I
IDENTITÉ
Chaque individu sera défini et répertorié par un numéro de code unique englobant l'identification du passeport*, le téléphone* personnel, l'affiliation à la Sécurité sociale, la carte de crédit, le porte-monnaie* électronique. Chacun sera aussi déterminé par une empreinte digitale et une « empreinte du fond de l'œil », moyen imparable de vérifier qui prélève sur un compte bancaire ou manipule un ordinateur*.
À l'inverse, chacun cherchera à échapper à son unicité, à ne pas se réduire au numéro que la société lui a assigné, à se choisir des histoires, des passés, des noms, d'autres identités (et à en changer sans cesse par autocréation dans un carnaval généralisé), à vivre de façon multiple, à exercer plusieurs métiers* et à appartenir à plusieurs familles* simultanées.
Des pauvres de pays riches seront suffisamment aux abois pour vendre leur nationalité comme on vend déjà son sang, voire ses organes*. Ils se retrouveront alors apatrides, avec peut-être encore les moyens d'acheter un passeport* moins prisé que celui qu'ils ont vendu. Plus tard, ils pourront même céder d'autres éléments constitutifs de leur identité : leur nom, leur empreinte digitale, puis leur clonimage*, voire leur clone*.
IMAGE
Peu à peu remplacée par le virtuel en trois dimensions, ou clonimage*, son règne s'achève. De la peinture* au cinéma*, elle a produit un imaginaire plat. Le virtuel renverra à l'imaginaire en trois dimensions de l'architecture, de la sculpture* et du théâtre*. Les arts les plus anciens redeviendront ainsi les plus neufs.
IMMIGRATION
Elle s'accélérera. Du Sud* vers le Nord* et à l'intérieur même du Nord et du Sud.
Aujourd'hui, deux personnes sur cent vivant ici ou là de par le monde ont été contraintes de quitter leur pays pour des raisons économiques, politiques ou militaires. Sept sur huit de ces migrants sont en situation légale dans leur pays d'accueil.
L'immigration est d'abord un phénomène interne au Sud. 35 millions d'Africains (10 % de la population du continent) vivent hors de leur pays, pour l'essentiel dans un autre pays africain. Par exemple, la moitié des habitants du Gabon et de la Côte-d'Ivoire sont nés ailleurs.
L'immigration à l'intérieur du Nord n'est pas un phénomène récent. De 1821 à 1924, 55 millions d'Européens ont migré vers un autre pays développé, dont 34 millions vers les États-Unis.
L'immigration du Sud vers le Nord s'est accélérée au cours des trente dernières années. Aux États-Unis*, alors que les deux tiers des immigrants venaient encore d'Europe* dans les années cinquante, un tiers vient aujourd'hui d'Asie*, 45 % d'Amérique latine*, et seulement 15 % d'Europe ; 2,5 millions de personnes sont venues du Sud aux États-Unis dans la décennie cinquante, 3,3 dans la décennie soixante, 4,5 dans la décennie soixante-dix, 5,8 dans la décennie quatre-vingt (et même 7 millions si l'on inclut les illégaux légalisés). Au total, à côté des 20 millions d'immigrants de première génération, un Américain sur six est fils ou petit-fils d'immigré.
En Europe, on dénombre un peu moins d'immigrés venus du Sud qu'aux États-Unis. Ils sont 18 millions et représentent 4 % de la population active.
À l'avenir, des centaines de millions de personnes changeront encore de pays.
Les habitants du Nord bougeront de plus en plus entre pays du Nord pour quelques mois ou années.
Les réfugiés du Sud continueront d'aller d'abord vers d'autres pays du Sud : de l'Inde* vers le Pakistan, de la Chine* vers la Sibérie*, du Nigeria* vers l'Afrique australe, de l'Indonésie* vers l'Australie.
Le Nord continuera d'envoyer ses entrepreneurs au Sud et de recevoir sa main-d'œuvre. Dans la première décennie du siècle, plus de 10 millions de nouveaux venus afflueront du Sud aux États-Unis, et autant dans les autres pays développés. En Europe, le nombre des réfugiés politiques triplera en l'espace de dix ans. L'émigration maghrébine ralentira, remplacée par celle en provenance d'Afrique* subsaharienne.
Face à cet afflux, tous les pays du Nord instaureront ou maintiendront des quotas. Pour les remplir, on tirera au sort les bénéficiaires. Certains pays mettront aux enchères titres de séjour et passeports* pour les réserver aux plus riches ou aux mieux formés. Partout, les diasporas* se structureront et prendront du pouvoir.
Trois tendances pourraient contribuer à ralentir ces mouvements :
• d'une part, les nouvelles technologies permettront aux entreprises du Nord de faire travailler au Sud, sur écran*, des immigrés virtuels* à des travaux de manipulation de l'information* (comptabilité, saisie de données). La croissance du Sud réduira aussi l'attrait exercé par le Nord ;
• d'autre part, l'immigré sera de plus en plus perçu comme l'ennemi, celui qui prend les emplois* et sape la solidarité*. En Europe, à la peur de l'islamisation succédera celle de l'africanisation. En Asie*, la peur du Chinois se substituera à celle du Japonais. Partout sévira celle des diasporas ;
• enfin et surtout, de nouvelles épidémies* seront explicitement rattachées aux voyages, et des barrières dressées pour contenir les étrangers comme à l'époque de la grande peste.
À l'inverse, certains pays du Nord seront amenés à s'ouvrir massivement aux immigrés, voire à rivaliser pour les attirer, et ce, pour trois raisons :
• pour éviter la concurrence des immigrés virtuels avec lesquels un pays perd, en même temps que l'emploi*, les recettes fiscales du travailleur et les recettes économiques du consommateur ;
• pour éviter de voir maltraiter leurs propres diasporas en représailles à leur refus d'accueillir des immigrés ;
• pour compenser leur effondrement démographique et éviter d'avoir à augmenter les cotisations, à diminuer les pensions ou à reculer drastiquement l'âge de la retraite*.
En particulier, l'Europe et les États-Unis rivaliseront pour attirer des jeunes diplômés du Sud et garder leur propre jeunesse, attirée ailleurs par de meilleures conditions de vie et de rêve. L'immigré choyé bénéficiera alors de presque tous les droits* et devoirs* du citoyen* : notamment droit de vote et devoir d'impôt*.
IMMOBILITÉ
Luxe du nomade*. Voie d'accès à la contemplation*, point de départ de tout voyage* intérieur. Exigence paradoxale de l'esthétique, de l'architecture à la littérature*, de la sculpture* au cinéma* ; pour rêver, il faut d'abord tomber en arrêt ; pour se trouver, il faut au préalable sortir du monde. Elle vaudra de nouvelles lettres de noblesse à l'art du mime.
IMMORTALITÉ
S'ils tiennent un jour leurs plus folles promesses, le clonage* des corps et la réplication des mémoires* permettront à certains hommes d'atteindre à une sorte d'éternité : virtuelle dans l'hyperespace* où on installera ses clonimages*, réelle dans le monde vivant où chacun côtoiera ses propres clones*, plus tard même réceptacles de consciences de soi transférées.
Mais clonimages et clones sont eux aussi mortels : des clonimages seront programmés pour en détruire d'autres, des virus empêcheront le transfert de mémoire d'un clone à l'autre.
On tentera de crypter clones et clonimages pour les protéger des tueurs. Batailles d'immortels.
INCONSÉQUENCE
Un des objectifs les moins visibles du progrès : faire en sorte que chaque acte de l'homme n'atteigne que le but qu'il s'est fixé et n'ait ni effet indirect, ni effet induit, ni conséquence non désirée.
Aboutissement de l'utilitarisme individualiste... Par exemple, on déconnectera la sexualité* de ses conséquences en termes de procréation. On essaiera de réduire la pollution* des véhicules et de ne plus créer de déchets*, en rendant toute production biodégradable.
Le clonage* s'inscrit naturellement comme l'aboutissement absolu de l'inconséquence en séparant sexualité et procréation, procréation et sexualité.
L'inconséquence fera gagner en liberté et en lucidité. On y perdra de la redondance, de l'aléatoire, des interconnexions de hasard sans lesquelles la vie ne serait plus que reproduction mécanique et mortelle des schémas de la raison.
INDE
En son milieu, le XXIe siècle peut devenir celui de l'Inde.
Si elle est capable de maintenir son unité, celle-ci sera vers 2060 la première puissance démographique du monde, sa deuxième puissance économique, un acteur géopolitique* essentiel, culturellement incontournable.
Fédération de vingt-cinq États étendus sur trois millions de kilomètres carrés, elle jouit d'une démocratie* profondément ancrée, d'une économie de marché* stabilisée, d'une classe moyenne de 400 millions d'individus, de recettes fiscales bien établies, d'une compétence exceptionnelle en certains domaines – informatique*, génétique*, industries agroalimentaires et spatiales -, d'un système universitaire de haut niveau.
Elle a triplé sa production de céréales entre 1961 et 1996, sans augmenter ses surfaces cultivées. Ses infrastructures sont déjà remarquables : elle possède notamment les plus grands réseaux* ferroviaire et routier d'Asie. Elle est aussi, sans le reconnaître, une puissance nucléaire* civile et militaire. Ses cultures, ses musiques*, ses littératures*, ses cuisines* deviendront universellement appréciées. Des marques* indiennes seront connues et exploitées à travers le monde.
Elle sera le premier allié de la Russie* contre la Chine* pour la protection de l'Asie centrale et développera une coopération régionale avec les pays de l'océan Indien.
Mais il s'agit encore d'un pays économiquement fragile qu'une crise grave peut détruire. 70 % de ses 980 millions d'habitants sont encore des ruraux, avec une densité parmi les plus élevées du monde. Sa population reste chaque année au bord de la crise alimentaire. Les investissements étrangers sont encore réduits et timorés. Les deux tiers des ingénieurs, payés dix fois moins cher qu'aux États-Unis*, ont quitté le pays.
En 2025, l'Inde comptera 1,4 milliard d'habitants, soit autant que la Chine, qu'elle dépassera ensuite. Ses besoins en investissements, estimés à 350 milliards de dollars d'ici 2006, ne sauraient être autofinancés en l'état actuel de son économie. En particulier, pour former ses dizaines de millions de jeunes chaque année, elle devrait trouver une façon de généraliser la formation à distance, en particulier pour ce qui est de l'enseignement agricole, grâce à l'installation de satellites* fort coûteux, ce qu'elle n'aura probablement pas les moyens de faire. L'analphabétisme risque alors de regagner du terrain et de faire reculer le pays.
Il n'est pas exclu que le pays se coupe alors en morceaux. Déjà, la classe politico-administrative y parle de moins en moins l'anglais*. Toutes les institutions de l'Union se délitent. Les chiefs ministers de chaque État sont en concurrence pour attirer les investissements indiens ou étrangers. Les États les plus riches (le Gujerat, le Mahārāshtra, le Pendjab, l'Haryana) pourraient refuser leur solidarité* fiscale avec les plus déshérités (le Bihār, le Tripura, le Kerala, l'Orissa). L'Inde redeviendrait alors ce qu'elle était au début du XIXe siècle : une mosaïque de provinces frondeuses que les progrès des fondamentalismes* religieux risquent de mettre à feu et à sang.
INDIVIDUALISME
Fondement de la civilisation* occidentale, du marché* et de la démocratie*, qui fera basculer le pouvoir des mains des citoyens à celles de consommateurs revendiquant le droit à la satisfaction égoïste de leurs désirs* immédiats en même temps qu'à la réversibilité* de leurs choix économiques, politiques, sentimentaux : une dictature* du caprice ou une démocratie de l'irresponsabilité, au choix.
Un peu plus tard, on lui imputera la précarité*, les inégalités*, la pollution*, etc. Jusqu'à ce que la Fraternité*, qui est à la fois son contraire et son double, vienne imposer une nouvelle utopie*.
INDONÉSIE
Grande puissance démographique et géopolitique du XXIe siècle, elle atteindra 280 millions d'habitants en 2030. Elle poursuivra son extraordinaire développement pour devenir la deuxième puissance d'Asie de l'Est*, après la Chine* et avant le Japon*.
Alors qu'en 1960, son PIB par habitant était plus bas que celui du Nigeria*, de l'Inde*, du Bangladesh, il était, en 1998, le double de celui du Nigeria, le triple de celui du Bangladesh, et supérieur d'un tiers à celui de l'Inde. Dans le même temps, le nombre de pauvres y a diminué de 40 millions alors même que la population augmentait de 60 millions.
Premier producteur mondial d'huile de palme, deuxième de caoutchouc, gorgé de ressources potentielles – pétrole, minerais–, ce pays est tout aussi riche de promesses dans le domaine agricole.
Lorsqu'elle aura remplacé l'actuelle caste qui la gangrène par une vraie classe moyenne, lorsqu'elle aura réorganisé son développement*, l'Indonésie s'alliera à l'Inde pour se protéger de la Chine, et réciproquement, préservant son indépendance et son rôle dans la région par sa capacité à jouer les uns contre les autres, à inventer, par ses métissages enchevêtrés, un islam d'Asie, une Asie d'islam.
Peut se couper en morceaux si le pays est incapable de remplacer l'actuelle oligarchie qui le possède par une classe moyenne légitime. Dans ce cas, les îles riches, telle Bali, abandonneront Java ; les grandes îles pauvres, telle Sumatra, seront les victimes du désordre.
INDUSTRIE
Malgré l'intense développement des services*, elle restera le cœur de la production de richesses et de nombreux services actuels (dans la médecine*, l'éducation*, la distraction*, le transport*, le voyage*) deviendront des industries. On basculera dans la production « sur mesure ». Le travail industriel sera de plus en plus disséminé, nomade*. Les fabriques de biens de consommation deviendront des sociétés de services gérant la réputation de marques* et des réseaux de distribution, laissant à des sous-traitants le soin de concevoir et de produire les produits nouveaux. La localisation des industries, de plus en plus volatile et capricieuse, dépendra de la capacité des pays à attirer et retenir les ressources financières, mais surtout intellectuelles nécessaires.
Les secteurs les plus dynamiques seront la micro-électronique, les biotechnologies, les nouveaux matériaux*, les télécommunications*, la construction aéronautique civile, les machines-outils, les robots*, l'informatique*, le spatial, les nanotechnologies*.
INÉGALITÉS
Elles devraient continuer à se creuser jusqu'à devenir, à une date imprévisible, politiquement intolérables.
Elles s'aggravent déjà depuis au moins quarante ans dans tous les domaines : revenu*, fortune*, santé*, éducation*.
Les patrons des cinq cents plus grandes entreprises* américaines qui, au début des années quatre-vingt, gagnaient trente-cinq fois le salaire d'un ouvrier, reçoivent désormais cent quarante fois plus. Le revenu des 20 % d'Américains les plus riches représentait trente fois celui des 20 % les plus pauvres en 1960 ; il lui est soixante et une fois supérieur en 1991, et soixante-dix-huit fois en 1995.
La valeur de l'actif des milliardaires en dollars (soit quatre cents personnes, dont cent cinquante vivent au Sud*) égale la dette du Sud, soit 1,2 trillion de dollars, et dépasse la valeur du patrimoine de la moitié la plus pauvre du reste de la population du monde. Un Mexicain possède à lui seul une fortune de 6,6 milliards de dollars, supérieure à celle des 17 millions de Mexicains les plus pauvres.
L'espérance de vie* va de 79 ans au Japon à 42 ans en Sierra Leone. L'inégalité devant l'éducation* et la disposition d'eau* potable est tout aussi aiguë.
À l'avenir, ces inégalités exacerberont d'abord l'opportunisme individuel. Chacun rêvera de progresser seul ; l'individualisme* légitimera et renforcera les inégalités.
Si la loi du marché n'est pas complétée par un mécanisme planétaire de redistribution des revenus* et la mise en place d'un programme global de lutte contre la pauvreté, les inégalités ne pourront encore que croître. En particulier les inégalités de patrimoine, les riches ayant les meilleures perspectives d'accumuler de nouvelles sources d'enrichissement. Les pays frappés par les plus graves inégalités se trouveront en Amérique latine*, en Europe de l'Est* et en Afrique subsaharienne.
Rien ne permet jusqu'ici d'affirmer qu'il existe un seuil d'intolérance au spectacle des inégalités. Peut-être parce que les petites suscitent plus l'envie que la révolte, et parce que les grandes passent simplement l'imagination des gens ordinaires.
INFLATION
Elle reviendra après une longue période de stabilité des prix accompagnant les progrès techniques, la globalisation* de l'économie de marché* et le vieillissement démographique.
Souhaitée par les jeunes (emprunteurs), crainte par les vieux (prêteurs), elle réapparaîtra d'abord là où le pouvoir passera aux mains des jeunes, mais aussi là où on voudra les attirer, en particulier les diplômés.
Elle soutiendra la croissance aussi longtemps que la spéculation ne sera pas plus rentable que la production.
On vivra durablement mieux qu'aujourd'hui avec une inflation à presque deux chiffres. En effet, l'inflation use la dette ; elle est au consommateur endetté ce que la rémission des péchés est au fidèle : un motif de ne pas désespérer, parfois un encouragement à récidiver...
INFORMATION
Bien gratuit par nature parce qu'il peut être donné sans être perdu. Demain, rendu rare artificiellement par brevet* ou cryptage pour acquérir une valeur marchande, il sera le premier moteur de l'économie.
L'information sera la matière première des industries de la communication*, de la distraction*, de l'informatique*, de la génétique*, c'est-à-dire de tous les secteurs clés de l'économie. Sa valeur d'usage résidera dans sa création, sa manifestation, sa mise en forme ou en contexte ; sa valeur d'échange résidera dans sa rareté.
La multitude des modes de communication, l'avalanche d'images* et de données, signes infiniment plus variés et complexes que la simple monnaie*, feront du savoir le bien capital, la source principale de la légitimité du pouvoir dans l'entreprise, un moyen de contrôler le capital, de dominer une structure, d'imposer une norme.
L'hyperclasse* maîtrisera l'information comme la bourgeoisie maîtrisait naguère le capital.
INGÉRENCE
Pas encore un droit*. Deviendra un devoir*.
Dans un monde globalisé, connecté, chacun aura intérêt à ce que son voisin ne sombre pas dans la barbarie*. Aussi, à terme, si un peuple est menacé d'un massacre, les institutions* internationales publiques ou privées tendront à passer outre au refus des autorités de ce peuple de recevoir une assistance internationale. Ainsi s'amorcera une démocratie* sans frontières*.
INSTITUTIONS INTERNATIONALES
Longtemps elles n'auront pas un mandat conforme aux besoins d'organisation de la planète. Aucune n'aura les moyens de décider ce qu'elles savent parfois qu'il leur faudrait entreprendre : trop centralisées, trop bureaucratiques, simples champs clos des intérêts des États* membres, leur nature même leur interdit le plus souvent d'agir.
La fin de la guerre froide aurait pu être l'occasion de les repenser comme après chaque changement majeur de l'ordre mondial. Il n'en a rien été. Rien ne laisse augurer qu'une prochaine grande crise permettra de le faire. Encore moins de progresser dans l'ébauche d'un gouvernement mondial.
On ira donc, de replâtrage en replâtrage, vers un plus grand délabrement du système actuel, les grandes puissances renforçant leur emprise sur des institutions de plus en plus vides de sens.
Les seules institutions puissantes seront celles chargées de faire respecter sur les marchés les droits des entreprises* contre les États. Les institutions supposées aider les pays du Sud*, telles les banques* de développement, seront peu à peu balayées par le marché* ou privatisées, devenant mercenaires d'entreprises* ou de nations qui en paieront les services.
Si un programme d'ensemble pouvait un jour être mis en œuvre, il devrait contribuer à renforcer leur autorité, à commencer par celle de l'ONU*, dans huit directions au moins : la lutte contre la pauvreté* et pour la démocratie*, la protection des climats*, la maîtrise des marchés* financiers et des monnaies*, le contrôle de la science*, la prévention des conflits*, la lutte contre la criminalité* et la préservation du milieu marin.
• La lutte contre la pauvreté exigera de doter les institutions financières internationales de nouveaux moyens. Tout financement par ces institutions sera soumis à une double conditionnalité, démocratique et sociale, pour vérifier que le projet sert les catégories les plus défavorisées, quitte, si nécessaire, à leur réserver des quotas d'accès.
• La préservation des climats exigera d'instaurer des normes de pollution* maximales acceptables, de mesurer les écarts pris avec ces normes et d'aider les pays pauvres à accéder aux technologies. Une agence devrait accorder conditionnellement des « droits à polluer » et réduire autoritairement l'usage du charbon*.
• La réglementation des marchés financiers supposera d'installer des mécanismes de limitation des crédits à court terme et de surveillance de tous les investissements spéculatifs. Celle des monnaies* pourrait conduire un jour à l'émergence d'un étalon monétaire universel, d'une monnaie mondiale sur le modèle de l'euro*.
• La protection contre les dérives de la science requiert la mise en œuvre d'instruments d'analyse et d'évaluation pour préserver notamment l'intégrité de la personne humaine.
• La prévention des conflits et des guerres* impliquera qu'une autorité planétaire dresse l'inventaire des menaces, alerte les institutions financières, supervise les négociations entre pays, vérifie l'application des accords, décrète des sanctions en cas de violations.
• La protection contre la criminalité* exigera d'exclure de la communauté financière internationale toute institution permettant de blanchir l'argent du crime et de la drogue*, de fournir un soutien aux pays désireux de convertir leur économie et de les conforter dans leur lutte contre les trafiquants.
• La protection des richesses de la mer* conduira à en faire une réserve d'eau* et de nourriture protégée par une police internationale des mers.
Les hommes n'accepteront de créer de telles institutions ou de renforcer celles qui existent que lorsqu'ils auront conscience du danger. Ainsi est née l'Europe*. À défaut de Martiens menaçants, il faudra d'abord, illusion naïve, miser sur la lucidité des puissants. Ou, plus probablement, devant leur faillite, sur la panique des uns et la révolte des autres.
INTELLECTUEL
Libre observateur des folies du monde, soucieux de comprendre plus que de convaincre, de séduire plus que de dominer. Évadé des conformismes, vigile, bouc émissaire des certitudes aveugles.
Il réapparaîtra sous sa forme ancienne d'« intellectuel organique » pour mettre sa rhétorique au service d'institutions, d'Etats*, d'entreprises*, de sectes*, etc. Bientôt, dans ces fonctions de représentation ou de service, des clonimages* feront l'affaire.
INTERACTIVITÉ
Forme sommaire de mise en réseau* de la télévision* avant la fusion de l'ordinateur*, du téléviseur* et du téléphone* dans l'orditévé*.
INTERNET
La voie d'accès dans l'hypermonde*.
Développé pour des besoins militaires, ce protocole d'interconnexion opère pratiquement sur n'importe quels réseaux* physiques, y compris téléphoniques* et électriques. Lien virtuel entre les machines, il n'a pas de structure fixe et constitue un ensemble de labyrinthes*, enchevêtrement de ruelles et d'impasses, de bibliothèques et de cafés.
Il ouvrira sur un monde virtuel, un hypermonde où s'installera tout ce qui existe dans le monde réel, mais sans les contraintes de la matérialité : des bibliothèques d'abord, puis des magasins, bientôt des usines, des agences de publicité*, des journaux, des studios de cinéma*, des hôpitaux, des juges, des policiers, des hôtels, des clubs de vacances*, des astrologues, des lieux de plaisir. S'y développera un gigantesque commerce* entre les agents virtuels d'une économie de marché* pure et parfaite, sans intermédiaires, sans impôts, sans État*, sans charges sociales, sans partis politiques, sans syndicats*, sans grèves*, sans minima sociaux. Avec des monnaies* nouvelles créées par certaines entreprises.
Internet deviendra, dans l'imaginaire des hommes, ce qu'était l'Amérique en 1492 : un lieu exempt de carences, un espace préservé de tout héritage, un paradis du libre-échange où l'on pourra enfin construire un consommateur insomniaque, un travailleur infatigable, un homme neuf, propre, débarrassé de tout ce qui salit et limite.
L'attrait de ce nouvel Eldorado pour les investisseurs venus du monde concret sera immense. Il recevra aussi la visite de touristes réels venus chasser, explorer, skier, consommer.
Deviendra-t-il une terre commune à tous, ou bien sera-t-il accaparé par ses découvreurs ? Une première réponse sera donnée quand on aura décidé quelle institution y attribuera les adresses, un actif considérable acquérant une valeur qui ne fera que grandir avec l'encombrement* de l'hypermonde. Les Américains veulent que cette responsabilité soit confiée à une entreprise privée à but non lucratif (en fait, sous contrôle de leur gouvernement fédéral), alors que les Européens souhaitent qu'une institution véritablement supranationale accorde les adresses de façon équitable entre tous les demandeurs. Du choix qui sera fait dépendra pour un temps l'avenir de l'hypermonde.
Pour un temps seulement : les Amériques ont bien fini par échapper à leurs découvreurs.
INTRANET
Réseau* de communication privé, interne à une organisation, une entreprise*, une tribu*, une diaspora*. Il brisera les systèmes hiérarchiques et deviendra un instrument de la Fraternité*.
INTRAPRENEUR
Cadre rattaché à une entreprise* par un contrat de partenariat*, lien de subordination beaucoup plus lâche que le salariat, et à qui l'on demandera les mêmes qualités qu'à un entrepreneur privé : le sens* de l'initiative, le goût du risque*. Sa rémunération sera en partie celle d'un actionnaire intéressé aux résultats. Dans l'avenir, une entreprise, aussi prestigieuse soit-elle, ne pourra plus s'attacher les services de cadres de haut niveau sans leur offrir un tel statut.
IRRÉVERSIBILITÉ
La pire des choses, puisqu'elle aliène la liberté de choisir et interdit toute correction d'une erreur. Ainsi faudra-t-il par exemple interdire toute manipulation génétique* transmissible héréditairement, toute drogue* aux effets destructeurs sur le cerveau*, toute pollution* irrémédiable, toute destruction entraînant l'extinction d'une espèce vivante.
Au contraire, s'agissant de l'aventure humaine, il faut revendiquer comme définitifs, pour mieux les protéger : la démocratie*, les droits* de l'homme, l'intégrité de la personne*.
Certains domaines sont « à la limite ». Un mariage est réversible ; une maternité devient irréversible. De plus en plus d'actes réversibles auront des conséquences irréversibles. Ce sera un des problèmes majeurs du siècle à venir. De ce fait, la frontière entre l'irréversible nécessaire et le réversible souhaitable sera un des premiers sujets de réflexion pour la philosophie, et un des premiers enjeux de l'action.
ISLAM
Une civilisation*, pas un empire*. La première religion* du monde, avec au moins deux milliards de fidèles en 2050. Elle n'aura ni centre ni discours unifié, car la communauté des croyants développe une loyauté vis-à-vis du groupe, pas vis-à-vis d'aucun pouvoir. L'idée de nation* lui est étrangère. Du fait qu'elle se moule sur les civilisations* qu'elle investit, des différences se creuseront entre l'islam d'Europe* et ceux d'Afrique*, d'Asie* de l'Est, d'Asie du Sud, d'Asie centrale et du Moyen-Orient*.
L'hypothèse d'une coalition de l'islam (au moins l'Iran et le Pakistan) et de la Chine* contre l'Occident* est peu vraisemblable. Certes, une frange de l'islam continuera de critiquer l'athéisme de l'Occident, sa conception de la démocratie* et des droits* de la femme ; mais ses populations les plus jeunes, plus urbaines, plus éduquées, d'abord instrumentalisées par les clergés religieux, ne tarderont pas à exiger la démocratie* et à faire prévaloir des idéaux de justice et de fraternité d'ailleurs tout à fait conformes aux valeurs de l'islam.
Comme le calvinisme, l'islam, sorti de sa gangue d'intolérance, retrouvera l'inspiration qui en fit l'une des civilisations fondatrices de la science, du raffinement et de l'élégance. Il deviendra un puissant moteur du développement mondial. Ses valeurs, nées du désert, contribueront, mieux que beaucoup d'autres, à la réinvention du nomadisme*.
ISRAËL
Lieu de conflits et terre d'espoir.
S'il décidait d'annexer les territoires palestiniens dont la démographie* serait en passe de le submerger, ou s'il refusait d'en reconnaître l'identité nationale, il pourrait disparaître, provoquant avec ses voisins un conflit cette fois suicidaire et se coupant d'une partie de la diaspora*.
Si, en revanche, il réussit à trouver des bases de paix avec ses voisins – et d'abord en reconnaissant l'existence nationale de la Palestine – et à aider à leur développement, le Moyen-Orient* deviendra lieu de fécondations croisées, pont entre l'Europe* et l'Asie* et entre les trois monothéismes, berceau d'expériences nomades* dont les prochaines civilisations* auront beaucoup à apprendre.
ITALIES
Deux provinces d'Europe indépendantes l'une de l'autre. Entre elles passera la frontière Nord/Sud. L'une, au nord, la plus riche du continent, créative et organisée, disposera de tous les atouts nécessaires au développement du civiLego* et se révélera capable, mieux que toute autre en Europe, de concevoir et promouvoir l'esthétique* de la Fraternité*. L'autre, au sud, dominée par la Mafia, peu à peu abandonnée par les services publics et par l'État*, s'enfoncera dans l'ignorance, la pauvreté* et la criminalité*.
Le Nord, vieux et riche, refusera de plus en plus de subventionner la province méridionale, jeune et pauvre, et pensera même à s'en protéger en dressant entre lui et elle une barrière physique pour ne pas être envahi par les immigrants de l'Est et du Sud qui y auront trouvé un premier refuge.