Chapitre VI

Les Barcas en costume de guerre. – Le mariage chez les Hassaniés. – Souakim. – Les Anglais et la route commerciale du Soudan. – Gœrguis et le léopard. – Kouffit. – Le miel et les fourmis. – Le torrent.

Le lendemain, pour répondre à mes désirs et me fournir l’occasion d’admirer la valeur des siens, le bon Achmed-Ben-Saïd aurait bien voulu m’offrir le spectacle d’une chasse au lion, telle que je l’ai décrite plus haut. Mais ces parties de plaisir ne s’improvisent pas. La pièce essentielle, c’est-à-dire la bête, manquait pour l’instant. Il tenta de se rabattre sur un spectacle dont les éléments faisaient moins défaut, et nous partîmes en quête d’une compagnie d’autruches qui avait été signalée la veille aux environs.

J’ai eu déjà l’occasion de raconter cette chasse intéressante. Je n’y reviendrai donc pas, si ce n’est pour rappeler la courtoisie généreuse du vieux cheik. À peine les animaux abattus, il s’empressa d’en arracher les plus belles plumes, les plus immaculées, et me pria de les accepter en mémoire de mon séjour auprès de lui. Cet hommage, m’a-t-on appris depuis, représentait bien une somme de cinq à six cents francs. Les coutumes locales exigent qu’en retour d’un présent il en soit immédiatement offert un autre. Sur l’épaule du cheik battait orgueilleusement un mousquet inerte, condamné, entre ses mains, par le manque de poudre, à une impuissance qui le désolait. Quelques allusions à cette détresse me l’avaient fait comprendre. Je tirai aussitôt de mon sac une poire à poudre qui m’avait bien coûté cent sous, et que je lui remis pleine jusqu’au bord. En dépit de la gravité officielle dont un Oriental ne se départit jamais, je devinai, à ce cadeau, dans l’éclair de son regard, une joie d’enfant… Ces pauvres plumes, aujourd’hui, que sont-elles devenues ? Que sont devenus tous ces souvenirs étranges ou précieux rapportés de si loin ? Que l’insouciance de ma jeunesse réponde si elle peut !

Au moment de quitter Guedena, vingt-quatre heures plus tard, je fus rejoint par deux hommes dont m’avait parlé le cheik, et qui sollicitaient la faveur de suivre ma petite caravane, pour voyager avec plus de sécurité. Trois ou quatre fusils, en effet, constituent une force imposante chez les peuplades que j’allais visiter, et l’armement de mes domestiques était de nature à inspirer un respect salutaire. Mes deux inconnus appartenaient à la tribu des Hassaniès, sur le fleuve Blanc. Montés sur de superbes mulets, et accompagnés de quatre esclaves gallas, ils regagnaient leurs foyers par Khassala. J’accédai d’autant plus volontiers à leur prière, que Hadji-Achmed-Ben-Saïd me les avait donnés comme ses amis particuliers. Pour me remercier alors et nous faire honneur, il résolut de nous escorter une partie du chemin, avec un escadron de ses guerriers revêtus de leur costume de combat.

Figurez-vous, au Moyen Âge, les compagnons de Tancrède ou de Renaud de Montauban, tels que nous les dépeignent les récits contemporains, et vous aurez une idée de la physionomie de cette troupe de Barcas armés en guerre. Rien n’y manquait. Le haubert, la cotte de mailles, l’épée droite à poignée en forme de croix, l’écu blasonné, et jusqu’au casque empanaché avec la visière baissée ; tout, même le cheval, le destrier bardé de fer, était là. C’était une cohorte de croisés ou de Sarrasins égarés dans le désert ; c’était une évocation vivante des poétiques légendes de la Table Ronde. J’avais honte de mon accoutrement moderne et mesquin au milieu de ces fiers paladins.

De leur visage, on ne distinguait que les yeux, et justement, le chef qui caracolait à mes côtés s’était, jadis, rendu fameux en tuant, par cet unique endroit vulnérable, un des compétiteurs qui lui disputaient le pouvoir. Dans une rencontre seul à seul, il lui avait, d’un coup de lance en plein sous la paupière, défoncé le crâne.

Après le repos de la première halte, nous nous quittâmes. Ce ne fut pas sans un certain regret que je lui dis adieu. Le casque au cimier garni de marabouts et l’armure du chevalier pouvaient bien y être pour quelque chose, et, plus d’une fois, pendant qu’il reprenait le chemin du Nord avec ses hommes, je me retournai jetant un dernier coup d’œil sur cette cavalcade pittoresque. Mais bientôt je les perdis de vue. J’avais, de nouveau, devant moi l’isolement et le désert.

L’isolement, non ! Car le plus âgé de mes compagnons de voyage était un homme instruit et sage, qui avait vu bien des choses, bien des pays, et dont la conversation naïve, sans apprêt, excitait chez moi un piquant intérêt. J’avais entendu de singulières descriptions des mœurs de son peuple. Ce fut sur ce terrain que je m’efforçai de l’attirer. Il s’y prêta de bonne grâce.

Les Hassaniès forment, par l’étrangeté de leurs coutumes, un groupe à part chez les riverains du fleuve Blanc. La constitution de la famille y repose sur des bases qui confondent l’esprit. Ce n’est pas de son père, ou plutôt du mari de sa mère, qu’hérite jamais l’enfant ; c’est du frère de celle-ci, de son oncle maternel. Et pourtant, cette législation, étonnante au premier abord, n’est qu’une conséquence logique de l’organisation sociale des Hassaniès, et des règles traditionnelles auxquelles demeurent soumises, parmi eux, l’institution du mariage et l’existence conjugale.

La femme y jouit, en effet, de la pleine disposition du quart de sa vie. Voilà le principe. Comment s’applique-t-il ?

Tous les quatre jours, l’emploi du quatrième lui est réservé libre et sans contrôle. Pendant ces vingt-quatre heures, les droits de l’époux s’évanouissent. Au lever du soleil, il quitte la case commune et s’éloigne. On ne le reverra que le lendemain. Quanta la femme, quel usage fera-t-elle de sa liberté ? On le devine. La foule des visiteurs se presse à sa porte. Quelquefois, néanmoins rarement, les caprices de son choix ont des bornes. Mais rien ne les lui impose. Elle peut ouvrir les bras aux caresses de qui lui plaît. Point de morale austère, point de surveillance jalouse pour s’en alarmer. Au contraire. Plus elle a de clients, plus elle est considérée. Ce qui ne l’empêche pas, les trois autres jours, de se montrer bonne épouse et bonne mère, de faire la joie de son mari et le bonheur de ses enfants, pour recommencer ainsi, régulièrement, aux mêmes intervalles, aussi longtemps que ses charmes sauront commander à l’âge, et que l’attrait du plaisir attirera les galants.

Par malheur, paraît-il, si l’amabilité de ces dames jouit, au loin, d’une réputation légitime, il n’en est pas tout à fait de même du renom de leur beauté. Le voisinage des belles Abyssiniennes y porte préjudice. Aussi le nombre des voyageurs, dans leur tribu, est-il moins considérable qu’on ne serait, à tort, tenté de le croire. J’en ai connu, cependant, qui avaient gardé bon souvenir de l’hospitalité hassanienne.

On prétend que le privilège bizarre dont je viens de parler fut, à l’origine, un hommage spontané de la reconnaissance masculine, à l’issue d’une guerre où, battus et écrasés, les hommes s’étaient vus inopinément sauvés par l’intervention du beau sexe, dont le bras débile s’arma, à son tour, pour la défense du foyer conjugal. Peut-être est-il permis de supposer que ce furent, au contraire, nos amazones qui, profitant de leur victoire et de l’abaissement momentané de leurs seigneurs et maîtres, en abusèrent pour dicter à ceux-ci l’humiliante condition admise plus tard, de plain-pied, dans le domaine du droit public. Les explications varient sur ce point, demeuré indécis.

Je n’étais pas, en ce qui me concerne, appelé à l’éclaircir, ni à juger par expérience de l’étendue des consolations qu’elles lui doivent. Malgré l’insistance amicale de mes compagnons, je ne pouvais songer, pour le moment, à tourner mes pas de ce côté, ni à prendre leur toit pour abri, et nos rapports n’allaient plus être de longue durée. Nous étions arrivés à Alguede, lieu de jonction du chemin des caravanes du Barca avec la route qui mène de Khassala à Keren, et ils tenaient à ne pas se rapprocher davantage des Changallas. Le territoire de ces nègres féroces se trouvait encore, il est vrai, sur la gauche, assez éloigné de notre itinéraire, mais il n’est pas rare qu’ils aillent porter bien en dehors du rayon de leurs frontières le théâtre sanglant de leurs déprédations. Ce sont les pourvoyeurs attitrés des marchés d’esclaves de Khartoum et, disons-le aussi, la pépinière où les harems de l’Égypte recrutent leurs eunuques. Cette spécialité intéressante entraîne avec elle une mortalité épouvantable, et, parmi les malheureux qu’elle atteint, sept sur dix en moyenne succombent aux suites de l’opération.

Nous bivouaquâmes avant Alguede, sous un sycomore touffu, au bord d’une onde claire dédaignée par les baisers du soleil. C’était moi qui, jusqu’alors, m’étais chargé du menu des deux ou trois repas que nous avions pris ensemble, et dont quelques francolins, une petite gazelle, avec deux ou trois pintades tuées au courant de la marche, avaient fait tous les frais. Sur le point de nous quitter pour toujours sans doute, mes Hassaniès voulurent m’en offrir un à la mode de chez eux. Je les laissai agir. On apercevait sur la hauteur, en face de notre campement, sept ou huit huttes indigènes. Des troupeaux paissaient autour. Ils se dirigèrent de ce côté, et au bout d’une demi-heure revinrent chargés d’un mouton et d’un régime de dattes sèches.

En un clin d’œil, la bête est dépouillée et embrochée à une longue perche devant un feu pétillant ; puis le succulent rôti, toujours garni de son manche, nous est servi en entier sur des pierres plates ramassées au fond de la source. Depuis, à combien de diffas, en Algérie, n’ai-je pas pris part, avec le mouton traditionnel apprêté de la même manière ! Mais celui-là, mon estomac reconnaissant ne l’oubliera jamais. C’était le premier que je mangeais ainsi accommodé, et je le vois encore étalant à nos regards affamés ses chairs cuites à point, son sang juteux, sa graisse dorée, sa peau légèrement grillée criant sous le couteau. Quelle place occupent, dans les préoccupations de l’homme, les soucis et les appétits matériels, lorsque, affranchi des conventions policées de la civilisation, il se trouve jeté au milieu de l’existence d’aventures et de ses lois inexorables !

Après une dernière tasse de café indigène, du café comme je n’en ai jamais bu depuis, nous nous dîmes adieu… Que d’adieux ai-je déjà échangés au cours de ma vie, un peu dans toutes les langues et sous toutes les latitudes ! Que de gens avec lesquels j’ai frayé, j’ai vécu, j’ai souffert, durant des heures, des jours, des années, et que je ne reverrai jamais !

L’itinéraire que nous avions suivi jusque-là était celui des caravanes qui, du fleuve Blanc et de Khartoum, se dirigent vers la mer. Beaucoup plus court que la vallée du Nil et sans obstacles bien sérieux à surmonter, c’est, en effet, le chemin naturel du commerce du Soudan. Avant les conquêtes de Mehemet-Ali, il n’en connaissait point d’autre. Ce fut ce prince qui entreprit d’en détourner le courant au profit du royaume qu’il venait de créer, et au bénéfice des marchands du Caire ou d’Alexandrie. Il ne recula devant aucun effort, et l’on se rappelle l’effroyable mort de son fils Ibrahim-Pacha, brûlé vif avec toute son armée par les peuplades qu’il venait subjuguer, celles-là même auxquelles, aujourd’hui, ont affaire les Anglais. Sous le prétexte d’obéir aux réquisitions du vainqueur, elles avaient disposé autour de son camp d’énormes tas de fourrage formant une chaîne continue. Puis, la nuit venue, elles y mirent le feu. Personne n’échappa.

Mais il est hors de doute que, le jour où le Soudan, comme il n’en est pas éloigné, échappera à la domination égyptienne, le courant mercantile reviendra à ses habitudes traditionnelles et aux débouchés des ports de la mer Rouge dont il ne s’est jamais désintéressé. C’est ce que, de longue date, a compris l’Angleterre.

La situation de Souakim désigne tout spécialement ce port pour en être l’entrepôt le plus général, et cette considération, avons-nous à l’ajouter ? ne fut pas, à l’origine, la moins éloquente pour la décider, sur ce point, alors qu’elle les laissait bien en paix un peu plus loin, à une démonstration vigoureuse contre les partisans du Mâhdi.

À l’époque où j’explorais ces parages, Souakim ne représentait encore qu’une modeste bourgade, ni mieux ni pis que Massaouah, et bâtie de même sur un îlot, à quelques encablures de la plage. Soumise, ainsi que cette dernière, à l’autorité directe de la Porte, elle était la résidence d’un petit gouverneur qui, sous le titre de caïmacan, couvrait de son indulgence paternelle l’actif commerce des esclaves dont, plus encore que Massaouah, sa situation géographique lui réservait le privilège. Tête de ligne des routes du Soudan, je l’ai indiqué, et, assise presque en face de Djeddah, sur la côte d’Arabie, le plus grand marché de chair humaine de tout l’Islam, elle devait à cette circonstance une prospérité dont le régime britannique est loin aujourd’hui, nous le savons, de menacer la source.

Bien qu’il n’y fût alors question ni de télégraphe ni de bateaux à vapeur, les relations entre ces deux villes étaient incessantes et des plus rapides. Un exemple peut en donner l’idée, en même temps qu’il fournira une preuve de plus de la merveilleuse promptitude avec laquelle s’échangent, sans qu’on sache comment, les communications en pays arabe. De Djeddah à Souakim, dans les meilleures conditions de vent, de mer et d’embarcation, le trajet minimum était alors de trente heures. Or, lorsqu’eut lieu, à Djeddah, le massacre des consuls anglais et français, c’était vers dix heures du matin ; eh bien ! le soir même, sur les six heures, la nouvelle en était annoncée à Souakim et se répandait aux alentours… Comment ?… Par qui ?… M. Münzinger, qui me citait le fait et en fut témoin, se bornait à me le raconter sans pouvoir l’expliquer.

En passant sous l’administration immédiate de l’Égypte, Souakim vit, comme Massaouah, sa prospérité se développer, et bénéficia des bouleversements apportés par les conquêtes d’Ismaïl-Pacha dans le Soudan, non moins que des calculs de son ambition en éveil. Des négociants européens s’y installèrent ; des steamers fréquentèrent son port, une digue relia l’îlot à la terre ferme, et, tandis que les fonctionnaires et les riches marchands se bâtissaient des divans ou des maisons de pierre dans le premier quartier, qui continuait à demeurer leur apanage, un faubourg indigène dressait, sur le continent, ses masures de chaume, à l’abri des fortifications et des établissements que le gouvernement y édifiait. Devenue une place d’armes destinée à tenir en respect toute cette partie du littoral et à fermer au besoin les routes de Khartoum ou de Berber, Souakim compte aujourd’hui dix à douze mille habitants, des Bicharis, pour la plupart. Les puits qui lui fournissent l’eau sont à une demi-lieue environ, entourés de sycomores et de jardins qui rappellent ceux de Monkoullo. Depuis l’occupation des Anglais, les abords en ont été mis en état de défense, des ouvrages avancés ont été construits, et ce que le système militaire égyptien laissait d’incomplet a été achevé.

Osman-Digma leur servit à propos de prétexte, d’abord pour y débarquer les troupes soi-disant nécessaires à la protection de ce poste, et ensuite pour les y maintenir avec un de leurs officiers en qualité de gouverneur. L’Europe peut être assurée qu’à moins d’une pression irrésistible et unanime, ils n’en sortiront plus. Quant aux progrès d’Osman-Digma ou de son patron, qu’ils s’accentuent ou qu’ils s’arrêtent, qu’importe ? Plus le Mâhdi et les siens s’établiront fortement, au contraire, sur le haut Nil, de manière à en couper définitivement les relations avec l’Égypte, et plus il en surgira, pour la politique de l’Angleterre, d’avantages éclatants. Toute la vie commerciale de ces régions refluera forcément vers les rivages qu’elle détient désormais. Aussi, que l’infortuné Gordon fût encore de ce monde ou non, l’expédition envoyée, sur le tard, à son secours, ne fut jamais, suivant moi, destinée à pousser ses opérations bien loin, et en admettant qu’elle s’en tirât, dans la pensée de ceux qui l’avaient conçue poussés par l’opinion publique, la limite de ses efforts était depuis longtemps fixée.

Le khédive Ismaïl-Pacha, auquel on ne saurait refuser le sens pratique d’un négociant habile, se rendait compte à merveille du danger suspendu en permanence sur l’avenir commercial de l’Égypte, et dont l’imminence grandissait à mesure qu’il reculait lui-même, au sud, la limite de ses États. Ce fut là le secret de ses expéditions contre l’Abyssinie, et de sa prise de possession des Bogos. Ne pouvant supprimer cette issue toujours entrouverte sur son flanc, bien qu’il en tint les deux bouts, il voulait, en même temps qu’il se ménageait de nouveaux champs d’exploitation, devenir maître aussi des défilés montagneux qui en commandent le parcours, de manière à en saisir le contrôle, sinon le monopole absolu. Le jour où les Bogos, reliés à Khassala, furent à lui, ce but était atteint ; et dorénavant il n’y eut plus que les convois d’esclaves, conduits ou protégés par ses agents, qui la virent s’ouvrir tout à fait devant eux. Avec l’ivoire, il n’était, en effet, guère d’autre négoce dont jusqu’alors l’Extrême-Soudan eût révélé les éléments. L’une portant l’autre, les deux marchandises cheminaient sans bruit, à l’abri de la surveillance gênante des préjugés européens, tandis que toutes les denrées de nature plus licite s’amassaient au grand jour, dans les magasins de Khartoum, pour descendre ensuite, placidement, la ligne du fleuve.

En voilà désormais, à bref délai, le trafic rejeté, avec le reste, sur la même voie. À Massaouah, les Italiens n’en auront que ce que daignera leur abandonner le désintéressement de la Grande-Bretagne. Or, on connaît la valeur de ce mot en anglais. Il est vrai qu’elle ne leur interdit pas l’espoir chimérique d’accaparer tout le commerce de l’Abyssinie proprement dite. Je crois que, sur ce point comme sur d’autres, ils se heurteront à plus d’un mécompte. Massaouah, vers lequel il s’est, néanmoins, détourné depuis longtemps, sous l’empire des évènements, ne fut jamais qu’un marché factice, imposé par la conquête arabe aux besoins économiques de la région. Mais que la France se décide, enfin, comme elle en a le droit exclusif, et comme, selon moi, le souci raisonné de ses intérêts lui en dicte le devoir impérieux, à s’installer, à son tour, au fond de la baie d’Adulis, les populations chrétiennes des hauts plateaux sauront bien vite reprendre ce chemin qui fut celui de leurs pères, parce qu’il était et qu’il est toujours le plus accessible, le plus court ; et en dépit de toutes les menées italiennes ou anglaises, Massaouah, relégué à l’écart, aura vécu… Qu’on jette les yeux sur une carte !

Pendant que mes Hassaniès continuaient vers l’ouest, j’obliquai sur la gauche. J’allais quitter le Soudan pour rentrer sur le territoire bogos. Il faisait horriblement chaud. De larges crevasses fendaient le sol ; çà et là le terrain, accidentellement éboulé, dégageait les couches noires et grasses d’un humus de plusieurs mètres d’épaisseur. Quelle fertilité puissante ! Nos pieds foulaient comme un tapis des amas d’herbe, à présent calcinée, mais dont la hauteur avait dû certainement, au printemps, dépasser celle d’un homme à cheval. Un cordon d’arbres dessinait les sinuosités du ruisseau dont nous côtoyions le lit desséché. Pas d’autre végétation vivante aux environs. Mais plus haut, au pied d’un rocher et à l’ombre d’un énorme figuier sauvage, nous attendait un petit réservoir dont les eaux avares filtraient doucement sur un fond de sable. Autour, quelques arbrisseaux verdoyants puisaient dans cette humidité bienfaisante une sève que nulle saison ne tarit. C’était une oasis au milieu de l’aridité générale de la plaine. C’était aussi le rendez-vous de tous les animaux sauvages qui, de loin, venaient y boire.

Nous y fîmes halte pour laisser passer les heures les plus torrides du jour, et chacun se disposa, aussi commodément qu’il le pouvait, à se livrer aux douceurs de la sieste. Je m’étais glissé sous les rameaux d’un agamè, un peu en amont de la source, et je dormais profondément. Tout à coup je suis réveillé par une détonation : Que se passe-t-il ?… Et des cris, des appels… En deux bonds, je suis auprès du figuier dont ils semblent sortir ; et que vois-je ? Un homme, le fusil à la main, sautant, gambadant, chantant, hurlant, et, au bord de la mare, le corps immobile d’un magnifique léopard, le crâne fracassé.

C’était Gœrguis, à demi fou de joie et de terreur tout ensemble. Plus de traces de sa gravité habituelle. Sous le voile opaque des larges feuilles du figuier, la tête contre une des racines, il s’était, ainsi que tout le monde, endormi, sans penser davantage aux hôtes de ces solitudes, mais cependant avec son fusil tout chargé, prudemment, sous la main. Sans cesse à la merci de quelque alerte imprévue, ces gens-là ne dorment jamais que d’un œil. La chute d’une branche, un chant d’oiseau, un souffle d’air les éveille. À un moment, il entrouvre la paupière : quelque chose, tout près, a remué ; il a entendu comme un soupir, ou comme des grains de sable froissés, de l’autre côté de l’arbre. Le noir d’une ombre se profile vaguement sur l’azur du ciel. Sans bouger, sans respirer, d’un mouvement de prunelle à peine perceptible, il regarde : c’est un léopard. L’animal ne l’a pas vu, il lui tourne le dos, et est occupé à laper l’eau en silence, pelotonné à la manière des jeunes chats, le mufle voluptueusement à demi baigné… Alors, sans changer de posture, Gœrguis, dissimulé par le tronc, remonte son fusil, ajuste la bête à la tempe, et lâche son coup. Un soubresaut formidable, et ce fut tout. Le léopard était mort.

Il était de toute beauté, vieux sans doute, et d’un fauve foncé, moucheté de larges taches sombres. Une demi-heure après, adroitement dépouillée, la peau séchait étendue au soleil, avec de petites fiches de bois enfoncées dans le sable, pour en maintenir la tension ; et deux thalaris m’en rendaient le fortuné propriétaire.

Je m’étais promis de ne pas rentrer à Keren sans être allé visiter Kouffit, vers l’ouest, non loin de Bicha, dans la plaine de Kassa. C’était en cet endroit que, plusieurs années auparavant, un Français, qui se faisait appeler « le général X… », avait ébauché un établissement, à la fois militaire et agricole, dont il se proposait de faire la base de tout un plan de conquêtes en Abyssinie. Muni de lettres de recommandation puissantes, il était débarqué à Alexandrie, et avec l’autorisation du vice-roi qui alla jusqu’à mettre un de ses vapeurs à sa disposition pour remonter le Nil, il y avait racolé une soixantaine d’Européens de toute provenance. Puis, un beau matin, suivi de ce personnel grossi d’autant de nègres ramassés en route, on l’avait vu apparaître à Khassala, sous l’uniforme de général, tambour battant et enseignes déployées.

De là, après un soi-disant accord avec le gouverneur égyptien, il était parti pour le Barca supérieur, y avait acheté, des chefs indigènes, un terrain suffisamment étendu, et s’était, sur-le-champ, mis en mesure d’y entamer l’œuvre d’une colonisation sérieuse. Des constructions furent élevées, des retranchements, des épaulements, mis en place, des terres ensemencées. Se flattant de trouver là une protection dont ils avaient soif contre l’avidité égyptienne, les chefs environnants accouraient, et se ralliaient autour de cette poignée d’Européens qui leur inspiraient confiance et leur promettaient la sécurité. Les débuts s’annonçaient donc sous des auspices favorables. De cet œuf eût pu sortir quelque chose de grand. Mais M. X… n’était pas l’homme qu’il eût fallu à une entreprise de cette nature. L’idée même n’était pas de lui.

Au bout de deux ou trois mois, sans caractère, sans énergie, il voyait ses projets discutés, son autorité méconnue. Des désertions se produisirent, des désordres éclatèrent parmi les siens, et pour comble, l’Égypte, qui avait couvert ses premiers pas d’une bienveillance dont il aurait dû se méfier, démasqua tout à coup ses batteries. Deux compagnies d’infanterie arrivèrent de Khassala pour le déloger des lieux qu’il occupait.

On ne recule pas devant des Égyptiens lorsqu’on est Français, et qu’au-dessus de son front flottent les plis du drapeau national, arboré, ainsi que l’avait fait M. X… au milieu de son camp, comme une vivante évocation de la France. Il avait, autour de lui, bien encore assez de monde. La position était forte. Les armes, les munitions ne lui manquaient pas. Tout autre, plus habile et plus courageux, eût méprisé les injonctions de l’officier égyptien, et repoussé son attaque à coups de fusil, s’il eût osé la tenter. Les guerres de l’Égypte contre l’Abyssinie, et la bataille de Tell-el Kebir contre les Anglais, ont montré ce qu’on peut craindre de ses soldats. Mais M. X… préféra se rendre avant d’avoir combattu, et abandonnant à leur destin ceux qui lui étaient demeurés fidèles, il se rendit à Khassala, pour adresser de là, disait-il, ses réclamations à notre consul et à la cour du Caire.

Pendant plusieurs mois, il y séjourna, promenant, dans les rues de cette ville, ses épaulettes de général. Une quinzaine de ses adhérents, qui l’avaient rejoint, y attendaient avec lui l’issue de ses démarches. Un beau jour, il les laissa pour aller, sur place, en activer l’effet. Des mois se passèrent. Les malheureux n’entendaient parler de rien. Quelques-uns avaient succombé aux atteintes de la maladie et de la misère. Les survivants se dispersèrent. Le dernier, un jeune homme nommé Christen, après être parvenu, au prix de mille dangers, mille peines, à atteindre Massaouah, mourut au moment où notre agent allait le rapatrier. Il ne laissait d’autre héritage qu’une chienne, une pauvre bête, compagne de toutes ses vicissitudes, qu’il avait ramenée de Khassala, et qu’il avait appelée Misère !… Ce nom n’en dit-il pas assez, et n’est-ce pas navrant ?… Elle était errante à mon arrivée ; je l’adoptai et la gardai longtemps.

Avec la tombe de cet infortuné, dans un îlot de sable solitaire et nu, les ruines de Kouffit constituent tout ce qui reste de la tentative d’expédition de M. X… en Abyssinie. Quant à celui-ci, affolé quand même de la rage du galon et de l’uniforme, il se mit au service de la commune de Paris en 1871. Là il put être général tout à son aise. À l’entrée des troupes, il réussit à s’échapper, et il mourut, plus tard, en exil.

Je me proposais de séjourner vingt-quatre heures à Kouffit. Un petit gourbi de branchages, édifié en quelques minutes, allait constituer mon palais. Et si je me sers de cette expression ambitieuse, c’est que, dès le lendemain, j’y recevais des ambassadeurs. C’étaient quelques chefs des environs. Le bruit de l’arrivée d’un Français s’était vite répandu parmi eux ; en haine de l’Égypte, ils se disaient que je venais peut-être reprendre l’œuvre interrompue de M. X…, au nom de la France même, cette fois. Chez eux aussi, les largesses tombées de sa main généreuse pour soulager la détresse des Bogos avaient eu du retentissement ; de bonne foi, ils croyaient que de telles libéralités ne pouvaient être que le prélude d’une manifestation plus sérieuse et moins désintéressée. Leurs espérances spontanées, leur confiance naïve en notre pays offraient quelque chose de touchant.

Ce ne fut pas sans regret que je dus les désabuser. Plus d’un, selon l’usage local, m’avait apporté des présents : une vache, une chèvre, du lait, du miel. Nulle contrée au monde, je suppose, n’en produit d’aussi exquis ni d’aussi parfumé que l’Abyssinie. Les abeilles y foisonnent ; et cette profusion de fleurs embaumées, qui tapissent les rampes de la montagne aussi bien que le fond des vallées, leur fournit en toute saison une récolte plantureuse dont les arômes s’infiltrent dans leur miel. Les habitants le consomment le plus généralement sous la forme de tedj ; quant à la cire, elle constitue un des éléments importants de leur commerce. Celui-là était rosé, aussi engageant à l’œil qu’à l’odorat, et enfermé dans une outre en peau de chevreau, de fabrication récente. Je la fis déposer, jusqu’au prochain repas, dans un coin de ma cabane.

Le soir, je fouillai en vain les broussailles du voisinage : pas une pintade, pas un francolin, pas une gazelle. La chaleur était trop forte, le gibier se cachait ; je rentrai bredouille. J’avais pourtant compté, comme d’habitude, sur ma chasse pour dîner. Heureusement que mon miel était là, et faute de mieux, avec deux ou trois bourkoutas, je n’allais pas encore être trop à plaindre. Ce sont des espèces de galettes de farine de dourah. Mes domestiques étaient déjà en train d’écraser le grain entre deux pierres, et d’allumer un feu auquel le combustible ne manquait pas. Une jolie cendre blanche s’amassait sous le pétillement de la flamme. C’est indispensable à la confection du bourkouta. Il est, en outre, besoin d’un certain nombre de cailloux, ronds autant que possible. Ces accessoires réunis, et la pâte plus ou moins sommairement pétrie, on en enduit chacun de ces cailloux, préalablement chauffés au rouge, d’une couche d’un pouce d’épaisseur environ. Puis, lorsque le tout est suffisamment adhérent et a revêtu l’aspect approximatif d’une boule, sur laquelle l’opérateur a eu bien soin de laisser l’empreinte profonde de ses doigts, – c’est le comble de l’art, – il l’enfouit avec précaution dans la braise. Cinq minutes de cette cuisson, et c’est tout. La pierre à demi calcinée de l’intérieur grille, de-ci de-là, la croûte immédiate qui l’enveloppe ; l’extérieur est brûlé par le feu ; quant à la masse intermédiaire, elle reste généralement à peu près aussi crue qu’au moment où elle sort des mains qui l’ont battue. Prétendre, après ces diverses manipulations, qu’on va savourer quelque chose d’aussi délicat que les petits fours de Boissier, ce serait peut-être aller un peu loin. Mais lorsqu’on a faim, qu’on n’est pas trop dégoûté par la saveur aigre de la mixture, par le charbon qui s’y mêle, ou par la cendre qu’on avale, mon Dieu ! ça se laisse manger, comme tant d’autres vilaines choses auxquelles je me suis vu réduit, plus d’une fois, dans mes voyages ou mes campagnes.

Ce soir-là, ne l’oublions pas, j’avais, en plus, mon miel, ce miel succulent dont la couleur rose m’était restée dans l’esprit. Je m’en fais ouvrir l’outre… Horreur ! Il était devenu gris. En regardant de plus près, cette transformation me fut expliquée : des myriades de petites fourmis, minces comme la pointe d’une aiguille, l’avaient envahi, et leurs corps minuscules, étouffés, puis confits et incrustés dans la substance sucrée, en mouchetaient le cristal comme des milliers de points noirs. Tenter de les en extraire, c’eût été le travail des Danaïdes ; d’autre côté, renoncer à l’unique mets réservé aux convoitises de mon estomac, c’était bien dur… Je goûtai : point d’odeur ! Les fourmis cristallisées n’avaient laissé aucun fumet. Bah !… Je fermai un peu les yeux, aux deux ou trois premières bouchées, et je continuai. Ce n’était décidément pas mauvais du tout. Bref, il se trouva qu’avec mes bourkoutas et mon miel à la fourmi, je m’étais rassasié parfaitement… Mes domestiques, ébahis d’abord, charmés bientôt, m’imitèrent. Ensuite, je me couchai et je m’endormis…

Mais voilà qu’au milieu de la nuit je suis assailli de douleurs violentes. Mes gens geignent dans leur coin également… Qu’est-ce donc ?… Qu’y a-t-il ?… Il y a que nous nous sommes tout bonnement empoisonnés, et que, sans y réfléchir, nous avons, les uns et les autres, absorbé de l’acide formique à haute dose. Par bonheur, je possédais aussi deux outres pleines de lait. J’en prends, et j’en distribue à profusion. À part un peu de faiblesse, dans la journée il n’y paraissait plus, et nous pouvions nous remettre en route.

À côté de ces fourmis dont nous avions failli devenir victimes, il en est d’une autre espèce, qui, elles aussi, produisent au contraire, dans leurs galeries souterraines, une sorte de miel assez agréable. Il est blanc, sucré ; on m’en fit manger à Keren, et jamais je n’en aurais soupçonné l’origine. Mais, en général, il est peu abondant.

Nous contournions le Debrè-Salè, dont le pic domine tout le pays des Bogos. Au soir, nous campâmes sur les bords du ravin qui le sépare des contreforts les plus rapprochés de la haute Abyssinie. Les intervalles des pointes de rocher qui en garnissaient le lit étaient comblés d’un sable fin, doux au toucher comme de la poudre d’or. Ma peau de bœuf étendue là, et mon sac, en guise d’oreiller, entre les racines d’un euphorbe gigantesque, j’eusse dormi mieux que sur de l’édredon. Déjà, j’avais donné l’ordre de tout préparer.

– Non ! non ! pas ici, dit vivement Gœrguis en s’avançant.

– Et pourquoi ?

– Regarde !

Et du doigt il m’indiquait les hauteurs du plateau, sur notre droite. Un rideau de nuages lourds et menaçants les enveloppait. En bas, nous subissions toutes les ardeurs brûlantes de l’été ; c’était, par contre, en haut, la saison des pluies, – l’hiver, ainsi qu’on l’appelle là-bas, mais un hiver dont nos printemps d’Europe pourraient, le plus souvent, envier les délicieuses alternatives de chaleur et de frais. Durant tout le jour, le ciel y reste d’une pureté immaculée, le soleil y règne en maître, jusqu’à l’heure de son déclin.

À ce moment-là, vers les six heures, avec la régularité d’une horloge et la rapidité de l’éclair, un vent s’élève, qui amène, de toutes les extrémités de l’horizon, de sombres nuées dont le dôme s’épaissit progressivement. Puis, tout à coup, l’orage éclate. Et, pendant une heure, ce sont des roulements de tonnerre, des traînées de feu, des nappes d’eau, à abîmer et à noyer toute une contrée. Ensuite, la tourmente se dissipe, les cieux retrouvent leur sérénité d’azur, le vent s’apaise, et les étoiles scintillent. La terre, rafraîchie, exhale des senteurs enivrantes, les fleurs éclosent, la sève monte, la verdure se déploie. Et, le lendemain, à la même heure et dans les mêmes conditions, se reproduisent exactement les mêmes phénomènes que la veille. Il en est ainsi, tous les ans, pendant une période de trois mois.

– L’orage est descendu aujourd’hui plus bas que d’habitude, reprit Gœrguis. Cette nuit, ce torrent roulera des flots chargés d’écume qui t’emporteraient endormi. C’est là, au-dessus, poursuivit-il en me désignant une petite plate-forme en retrait dans une anfractuosité de la montagne, qu’il faut te coucher.

Le conseil me paraissait sage. Je m’y conformai, et je n’eus qu’à m’en applaudir. Je reposais, en effet, profondément, lorsqu’un fracas formidable m’éveille en sursaut. On eût dit la montagne qui s’écroulait. Des hurlements sinistres frappent les échos. Des ombres affolées traversent les ténèbres. Le bruit, encore à quelque distance, se rapproche avec la rapidité de la foudre. J’ai à peine le temps de m’interroger qu’il retentit déjà là, sous mes pieds. C’est le torrent subitement enflé, ainsi que l’avait prédit Gœrguis, qui se précipite comme une avalanche, déracinant les arbres, entraînant avec lui tout ce qu’il rencontre, et dont les animaux sauvages, éperdus, fuient les étreintes. Surpris dans mon sommeil, jamais je ne serais parvenu à y échapper.