Chapitre X

La chrétienté de Gueleb. – Le lionceau. – Dernier bivouac au désert. – Aïssa, la belle fille au teint d’or.

Lorsque Gœrguis achevait des récits de ce genre, j’étais toujours tenté de répondre : « Amen ! » tant l’énergie de sa conviction se lisait dans son œil sévère et sa contenance grave. Celui-là me paraissait bien, outre le merveilleux, offrir quelques allégations historiques légèrement risquées. Mais à quoi bon en faire l’observation ? Je m’en serais bien gardé.

Tout en causant, nous continuons à avancer. Le terrain est couvert d’une plante singulière, ou plutôt d’une broussaille, moitié herbe, moitié arbuste, qui s’épand autour de nous en masses épaisses. Je ne l’ai encore jamais vue. C’est l’endod. Sans qu’aucun trait caractéristique en signale l’apparence extérieure, les propriétés cachées n’en sont pas moins précieuses, car la graine, écrasée et fermentée dans un peu d’eau, produit une mousse laiteuse dont, en Éthiopie, on se sert en guise de savon, et au moyen de laquelle les vêtements, lavés et lessivés, recouvrent une éblouissante blancheur.

Les rampes rocailleuses des coteaux sont fournies d’oliviers, de cactus, d’aloès en pleine floraison, dont les racines s’accrochent aux fentes du rocher, ou de fourrés impénétrables sous lesquels tout un peuple d’animaux sauvages accourt demander asile.

Nous dépassons le village pour aller installer notre campement un peu au-delà, tout près d’une eau limpide et fraîche. Ce soin pris, nous revenons vers ses cabanes délabrées. L’état de dépérissement et de misère des gens fait pitié. Sur chaque figure, la faim a gravé des stigmates lugubres.

L’évêque voulut voir la chapelle. C’était une hutte de paille presque pourrie, ronde et surmontée d’un toit pointu, semblable à toutes les autres, un peu plus vaste seulement. Les poteaux rompus, les cloisons arrachées, y laissaient pénétrer la poussière et la pluie. L’autel, formé de trois planches superposées gisait à terre. Des salamandres, des insectes immondes, grouillaient dans tous les coins. À la porte, on remarquait une pierre d’un genre particulier, plate et longue, attachée par des liens de roseaux aux extrémités supérieures de deux pieux parallèles, à une hauteur d’un ou deux pieds. C’était la cloche, muette aujourd’hui, destinée autrefois à convier les fidèles à la prière. Frappée avec une autre pierre, elle rendait un son argentin qui s’entendait de loin, et rappelait à s’y méprendre, en effet, celui d’une cloche d’airain. Voilà tout ce qui restait à peu près d’intact de la demeure sainte. Depuis longtemps le prêtre l’avait abandonnée, chassé par la famine.

L’histoire de ce prêtre, étonnante pour nous, est un exemple assez ordinaire des commodités de la religion cophte en Abyssinie. Il était fils du précédent, et n’avait reçu d’autre ordination que celle qu’il avait trouvé bon de s’administrer lui-même, en se baignant, après l’ensevelissement, dans la même eau dont on s’était servi pour purifier le cadavre de son père. Cette cérémonie avait suffi auprès de ses ouailles pour le revêtir, à leurs yeux, du caractère sacré. De la plus parfaite ignorance d’ailleurs, il était marié, père de famille, et, dans le principe, vivait assez confortablement des redevances régulières qu’il prélevait, à certaines époques, sur la piété complaisante de son troupeau.

Le programme complet de ses fonctions sacerdotales consistait à le réunir lors de la fête de Pâques. Alors, toute la foule assemblée devant la porte de la chapelle tombait à genoux, et s’écriait, sur un signe de son pasteur, d’une voix unanime :

– Nous avons péché !

Puis, sur un second signe, qui pouvait passer, celui-là, pour une bénédiction, elle se relevait et criait de nouveau :

– Nous sommes sanctifiés !…

Ensuite, elle s’écoulait satisfaite, convaincue d’avoir rempli tous les devoirs du chrétien, et fière de l’absolution collective qu’elle venait de recevoir.

Mais plus rien de tout cela, maintenant. Le prêtre est allé chercher fortune ailleurs, et le peu d’habitants demeurés à Gueleb achèvent de mourir lentement là où ils sont nés, et où ils ne peuvent plus vivre. Notre station ne se prolongea pas parmi eux, et, après une journée consacrée à la distribution de quelques aumônes bien insuffisantes, hélas ! nous regagnâmes notre bivouac.

On nous avait prévenus que le lieu était infesté de bêtes féroces, et que la nuit, de bien loin, elles venaient boire à la source près de laquelle il était établi. Déjà, les bruits de la vallée nous apportaient, en effet, de sourds et rauques grognements, timides encore, il est vrai, mais qui n’étaient que le prélude du concert dont allaient être frappées nos oreilles. Je mis à profit les dernières lueurs du jour pour aller pourchasser d’énormes bartavelles, dont le cri se mêlait, çà et là, à la note plus sévère des grandes voix du lion ou de la panthère. Perchées sur des quartiers de roc, elles se répondaient l’une à l’autre. J’en tuai une, ou plutôt je l’assassinai, en la tirant presque à bout portant. Elle était aussi grosse et presque aussi dure qu’un vieux coq de basse-cour.

Bien que je me fusse assez peu éloigné pour ne pas même perdre notre camp de vue, lorsque j’y rentrai avec mon gibier, les ténèbres étaient profondes. Point de lune. Un bûcher, composé de deux ou trois arbres entiers, flambait au milieu de la clairière, en projetant sa lumière sur les broussailles sombres. Derrière, alléché, sans doute, par le fumet des viandes de notre souper, rôdait un léopard dont les miaulements sinistres nous assourdissaient. Nous étions, les uns et les autres, devenus tellement insouciants d’un voisinage aussi banal, que nous ne songions qu’à nous plaindre de ce bruit persistant, sans daigner nous préoccuper autrement du danger qui pouvait s’y joindre. Nous veillâmes, seulement, à ce que le feu ne s’éteignît pas, et en raison de la mauvaise réputation de l’endroit, deux de nos hommes, pourvus d’un approvisionnement de combustible respectable, furent spécialement affectés à ce service. Puis, nous nous endormîmes. Mais notre sommeil ne fut pas de longue durée. Malgré nos couvertures et nos manteaux, le froid nous pénétrait. À cette altitude de 6 000 pieds au-dessus du niveau de la mer, la rosée des nuits est glaciale. Bien avant le lever du soleil, nous étions debout. Nous nous nous serions mis en route sur-le-champ, sans les difficultés et les accidents du terrain.

Enfin, le ciel blanchit à l’est, et nous avions le pied à l’étrier, lorsque, tout à coup, retentit un coup de feu ; puis un épouvantable rugissement, dans la direction de la source. J’y cours, avec deux ou trois hommes, et là, nous trouvons un des domestiques de la mission qui venait y remplir sa gourde, accroupi devant le cadavre d’une superbe lionne gisant à terre, tandis qu’un petit lionceau pleurait et s’agitait autour.

C’était la répétition, à peu de chose près, de l’aventure de Gœrguis, dans le Barca.

Au moment où nous arrivions, le petit déboulait dans nos jambes. Il était tout mignon, et de la taille d’un chacal. Je l’achetai, et après l’avoir désaltéré avec un peu de lait, je voulus le placer devant moi, sur ma selle. Impossible ! La diabolique mule sautait, ruait. L’odeur de ce fauve, si inoffensif qu’il fût, la rendait folle. Un de nos gens le déposa alors dans un couffin (panier indigène), et le prit sur le dos. Je le gardai plusieurs mois. Il était doux et jouait comme un jeune chat. Il se plaisait, surtout, à venir me mordiller le coude, lorsque j’étais couché. D’ordinaire, je répondais à ces caresses du roi des animaux par de fortes taloches qui l’envoyaient rouler à quelques pas. Je me proposais de l’amener en France. Mais, un beau matin, je le ramassai étranglé par la corde qui l’attachait chaque nuit, et dont il s’était maladroitement entortillé le cou.

Durant plusieurs heures, le ravin encaissé dont nous suivons le lit nous retient entre deux murailles géantes. Puis, après avoir franchi, tant bien que mal, deux ou trois cascades d’une hardiesse grandiose, nous nous trouvons soudainement à la crête d’une falaise du haut de laquelle le torrent se précipite et brise, avec un bruit de tonnerre, ses flocons d’écume sur un banc de rochers qui, à une profondeur vertigineuse, renvoie d’en bas l’écho mugissant de sa chute.

Là, il faut se mettre en quête d’une autre voie. En prenant à droite, nous atteignons le sommet d’une sorte d’échelle ménagée par entailles dans le granit, sur laquelle doit s’aventurer le sabot de nos bêtes. La descente commence ; on a mis pied à terre, et personne ne parle. Un quart d’heure après, nous sommes hors de danger, sains et saufs. Alors seulement nous nous retournons pour admirer à l’aise le casse-cou sans pareil dont nous nous sommes tirés. Il n’y a pas longtemps qu’il est accessible aux animaux, et c’est à un duc de Saxe-Cobourg-Gotha que l’humanité en est redevable.

Poussé par le goût des aventures, ou par tout autre motif, ce prince était débarqué, quelques années auparavant, à Massaouah, pour aller chasser l’éléphant sur les plateaux de l’Abyssinie. Dans la route que nous suivions nous-mêmes, mais en sens inverse, la marche de sa caravane fut entravée par la barrière insurmontable des montagnes du Mensah. Ce fut alors qu’il traça ce sentier, c’est-à-dire que Son Altesse daigna fumer quelques cigares, couché à l’ombre de sa tente, pendant qu’on l’élargissait, et qu’on déblayait le terrain pour le rendre praticable aux chameaux. Puis, lorsque tout fut terminé à peu près, le prince, dont les États n’étaient pas, on le sait, d’une bien remarquable étendue, après s’être encore avancé un peu plus loin, s’imagina être presque, en raison de tant de travaux, parvenu jusqu’au cœur de l’Afrique, – d’autant qu’il avait aperçu trois éléphants à l’horizon, – et jugea opportun de regagner les vaisseaux anglais qui l’avaient amené.

Comme lui, nous soupirions après la mer ; et le lendemain, nous touchions aux confins de la plaine d’Azuz. Pour la seconde fois, elle se déroulait brûlante et immense à nos regards fatigués. Adieu les grands arbres verts du plateau ; plus rien, à présent, que des broussailles roussies. Nous approchions du Samahr ; on le devinait aux émanations torrides que le vent semait en soufflant, chaud et lourd, sur nos têtes.

Encore une halte le long du lit à sec d’un torrent élargi, d’année en année, par l’action de plus en plus désordonnée des eaux ! C’est un 19 juillet, anniversaire de la fête de saint Vincent de Paul, le patron des Lazaristes. Pour la célébrer dignement, le P. Delmonte nous avait promis une surprise au repas de midi.

Cette surprise, la voilà tout à coup. C’est une boîte de sardines mise en réserve à cette intention. Elle est saluée avec joie. Cet écart au menu ordinaire, si modeste qu’il soit, nous paraît un festin. Quelques gouttes de vin oubliées à dessein au fond d’une bouteille achèvent de nous mettre en belle humeur. Après le dîner, nous nous groupons tous sous un maigre buisson au bord du torrent, et tout en disputant son ombre avare au soleil implacable dont les rayons nous gagnent peu à peu, nous nous livrons aux charmes de la dernière conversation qui nous réunira avant notre séparation.

De quoi parlons-nous, les uns et les autres ? De nos souvenirs, de nos espérances, de ce pays où nous voyageons, et de l’avenir qui l’attend. Et tout en interrogeant ou en racontant, nous nous laissons aller à écouter le P. Delmonte, qui, plus que nous tous, s’est trouvé mêlé, aux côtés de Mgr de Jacobis, à quelques-uns des évènements qui l’ont ébranlé. Il nous retrace, entre autres, l’historique de cette mission du comte Russel, envoyé quelques années auparavant près de Négoussié par l’empereur Napoléon, à laquelle la France doit ses droits sur la baie d’Adulis, et dont, avec son évêque, il suivit les émouvantes péripéties à Halaï. Tous les détails de son récit, comme du tableau qui nous environnait, sont encore là, présents à ma mémoire ; et ce fut sous le coup des diverses impressions qu’il éveilla dans nos esprits, que nous nous remîmes en route.

Une chaleur accablante ; une course sans incidents, sans attraits. Nous marchions, sans nous arrêter, sans regarder. Nous avions hâte d’arriver. Enfin, voici notre dernière nuit dans le désert. Autour de nous, le sable, rien que le sable. Nous bivouaquons près d’une mare dont il nous faut disputer l’eau saumâtre à des bandes d’oiseaux innombrables et aux bestiaux qui en piétinent les abords.

Néanmoins la fraîcheur m’en paraît délicieuse.

– Comme c’est bon de boire frais ! ne puis-je m’empêcher de penser, à mesure que le liquide humecte mon gosier desséché.

Je portais sur moi un petit thermomètre de poche. J’ai la curiosité d’examiner la température de cette eau fraîche… Vingt-huit degrés !

L’air que nous respirons, il est vrai, en a quarante et un. – Tout gît dans la comparaison.

Les feux allumés, Gœrguis s’était accroupi non loin de moi. Immobile sur ses talons, la bouche close, l’air important, c’était un signe certain qu’il mourait d’envie de prendre la parole.

– Eh bien ! Gœrguis, lui dis-je, voilà notre dernier bivouac… Quelle chaleur !

– Oui. Ça me rappelle celui où l’étranger faillit être massacré avec moi.

– Quel étranger ?

– C’était un jeune Frangui que j’accompagnais…

Ah ! il y a bien des hivers de cela. Ma barbe était alors vierge de poils blancs, mon pied infatigable. J’habitais Halaï, et du rivage de la mer aux bords du Taccazé, pas un sentier qui ne me fût familier, pas un torrent où je ne fusse descendu, pas un pic que je n’eusse gravi. Ma renommée de chasseur s’étendait déjà loin. Ce fut là ce qui attira l’attention de l’étranger sur moi. Il était venu dans notre pays pour y chasser des animaux qui, paraît-il, ne se rencontrent jamais dans le sien. Il me proposa de le suivre. J’acceptai. Pendant des mois, nous parcourûmes ensemble tout le Tigré et la chaîne du Tarenta, lorsque j’eus l’idée de le conduire chez un chef des Chohos qui, bien que musulman, m’avait toujours amicalement reçu.

Aissa, la belle fille au teint d’or

Ce chef se nommait Hadji-Mabrouck (le satisfait), et vivait avec sa tribu dans la vallée de Dongoura, au fond du Djebel-Hyalloua. C’était une contrée presque inabordable alors, dont les habitants demi-sauvages continuaient encore à fermer l’accès à tous les étrangers, et qui relevait du Nahib d’Arkiko. Vieux alors, il avait été lui-même, dans sa jeunesse, un guerrier valeureux, et plus d’une légende, chantée par les jeunes filles, gardait la mémoire de ses exploits. À l’exemple de la plupart des chefs musulmans, il avait accompli le pèlerinage de la Mecque, et par deux fois touché du front le tombeau du Prophète. Le second de ses voyages fut le plus long. En compagnie de quelques marchands venus d’Égypte, il s’embarqua à Djeddah, et resta deux ans au Caire.

Lorsqu’il retourna parmi les siens, il ramenait avec lui une femme dont le regard d’aucun homme, il est vrai, ne distingua jamais les traits, conformément aux prescriptions de leur loi, mais dont les pieds et les mains étaient de couleur blanche, – ce qui ne s’était jamais vu, jusque-là, dans le Djebel-Hyalloua. Maint récit étrange circula, à cette époque, sur le compte de cette créature merveilleuse. C’était, prétendait le plus grand nombre, une houri léguée en récompense par le prophète Mohammed à son pieux serviteur ; et l’influence, déjà grande, du chef s’accrut encore de cette miraculeuse faveur.

Quelques mois après, il épousait une seconde femme, la propre sœur du Nahib. Seulement celle-ci ne quitta pas Arkiko, et s’installa dans une nouvelle maison que Hadji-Mabrouck y construisit aussitôt, pour retrouver, d’après les usages musulmans, un second intérieur et une seconde famille, chaque fois qu’il était appelé à y faire un séjour.

Puis, les années suivirent leur cours. Des enfants naquirent à Mabrouck ; ses deux femmes moururent ; la blanche d’abord, la sœur du Nahib ensuite. La première lui laissait une fille ; de l’autre, il eut cinq fils, et à la mort de leur mère, les emmenant avec lui à Dongoura, il dit adieu à Arkiko, résolu, désormais, à n’y plus revenir.

Or, bien du temps avait passé sur ces évènements, lorsqu’un jour, un bruit traversa le Djebel-Hyalloua. Non loin de Dongoura, un étranger, un de ces blancs dont la renommée y avait vaguement pénétré, se dirigeait vers la vallée. Que voulait-il ? D’où venait-il ? Des groupes animés de jeunes gens avaient saisi leurs armes, et se préparaient à courir sus à l’audacieux. Quelques-uns, plus impatients, avaient gravi les hauteurs afin de découvrir de plus loin. Le vieux Mabrouck, après quelques paroles prononcées pour calmer l’ardeur publique, s’était assis au seuil de sa maison, et attendait.

Tout à coup, un grand cri s’éleva de la foule. Je l’entends encore. C’étaient nous, qui débouchions du dernier défilé. Le Nahib d’Arkiko, pour mieux assurer la sécurité de l’étranger, l’avait fait accompagner d’un de ses serviteurs de confiance. Je m’avançai avec lui, laissant en arrière le jeune homme. Aussitôt reconnus, embrassés, nous vîmes les dispositions hostiles s’évanouir comme le soleil dissipe les nuages, et ce fut pour lui faire fête, au contraire, que la population de Dongoura tout entière se dirigea vers notre maître.

Il était à cheval ; quatre domestiques portaient ses armes ou ses bagages. Arrivé devant la demeure du chef, il mit pied à terre. J’avais, en peu de mots, expliqué rapidement à celui-ci le motif qui nous amenait, et la protection bienveillante dont nous couvrait le Nahib.

– Sois le bienvenu parmi nous, seigneur franc, lui dit Hadji-Mabrouck en arabe ; tant qu’il te conviendra, ma maison est la tienne !

L’étranger remercia dans la même langue, et tous ensemble, nous entrâmes dans l’habitation du chef. C’était un vaste enclos d’épines, situé tout en haut du village, au milieu duquel se dressaient cinq huttes de bambous et de roseaux. Deux d’entre elles paraissaient mieux construites et se distinguaient par de grandes nattes, finement tressées, dont l’extérieur était revêtu. Nous nous assîmes dans l’une de celles-là, le menu peuple demeurant au dehors, les notables seuls prenant place sur les peaux de bœuf qui en jonchaient le sol. Puis le café fut servi. C’était une délicatesse dont le chef avait pris l’habitude dans ses voyages, et dont il usait pour faire honneur à des hôtes distingués.

On causait peu. Mais tous les regards étaient tournés vers l’étranger, dont les vêtements bizarres, non moins que les armes extraordinaires, excitaient la surprise. Les revolvers, déchargés au préalable, circulèrent de main en main ; le secret de leur mécanisme, expliqué et compris, devint un sujet inépuisable d’étonnement et d’enthousiasme. Personne n’avait jamais soupçonné les ravages de cette arme meurtrière. La carabine et le couteau de chasse ne provoquèrent pas moins d’admiration. Mais, bientôt, la curiosité publique se concentra presque exclusivement sur une petite sacoche en cuir, bordée d’un cercle de cuivre doré, que le jeune homme portait en bandoulière, et dont il avait refusé de se débarrasser comme d’en montrer le contenu. Que pouvait bien renfermer ce sac mystérieux ? Pourquoi son propriétaire paraissait-il y attacher tant de prix ? Toutes ces questions se formulaient à voix basse, soulignées de coups d’œil sombres et de signes énigmatiques.

L’entrée d’un serviteur mit fin à cette scène muette. Hadji-Mabrouck, se tournant vers son hôte, le prévint alors que sa maison était prête. Afin de le mieux recevoir, il avait donné l’ordre qu’on disposât pour lui et pour sa suite deux des cinq que renfermait l’enclos. Puis, se levant, il le conduisit à son nouveau domicile. La première des huttes, soigneusement nettoyée, garnie de feuillage fraîchement cueilli, pourvue de peaux de bœuf en abondance et de jarres pleines d’eau, demeurait affectée à son usage particulier, le cheval attaché devant, à un piquet ; la seconde était réservée à ses gens.

Dès que l’étranger eut pris possession de son domaine, il remit ses armes à ses domestiques, sans, toutefois, se dépouiller davantage du petit sac ; puis les bagages furent apportés, la selle arrangée sur une peau, en manière d’oreiller, pour qu’il pût s’y appuyer la tête, et les ustensiles de toilette relégués dans un coin. Il n’avait aucune idée de la durée du séjour qu’il devait faire à Dongoura, ne se laissant, ici comme partout, guider en cela que par sa convenance et le plaisir qu’il éprouvait.

En venant, le délicieux aspect de la vallée l’avait enchanté. Un ruisseau la sillonnait d’un bout à l’autre ; sur ses bords, les troncs noueux des oliviers sauvages, des ébéniers, des citronniers, inclinaient leurs rameaux ; le parfum des jasmins se mariait à l’arôme des hautes herbes ; les clochettes pourpre du cellacellé tranchaient sur le vert sombre de ses feuilles ; et plus haut, une forêt d’arbustes odoriférants étageait, aux flancs de la colline, ses festons embaumés. Çà et là, à mesure que nous nous frayions une route à travers les lianes et les fourrés, des troupes de pintades, de francolins et de grosses perdrix s’étaient levées ; des gazelles avaient bondi ; et nous avions aperçu des sangliers et des antilopes qui nous regardaient passer. Des oiseaux de toutes les nuances sautillaient de branche en branche, des papillons nonchalants déployaient leurs ailes diaprées. Les pluies récentes avaient rafraîchi l’atmosphère ; la nature avait un air de fête. Et plus loin, comme une barrière grandiose, tout un horizon de montagnes dont les cimes dentelaient l’azur, et où le nopal et l’aloès paraient de leur végétation puissante les rocs dénudés. Où rêver un site plus merveilleux ? Et le jeune homme, en embrassant du regard le tableau déroulé devant lui, assis maintenant à la porte de sa cabane, semblait se dire que peut-être il serait doux de vivre là longtemps, oublieux du monde et oublié de lui.

Perdu dans ses méditations contemplatives, la nuit l’avait surpris. Les splendides constellations du ciel d’Orient scintillaient au-dessus de sa tête ; la croix du Sud étincelait, l’obscurité était brusquement tombée ; et de la foule, si curieuse, si gênante tout à l’heure, il ne restait plus, auprès de lui, que moi.

Soudain, tout près de nous, bercés par le calme du soir, résonnent des accents mélodieux et plaintifs. C’est une musique, c’est un rythme à la fois doux et grave, dont une voix jeune module les notes au hasard de l’improvisation. L’étranger écoute ; on dirait que cette harmonie sauvage exerce sur lui un charme mystérieux. Il prête l’oreille :

– Gœrguis, qui chante ainsi ? me demande-t-il.

– C’est Aïssa, la belle fille au teint d’or, comme on l’appelle, la propre fille de Hadji-Mabrouck et de la femme blanche qu’il avait épousée d’abord.

– L’as-tu jamais vue ?

– Non. Mais je sais son histoire. Élevée par sa mère, et vivant seule avec elle durant les fréquentes absences de son père, elle a, en partie, hérité du teint de celle-ci, et lui doit son surnom pittoresque. On la dit également fort belle, mais sa beauté est loin d’être l’unique avantage dont l’ait dotée sa naissance. Sa mère lui a enseigné des sciences ignorées, et dans la tribu, se répètent, tout bas, sur son compte, des choses surprenantes. Elle a été vue, parfois, la nuit, s’échappant, pour courir à travers la campagne, et ramasser, en chantant, à la lumière des astres, certaines plantes dont, ensuite, elle compose un breuvage qui guérit les malades et conjure la mort. Lorsqu’elle était enfant, alors que l’âge ne l’obligeait pas encore à se voiler la figure, un jour qu’elle s’était écartée du village, un vieillard, étranger à la contrée, qu’on ne revit jamais, sortant tout à coup d’un buisson près duquel elle s’était assise, lui prit la main et lui déclara qu’elle aimerait un seigneur de la même race que sa mère, qu’elle en serait aimée, mais mourrait tuée par lui. Depuis ce moment, Aïssa, sans peur de la prédiction, vit dans l’attente de l’amant illustre qui lui est annoncé, et chante en l’appelant. Le populaire ressent pour elle je ne sais quelle crainte superstitieuse, et l’entoure d’égards qu’il refuse aux autres femmes. Cette hutte voisine est la sienne. C’est là que les plantes cueillies par elle reçoivent, en se transformant sous ses doigts, leurs vertus surnaturelles. Nul n’y pénètre, pas même son père. Elle n’en sort que le soir. Ses chants saluent la présence du seigneur frangui, et lui souhaitent la bienvenue au pays de Dongoura.

Au même moment où je terminais cette explication, la voix de la jeune fille se lut également, et tout rentra dans le silence. Le lendemain matin, quand l’étranger s’éveilla, une esclave était à sa porte, une jatte de lait à la main, et deux chevreaux derrière elle. C’étaient des présents d’Aïssa. Un joli miroir et une belle écharpe de soie rouge lui furent adressés en remerciement. Le soir, les chants reprirent.

Quelques jours s’écoulèrent. Aïssa demeurait invisible. Ses accents seuls, dès que la vallée dormait, montaient chastement dans les airs et jetaient leurs refrains amis à l’étranger. Celui-ci employait le temps à chasser. Je l’accompagnais toujours, tantôt nous lançant à travers les fourrés de la plaine, tantôt gravissant les rampes de la montagne. Mais jamais nous ne rentrions sans qu’il rapportât, pour la jeune fille, quelque gerbe de fleurs ou quelque oiseau brillant que j’allais remettre, en son nom, à l’esclave habituelle. Les habitants s’étaient, peu à peu, accoutumés à lui ; la couleur de sa peau ne leur semblait plus aussi extraordinaire, ses vêtements et ses armes ne provoquaient plus autant de surprise. Un unique point continuait à faire travailler leurs esprits : que renfermait le sac dont il ne se séparait jamais ? Je n’en savais, moi-même, pas plus qu’eux.

Cependant, il s’était, à la fin, décidé à partir. Ce devait être le lendemain. Déjà Hadji-Mabrouck avait été prévenu. Je m’occupais des préparatifs. Il était lui-même à quelque distance de l’enclos, assis sur une grosse pierre, ses regards errant sur l’horizon. À quoi pensait-il ? À deux ou trois reprises, en allant lui demander quelques instructions, j’avais cru voir des larmes dans ses yeux. La dernière fois, le fameux sac gisait ouvert à ses pieds. J’y jetai un coup d’œil ; plus rien dedans. Il en avait extrait des papiers, des lettres jaunies, qu’il feuilletait et relisait. C’était cette heure mélancolique où les rayons du jour s’éteignent dans les ombres de la nuit. En approchant, je l’entendis soupirer. Sans doute, il évoquait le fantôme lointain de ce qu’il avait aimé, de ce qu’il avait quitté. Dans ces moments-là, je le sais, l’homme souffre et l’âme pleure. Mon pas le fit tressaillir. Je lui dis que les feux allaient tomber, et que son repas était prêt.

– C’est bien, j’y vais, répondit-il.

Et je rentrai. Mais nous l’attendîmes vainement. Il ne vint point. Je retournai à la place où je l’avais laissé. Plus personne. Qu’était-il devenu ? J’allais donner l’alarme, lorsqu’une main me toucha l’épaule. C’était l’esclave d’Aïssa, un doigt sur la bouche, et m’indiquant du geste un massif de broussailles, bien au-delà des dernières maisons.

– Silence, me dit-elle. Ils sont là.

Je compris. Et plus tard, lui-même me retraça tous les détails de l’aventure. Ils sont toujours présents à ma mémoire.

Il se levait pour me suivre, lorsque cette même esclave avait paru inopinément devant lui. D’un signe elle l’arrêta, et le prenant par le bras, l’entraîna à quelque distance jusqu’à une touffe de tamarins et de lauriers, perdue dans un pli du terrain. Intrigué, il se laissait faire. Puis, dans le sombre des arbres, quelque chose de blanc se distingua vaguement. Ce quelque chose remua, dès qu’il fut près. C’était Aïssa.

Elle était bien belle, Aïssa, de cette beauté tour à tour langoureuse et passionnée qui rend fou, de cette beauté dont les filles du désert, sorties de noble race, gardent le privilège. À la lueur tamisée de la lune, dès que la femme eut disparu, rejetant son voile, elle découvrit un adorable visage d’une teinte dorée, en effet. Deux yeux veloutés, au-dessus d’une petite bouche finement arquée et d’un nez mignon légèrement aquilin, deux grands yeux profonds, y traçaient leurs éclairs, et les lourdes tresses d’une soyeuse chevelure noire l’encadraient…. .

– Il allait donc partir, cet ami inconnu que lui avait envoyé le destin, elle venait de l’apprendre, partir à jamais, sans qu’elle eût tenté de se rapprocher de lui, sans que même le son de sa voix eût frappé son oreille ! Bien souvent, il est vrai, derrière les fentes de sa natte, elle l’avait aperçu, elle l’avait admiré. Mais, lui, la connaissait-il ? Ses chants lui pouvaient-ils laisser, de celle qui les disait, autre chose qu’un souvenir indécis et flottant ? Et le perdre ainsi, elle qui, silencieusement, sans se l’avouer, sans le comprendre au début, avait, tout ce temps-là, vécu de lui !… Oh ! non. Le déchirement était au-dessus de son courage. Elle voulait que, séparés, il pût, ne fût-ce qu’en rêve, la revoir et la retrouver toujours… Et elle était venue.

Et alors, dans le réduit le plus reculé de leur asile obscur, les deux mains enlacées, près, tout près l’un de l’autre, ils s’assirent sur la mousse… Et déjà, la calandre matinale jetait à la terre endormie ses premiers cris d’éveil, qu’isolés du reste du monde, par une commune extase, ils se répétaient encore qu’ils s’aimaient…

Et le lendemain, l’étranger ne partit pas.

Deux semaines s’écoulèrent. Chaque nuit réunissait ainsi les deux amants au fond du même abri. On ne parlait plus de départ.

Un malin, cependant, Hadji-Mabrouck, qui ne manquait jamais d’honorer l’hôte confié à ses soins d’une visite quotidienne, arriva plus soucieux que d’ordinaire, avec l’un de ses fils, et lui demanda s’il ne comptait pas reprendre prochainement le chemin d’Arkiko.

Cette question était trop en désaccord avec les coutumes de l’hospitalité orientale pour ne pas exciter l’étonnement de l’étranger. À force d’instances, il finit par en obtenir la raison.

Bien que solidement assise parmi les siens, l’autorité d’Hadji-Mabrouck ne s’étendait point jusqu’à certaines fractions des Chohos, dont l’humeur turbulente la repoussait aussi bien que celle du Nahib, et qui ne se rattachaient à ceux de Dongoura que par les liens fictifs d’une même origine. Or, la nouvelle de l’apparition d’un Frangui, sur un coin du territoire qu’à ce dernier titre ils regardaient comme partie intégrante du domaine commun, était parvenue jusqu’à leurs repaires. On le dépeignait possesseur de richesses immenses. Il n’en fallait pas tant pour allumer leur cupidité, et le vieux chef venait d’être informé qu’une députation nombreuse de ces gens allait se rendre auprès de lui pour le pousser à dépouiller, sinon à massacrer, son hôte, et à réclamer ensuite leur part de butin.

Et désignant alors le sac aux papiers flétris :

– Dans le pays, ajoute-t-il, on prétend que tu caches là un trésor.

Le jeune homme sourit et se borna à répondre qu’il ne redoutait rien. Mais, quand il se leva pour saluer le chef et son fils, il surprit, dans les yeux de celui-ci, une étincelle de convoitise et de menace.

Les hommes annoncés ne lardèrent pas à arriver, et se répandirent dans le village. Quelques-uns avaient été reçus chez Hadji-Mabrouck lui-même, et rôdaient tout autour de la hutte de l’étranger. Leur maintien arrogant, leurs mines provocatrices révélaient clairement leurs intentions et leurs désirs. Bientôt, les dispositions pacifiques, même bienveillantes de ceux de Dongoura, retournées par les excitations et les menées des nouveaux venus, se changèrent en une attitude hostile. La perfidie accomplissait son œuvre, et une rumeur tumultueuse, grossissant de proche en proche, se leva comme le prélude imminent de quelque sanglante catastrophe.

Les plus marquants de la tribu, poussés et suivis par les autres, s’étaient groupés devant la demeure du chef, et vociféraient contre l’étranger. Ce ne fut pas sans peine que Hadji-Mabrouck parvint à les calmer et à les disperser. Mais, dès que le dernier d’entre eux se fut éloigné, il accourut près de son hôte.

– Il n’y a plus à hésiter, lui dit-il, il faut partir, et partir sans retard. Aujourd’hui, tant que tu reposes sous le toit d’Hadji-Mabrouck, sa parole te couvre encore. Mais peut-être demain serait-elle impuissante. Avant tout, il doit mettre en sûreté ta vie, aussi bien que son honneur. Cette nuit, à la faveur des ténèbres, tu descendras la vallée, et je veux que l’aube te trouve déjà loin. Mon propre fils sera ton guide. Adieu donc, ô étranger ! Que la mémoire du vieux chef ne meure pas tout entière en ton cœur ! Ta présence lui a rappelé les années heureuses de sa jeunesse, ses voyages au pays des hommes blancs. Va !… Maintenant, il te remet à Dieu, et ses vœux t’accompagnent au foyer de tes ancêtres.

Les bourdonnements du jour s’éteignaient à peine que, déjà, le fils d’Hadji-Mabrouck, tout prêt, sa lance à la main, son bouclier au bras, stimulait les préparatifs de la fuite. Il n’y avait pas à lutter, pas à différer, il fallait partir, et partir sans revoir Aïssa. C’était bien, cette fois, un adieu, un adieu pour toujours, sans un mot, sans une caresse, sans une étreinte. Pauvre Aïssa ! Pauvres jeunes gens !

Nous marchâmes toute la nuit. C’était la saison des orages. L’atmosphère était chaude, le temps lourd, comme ce soir. Pas un souffle de vent pour rafraîchir l’air. Au lever du jour, pas un cri d’oiseau, pas un rayon de soleil. Une lumière jaune et blafarde pesait sur l’horizon. Tous les signes précurseurs de la tempête s’amoncelaient au-dessus d’un morne paysage. Bientôt un mugissement sourd gronda dans le lointain, une rafale siffla, et l’ouragan se déchaîna. À la hâte, nous cherchâmes refuge dans un creux de la montagne. Le peu de clarté qui subsistait encore s’évanouit. Une nuée gigantesque enveloppa la nature, et une trombe de sable s’abattit autour de nous.

Puis elle passa ; et aux éclats formidables du tonnerre répercutés par l’écho des rochers, des avalanches d’eau succédèrent, roulant dans des ornières fangeuses, dans des ravins sans fond, tout un monde de débris informes, de cadavres d’animaux, de terres éboulées, de troncs d’arbres fracassés.

Au bout d’une heure, le ciel recouvrait sa sérénité, les gouttes humides scintillaient aux feuilles, la corolle repliée des fleurs se rouvrait, l’aigle et le vautour reprenaient leur vol, le sol détrempé se séchait, et la caravane se remettait en route. Mais, malgré le peu de durée de cet arrêt, notre itinéraire s’en trouvait néanmoins modifié ; et au lieu de franchir en une journée, ainsi que nous l’avions espéré, les redoutables défilés des Djebel-Hyalloua, nous étions contraints d’y camper une nuit encore. L’éloignement considérable du premier puits de la plaine ne nous permettait plus d’en atteindre le bord avant la nuit.

Telle fut du moins l’explication invoquée par notre guide. Les sentiers tortueux, défoncés par la pluie, n’offraient, en effet, qu’un difficile accès ; le cheval de l’étranger bronchait sur les cailloux, les hommes glissaient, le trajet s’effectuait avec une désespérante lenteur. Chacun, exténué, soupirait après l’heure de la halte. Nous côtoyions, entre deux falaises à pic, le lit resserré d’un torrent. En un endroit, une brusque déchirure de la roche nous montra une large place sablonneuse et dégagée, comme un carrefour sorti des entrailles terrestres. Et, tout autour, des rampes escarpées, des murailles de granit ; on eût dit le fond d’un immense entonnoir. Nous étions arrivés.

Un trou circulaire, ménagé dans le sable, laissait filtrer un peu d’eau. De la crête, un fouillis de lianes, de mimosas et de lentisques descendait en grappes épaisses jusqu’au bas. Des singes gambadaient au travers. De ses deux coups de fusil, le jeune homme les mit fuite, et au pied même de ce rideau de feuillage, sous les plus longs rameaux qui se projetaient en avant, nous déployâmes sa peau de bœuf. Soucieux et fatigué, son arme déchargée sous le bras, il s’y laissa tomber. De cette place il apercevait, à sa droite, le chemin par où nous étions venus, tandis qu’à gauche le rempart de la montagne s’allongeait vers le ciel.

Le repas terminé, chacun imita son exemple, et s’étendit auprès du feu. Quelques instants plus tard, sauf celui de nos gens chargé de faire sentinelle, tout le monde dormait ; et le cheval entravé ruminait plus loin.

La nuit était encore profonde ; à peine si, vers l’Orient, un coin du ciel commençait-il à blanchir faiblement, lorsque je m’éveillai. Je ne sais quelle angoisse inexplicable m’oppressait. Je regarde autour de moi. Plus de feu. Des derniers tisons à demi consumés, sort encore un mince filet de fumée. Il doit y avoir longtemps qu’aucune main n’y a louché. Les domestiques, roulés dans leurs couvertures, reposent en toute tranquillité. Mais point de guide… Où est-il ? Un soupçon me traverse l’esprit. Il a rejoint les siens pour les amener ici. Pas une minute à perdre. Vite ! J’éveille le maître. On ramasse les bagages à la hâte… Et le cheval ? Il a disparu également. Peu importe, on partira sans lui. Enfin, on est debout, on est prêt… En route !…

Trop tard !

Un bruit confus, tel que celui des eaux qui montent d’une rivière débordée, nous arrive par le chemin même que, la veille, a suivi la caravane. Du moins, dans l’autre sens la voie reste ouverte. Par là, on peut fuir. Hélas ! non. Dans cette direction aussi, même tumulte. Nous sommes cernés. Point d’issue ; c’en est fait, nous allons périr. Mais ce ne sera pas sans combat. L’étranger a vu d’autres champs de bataille dont il est revenu. Il nous encourage ; le fusil à la main, l’homme du Naïb et moi, nous nous serrons à ses côtés. Dieu, et nos armes après lui, peuvent encore nous sauver. Les autres, terrifiés, sans haleine, s’affaissent sur eux-mêmes.

Le bruit redouble ; la horde n’est plus loin. Des hurlements de joie sauvage retentissent. À droite et à gauche, les voilà…

– Attention, mes amis ! nous crie le jeune Frangui.

Et tous les trois nous épaulons nos carabines. Soudain, dans la broussaille contre laquelle nous sommes adossés, des feuilles sont froissées, des branches sont brisées… Sont-ce de nouveaux assaillants qui surgissent du sein même de la terre ? Involontairement nous nous retournons. Non ! c’est le salut. Une grosse touffe de verdure, écartée vivement, découvre un espace vide ; une main se tend par là ; une voix appelle :

– Par ici ! par ici !

C’est Aïssa… Aïssa dont on ne s’est pas méfié à Dongoura, Aïssa qui, de sa maison, a tout vu, tout entendu, qui a appris ainsi la trahison de son frère, le danger de son ami, et qui n’a pas hésité. Les courses nocturnes d’autrefois lui ont enseigné jusqu’aux détours les plus secrets des montagnes. Elle en connaît tous les ravins, tous les sentiers… Aussitôt la nuit venue, elle court, elle vole. Elle arrive à temps.

Nous nous précipitons vers l’issue qu’elle nous ouvre, et disparaissons sur ses pas. Une clameur de rage nous poursuit. De roc en roc, de racine en racine, de liane en liane, meurtris, déchirés, nous escaladons la rampe et dominons l’abîme, invisibles à nos ennemis. Nous atteignons le faîte. Une pointe en saillie, suspendue au-dessus du torrent, va presque rejoindre l’autre bord. Un tronc d’arbre en travers sert de pont.

– Passez vite ! dit Aïssa, en nous le montrant. Ils grimpent derrière nous, et vont être bientôt là. Hâtez-vous.

– Et toi ? dit le jeune homme.

– Moi, je vous suis… Non ! je reste ! s’écrie-t-elle, dès que nous avons traversé ; je reste et je meurs.

Et l’arbre qu’elle a repoussé du pied roule avec fracas dans le gouffre.

Frappés de stupeur, nous nous arrêtons. Impossible de retourner à elle. Les bandits sont déjà en haut, et le frère d’Aïssa bondit sur sa sœur qu’il saisit aux cheveux. Ivre de fureur, il lève son poignard ; de l’autre rive, l’étranger l’a mis rapidement en joue : fatalité ! Les deux chiens s’abattent avec un bruit sec ; l’arme n’a pas été rechargée la veille. Et c’est la jeune fille qui, sous nos yeux, retombe égorgée en criant encore :

– Adieu ! n’oublie pas Aïssa.

Oh ! non ! Il ne l’oublia point, je m’en porte garant. Nous l’entraînâmes, malgré lui, sous une grêle de traits qui ne nous atteignirent pas ; et pendant près de deux mois, à Massaouah, il languit, frappé au cœur. Puis, un beau jour, un navire de son pays mouilla dans le port, il s’y embarqua, murmurant toujours le nom d’Aïssa, la belle fille au teint d’or. Depuis, on ne le revit jamais.