt notre récit. La suite trouvera d’autres historiens parmi les gens qui, pour leur malheur, connaissent mieux que nous les camps de Khrouchtchev et de l’après-Khrouchtchev.
Mais ils sont déjà trouvés, ces historiens. Et d’autres émergeront encore en quantité, car c’est bientôt, très bientôt qu’on verra arriver en Russie l’ère de la transparence !