Chapitre VIII

Le cellacellé. – Les deux amis.

Rien de remarquable à ce gîte aérien, si ce n’est la présence abondante d’un arbre que les indigènes désignent sous le nom de cellacellé et qui fixa mon attention. De la grosseur d’un chêne de moyennes proportions, il laissait voir, entremêlées aux feuilles vert sombre de ses rameaux, de larges fleurs d’un pourpre splendide et de la forme d’une cloche renversée. En même temps, s’y balançaient d’énormes fruits, du plus curieux aspect, dont rien, parmi les productions de nos pays, ne saurait mieux donner l’idée, pour la couleur et la structure, que l’aubergine. Violacé et allongé comme elle, mais de dimensions deux ou trois fois plus considérables, ce fruit est formé d’une substance ligneuse, solide et lourde, impénétrable à la dent, et complètement impropre à l’alimentation. Fouillé par un couteau pourvu d’une lame bien trempée, comme je fis de l’un d’eux, il peut servir de vase, de récipient, et devient vite, à l’air, aussi dur que le bois même de l’arbre dont il sort.

Involontairement, en présence de ce produit végétal des tropiques, je songeais au donneur de la fable de La Fontaine, qui, à son réveil, blessé par la chute d’un gland sur le visage, admire la sagesse de la Providence, et la remercie de n’avoir pas placé les citrouilles en haut des chênes. Là-bas, sous un cellacellé, son action de grâces eût couru le risque de n’être pas, je pense, aussi sincère… Tant il est vrai que tout, en ce monde, est relatif, et que même la morale des fables ne saurait avoir rien d’absolu.

Étaient-ce des réflexions aussi philosophiques qui absorbaient, dans le même moment, l’ami Gœrguis ? Je l’apercevais, le nez en l’air, contemplant également, sans mot dire, la cime du cellacellé.

– Que découvres-tu donc là-haut ? ne pus-je m’empêcher de lui demander.

– C’est un conte de mon pays, que me rappelle ce feuillage.

– Un conte ! Je ne suis pas fatigué, et la flamme du foyer nous éclairera longtemps encore. Narre-le-moi, tandis que les autres dorment.

Et, assis sur la racine noueuse d’un arbre apporté là pour alimenter le feu, je m’apprêtai à écouter. La figure de Gœrguis revêtit l’air sibyllin qui lui était propre dès qu’on faisait appel à son savoir ou à ses souvenirs ; et il commença, à mi-voix, en ces termes :

Les deux amis

Dans une province de l’Éthiopie qu’on ne nomme pas, et à une époque qu’on ne connaît pas, vivaient deux amis, Hagos (le contentement) et Desta (la joie). Tous deux étaient nobles, tous deux étaient riches ; mais ils n’entendaient pas l’existence de la même façon, et, malgré l’étroite affection qui les unissait, ils suivaient, dans leur manière d’être, deux routes bien opposées. Le premier, Hagos, caractère calculateur et positif, tout entier aux jouissances égoïstes de la fortune, ne leur demandait que ce qu’il en pouvait exiger pour son propre bien-être, sans souci de ses proches moins favorisés que lui. Le second, Desta, cœur ouvert et imprévoyant, heureux de vivre pour savourer la vie, voulait que le bonheur rayonnât toujours autour de sa maison. L’un entassait sous son toit les récoltes de sa moisson, comptait dans ses enclos les brebis et les vaches de ses troupeaux, et ne permettait jamais qu’un œil étranger vînt y jeter un furtif regard. Le second ne coupait ses dourahs et ses blés que pour en distribuer le superflu aux malheureux et aux affligés, n’engraissait ses bestiaux que pour prélever les plus beaux au profit de ses pauvres voisins.

Or il advint, une année, au moment où les tiges mûrissantes se courbaient sous le poids des épis, et où l’herbe touffue des montagnes offrait une savoureuse subsistance aux jeunes génisses, que tout à coup, au milieu du jour, le soleil s’obscurcit, et que, dans le lointain, une nuée apparut, grossissant et approchant rapidement. Cette nuée n’était autre chose qu’un vol innombrable de sauterelles qui s’abattirent sur le pays d’Hagos et de Desta. C’était, avec elles, la ruine et la dévastation. Et aussitôt, de partout, d’énormes fosses furent creusées dans la terre pour les y ensevelir ; de gigantesques bûchers furent allumés pour les consumer. Mais à peine les unes disparaissaient-elles, englouties sous le sable ou anéanties par la flamme, que d’autres arrivaient de plus en plus nombreuses, et à mesure qu’on les enterrait et qu’on les brûlait, il en arrivait, il en arrivait toujours !… Et, à la fin, il en vint tant, que les trous furent comblés, que les brasiers furent éteints, sous le flot de cette marée montante. Et une odeur épouvantable se répandit dans toute la contrée, engendrée par les cadavres en putréfaction de ces millions d’insectes ; et toutes les moissons furent dévorées, les arbres dépouillés de leur feuillage et de leur écorce, l’herbe fauchée jusque dans sa racine ; et de cette terre, verdoyante et fleurie deux jours auparavant, il ne resta plus que comme un immense squelette jauni et pourrissant. L’intérieur même des maisons ne fut pas à l’abri, car les immondes bêtes y pénétrèrent, et rien n’échappa à leurs recherches implacables…

Les greniers remplis d’Hagos, les réserves entamées de Desta, tout cela subit le même sort, tout devint la proie des sauterelles, et les habitants éplorés se virent, sans pouvoir lui échapper, aux prises avec la plus horrible des morts, celle qu’apporte la famine.

Plusieurs d’entre eux résolurent de fuir et d’aller, s’il en était temps encore, demander à des pays plus heureux, au prix de leur liberté même, une hospitalité que leur refusait désormais le toit dévasté de leurs pères, et un peu de ce pain qu’ils ne pouvaient plus espérer chez eux. Hagos et Desta furent du nombre, et, doublement rapprochés par leur ancienne amitié et leur infortune commune, ils partirent ensemble. Au milieu des débris et de la poussière, ils étaient parvenus à ramasser chacun un peu de grain, de quoi faire bien juste cinq bourkoutas ; et, chargés de ce mince bagage recueilli dans une besace (une lokota), ils se mirent en route, allant tout droit devant eux, se fiant à la Providence du soin de leur servir de guide.

Le soir du premier jour, à la halte, ils allumèrent du feu, et après avoir, chacun séparément, écrasé entre deux pierres des grains de dourah, ils en pétrirent la farine avec quelques gouttes de l’eau sur le bord de laquelle ils s’étaient arrêtés. Puis, choisissant des cailloux à peu près ronds, ils les enveloppèrent de la pâte et les placèrent soigneusement au milieu des cendres brûlantes ; et, quelques instants après, quand ils jugèrent leur pain suffisamment cuit, ils le retirèrent et se mirent à manger mélancoliquement.

Desta, habitué à ne jamais compter avec les besoins des autres non plus qu’avec ses propres désirs, l’appétit excité par la longue course qu’il avait dû fournir, mangea son bourkouta tout entier, après quoi il se désaltéra à longs traits au liquide pur et rafraîchissant de la source. Hagos, au contraire, rompu depuis longtemps aux exigences de l’économie et même de l’avarice, sut commander à sa faim, et, effrayé déjà de la brèche imposée à sa maigre provision, ne mangea qu’une moitié de son pain. Enveloppant l’autre soigneusement, il la glissa, pour le lendemain, dans le fond de son sac. Ensuite ils s’endormirent.

Au lever du soleil ils reprirent leur marche, et, comme rien ne leur donnait à prévoir quand ils toucheraient au terme ignoré de leur voyage, les deux amis, d’un seul accord, décidèrent qu’ils ne se reposeraient qu’une fois par journée, et ne feraient qu’un repas, afin d’arriver plus vite, et de ménager davantage, en même temps, leurs insuffisantes ressources. Et en effet, ils allèrent ainsi jusqu’à la nuit. Alors, l’insouciant Desta, comme la veille, se mit à écraser son grain, à pétrir sa pâte, et à manger un bourkouta entier, tandis que le prévoyant Hagos lirait de sa lokota la moitié de pain qu’il y avait serrée, et la dégustait lentement. Et il en fut de même pendant cinq jours.

Le vol des sauterelles s’était étendu au loin, et avait tout ravagé. Ils ne traversaient plus qu’un désert sans limites. Au bout du sixième jour, comme d’habitude, ils s’arrêtèrent. Desta n’avait plus rien, Hagos était encore en possession de la moitié de ses vivres. Le premier, se roulant dans son quârri, se coucha avec résignation sur l’herbe, et regarda, sans mot dire, manger Hagos, qui ne lui fit aucune offre. Puis il ferma les yeux et se reporta en pensée à l’époque, si rapprochée de lui, où tant de convives, connus ou inconnus, venaient chaque jour s’asseoir à son foyer et prendre leur part d’un repas qu’on ne leur refusait jamais ; où les bénédictions des pauvres et la reconnaissance des orphelins s’élevaient en murmures tout autour de son toit ; où ses richesses ne provoquaient pas l’envie, parce qu’elles étaient celles de tous ; où son bras n’avait qu’à s’étendre pour trouver à portée de quoi sécher les larmes des uns et apaiser la douleur des autres. Et, malgré lui, l’infortuné Desta laissa échapper un long soupir et se retourna pour ne pas voir plus longtemps manger l’égoïste Hagos, ni respirer l’odeur impitoyable de ce morceau de pain qu’il ne voulait pas demander. Enfin, ses paupières appesanties se fermèrent, et un sommeil réparateur lui fit oublier quelques heures les angoisses de la faim.

À l’aube, le lendemain, nos deux voyageurs se remirent en route, comme les jours précédents. Desta se flattait qu’enfin la solitude cesserait autour d’eux, et qu’ils arriveraient promptement à quelque pays habité où il trouverait du secours. Cette espérance soutenait son cou rage et lui donnait la force de dompter le vertige dont il commençait à se sentir envahi. Vaine illusion ! La nuit arrivait, et devant lui toujours le désert, rien que le désert !… À l’endroit de la halte, il ne se coucha pas, il tomba exténué, mourant ! Son regard jetait des éclairs de sauvage convoitise sur le pain qu’Hagos se disposait à entamer :

– Au nom de notre amitié, Hagos, s’écria-t-il enfin, donne-moi un morceau de ce pain. Je n’en puis plus, et je sens que la vie est près de me quitter !

– Te donner de ce pain ! répliqua Hagos. Mais pour sauver ta vie, c’est la mienne que tu demandes… Je suis moins vigoureux que toi, et sans mon heureuse prévoyance, certainement je serais déjà mort. Toi, tu n’as pensé qu’à satisfaire tes voraces instincts, et, au lieu de te prémunir contre les vicissitudes de la fortune, te voilà dénué de tout, grâce à la gloutonnerie, à ton esprit insensé de désordre et de prodigalité. Je ne veux pas, du moins, partager la misérable destinée que tu t’es préparée, et je ne puis rien retrancher en ta faveur de ce qui est à peine suffisant pour moi-même.

– Par pitié, Hagos, ne me laisse pas expirer sous tes yeux. Quelques miettes de ce pain que tu manges me soutiendraient jusqu’à demain, et demain peut-être c’est le salut !

– Te donner de ce pain ! encore une fois, non ! Je n’y saurais consentir… Cependant, reprit-il, en paraissant réfléchir, tu fus mon ami, tu l’es encore, et je me sens au cœur un reste de compassion. Je ne veux pas demeurer tout à fait insensible, et je consens à t’en céder un morceau ; seulement, je ne te le donnerai pas, je te le vendrai !

– Me le vendre ! Eh ! grand Dieu ! avec quoi te le payerai-je ? Ne vois-tu pas mon dénuement ?

– J’ai mon idée, et voici mes conditions ; il suffit que tu y souscrives : en échange du pain que tu implores, livre-moi un de tes yeux !

À cette proposition étrange, Desta regarda fixement Hagos, ne sachant si, de la part de son ami, ce n’était pas une horrible épreuve, pour connaître jusqu’à quel point allaient les affreuses tortures dont étaient déchirées ses entrailles, ou si ses intentions étaient sérieuses, et s’il se disposait à les mettre en pratique.

Mais Hagos n’ajoutait rien, et semblait attendre une réponse.

– Eh bien ! soit ! dit Desta, mieux vaut sacrifier un œil que son existence même.

Et alors, Hagos s’approchant de son ami, d’une main lui écarta les paupières de l’œil gauche, tandis que de l’autre il l’arrachait violemment de l’orbite. Cela fait, il lui tendit la seconde moitié du pain qu’il était en train de manger.

Insensible à toute autre chose qu’à l’apaisement de sa faim, Desta, malgré la douleur, ne poussa pas un cri, pas une plainte, et se précipita sur le bourkouta.

– Au moins, se disait-il, quel que soit le prix dont je l’ai payé, j’ai acheté le droit de vivre, et il m’en reste encore assez pour jouir de la lumière et admirer les splendeurs du ciel… Demain, avec l’aide de Dieu, nous toucherons peut-être au terme de nos misères.

Mais le lendemain ils avaient beau marcher, marcher toujours, la solitude continuait à les envelopper de son immense silence… Pas un brin d’herbe sur la terre… Pas une feuille aux branches… À la halte du soir, Desta se trouvait tout aussi épuisé, tout aussi affamé que la veille.

– Hagos, un second morceau de pain, je t’en conjure, ou je meurs, dit-il…

– Le voici, répondit celui-là, mais je te le vends aux mêmes conditions qu’hier. Je t’ai enlevé l’œil gauche, il me faut à présent l’œil droit.

Desta eut un mouvement d’épouvante, et balança quelques instants.

– Enfin, soit, reprit-il encore, mieux vaut devenir aveugle que mourir.

Et, comme la veille, Hagos arracha de l’orbite l’œil droit de son ami. Et, cela fait, il lui donna du pain.

Desta, privé de la vue et plongé dans d’irrévocables ténèbres, se flattait que son compagnon consentirait à diriger ses pas et à lui prêter le secours et l’appui de son bras. Mais Hagos, qui n’avait agi de la sorte que pour arriver plus sûrement à se défaire de lui, quelques heures de plus, les impérieuses exigences de la chair, à quelques pas, le destin lui gardait un sourire, et lui conservait les bienfaits de la lumière dont, par une hâte coupable, il se trouvait à jamais privé.

Jusque-là, dominé et soutenu par l’ardeur de la fièvre, il n’avait pris garde ni aux fatigues de sa route obscure au travers des halliers et des épines, ni à la chaleur dévorante des rayons que dardait sur sa tête un soleil, hélas ! invisible pour lui. Mais tout à coup, une fois la première explosion de désespoir calmée, il sentit qu’il avait faim et qu’il avait soif. Et, en s’appuyant, pour se lever, contre le tronc de l’arbre au pied duquel il était étendu, il reconnut, au contact de son écorce lisse et à ses dimensions énormes, que c’était un dima. Aussitôt, se courbant vers le sol, et promenant lentement ses mains tremblantes tout autour de lui sur l’herbe, il chercha s’il n’en découvrirait pas quelques-uns des fruits. Par bonheur ses doigts en rencontrèrent un, et il se mit à le tâter avec précaution. C’était bien là une amande de dima ; c’en était bien l’enveloppe rugueuse, la forme oblongue, la coquille résistante. Et pendant qu’il la tenait serrée soigneusement d’une main, de l’autre il recommençait ses recherches pour arracher une pierre qui lui permît de l’écraser. Et, quand il y fut parvenu, de leurs alvéoles pressées, il retira un à un les grains juteux du fruit quelques heures de plus, les impérieuses exigences de la chair, à quelques pas, le destin lui gardait un sourire, et lui conservait les bienfaits de la lumière dont, par une hâte coupable, il se trouvait à jamais privé.

Jusque-là, dominé et soutenu par l’ardeur de la fièvre, il n’avait pris garde ni aux fatigues de sa route obscure au travers des halliers et des épines, ni à la chaleur dévorante des rayons que dardait sur sa tête un soleil, hélas ! invisible pour lui. Mais tout à coup, une fois la première explosion de désespoir calmée, il sentit qu’il avait faim et qu’il avait soif. Et, en s’appuyant, pour se lever, contre le tronc de l’arbre au pied duquel il était étendu, il reconnut, au contact de son écorce lisse et à ses dimensions énormes, que c’était un dima. Aussitôt, se courbant vers le sol, et promenant lentement ses mains tremblantes tout autour de lui sur l’herbe, il chercha s’il n’en découvrirait pas quelques-uns des fruits. Par bonheur ses doigts en rencontrèrent un, et il se mit à le tâter avec précaution. C’était bien là une amande de dima ; c’en était bien l’enveloppe rugueuse, la forme oblongue, la coquille résistante. Et pendant qu’il la tenait serrée soigneusement d’une main, de l’autre il recommençait ses recherches pour arracher une pierre qui lui permît de l’écraser. Et, quand il y fut parvenu, de leurs alvéoles pressées, il retira un à un les grains juteux du fruit dont la liqueur acidulée le désaltéra ; puis il mangea la pulpe farineuse qui les contenait, et il se trouva rassasié.

Comme il achevait son repas, un rugissement lointain se fit entendre. C’était le lion qui annonçait aux alentours qu’avec le crépuscule il allait se mettre en quête de sa proie. Prêtant l’oreille, Desta, à ces mille bruits insensibles du soir que dégage le silence, comprit que la nuit descendait et, effrayé, se demanda comment il allait faire pour échapper aux bêtes sauvages. Il eut l’idée de grimper sur le dima ; mais ses bras ne parvenaient pas à en embrasser le tronc monstrueux ; les premières branches étaient trop hautes, il le savait, et la surface trop glissante. Après quelques efforts infructueux, il y renonça et se mit à marcher à l’aventure, les bras tendus en avant, espérant se heurter à un autre arbre plus accessible et dont le sommet lui offrirait un asile pour la nuit. En effet, bientôt il trébucha contre une racine, et, s’arrêtant, il examina, autant qu’il le pouvait, de quelle nature était l’obstacle ; et, s’apercevant à sa grande joie que ce n’était plus un dima, mais un cellacellé, moins énorme et moins difficile à saisir, il s’y cramponna et, peu à peu, parvint à se hisser au haut du tronc, entre les premières branches.

À peine était-il installé, qu’il entendit le lion approcher. Durant quelques instants, l’animal se battant les flancs de sa queue erra çà et là, non loin de la retraite où se tenait blotti l’infortuné Desta. Il allait et venait, respirant bruyamment comme si quelque vague odeur appétissante sollicitait sa gourmandise, grondant sourdement par intervalles, ou grattant la terre de ses griffes. Puis soudain il s’arrêta, s’assit tranquillement au pied de l’arbre à la manière des jeunes chats, et, tout en se pourléchant les lèvres, il s’allongea avec un gros soupir dans une espèce d’abri naturel sous deux fortes racines entrecroisées.

Sans la voir, Desta, néanmoins, devinait toute l’horreur de sa position. À ses pieds il entendait le souffle du lion, dont l’haleine régulière semblait annoncer le repos. Tout à coup au-dessus de sa tête un frisson bruyant courut dans les feuilles de l’arbre, et comme la caresse d’un gigantesque éventail effleura son front. Puis une grosse branche craqua, de plus petites cédèrent, et l’on eût dit les serres de quelque puissant oiseau qui s’incrustaient dans le bois. C’était, en effet, un aigle qui poussa un cri rauque et, du haut de son aire improvisée, regardant en bas, aperçut le lion sommeillant, et lui cria :

– Eh quoi ! compère lion, déjà endormi ! Quelle tournée accablante venez-vous donc d’accomplir, et comment allez-vous ?

– Ah ! compère aigle, répondit celui-ci, ça ne va pas du tout. Je suis harassé, vous pouvez le remarquer, car j’ai couru toute la journée, mais en vain, et je n’ai rien rencontré, ni voyageur, ni troupeau, ni berger. Aussi je meurs de faim…

– Pauvre compère, répliqua l’aigle, que je vous plains ! Moi, je suis, au contraire, des plus satisfaits, et je me suis repu aujourd’hui mieux que je ne l’avais pu faire depuis longtemps. Dans la ville voisine, voilà deux jours, qu’on tue des milliers de taureaux et de génisses… J’y suis allé, et j’y ai trouvé une telle abondance de viandes, si belles, si appétissantes, avec de petits filets d’un sang rose et parfumé, suintant tout autour goutte à goutte, que je me suis senti pris d’un immense regret à la vue de tant de biens gaspillés sans pouvoir en profiter davantage.

– Eh, grand Dieu ! interrompit le lion, à quel sujet une telle profusion ? Pourquoi tant de bêtes immolées ? Y est-il donc mort quelque grand personnage ?

– Non, reprit l’aigle, non. Il n’est mort personne, mais le fils du roi a perdu subitement la vue, sans qu’on puisse attribuer une cause naturelle à ce malheur. Et alors le roi a convoqué à sa cour tous les savants de l’Éthiopie pour consulter leur science et faire appel à leurs lumières. Mais nul n’est parvenu à le guérir, et aujourd’hui qu’il faut renoncer à tout secours humain, on s’adresse à l’intervention divine, et l’on fait d’innombrables sacrifices pour fléchir sa miséricorde. Il est bien extraordinaire qu’il ne se soit trouvé personne capable d’arriver à sauver les yeux du jeune prince, car la récompense offerte est assez magnifique pour stimuler les plus habiles et tenter les plus dédaigneux.

– Et quelle est cette récompense ?

– Le roi s’engage à partager son trône et ses immenses richesses avec celui qui rendrait la lumière à ce fils bien-aimé.

– En vérité, quelle stupide et ignorante créature que le fils de l’homme ! Chercher si loin un remède si près, et se donner tant de tourments pour un mal si facile à guérir !

– Si facile à guérir, dites-vous, compère lion ?

– Sans doute, compère aigle. Ne savez-vous donc pas, vous non plus, que le suc des feuilles de cet arbre dont les racines me servent précisément en cet instant d’abri, et au sommet duquel vous êtes perché, pressé pas une main adroite et soigneusement exprimé dans les yeux de l’aveugle le plus incurable, lui ferait recouvrer la vue sur-le-champ ?

– Eh bien ! comme vous le dites, c’est une sotte engeance que ces fils de l’homme, et puisqu’ils n’ont pas encore su pénétrer un secret aussi précieux et si bien à leur portée, ce n’est pas moi qui irai le leur révéler.

– Ni certes moi ! Cependant ils ont parfois une sagesse assez pratique, et à laquelle nous aussi sommes de temps en temps obligés de nous plier : « Qui dort dîne », disent-ils… Je vais en essayer. Bonsoir, compère aigle !

– Dormez en paix, compère lion !

Là-dessus, celui-ci, s’étirant de ses quatre membres, laissa passer entre ses mâchoires un formidable bâillement ; puis, allongeant son museau entre ses deux pattes de devant, il ferma les yeux et s’endormit. L’aigle, de son côté, solidement campé sur un des plus gros rameaux, replia la tête sous son aile, et ne tarda pas à imiter son compagnon. Quant à l’homme, il n’avait pas perdu un seul mot de la conversation des deux animaux, et mille pensées, mille espérances indécises d’abord, ensuite de plus en plus nettes, agitèrent tumultueusement son esprit et le tinrent en éveil.

Avant même que l’aurore eût éclairé le ciel, le lion, tourmenté par les tiraillements de son estomac, avait repris le cours de ses pérégrinations. L’aigle le suivit bientôt et s’envola.

Aussitôt Desta, sans changer de place, arrachant vivement les feuilles qui se trouvaient sous sa main, suivit à la lettre les prescriptions du lion, et se frotta les yeux de leur suc. Et, tout à coup, il poussa un grand cri de joie, car il voyait… Les cieux, la terre, les arbres, les rochers, les ruisseaux, tout cela, dont il avait cru perdre le spectacle à jamais, lui était enfin rendu… Tout cela était de nouveau à lui.

Alors il cueillit une grande quantité de ces feuilles bienfaisantes, et, après en avoir rempli sa lokota, descendit de l’arbre. Il ne savait, il est vrai, où se trouvait la ville voisine ; mais ce souci ne l’arrêta pas, et, en effet, à peine eut-il erré quelque temps, qu’il rencontra la route qui y menait.

Ainsi que l’avait bien rapporté l’aigle, la cité était en deuil et en larmes, et la multitude, réunie autour des autels dont les assises ployaient sous le poids des victimes, élevait les mains vers la voûte céleste avec une contenance morne et une physionomie découragée.

Sans perdre de temps à contempler cette désolation unanime, Desta se hâta de s’informer où était le palais du roi ; et, dès qu’il y fut arrivé, il aperçut les soldats qui le gardaient dans une attitude aussi accablée que la foule. Pas un murmure, pas un éclat de voix ; point de ces chansons guerrières, point de cette gaieté de courtisans, qui hantent d’ordinaire et les camps et les cours. Tout n’était que silence, que tristesse.

S’adressant alors à un chef de la porte principale, il s’enquit du terrible motif qui semblait avoir jeté un lugubre voile sur le pays entier. L’officier lui répéta, en peu de mots, tout ce que l’aigle avait déjà raconté au lion.

– Eh bien ! s’écria Desta, allez dire à votre maître que je lui apporte la guérison de son fils.

Le chef, incrédule, regarda l’inconnu avec défiance.

– Allez, répéta celui-ci, et vous n’aurez pas à regretter d’avoir été le premier messager d’une heureuse nouvelle.

Décidé alors par ces quelques paroles et cet accent plein de fermeté, l’officier s’élança tout joyeux vers le palais ; et, peu d’instants après, un serviteur de confiance venait en toute hâte chercher Desta, qui fut aussitôt introduit près du roi.

– Majesté, lui dit-il, hier j’étais riche, j’étais honoré ! Aujourd’hui je suis pauvre, je suis dédaigné… Mais l’étude de la nature m’a révélé de merveilleux secrets. Le bruit de la calamité qui s’est appesantie sur ta famille est venu jusqu’à moi, et j’accours t’apporter l’aide toute-puissante de mon savoir pour rendre sur-le-champ la vue à l’héritier de ta race.

– Sois le bienvenu, ô étranger ! et si tes actes sont d’accord avec tes engagements, qui que tu sois, riche ou pauvre, illustre ou obscur, tu peux compter sur la plus magnifique récompense qui, de mémoire humaine, ait servi de salaire à un fils de l’homme… Tu vois mon trône : je le partage avec toi ; mes richesses sont connues : je t’en donne la moitié…

Et, sur un signe du roi, deux des seigneurs dont il était entouré, et qu’à leur riche costume on devinait pour les premiers de l’État, s’avancèrent et s’inclinèrent devant leur maître…

– Voici, d’après nos vieilles coutumes, les garants de ma parole royale, poursuivit celui-ci ; ces deux seigneurs sont à toi, ils sont tes esclaves, ton bien, ta chose, jusqu’à ce que je les aie dégagés par l’accomplissement de ma promesse. Et maintenant, étranger, tu t’es vanté de guérir immédiatement mon fils… À ton tour, mets-loi en mesure de fournir la preuve de ce que tu prétends. Nous attendons !

Desta, sans répondre, ouvrit sa besace, et en retirant quelques poignées des feuilles qu’il y avait renfermées, les écrasa et en exprima le jus dans le creux de sa main. Ensuite, il demanda qu’on amenât le jeune prince ; et celui-ci entra appuyé sur le bras de deux serviteurs. Tous les spectateurs, muets d’étonnement et de curiosité, suivaient avec avidité le moindre mouvement de l’inconnu. Desta s’approcha du jeune homme et, lui renversant la tête en arrière, le considéra quelques instants ; puis soudain il lui frotta vivement les yeux de la liqueur étrange qu’il tenait en réserve… Et, tout à coup, le jeune prince poussa un grand cri de joie, car il voyait !…

Aussitôt, le père et le fils s’élancèrent dans les bras l’un de l’autre, et toute la cour fit retentir le palais de son allégresse. Mais le roi, n’oubliant pas celui auquel il devait un si grand bonheur, se retourna et, le prenant par la main, lui fit gravir les marches de son trône, et, l’asseyant sur le même siège à ses côtés :

– Princes et seigneurs, dit-il à voix haute, reconnaissez ici votre second maître, et courbez la tête devant lui. – Désormais je partage avec cet homme ma souveraine puissance et toutes mes richesses. Mon fils, soyez le premier à rendre hommage à votre bienfaiteur.

Et le jeune prince, miraculeusement guéri, vint avec empressement s’agenouiller devant l’homme qui lui avait rendu la lumière, et, lui prenant la main, la posa, après l’avoir baisée, sur sa propre tête en signe de reconnaissance et de soumission. Tous les assistants suivirent cet exemple. Et, peu de jours après, quand le roi eut découvert qu’il avait recueilli un homme de lignée noble et de généreux sentiments, qu’il eut entendu de sa bouche le récit de son ancienne opulence et de ses récentes misères, il se prit à l’aimer encore davantage, et lui accorda la main de sa fille aînée.

Dès lors, Desta, dédommagé de tout ce qu’il avait souffert, riche, heureux et puissant, se fixa à la cour de son beau-père et y vécut en prince aussi équitable que magnifique.

Il y avait déjà quelque temps qu’il jouissait des charmes de sa nouvelle existence, lorsqu’un jour, rentrant de la chasse, escorté par une troupe brillante de jeunes seigneurs, il vit tout à coup, dans une des rues de la ville, se précipiter sous les pieds de son cheval un malheureux aux vêtements sordides, au visage hâve et décharné, avec une longue barbe et des cheveux en désordre, qui tendait la main et invoquait la charité du prince. Le son de cette voix suppliante frappa Desta. Il tressaillit, considéra plus attentivement le mendiant, et, sous un extérieur aussi misérable, il reconnut Hagos, l’odieux Hagos, qui, naguère, l’avait si cruellement traité.

Il dit quelques mois à voix basse à l’un de ses écuyers et poursuivit sa route, tandis que Hagos était doucement écarté. Puis, à peine arrivé au palais, il donna un ordre, et Hagos parut, guidé par l’officier. Sur un signe du prince, ce dernier se retira. Hagos, tremblant, la tête baissée, le corps affaissé, se tenait dans une position humble et confuse.

– Ne me reconnais-tu pas, Hagos ? lui dit alors brusquement Desta…

– Comment reconnaîtrais-je, seigneur, un prince aussi puissant que vous ? répondit le malheureux. Je n’ai jamais fréquenté les rois, et j’ai perdu l’habitude de parler aux grands. Je ne suis plus qu’un pauvre exilé, ruiné, maudit, fuyant une pairie désolée, et cherchant depuis longtemps une pierre où reposer sa tête… Encore une fois, quelle folie à tenter de vous reconnaître !…

– Essaye, cependant !

Et comme Hagos se taisait :

– Hagos, ajouta Desta, regarde-moi bien : je suis ton ancien ami Desta, celui que jadis tu mutilas d’abord, pour l’abandonner ensuite…

Épouvanté de cette révélation, l’infortuné se jeta aux pieds du prince et se prosterna en frappant le sol de son front.

– Relève-toi et rassure-toi, reprit Desta. Si je n’ai pas oublié, j’ai du moins pardonné. Tu le vois, je suis aujourd’hui riche, puissant, heureux… et les heureux ont le cœur ouvert à la clémence. Tu as obéi au vertige dont les angoisses de la misère et de la faim troublaient ton cerveau… L’esprit infernal te souffla alors de mauvais conseils auxquels tu n’aurais jamais auparavant prêté l’oreille, et que, j’en suis sûr, après, tu regrettas amèrement d’avoir suivis. Qu’il ne soit donc plus question du passé… Voici ma main comme gage de réconciliation. Je ne me souviens que de notre première amitié. Si tu le veux, reste ici, ma maison sera la tienne, et ton existence errante pourra s’écouler désormais calme et paisible, sans remords du passé, sans souci de l’avenir, à l’ombre de mon toit…

À ces mots, il frappa trois fois dans ses mains, et deux serviteurs parurent.

– Vous voyez cet homme, leur dit-il ; c’est mon ami, mon frère, et j’entends qu’il soit ici, dès à présent, traité et respecté comme moi-même. Préparez de riches vêtements dont vous l’habillerez ; apprêtez un copieux repas que vous lui servirez…

Hagos, éperdu de surprise, ne trouvait aucune parole à répondre et se laissa docilement emmener, se demandant s’il rêvait ou si cette générosité apparente ne cachait pas un piège… Quelques instants après, revenu de sa stupéfaction, il voyait les ordres de Desta ponctuellement exécutés, et se prenait enfin à croire à la réalité de ce que, jusqu’alors, il n’avait, pour ainsi dire, envisagé qu’au travers des sensations troublées d’un songe.

Durant quelque temps les choses allèrent ainsi, Hagos vivant dans la maison de son ami, respecté de tous à l’égal du maître même, Desta l’entourant des soins prévoyants de son indulgente sollicitude. Las et épuisé de ses dernières luttes avec le sort, le premier s’abandonnait aux paisibles jouissances d’un bien-être imprévu, sans s’inquiéter de son indignité passée ; et le second, heureux d’avoir retrouvé le compagnon de sa jeunesse, pour toute vengeance ouvrait son âme à la joie de le combler de bienfaits.

Cependant l’égoïste et pervers Hagos, à mesure que les soucis matériels du moment s’envolaient, sentait germer en lui de cupides pensées ; et, peu à peu, fermentèrent au fond de son cœur les plus coupables instincts de l’envie et de l’ingratitude.

– Pourquoi, se disait-il, pourquoi cette prospérité est-elle échue à Desta plutôt qu’à moi ? Pourquoi à lui ces richesses, cette puissance ? En quoi les a-t-il méritées ? Tandis que moi, me voilà pauvre, obscur, réduit à accepter de sa main une aumône humiliante !…

Et à diverses reprises, se trouvant seul avec Desta, il fut sur le point d’ouvrir la bouche pour lui demander l’histoire de son incroyable fortune. Mais je ne sais quelle sorte de honte le retenait. Pourtant ses façons d’agir, si expansives, si reconnaissantes au début, alors qu’il était encore sous la rude impression des épreuves subies, devenaient plus contraintes, plus froides. Son regard, malgré lui, jetait des étincelles de jalousie, de fiel ; et, des heures entières, accroupi en un coin de la cour du palais, il demeurait là, dans un silence haineux, à contempler le spectacle odieux de cette opulence, à rêver aux moyens de l’acquérir à son tour.

Ce changement n’échappait pas à l’œil vigilant de Desta. Avec tristesse il se répétait tout bas qu’il est, hélas ! de ces natures rebelles dont on ne saurait attendre, en échange du bien, qu’une haine implacable, et qu’après tant d’efforts impuissants dans le but de les rendre meilleures, peut-être serait-il plus juste de se détourner enfin d’elles pour éviter l’atteinte des maux inévitables qu’engendre leur contact.

Or, le lendemain d’une nuit pendant laquelle il avait donné aux seigneurs de la cour une fête somptueuse, sans obtenir d’Hagos qu’il y prit part, il vit, au matin, celui-ci venir s’asseoir au pied de son lit, et le considérer quelques instants sans mot dire. Ses prunelles étaient chargées de flammes plus fauves encore que d’habitude ; un sourire amer contractait ses lèvres… Desta, gêné de ce maintien, lui adressa le premier la parole :

– Hagos, dit-il d’un ton d’affectueux regret, tu as refusé de prendre part aux festins de cette nuit. C’est mal. J’espérais t’y voir à mes côtés, et ton absence a assombri ma joie.

– En vérité, comment croire que la présence d’un misérable tel que moi puisse ajouter quelque chose à ta félicité !

– Il est plus mal encore de mettre ainsi en doute mon amitié, Hagos.

– Pardonne, ô Desta, tu fus bon pour moi, je ne l’oublie point. Mais tu ne saurais te figurer, toi si riche, si heureux aujourd’hui, ce qu’il y a de poignant dans les tortures endurées par l’homme qui, favorisé jadis de tous les dons de la fortune, en est réduit plus tard, comme je le suis, à vivre de la charité d’un autre, à être sans cesse le muet témoin d’une prospérité qui n’est pas la sienne, et dont l’éclat insultant s’étale devant lui comme une ironie sanglante, ou comme un impitoyable reproche… Non ! ce qu’il y a d’horrible dans ces angoisses, tu ne le sauras jamais.

– J’en ai pourtant connu de plus horribles encore, murmura Desta…

– Oui, c’est vrai !… Un jour, je me suis cruellement conduit à ton égard, et je me rappelle aussi, non sans remords, l’affreux état où, sous le coup d’une implacable nécessité, je t’abandonnai ! C’est précisément le contraste inouï de ces deux situations, celle où je te laissai naguère et celle où je te retrouve, qui, depuis mon arrivée ici, plonge mon esprit dans toutes les perplexités du doute et de l’espérance. Car je me dis qu’il a fallu certainement quelque prodige pour t’amener si haut, et je pense également que, s’il était au pouvoir des ressources humaines de l’évoquer une seconde fois, toi, si généreux pour moi, toi, mon ami, tu consentirais peut-être à m’en livrer le secret, et à me mettre à même d’atteindre, comme toi, au comble des prospérités de ce monde.

À ces mots, Desta, qui depuis longtemps prévoyait cette question, hocha la tête d’un air de profonde pitié et répondit :

– Tu le veux, Hagos, tu veux connaître la voie miraculeuse par laquelle je suis parvenu à monter jusqu’à ce trône… Soit ! et, si mon récit ne t’arrête point, que nos destinées, à chacun, s’accomplissent…

Écoute :

Après ton départ, lorsque toute l’horreur de mon isolement me fut bien démontrée, un violent accès de désespoir me saisit d’abord, et je me précipitai contre terre, en me tordant les bras… J’étais sur une pente douce où je me sentis poussé naturellement ; je me laissai glisser sans résistance jusqu’à ce que mon corps rencontrât un gros arbre ; une forte racine me heurta et me meurtrit… Ne sachant à quelle sorte d’obstacle j’avais affaire, je me redressai de mon mieux et, tout en avançant avec précaution, je tombai dans un grand trou, que recouvrait à moitié, je le compris, le tronc de l’arbre incliné vers la terre. J’étais épuisé, je ne savais que faire, que devenir ; je me blottis là pour attendre avec résignation une fin inévitable… J’y étais depuis quelques instants, en proie, comme tu peux l’imaginer, aux plus affreuses réflexions, lorsque tout à coup j’entendis un grand bruit ; le sol tremblait autour de moi, l’atmosphère me semblait embrasée ; et puis c’était comme des flots épais qui roulaient et qui montaient, m’engloutissant peu à peu… Vainement je voulais sortir de cet antre épouvantable ; mes mains crispées ne battaient qu’un air brûlant, ou bien mes ongles se brisaient sur les pierres ; et le flot montait, montait toujours… Il me gagnait la poitrine, il me gagnait la tête, il m’étouffait, et, montant de plus en plus, il me gagna la bouche, il me gagna les narines, il me gagna les yeux. À ce moment, j’éprouvai une secousse sans nom, une commotion inconcevable, comme une sorte de déchirement, et je n’étais plus aveugle ! Je voyais, oui, je voyais ! Les flots du torrent, en arrivant jusqu’à mes yeux vides, les avaient remplis, leur avaient rendu la lumière ; et ce torrent, désormais arrêté, pétrifié, c’était de l’or !… De l’or !… Il y en avait partout… Le creux où j’étais réfugié en était plein… Et ce creux était immense… Est-il besoin d’achever ? Riche au-delà de ce dont les plus fantastiques chimères aient jamais permis à un fils de l’homme de caresser le rêve, je n’avais qu’à marcher devant moi… Le hasard me conduisit ici. J’y restai ; et mes largesses magnifiques, appelant sur moi l’attention du roi, parvinrent à me gagner aussi le cœur de sa fille. J’en devins l’époux. Telle est mon histoire.

Ébloui en pensée par le spectacle idéal de ce déluge d’or, et sans s’arrêter aux détails du récit, quelque incroyables qu’ils pussent être, Hagos s’écria aussitôt :

– Et cet arbre merveilleux, l’as-tu revu ? Existe-t-il encore ?

– Je ne l’ai pas revu, répliqua Desta, mais il existe toujours, je le sais.

– Il existe, dis-tu ? Il existe !… Ô Desta, par tous les chers souvenirs de notre enfance et de la terre qui nous vit naître, par la mémoire de nos pères dont les cendres reposent dans le même tombeau, je te le demande à genoux, cet arbre, quel est-il ? Indique-le-moi, afin que je puisse, à mon tour, aller tenter la fortune.

– Prends garde, Hagos, cette fortune que tu invoques peut ne pas être la même pour tous les deux. Ne crains-tu pas, au contraire, que ton avidité n’attire sur ta tête une irréparable catastrophe ?

– Non, non ! Desta, ne cherche pas à m’ébranler, ni à m’effrayer par la menace puérile d’un malheur ou d’un danger !… Encore une fois, mène-moi à cet arbre. Je suis prêt à tout braver.

– Eh bien ! demain, à la première heure, nous sortirons de la ville et nous nous rendrons à la forêt voisine. Là, je te montrerai l’arbre et te fournirai les moyens d’affronter l’épreuve.

Le lendemain, le jour n’était pas levé qu’Hagos, déjà debout, entrait chez Desta pour l’inviter à partir. Celui-ci était prêt, et bientôt ils cheminèrent côte à côte dans la direction d’une haute montagne, visible à travers les brouillards du lointain, et au pied de laquelle s’étendait la forêt, but de leur excursion. Le soleil était haut dans le ciel lorsqu’ils en atteignirent les premiers fourrés.

– L’arbre n’est plus loin à présent, dit alors Desta, qui, jusque-là, avait gardé le silence. Mais avant que l’entreprise soit devenue irrévocable, réfléchis, Hagos ! Il est encore temps. Qui peut répondre des écarts de la fortune ?

– Rien ne saurait me dissuader, Desta ; ma décision est prise. Tu m’as promis de me montrer l’arbre : où est-il ?…

– Quelques pas, et nous allons le voir.

Derrière une petite colline, dans un repli de vallon, un gros arbre isolé apparut bientôt. Desta reconnut le sien.

– Le voilà, dit-il.

Entre les racines le trou était toujours béant. D’après la description de son ami, Hagos le reconnut aussi.

– En effet, c’est bien cela, s’écria-t-il avec joie. Et maintenant, que faut-il faire ?…

– Tu restes inébranlable ! Va donc où t’entraîne le destin, et suis exactement les prescriptions que je vais te tracer… Il faut te blottir silencieusement dans ce trou, de manière qu’aucun indice, au dehors, ne trahisse ta présence. Puis tu fermeras les yeux et tu attendras ainsi, jusqu’au soir, les faveurs mystérieuses que, selon tes mérites, te ménage la fortune !… Moi, je m’éloigne. Adieu !

Et Desta reprit le chemin de la ville, tandis qu’Hagos frémissant d’espoir, et sans même répondre à son ami, se glissait à la hâte sous les racines.

Avec la nuit, les deux animaux dont, autrefois, Desta avait surpris la conversation, accoururent à leur refuge habituel, l’aigle à la cime, et le lion au pied de l’arbre. Et, comme autrefois encore, ils se saluèrent. Le lion parla le premier :

– Eh bien ! compère aigle, comment allez-vous aujourd’hui ? Faites-vous toujours force ripailles, et vos visites à la ville sont-elles aussi fréquentes ?

– Ah ! depuis quelque temps, répondit l’aigle, je n’y suis guère retourné. L’abondance en a disparu. On n’y offre plus de sacrifices, on n’y tue plus de vaches, et je suis sûr que quelque vagabond, fils de l’homme, aura découvert le merveilleux remède que renferment les feuilles de cet arbre, ou recueilli peut-être nos paroles quand nous causions ensemble ; car le fils du roi n’est plus aveugle. Je n’ai pu rencontrer aucune proie, je me suis en vain fatigué toute la journée à en poursuivre d’invisibles, et je reviens sans avoir réussi… J’ai grand-faim !…

– Moi aussi, reprit le lion, j’en suis également là. Depuis deux jours, je n’ai rien mangé. Mon ventre est vide ; comme vous, j’ai grand-faim…

– Allons, compère lion, ce que nous avons de mieux à faire pour ce soir, je crois, c’est d’essayer de dormir. Espérons que demain nous sera plus propice à tous deux. Bonne nuit.

– Bonne nuit, compère aigle.

Et le lion entra dans le trou. Mais, presque aussitôt, il en sortit un rugissement de joie et un râle d’agonie. Et le lion reparut peu après, la mâchoire ensanglantée et criant :

– Compère aigle ! compère aigle ! Je n’ai plus faim ! Dans mon trou s’était blotti un sot fils de l’homme, peut-être celui qui, dis-tu, nous a une fois entendus, et je l’ai mangé… Mon ventre n’est plus vide, je vais dormir en paix !…

– En vérité, en vérité, quelles stupides et ignorantes créatures que les fils de l’homme !…

– Ne désespère pas non plus, compère aigle, et demain, peut-être, ce sera ton tour ; car, tant qu’il en restera sur terre, il s’en trouvera toujours dont les vices ou la folie nous les jetteront en pâture.