Chapitre III

La prieure de Debré-Sina.

Au pays de Hâsaga, dans l’Hamacen, vivait jadis un chef riche et puissant, nommé Tisamma (l’Entendu de Dieu). De nombreux troupeaux de vaches blanches broutaient l’herbe de ses montagnes ; à la saison des pluies, d’abondantes récoltes de dourah couvraient ses champs ; et chaque soir, après que les mules aux clochettes sonores étaient rentrées dans l’enceinte de ses vastes étables, des troupes empressées de serviteurs lui versaient l’hydromel et venaient s’asseoir à son foyer.

Un seul nuage obscurcissait cette prospérité. Uni, depuis plusieurs années, à une épouse jeune et belle, Tisamma n’avait point d’enfants. Sa femme partageait ses regrets, et chaque matin, de sa couche désolée, implorait l’intercession miraculeuse de la madone de Debré-Sina. Dieu laissa enfin tomber sur elle un regard de miséricorde, et un jour elle devint mère. Et les deux époux, s’exaltant dans un élan de commune allégresse et de juste reconnaissance, se prosternèrent devant le Seigneur et adorèrent son nom.

À ce premier bonheur parut, bientôt, devoir en succéder un second, et, un an après la naissance de son fils, Tisamma devenait père d’une fille… Hélas ! le sourire est souvent près des larmes ! La mère mourut dans les douleurs de ce dernier enfantement.

Le désespoir de Tisamma fut profond. Mais comme c’était un chef renommé et fidèle aux traditions de ses aïeux, il ordonna que de somptueuses funérailles fussent célébrées en l’honneur de celle qu’il avait perdue. De tous les pays environnants on accourut pour y assister, et les fêtes mortuaires durèrent plusieurs jours.

Lorsque le silence fut rétabli dans sa demeure, et que tous ses hôtes eurent disparu, Tisamma, sans se laisser abattre par le chagrin, songea alors à ses enfants. C’était tout ce qui lui restait désormais de la morte aimée ; et, malgré sa tendresse paternelle, son cœur se brisait à les voir. Néanmoins, le fils devait être, avant tout, un guerrier comme lui. Tisamma ne pouvait donc songer à s’en séparer, se réservant de lui enseigner lui-même à se servir de la lance, à dompter un cheval, et à se rendre, plus tard, terrible aux ennemis de sa race. Quant à la fille, sa présence évoquait encore de trop cuisants souvenirs ; et cherchant autour de lui quelqu’un à même de l’instruire dans l’art de lire et de comprendre les livres sacrés, de l’élever comme il convient à une fille noble de l’Hamacen, son père résolut de l’éloigner au moins pour un temps, et de la confier aux soins vigilants de quelque vieillard mûri par l’expérience et la sagesse.

Or, à peu de distance du pays, sur le bord d’un torrent que ne tarissaient jamais les ardeurs de l’été, au milieu d’un bois épais dont le pas d’un homme troublait rarement la solitude, s’élevaient deux cabanes, construites grossièrement de chaume et de feuillage. De l’une d’elles, la plus grande, surmontée d’une croix, s’échappaient d’ordinaire, pendant le jour, des cantiques d’actions de grâces, psalmodiés par une faible voix, dont l’harmonie montait au ciel, sur l’aile des poétiques silences de la forêt. L’autre, plus petite, ne s’ouvrait, chaque soir, que lorsque le soleil avait depuis longtemps quitté la ligne des coteaux, pour se rouvrir le lendemain matin, bien avant que ses premiers rayons vinssent dorer la cime des hauts arbres.

C’était là que vivait, retiré des hommes, entre la paix de son oratoire et le calme de sa cellule, un prêtre du Lasta, déjà vieux, célèbre dans toute la contrée par son immense savoir et son austère piété. Par surcroît de pénitence, il avait même, contrairement à l’usage, fait vœu de célibat. Abba-Melchisedech était son nom. Tisamma le connaissait de longue date. Il vint le trouver, suivi de ses serviteurs et, sur une mule, d’une matrone chargée de l’enfant.

– Tu as été, lui dit-il, ô mon père, l’ami et le confident de ma regrettée femme. Elle t’aimait et te vénérait. Ton nom fut le dernier qu’elle prononça, en me montrant sa fille, lorsque je lui fermai les yeux. Je viens te confier, ainsi qu’elle l’a voulu, un dépôt cher et précieux : sois le père de son enfant !

Abba-Melchisedech allait d’abord répondre qu’il se sentait vieillir, et qu’un tel fardeau serait bien lourd pour un pauvre solitaire ; mais devant la suprême volonté d’une mourante il s’inclina et se résigna.

– Tu l’instruiras, ajouta Tisamma, dans l’art de lire et de comprendre les livres sacrés, et tu l’élèveras comme il convient à une fille noble de l’Hamacen. Quand elle sera devenue grande, tu la ramèneras dans ma maison, et tu pourras alors choisir, parmi mes troupeaux de vaches blanches, autant de jeunes génisses qu’il t’agréera, et la plus belle de mes mules, avec sa selle incrustée d’or. Jusqu’à cette époque, garde-la. Qu’elle vive auprès de toi ! qu’elle t’honore comme son père, et t’obéisse comme à lui !

À ces mots, il appela un des serviteurs restés en dehors, et il commanda d’apporter l’enfant. Et l’enfant fut apportée. La matrone la tenait dans ses bras, enveloppée des plis soyeux d’un quârri blanc bordé de rouge. Tisamma la remit au prêtre ; puis, remontant sur son mulet, il s’éloigna à la tête de ses gens, sans ajouter un mot.

Demeuré seul avec la petite fille, le vieillard se mit à la considérer. Elle dormait. Sa bouche rose souriante entrouverte, les cils déjà longs de ses paupières fermées, son mignon visage si frais et si gracieux, tout cet ensemble rappelait les images des chérubins qui peuplent le ciel, âmes d’enfants envolées avant d’avoir vécu.

– Oh ! Dourounèche ! (comme tu es pure !) s’écria Abba-Melchisedech, transporté. Et c’est ainsi que, désormais, tu t’appelleras.

Et Dourounèche, docile aux leçons de son maître, grandissait sous l’œil de Dieu, sage et laborieuse. Parfois, elle se rendait à la chapelle et là passait des heures dans la prière et la méditation. D’autres fois, un livre pieux à la main, elle allait s’asseoir au pied de quelque arbre penché sur le torrent, et feuilletait les pages sacrées en rêvant à Celui dont elles répétaient les louanges. D’autres fois encore, pendant qu’Abba-Melchisedech lui narrait les détails émouvants d’une légende sainte, ses doigts agiles faisaient tourner le fuseau, et filaient le lin dont plus tard devaient se tisser leurs vêtements à tous deux.

Mais à mesure qu’elle avançait en science et en sagesse, elle croissait aussi en grâce et en beauté. L’enfant devenait femme. Abba-Melchisedech, pauvre solitaire, étranger jusque-là aux passions humaines, ne pouvait néanmoins s’empêcher de remarquer cette transformation et, tout bas, admirait son élève. Et voilà qu’il commença à sentir au fond de son cœur une étrange agitation. Ses paroles, naguère si paternelles, s’embarrassaient sur ses lèvres ; ses regards, par instants, s’emplissaient de flammes singulières ; des pensées tentatrices troublaient ses oraisons ; le sommeil fuyait sa couche, et les premiers rayons de l’aurore le voyaient souvent debout, frémissant, l’œil fixé sur la porte derrière laquelle reposait Dourounèche, à l’abri de son innocence et de sa jeunesse.

Et il advint qu’un jour, après lui avoir conté l’histoire de sainte Madeleine, de ses fautes, de son repentir, et après avoir dépeint la sainte, en extase au pied de Jésus crucifié, mais toujours vivant pour elle, ne pouvant plus lui-même imposer silence à ses coupables ardeurs, Abba-Melchisedech s’écria :

– Ô Dourounèche, et moi aussi, c’est ainsi que je t’aime !

Et il voulut la saisir dans ses bras.

Dourounèche effrayée se recula et se prit à pleurer. Puis elle s’enfuit, et son maître, confus, n’essaya pas de la retenir. Mais vainement s’efforça-t-il, le lendemain et les jours suivants, de chasser les criminels désirs qui s’étaient emparés de son âme ; la lutte était devenue au-dessus de ses forces, et le démon le dominait. Et, de nouveau, il dit encore à Dourounèche qu’il l’aimait. Une lueur se fit alors dans l’esprit de la jeune fille, et, éclairée tout à coup, elle comprit les mauvais desseins d’Abba-Melchisedech, et le repoussa.

Celui-ci, se jetant à ses pieds, les lui baisait avec frénésie. Mais Dourounèche, indignée, se redressa ; et, levant une main vers le ciel, elle s’écria :

– Ô mon père, est-ce ainsi que tu as promis de former ma jeunesse ? Le nom de Dieu n’éveille-t-il donc plus d’écho dans ta raison, pour que tu ne redoutes point ses célestes vengeances ? Rentre en toi-même, ô mon père, et ferme ton cœur aux sinistres fureurs qui grondent alentour !

Et Abba-Melchisedech, prosterné, se frappa le front contre terre à ces accents candides, et se releva en disant :

– Pardonnez-moi, Seigneur !

Mais le démon était en lui, et il réfléchissait aux moyens de vaincre la résistance de Dourounèche. Et, comme à partir de ce moment elle le fuyait, il résolut de se rendre chez son père et de se plaindre à lui.

Et, en effet, il se couvrit la tête du blanc turban de mousseline aux mille replis, insigne respecté de ses fonctions sacerdotales. Il se drapa dans son quârri, se chaussa de ses sandales, et un long bâton à la main, pour soutenir son corps affaibli par l’âge, se dirigea vers le village de Tisamma. Il l’atteignit à l’heure où le jour sur son déclin ramène les travailleurs des champs et les troupeaux de la montagne.

Le chef était assis au seuil de sa demeure, rendant la justice aux siens, entouré de ses serviteurs. Il l’aborda avec ces mots :

– Que la miséricorde du Très Haut descende sur ta maison.

Puis il prit place à ses côtés, et un esclave vint lui laver les pieds, pendant qu’un autre lui versait de l’hydromel. Et quand le jugement eut été prononcé, que le breuvage eut circulé à la ronde dans les grands vases en corne de buffle, Tisamma, se tournant alors vers le prêtre, le salua derechef et lui dit :

– Quel heureux motif, ô mon père, t’amène sous mon toit ? Sois-y le bienvenu.

Abba-Melchisedech répondit quelques paroles à demi-voix. Tisamma fit un signe, et les serviteurs s’éloignèrent.

– Dourounèche, reprit le vieillard, est devenue, par mes leçons, une fille instruite et pieuse, et elle a grandi, sous l’œil de Dieu, en grâce et en beauté. Mais voilà que la main du vieux prêtre est désormais trop débile pour la guider dans les sentiers dangereux où elle s’engage…

– Pourquoi jeter ainsi un voile sur tes discours, ô mon père ? demanda le chef avec inquiétude. Explique-toi sans contrainte.

– Dès que la fleur commence à s’épanouir, répondit Abba-Melchisedech, elle cherche les rayons du soleil ; et, ainsi qu’elle, Dourounèche, épanouie aujourd’hui, recherche plus volontiers les regards caressants des jeunes hommes, que les enseignements austères des livres saints. Il convient peut-être qu’elle rentre dans ta maison.

– Quoi ! c’est là ce que signifient tes paroles ?

– C’est là ce que signifient mes paroles.

– Eh bien ! reprit Tisamma, écoute-moi. Lorsqu’elle était enfant, je te la remis pour former sa jeunesse, en te disant : « Sois son père ! » Agis donc comme si tu étais réellement son père. Je t’investis à son égard d’une autorité sans réserve, et si des pensées déshonnêtes se glissent en elle, je confie à ta sévérité le soin de la châtier, jusqu’à ce que tes justes remontrances l’aient ramenée au droit chemin.

Et là-dessus Tisamma se leva ; le prêtre croisa les bras sur sa poitrine en signe de soumission ; puis ils se séparèrent.

Le lendemain, aux blancheurs naissantes de l’aube, Abba-Melchisedech se remit en route, roulant dans son esprit les plus méchants desseins. Et, à peine de retour, il alla trouver la jeune fille.

– Je viens de chez ton père, lui dit-il. Il m’a accordé une autorité sans limites sur toi. Cède à mon irrésistible amour, ô Dourounèche, et tu rentreras dans sa maison, heureuse et honorée. Mais si tu me dédaignes encore, je me vengerai cruellement, et te ferai chasser comme une fille perdue.

Dourounèche, sans lui répondre, laissa tomber un regard de mépris, et voulut s’éloigner ; mais il se jeta sur elle, et transporté de fureur, tout faible qu’il était, il la lia à un arbre et se mit à la frapper de son courbache. Et, à chaque coup, il la suppliait de nouveau ; et Dourounèche continuait à garder un silence obstiné ; et il recommençait avec une rage croissante. Son bras ne s’arrêta que lorsqu’il la vit couverte de sang et sur le point de défaillir. Et durant plusieurs jours il répéta cet odieux traitement. Mais la fierté et la vertu de Dourounèche restèrent inébranlables.

À la fin, lassé de tant de constance et de fermeté, Abba-Melchisedech se décide à reprendre son bâton blanc et à retourner chez Tisamma. Et, ainsi que la première fois, un esclave vint lui laver les pieds, un autre lui servit l’hydromel. Et lorsque le breuvage eut circulé à la ronde, et qu’ils se furent salués :

– Quel heureux motif, ô mon père, t’amène sous mon toit ? demanda le chef. Sois-y le bienvenu.

Et le prêtre se mit à raconter que toutes ses tentatives pour rappeler Dourounèche à d’honnêtes sentiments étaient demeurées stériles, et qu’à bout de remontrances et d’efforts, il venait engager de nouveau Tisamma à la reprendre dans sa maison.

– Ah ! fille sans pudeur, s’écrie alors le père courroucé, plutôt la mort pour toi que la honte sur les tiens !

Et, sans réfléchir davantage, aveuglé par la colère et par l’indignation, il appelle son fils, et lui montrant ses armes suspendues à la muraille :

– Tu vois ce sabre, ô mon fils, lui dit-il. Il n’a jamais servi, entre mes mains, qu’à combattre nos ennemis et à défendre l’honneur de notre famille. Prends-le, et demain, aux premières clartés du jour, pars ! Va chez ta sœur ! Emmène-la loin de cette maison que souillerait sa présence, loin de ce pays qu’elle ne doit plus revoir. Et lorsque, tous les deux, vous serez parvenus en quelque endroit écarté, loin, bien loin d’ici, plonge-lui cette arme dans le cœur. Va. J’ai dit.

Le jeune homme s’inclina sans répondre, passa le sabre à sa ceinture, et le lendemain se rendit à la demeure d’Abba-Melchisedech, où il trouva sa sœur.

– Notre père, ô ma sœur, lui dit-il, a commandé que tu me suives.

Et, ainsi que son père l’avait commandé, elle le suivit.

Ils partirent à pied, et ils voyagèrent en silence toute la journée, laissant derrière eux de fertiles vallées chargées de récoltes, franchissant de vertes montagnes couvertes de troupeaux, traversant des forêts touffues et des torrents profonds. Et le soir, étant arrivés au bord d’une eau courante qu’elle ne connaissait point, ils y rencontrèrent des moutons qui venaient boire.

– Reposons-nous ici, ma sœur, dit le frère.

Et, sans parler davantage, il alla à l’un des jeunes agneaux qu’il saisit par le cou ; puis, tirant son sabre, il l’égorgea.

– À présent, quitte ton natâla, et donne-le-moi, dit-il à Dourounèche.

Dourounèche ôta son natâla, et le lui tendit. Son frère le prit, et le trempa dans le sang de l’agneau. Et quand il eut fini, il s’écria :

– Il ne sera pas dit, ô ma sœur, que les mains de ton frère se soient couvertes de ton sang. Je vais retourner vers notre père, et lui présentant ce vêtement, teint de celui de l’animal, je lui raconterai que je t’ai immolée suivant ses ordres. Toi, emporte cette viande et poursuis la route. Dès que tu auras atteint un endroit où deux chemins se croisent, arrête-toi. Allume du feu, fais cuire tes aliments, et attends mon retour. Je reviendrai pour te conduire plus loin, au pays des Bogos, où tu pourras vivre en paix, inconnue de tous, à l’abri du courroux de notre père.

Et à ces mots, le jeune homme, ramassant son sabre, s’éloigna chargé du natâla de sa sœur…

Dourounèche continua son chemin, droit devant elle, conformément aux recommandations de son frère. Et, lorsqu’elle eut atteint l’endroit où se croisaient les deux chemins, elle s’arrêta et attendit. Mais, se sentant seule, la pauvre enfant eut peur. Elle jeta les yeux autour d’elle, et aperçut un arbre élevé, dont le feuillage épais couvrait de son ombre un vaste espace ; les eaux d’une source qui jaillissait en cet endroit en baignaient le pied. Elle s’en approcha, et se débarrassant de la viande dont elle était munie, elle parvint à se hisser jusqu’aux premières branches. Là, elle s’assit, rassurée désormais contre les attaques des brigands et le danger des bêtes fauves. Et à peine était-elle en sûreté qu’accourut une hyène affamée qui, se précipitant sur le quartier d’agneau abandonné au bas de l’arbre, le dévora.

Le soleil baissait déjà lorsque Dourounèche aperçut, dans le lointain, une troupe de gens armés se dirigeant de son côté. En avant, marchaient quatre guerriers, le quârri autour des reins, la lance à la main, le sabre à la ceinture, et le bouclier au bras. Après eux, sur un mulet vigoureux et brillamment caparaçonné, s’avançait un jeune homme qu’à ses cheveux retombant sur les épaules, en boucles abondantes et finement tressées, à son maintien plein de noblesse, et à son riche accoutrement, il était aisé de reconnaître pour un prince. À côté, se voyait l’écuyer chargé des armes de son maître, et derrière, une suite nombreuse de serviteurs et de soldats.

Le jeune homme fit dresser sa tente non loin de l’arbre qui protégeait Dourounèche. Et lorsqu’il fut descendu de son mulet, des esclaves étendirent à terre la peau rouge et souple d’un grand bœuf d’Abyssinie, en étalant par-dessus, pour qu’il y pût reposer, un tapis moelleux formé de quatre peaux de chèvres blanches cousues ensemble. Puis, d’autres allèrent couper de l’herbe fraîche pour sa monture, d’autres aussi se mirent en quête d’eau et de bois pour la nuit.

L’un d’eux vint à la source qui murmurait au pied de l’arbre de Dourounèche. Et en se baissant pour y puiser, il entrevit tout à coup, réfléchie par le cristal liquide, la figure d’une femme incomparablement belle. Et, poussant un cri, il courut, tout effrayé, rapporter en hâte cette apparition à son maître.

Celui-ci envoie aussitôt son écuyer s’assurer du fait. Et l’écuyer, en se baissant comme le premier, entrevit tout à coup, réfléchie par le cristal liquide, la figure d’une femme incomparablement belle. Et, poussant un cri, il courut, tout effrayé, confirmer en hâte cette apparition à son maître.

Et à son tour, le jeune prince voulut juger par lui-même. Il vint à la source, et se pencha. Mais il n’eut pas plutôt entrevu l’image, lui, qu’il releva la tête, et, regardant de tous côtés, découvrit, à travers les feuilles de l’arbre, un visage d’une beauté idéale. Et sur-le-champ il sentit son cœur embrasé d’une flamme irrésistible.

– Ô ravissante inconnue, s’écria-t-il dans un élan d’admiration enthousiaste, n’es-tu en réalité qu’une fille de la terre, ou ne serais-tu pas plutôt une habitante des cieux ?

– Je ne suis qu’une femme, répondit une voix harmonieuse, et je m’appelle Dourounèche.

– Ô Dourounèche, la bien nommée, descends, je t’en conjure, et viens dans ma tente goûter, sous la sauvegarde de mon respect, un sommeil paisible qui te fuirait là-haut.

Et plus légère qu’une gazelle, la belle enfant, persuadée, s’élança et vint tomber près du prince, qui la reçut dans ses bras.

Il remporta en courant ; et la déposant doucement sur le tapis de peaux de chèvres blanches, il fit tendre au-dessus d’elle, soutenue par les fers de quatre lances, une grande toile pour l’abriter contre la rosée du soir. Et, tout auprès, il amoncela des piles de coussins du coton le plus soyeux, afin qu’elle pût y appuyer sa tête et son beau corps, tandis que les serviteurs lui présentaient à l’envi des jattes d’un lait écumeux, des corbeilles remplies d’un miel parfumé, et des gâteaux du tief le mieux choisi.

Et le jeune prince, couché à ses pieds, la regardait manger, et il admirait les contours délicats de son visage, plus doré que le dernier rayon du soleil couchant, et son grand œil noir humide comme la fleur de l’agamé, après une pluie d’orage, et ses dents pressées dans sa bouche gracieuse, telles que les petits de la tourterelle blanche sous l’aile de leur mère, et sa noire chevelure, plus longue et plus fournie que la crinière flottante d’une cavale indomptée des Gallas. Et, en pensée, il admirait encore les trésors de grâce et de beauté dont ses regards audacieux ne pouvaient pénétrer le mystère, mais que les plis du quârri révélaient discrètement. Et plus loin, l’écuyer admirait aussi, et les serviteurs pareillement.

Lorsqu’elle eut terminé, elle lui jeta un sourire, et, lui baisant les mains, murmura le remerciement en usage chez les Chohos, qu’elle avait fréquemment entendu :

– Puisse le Dieu tout-puissant te le rendre ! Qu’il t’accorde toujours l’eau et le lait !

Puis, comme elle était fatiguée, elle s’étendit doucement et s’endormit. Et le jeune prince, respectant son sommeil, s’éloigna, recommandant à ses gens de former une garde vigilante autour d’elle. Et de grands feux furent allumés.

Le lendemain, il lui dit :

– Ô Dourounèche, ce ne peut être sans dessein que le Seigneur t’a placée sur ma route, et désormais, je le comprends, ma vie ne doit s’écouler autrement que mêlée à la tienne. Accompagne-moi dans ma maison, où tu vivras honorée comme ma sœur et mon épouse, où les filles les plus fières et les plus belles viendront saluer en toi leur souveraine, où nos poètes les plus renommés chanteront à tes pieds leurs plus douces romances, où tu régneras en maîtresse absolue, ainsi que, dès à présent, tu règnes sur mon âme.

Et Dourounèche, ne voyant pas revenir son frère, s’en crut abandonnée ; et tout bas, consultant les mouvements de son cœur, elle sentit qu’elle serait heureuse d’accompagner le prince dans sa maison, et d’y vivre honorée comme sa sœur et son épouse. Et elle baissa le front, en rougissant, sans répondre.

Et aussitôt le jeune homme, sautant sur son mulet, la prit en croupe derrière lui. Et l’animal, comme s’il eût partagé l’orgueil et la joie de son maître, releva superbement la tête, et se mit à trotter allègrement en faisant tinter ses clochettes d’argent. Au bout de peu de jours, ils atteignirent ainsi le pays du jeune prince. Et bien vite la nouvelle se répandit qu’il amenait une seconde épouse ; car il était déjà marié.

Laissant Dourounèche sous la garde de son écuyer, il entre alors dans sa demeure et dans la chambre où sa femme, revêtue de ses plus beaux habits et après avoir pris un bain de fumée, attendait la venue de son seigneur. Et, quand ils se furent salués :

– Tu as cru jusqu’à ce jour, lui dit celui-ci, qu’il ne pouvait respirer sur cette terre aucune créature plus belle que toi. Et moi, je le croyais ainsi. Or, s’il s’était rencontré sur mes pas une femme d’une beauté plus merveilleuse que la tienne, que ferais-tu ? Réponds et parle selon ton cœur !

Et la femme répondit :

– Si parmi les filles des hommes il existait semblable merveille, je me voilerais aussitôt la face et je m’éloignerais de ta maison sans regarder en arrière, pour aller reprendre ma place dans celle de mon père.

Se levant alors, et la prenant par la main, le jeune prince la conduisit dehors, et lui montra silencieusement Dourounèche assise sur le mulet, tandis que l’écuyer se tenait debout à ses côtés. Et l’épouse, poussant une exclamation et un soupir, se voila immédiatement la face, et s’éloigna de la maison de son mari, sans regarder en arrière, pour aller reprendre sa place dans celle de son père.

Et, suivant l’usage, le prince lui renvoya tous ses bijoux. Et le même jour il épousa Dourounèche. Et les fêtes du mariage durèrent toute une semaine. De tous les côtés, une foule nombreuse vint y prendre part. Pendant huit jours, les génisses bondissantes furent immolées, l’hydromel capiteux fut répandu à flots. Et, tous les soirs, autour des grands feux allumés pour la multitude, les chants retentissaient, les danses s’animaient, et les troubadours célébraient la beauté de l’épouse en même temps que la munificence de l’époux.

Et chacun admirait, tout bas, les circonstances surprenantes de cette union. Et partout l’allégresse était vive, excepté sous le toit solitaire où une pauvre femme, accroupie près d’un foyer désert, pleurait les félicités du mariage désormais évanouies pour elle, pendant qu’un vieillard, les yeux secs, la contemplait d’un air de farouche pitié, impatients l’un et l’autre du bruit et du tumulte des fêtes dont l’écho insultant arrivait jusqu’à eux.

La main de Dieu qui s’était détournée de sa première union, bénit celle que le prince contracta avec Dourounèche, et deux fils leur naquirent. La vie de la jeune femme s’écoulait paisible et heureuse entre l’amour de son époux et les caresses de ses enfants. Parfois, ses rêves la ramenaient bien au pays de Hâsaga, où elle était née, auprès du père qui l’avait condamnée et du frère qui l’avait trahie ; parfois aussi, l’image d’Abba-Melchisedech se dressait implacable dans ses souvenirs ; mais vite elle chassait l’une et faisait taire les autres, pour s’isoler dans son bonheur actuel et celui des êtres qu’elle aimait. Ses deux fils grandissaient. Ils étaient plus beaux et plus forts que tous les garçons de la contrée, et lorsqu’ils allaient se mêler à leurs jeux, soit qu’ils s’essayassent à lancer la paume ou à jeter le javelot, leur adresse l’emportait toujours.

Or, peu à peu, cette supériorité, de jour en jour plus grande, en vint à froisser les autres enfants, et ceux-ci, devenus jaloux des deux frères, dans la méchanceté de leur cœur, résolurent de s’en venger en les humiliant. Et un jour que l’aîné avait donné, devant eux, de nouvelles preuves de son adresse et de sa force, ils lui dirent :

– Quoi d’étonnant à ce que nous soyons moins forts et moins adroits que toi ! Nos mères sont d’honnêtes femmes, connues de tous, qui n’ont appris qu’à filer à la maison et à prier à l’église, tandis que la tienne, personne ne sait ce qu’elle est, ni d’où elle vient. Sans doute elle est la fille de quelque diable qui lui a transmis le pouvoir des maléfices, ou plutôt quelque sorcière elle-même ramassée par ton père au pied d’un arbre.

Ces paroles amères blessèrent le cœur de l’enfant, et il courut les rapporter à sa mère. Et celle-ci, également, s’affligea. Et comme son fils lui demandait quel était le nom de son père, à elle, elle se borna à répliquer d’un air altier :

– De tous ceux qui m’outragent, il n’en est aucun qui puisse se vanter d’un sang plus noble que le mien.

Mais lorsque son mari rentra, elle lui conta, tout en pleurs, l’affront qu’elle avait reçu ; et celui-ci, indigné, voulait en tirer vengeance. Ce fut elle-même qui l’arrêta :

– Il y a mieux à faire, lui dit-elle ; laisse-moi aller au pays de mon père ! Ses injustes soupçons se sont aujourd’hui envolés ; il me regrette et sera heureux de me retrouver vivante. Et moi-même, je serai fière de montrer à tous que je suis la fille d’un chef riche et puissant.

Et son époux répondit :

– Qu’il en soit comme tu le désires, ô Dourounèche ! Et quoique ton époux n’ait pas besoin, pour continuer à aimer, à respecter la compagne de sa vie et la mère de ses enfants, de connaître le père cruel qui la chassa jadis, puisque tu le veux, pars, et reviens triomphante aux yeux des méchants confondus. Mais juge de ma douleur ! Il va falloir te laisser, sans moi, affronter les hasards de ce voyage. Tu n’ignores pas, en effet, que les gens du pays voisin nous menacent, en ce moment, de leurs attaques… Et si je m’éloigne avec toi, qui les repoussera ? Ô destin inexorable ! Quelle séparation douloureuse ! Puisse-t-elle ne pas être fatale à notre bonheur ! – Du moins, tu voyageras sous la sauvegarde fidèle de mon écuyer et d’une escorte nombreuse et aguerrie.

Et dès le lendemain Dourounèche fut prête. Elle prit ses enfants avec elle, et lorsque les trois mulets furent sellés, que les clochettes d’argent eurent été suspendues à leur cou, elle vint présenter ses deux fils aux baisers et à la bénédiction de leur père, et prendre congé elle-même de son maître et seigneur. Et celui-ci, au milieu des adieux, sentit ses yeux se remplir de larmes involontaires ; et de noirs pressentiments bouleversaient son âme ; et il ne pouvait s’arracher de leurs bras. Mais, au même instant, un messager accourut lui annoncer l’apparition des ennemis ; et, sans proférer une parole de plus, se dérobant brusquement aux suprêmes émotions du départ, il saisit ses armes et s’élança vers la montagne, à la tête d’une troupe de guerriers d’élite.

Dourounèche, la pauvre et frêle créature déjà tant éprouvée, serra ses enfants contre sa poitrine, inquiète et agitée, elle aussi. Et embrassant d’un dernier regard cet époux adoré, elle donna enfin le signal ; et tous s’ébranlèrent.

Elle allait devant, ses fils cheminant à ses côtés. Auprès de chaque mulet marchait un esclave dont la main tenait suspendue sur leur tête un parasol en paille tressée pour les préserver de l’ardeur du soleil. Derrière, séparé de la masse des femmes, des soldats et des serviteurs, venait l’écuyer. Et cet homme, en suivant de l’œil le balancement gracieux de Dourounèche, dont le corps flexible ondulait au pas de sa monture, se rappelait le jour où, pour la première fois, il lui avait été donné de voir et d’admirer cette femme devenue sa maîtresse. Et il évoquait en lui tous les souvenirs de cette rencontre, datant de quelques années à peine. Tout bas, il se disait que Dourounèche, en cessant d’être jeune fille, était devenue cent fois plus belle et cent fois plus désirable encore. Et, à mesure qu’il réfléchissait en la contemplant ainsi, il sentait je ne sais quelle flamme s’allumer dans sa poitrine. Et, peu à peu, il oubliait que la femme à laquelle il pensait était l’épouse de son maître.

Et le lendemain, à la halle du soir, quand Dourounèche, enfermée, reposait sous sa tente avec ses enfants, et que les soldats fatigués dormaient autour des feux, ou écoutaient les récits merveilleux d’un conteur improvisé, il s’approcha doucement, et par les fentes de la toile il osa regarder :

Ses longs cheveux nattés et la tête à demi cachée par un de ses bras replié, Dourounèche sommeillait. D’une torche presque éteinte s’échappaient de mourantes clartés ; et non loin de leur mère, sur le même tapis, les têtes frisées de ses deux fils se montraient endormies, ainsi que savent seuls dormir les anges et les enfants.

Une partie de la nuit, l’écuyer, rugissant en lui-même, erra autour de la tente. Il s’en éloignait, puis y revenait tout à coup. À diverses reprises, sa main criminelle alla même jusqu’à soulever l’extrémité de la portière qui la fermait ; mais en travers était étendu le corps d’une esclave dont la vigilance pouvait donner l’alarme. Et, étouffant en lui l’orage qu’il y sentait gronder, il se retira.

Au point du jour, on se remit en marche, dans le même ordre que la veille. Mais bientôt, sous l’empire d’un inconcevable vertige, l’écuyer, se rapprochant de Dourounèche, ne craignit pas de lui tenir d’outrageants discours, et de lui faire l’aveu de son téméraire amour. Victime une fois déjà de sa fatale beauté, la jeune mère appela ses enfants plus près d’elle, comme pour demander à leur présence le seul refuge qu’elle pût espérer, et reprocha en termes amers au perfide serviteur sa trahison envers son maître.

Repoussé par l’indignation et le mépris, l’écuyer garda le silence. Mais le soir, lorsque chacun dans le campement reposa, il vint encore à la tente d’un pas furtif, et, affolé de rage, d’un coup de sabre il trancha la tête de l’esclave endormie.

Pénétrant alors sans obstacle jusqu’aux pieds de Dourounèche, il se mit à lui parler derechef de son injurieuse passion. Et, ainsi qu’elle l’avait déjà fait, elle reprocha en tenues amers au perfide serviteur sa trahison envers son maître.

Mais lui, éperdu de fureur, saisit l’aîné des deux enfants, et menaça la mère de le tuer sous ses yeux, si elle ne lui cédait.

– Dieu me l’a donné, Dieu me l’a repris, répondit-elle simplement, en joignant les mains et en levant les yeux au ciel.

Et l’assassin plongea son arme dans le sein de l’innocent, dont le sang rejaillit sur sa mère.

Dourounèche, épouvantée, puisa dans son horreur une nouvelle énergie pour repousser l’écuyer. Et celui-ci, plus ivre de colère que jamais, saisit le second des enfants, et menaça la mère de le tuer sous ses yeux, si elle ne lui cédait.

– Dieu me l’a donné, Dieu me l’a repris, répéta-t-elle en joignant les mains et en levant les yeux au ciel.

Et l’assassin plongea son arme dans le sein de l’enfant, dont le sang rejaillit sur sa mère.

Comme le jour allait paraître et que les soldats s’éveillaient, l’écuyer sortit en toute hâte et courut se baigner dans l’eau du ruisseau voisin. Et quand les soldats furent debout, et que les serviteurs eurent replié la tente, ils découvrirent les trois cadavres gisant à terre, et au milieu, Dourounèche, les yeux hagards, ensanglantée, affaissée, sans force et sans voix. Et chacun recula terrifié.

L’écuyer s’avança alors, et la montrant du doigt d’un air farouche :

– On nous l’avait bien dit, s’écria-t-il ; celle femme est une misérable sorcière, possédée du démon. C’est pour mieux accomplir ses infâmes sortilèges qu’elle a voulu s’abreuver du sang de ses enfants… Cependant elle est l’épouse de notre maître, épargnons-la ; mais retournons au pays raconter ce que nous avons vu, et abandonnons-la dans cette solitude, où, plus sûre que la nôtre, la justice de Dieu saura l’atteindre.

À ces mots, tous partirent, et, pour la seconde fois, Dourounèche se trouva seule au sein du désert, exposée aux attaques des brigands et au danger des bêtes fauves…

Le soleil était déjà bien haut lorsque, dominant sa terreur, elle put revenir à elle et retrouver ses esprits. Et, jetant alentour un regard égaré, elle aperçut à ses côtés les corps de ses enfants.

Et, se prosternant, elle adora le Seigneur ; puis, de ses propres mains, elle creusa une fosse et les enterra pieusement.

Et lorsqu’elle eut accompli cette tâche suprême, se dépouillant de ses riches vêtements, et rejetant loin d’elle les bracelets d’or et d’argent qui lui chargeaient les bras et la cheville des pieds, elle ne conserva qu’une longue chemise blanche dont elle s’enveloppa tout entière. Ensuite, elle prit son nâtala de fine mousseline et le déchira en deux. Ramenant alors sur son front les lourdes tresses de sa chevelure soyeuse, elle s’entoura la tête de l’un des morceaux, tandis que de l’autre elle se ceignait les reins. Et lorsqu’elle se fut ainsi défigurée, ramassant une branche de bois mort, pour soutenir sa marche chancelante, elle se remit en route après une dernière prière, se fiant à la Providence du soin de la secourir et de la diriger.

Dans le lointain, une montagne élevée attira ses regards. Ce fut de ce côté qu’elle tourna ses pas. Et elle alla ainsi toute la journée. La nuit était déjà tombée lorsqu’elle en atteignit le pied ; fatiguée, elle s’étendit à terre, et elle s’endormit sous la protection du Très Haut.

À l’aurore, elle se mit à gravir la pente abrupte. Et, lorsqu’elle fut parvenue au sommet, elle découvrit un plateau verdoyant, au milieu duquel se dressait une colline escarpée. Et en approchant, elle distingua sur cette colline des maisons d’un aspect étrange. C’était comme un amoncellement de roches aux flancs bizarrement taillés, et de huttes en forme de pyramides tronquées, au-dessus desquelles l’ensett élancé déployait le panache frémissant de ses longues feuilles recourbées.

Et soudain elle reconnut dans sa mémoire cet endroit que lui avaient tant de fois jadis décrit les récits légendaires d’Abba-Melchisedech. C’était le couvent de Debré-Sina.

Et dès lors elle avança hardiment.

De l’intérieur d’une de ces roches, plus vaste que les autres, s’échappait un bruit de musique et de chants. C’était l’église. Les religieux, dont les cellules étaient groupées autour, réunis dans le saint lieu, célébraient en ce moment l’office et chantaient les louanges de l’Éternel.

Dourounèche s’agenouilla à l’entrée du sanctuaire. Et lorsque la longue file des moines, une fois les prières terminées, se fut déroulée devant elle en silence, le prieur qui venait après eux, apercevant ce jeune homme prosterné, s’arrêta et lui dit :

– Qui que tu sois, ô mon fils, tu peux te réfugier sans crainte à l’ombre de cet asile inviolable. Dès l’heure où tu en as touché le seuil, l’ange de la miséricorde t’a couvert de son aile.

Et Dourounèche, rassurée par ces paroles, leva les yeux et s’écria :

– Ô mon père, c’est au titre d’enfant de cette demeure austère que j’aspire. Par la Madone dont vous êtes le serviteur, laissez-moi, sous votre autorité, tenter avec ces saints religieux de me frayer une route vers le ciel.

Le prieur, la relevant, la bénit et lui dit :

– Sois le bienvenu parmi nous, ô mon fils !

Et se tournant vers les siens :

– Mes frères, ajouta-t-il, désormais le troupeau compte une brebis de plus.

Et par-dessus sa longue chemise blanche, Dourounèche revêtit une robe jaune de moine ; puis elle se couvrit la tête d’un épais bonnet de laine de la même couleur. Et, à partir de cet instant, elle ne porta plus d’autre nom que celui d’Abba-Gœrguis.

Bientôt elle fut renommée dans tout le monastère pour sa grande piété, non moins que pour sa science profonde. Les leçons d’Abba-Melchisedech avaient porté leurs fruits. Aucun texte sacré ne gardait pour elle ni ténèbres ni mystère. Et lorsqu’un moine, embarrassé par les termes obscurs d’un apologue mystique ou d’un passage difficile, ne pouvait parvenir à en pénétrer le sens, il accourait auprès d’Abba-Gœrguis. Et celui-ci, toujours empressé, lui expliquait le livre révéré.

Or, au bout de quelques mois, il advint que le vieux prieur tomba malade, et que Dieu rappela son serviteur à lui. Et quand le corps du défunt, revêtu de ses ornements sacerdotaux, eut été porté dans la caverne sombre réservée à ce lugubre usage, qu’il eût été déposé sur la terre nue à côté des restes de son prédécesseur ; quand le quartier de roc qui fermait l’accès de cette tombe eut été roulé devant l’entrée, la communauté s’assembla dans l’église, et invoqua le Seigneur pour qu’il daignât l’éclairer d’un rayon de sa suprême sagesse, afin d’élire un digne successeur au vénérable abbé.

Les suffrages unanimes, inspirés par le souffle d’en haut, tombèrent sur Abba-Gœrguis. Et chacun se félicita en lui-même du choix dicté à sa conscience par la divine sagesse. Et tous crièrent trois fois « Hosannah ! » lorsque le nom du nouveau prieur, proclamé par le plus ancien d’entre eux, s’échappa des nuages de l’encens qui fumait sur l’autel.

Mais, confuse de cet honneur, et s’en jugeant indigne à la pensée de ce qu’elle était, Dourounèche refusa de s’y soumettre.

Durant plusieurs jours, le couvent fut plongé dans la consternation. Nul ne voulait désigner d’autre prieur, et chacun, à tour de rôle, venait le conjurer, en larmes, d’accepter.

À la fin, touché de tant d’instances, et vaincu par l’unanimité de ce désespoir, Abba-Gœrguis passa une nuit et un jour seul en oraisons au pied du crucifix, suppliant l’Esprit-Saint de faire descendre ses lumières dans l’obscurité de son âme agitée… Et au bout de cette longue méditation, fortifié par la grâce, il s’humilia de nouveau devant l’Éternel et se résigna au fardeau qu’il lui plaisait d’envoyer à son indignité. Et, à partir de cet instant, il prit les rênes de la communauté et se fit aimer de tous.

Or, en ce temps-là, le mois de mai consacré à la vierge Marie arriva. C’était une grande fête pour le couvent de Debré-Sina. Des contrées les plus reculées, accouraient de pieuses et innombrables caravanes… C’étaient des épouses sans enfant, demandant au ciel de bénir leur union stérile ; c’étaient des vierges dont les fiancés, guerroyant en de lointains pays, n’avaient jamais envoyé de leurs nouvelles ; c’étaient des mères exaucées, dont les bras apportaient au sanctuaire de Marie le fils qu’elles devaient à son intercession… Et puis, c’était la foule des princes et des seigneurs de toute l’Abyssinie, qui, suivis de brillantes escortes, tenaient à déposer sur l’autel de la Madone de somptueuses offrandes ou les dépouilles de leurs ennemis. C’était aussi quelque humble prêtre venu de bien loin, un bâton à la main, abrité et nourri de village en village par la charité, ou quelque pauvre pèlerin, les pieds meurtris par la longueur de la route, les traits altérés par la fatigue et le jeûne, n’ayant à offrir l’un et l’autre que la pureté de leur vie ou la sincérité de leur foi.

Mais tous ces cœurs étaient égaux devant Dieu. Et leurs hommages montaient jusqu’à son trône dans un hymne commun, portés par la voix des anges et des apôtres.

Et il en venait du fond des montagnes du Godjam, et des vallons du Choah, et de ces déserts sans limites et sans nom de l’Afrique que nul n’avait, jusque-là, franchis, et des côtes brûlées de ce vaste Océan dont les flots vont mourir aux rivages de l’Inde. Et tout ce monde trouvait accueil dans le couvent. Chacun dressait sa tente ou construisait sa hutte dans le voisinage. Et le prieur, debout à la porte de l’église, les recevait et les bénissait.

Et voilà que, tout à coup, parmi cette foule agenouillée, Dourounèche distingua cinq personnes dont la vue la frappa au cœur, et qu’elle reconnut, bien que l’aile du temps ne les eût point épargnées. C’était d’abord son père, le chef Tisamma, qui jadis l’avait condamnée ; et puis son frère, qui l’avait trahie ; et puis son maître Abba-Melchisedech, qui l’avait faussement accusée ; et puis son époux, qui l’avait livrée à la garde d’un écuyer ; et puis enfin l’écuyer lui-même, qui, après l’avoir outragée, avait égorgé ses enfants.

Et alors Abba-Gœrguis commanda que ces cinq personnes fussent tenues à l’écart, et qu’après les avoir séparées du peuple, on les amenât devant lui. Et il en fut ainsi qu’il l’avait ordonné.

Chacune de ces cinq personnes, étonnée, se demandait pourquoi on la tenait à l’écart. Bientôt, elles furent ensemble introduites dans la cellule du prieur, où il leur fut servi un repas abondant. Et comme il touchait à son terme, la porte s’ouvrit, et le prieur lui-même parut :

– Que la miséricorde du Très Haut descende sur vous, dit-il en entrant.

– Que le Seigneur tout-puissant vous accorde longue vie, répondirent les cinq étrangers.

Abba-Gœrguis s’assit à leur table, et les coupes d’hydromel se mirent à circuler. Et quand ils furent tous rassasiés, Dourounèche prenant la parole leur dit :

– Je voudrais bien vous conter une histoire.

Et chacun se disposa à écouter.

– Or, dans un pays que je ne nommerai pas, commença le prieur, régnait jadis un chef puissant et riche, qui avait une fille. Non loin de là vivait un vieux prêtre. Le chef alla le trouver pour lui confier l’éducation de son enfant, et le prêtre accepta. Mais la fille, en grandissant, devenait de plus en plus belle ; et voilà que le maître, peu à peu, s’éprit de son élève, et que, ne pouvant venir à bout de la vertu de la jeune fille, il alla faussement l’accuser auprès de son père. Et le père ajouta foi à ses paroles.

À ces mots, Tisamma, faisant un retour vers le passé, se dit en lui-même :

– Malheureux que je suis, c’est ainsi qu’autrefois j’ai agi aussi, et que j’ai prêté l’oreille à d’odieuses calomnies contre ma fille.

– Et le père abusé, poursuivit le prieur, donna l’ordre de la tuer…

– Oh ! impitoyable et aveugle que je fus ! C’est encore là ce que j’ai fait ! se répétait tout bas Tisamma, tandis qu’Abba-Melchisedech, se frappant la poitrine sous sa robe, murmurait de son côté :

– Indigne prêtre, voilà l’épouvantable forfait dont tu t’es rendu complice en accusant une fille innocente.

– Mais l’homme chargé de cette mission, continua Abba-Gœrguis, recula devant le crime, et se borna à abandonner la jeune fille, au milieu du désert, exposée aux attaques des brigands et au danger des bêtes fauves.

Et le frère, à son tour pris de remords, se dit également :

– Barbare et lâche que je fus, mon odieux abandon a causé la perte de ma sœur ! Ne devais-je pas plutôt me déclarer le protecteur et le soutien de sa jeunesse ?

– Mais Dieu veillait sur elle, reprit le prieur, et elle rencontra sur son chemin un jeune prince qu’au premier regard séduisit sa beauté, qui l’aima, et dont elle devint l’épouse. Or, un jour qu’elle voulait revoir le pays de son père, elle prit avec elle les deux enfants que le ciel lui avait donnés, et comme son époux ne voulait pas l’accompagner, elle dut partir sous la garde d’un simple écuyer auquel n’avait pas craint de la remettre l’imprévoyance de celui-ci…

– Ah ! pensa le prince, moi aussi j’ai commis la faute de confier ma femme à la garde d’un simple écuyer, et à présent, voilà que je l’ai perdue ; elle est morte, elle et mes deux enfants.

– Mais cet écuyer était un traître serviteur, ajouta Abba-Gœrguis, et, sans respect pour l’épouse de son maître, il osa lever les yeux sur elle ; et comme elle le repoussait avec horreur, il tira son sabre et massacra les deux enfants sous les yeux de leur mère.

Et l’écuyer infidèle, tremblant à la terrible image évoquée par ces mots, s’accusait intérieurement et disait :

– Quel crime ai-je commis, grand Dieu ! d’avoir osé attenter à l’honneur de mon maître, et de m’être aussi fait le meurtrier de ses fils !

Et un silence douloureux planait sur ces cinq personnes, pendant que d’amères réflexions remuaient le pond de leur âme.

Et, après un moment d’interruption, le prieur s’écria :

– Voudriez-vous connaître les personnages de cette véridique histoire ?

Et chacun, alors, lui en demanda les noms avec instance.

– Eh bien ! je vais vous satisfaire, répondit-il. Mais, auparavant, sur cette croix qui pend à ma poitrine, jurez-le-moi, si l’un de vous cinq, en découvrant ce mystère, y trouve pour son compte le motif d’une juste vengeance, que celui-là pardonne dès à présent, et renonce à sa colère !

Et tous les cinq jurèrent.

Et alors, d’un mouvement rapide, Dourounèche rejeta son bonnet jaune de moine ; ses longs cheveux, n’étant plus contenus, se déroulèrent ; et, sous cet habit grossier, comme dans le miroir de la source, une femme d’une incomparable beauté apparut à leurs yeux, et tous la reconnurent ; et elle leur tendit les bras.

Et à l’instant même, sans une parole de plus, son mari la saisit avec une ivresse sauvage, et sauta sur son mulet, l’emportant comme s’il eût craint qu’on vint la lui ravir encore. Et l’animal, comprenant tout le prix du fardeau dont le chargeait la confiance de son maître, releva la tête avec orgueil, et se mit à courir d’un trot rapide, au tintement joyeux de ses clochettes d’argent.

Et, au bout de quelques jours, ils atteignirent ainsi le pays du prince. Et tout le monde s’associa à l’allégresse des époux réunis si miraculeusement, après s’être crus séparés à jamais. Et dès lors ils vécurent heureux. Car Dieu les bénit de nouveau, et ils donnèrent le jour à une nombreuse postérité.

Mais les moines du monastère de Debré-Sina, désolés de la perte de leur bien-aimé prieur, ne consentirent jamais à lui nommer un successeur ; et, se résignant plutôt à quitter leur retraite, ils se dispersèrent dans toute l’Abyssinie.

Et aujourd’hui l’étranger qui visite cette montagne.