19. J’ai envie d’embrasser le
 monsieur sur la bouche

Le sida fait des milliers de morts, mais je me rends bien compte, au début des années 1990, que notre pays est peut-être le moins bien informé sur cette maladie. Il n’y a encore jamais eu d’émission spécifique ou de grand débat dédié à ce virus mortel, à ce phénomène de société effrayant. Avec la collaboration de Christophe Dechavanne et Jean-François Boyer, le directeur de la communication du ministère de la Santé, j’avais déjà soutenu une démarche d’information sur le préservatif à un franc, vu comme « premier vaccin », et nous avions pu commencer à parler du sida en le dédramatisant avec les mots d’Alain Souchon : « Sortez couverts »… Mais en ce début des années 1990, au vu du nombre hallucinant de décès, il devient indispensable d’informer véritablement la population. Aux États-Unis, la machine est déjà en marche depuis longtemps…

C’est vraiment moi qui ai voulu faire le Sidaction. Dans les milieux de la mode, de la chanson, des médias, du show-business, on mourait déjà beaucoup du sida, sans jamais révéler la véritable origine du décès. On mourait d’une « longue maladie », « honteuse », puisque c’était une maladie d’amour honteuse, et puis personne ne savait vraiment comment on l’attrapait, cette maladie ! La première personnalité qui est morte officiellement du sida fut le chanteur allemand Klaus Nomi, en 1983. On a ensuite beaucoup parlé de Rock Hudson, l’acteur américain, qui a fait son coming out et qui est mort le 2 octobre 1985, chez lui, à Beverly Hills, après avoir passé quelques mois à l’Hôpital américain de Neuilly.

À cette occasion, Line Renaud lance un cri d’alarme au journal télévisé de William Leymergie. Elle explique que les artistes français, à l’image des Américains déjà très largement impliqués, devraient s’engager contre ce fléau en participant à des galas pour récolter des fonds. Et joignant le geste à la parole, elle crée l’Association des artistes contre le sida.

Par la suite, d’autres artistes sont morts du sida, nous le savions tous, mais la maladie restait taboue… C’est dans ce contexte que j’ai mis sur pied une rencontre avec le professeur Montagnier, qui avait découvert le virus avec son équipe, et avec Pierre Bergé et Line Renaud qui s’occupaient déjà d’une association d’aide aux malades. J’avais eu la possibilité de m’entretenir avec Line Renaud de façon approfondie sur le sujet. Elle-même avait été alertée par Elizabeth Taylor, profondément engagée dans le combat par le biais de son association l’AMFAR. De nos nombreuses réunions est née l’idée de dédier une soirée exceptionnelle d’information et de sensibilisation à la lutte contre le sida. À TF1, Anne Barrère, responsable de la Santé sur la chaîne, organise pour nous des rendez-vous préparatoires avec les meilleurs professeurs des hôpitaux et m’aide à faire le lien avec des associations comme Act Up.

Grâce à ces trois personnalités très impliquées dans l’aide aux malades (parce que la recherche était encore quelque chose d’assez balbutiant), et au soutien d’Étienne Mougeotte, nous avons donc décidé de monter un Sidaction, en 1994.

« Le problème, dis-je à Line Renaud, c’est que lorsque nous allons diffuser cette émission, il y aura peut-être en face un show d’humour, ou ailleurs une émission sur les plus belles filles du monde ; c’est comme le Téléthon, il y a toujours Miss France en face, c’est une aberration ! Mais ça fait des années que c’est comme ça… » J’avais vraiment peur de cette concurrence, qui pouvait éloigner le public. Je voulais que ce soit cette émission qui soit regardée. Et c’est là où nous avons eu LA bonne idée. « Et si ça passait sur toutes les chaînes ? »

J’ai pris mon bâton de pèlerin et j’ai pris rendez-vous avec les présidents des autres chaînes. Au début, ils étaient très réticents. D’autant qu’ils perdaient l’argent de la pub, puisque le produit des espaces publicitaires était donné à la recherche contre le sida (on avait décidé de répartir les dons de cette émission à 50 % pour la recherche et 50 % pour l’aide aux malades). Mais en fin de compte nous y sommes arrivés : le Sidaction allait être diffusé en même temps sur toutes les chaînes.

La construction de cette émission me laisse une montagne de souvenirs. C’est celle dont je suis la plus fière, mais c’est surtout la plus compliquée et la plus difficile qui m’ait été donné de monter, parce que ce n’est pas un simple programme de télévision : c’est la sensibilisation de tout un pays à une maladie dont on ignorait tout et qui pourtant nous menaçait tous. C’est un Français qui avait identifié le virus, et pourtant nous étions un des derniers pays à comprendre comment il se transmettait : quantité de gens croyaient qu’on pouvait l’attraper en s’embrassant, d’où le fameux baiser de Clémentine Célarié à un homme séropositif. D’aucuns pensaient même qu’on attrapait le sida juste en touchant un séropositif… Il fallait tout expliquer, que ce n’était pas la salive, que ce n’était pas ceci, que ce n’était pas cela… C’était de la pédagogie, un véritable cours de santé publique. Et il fallait rendre tout cela quand même attractif.

Pour ce faire, il n’y a jamais eu autant de stars de la télé, de la chanson, du cinéma, de personnalités de tous bords, ensemble, sur un même plateau de télévision, en présence de tous les présidents de chaîne. Car on a réussi ce pari : diffuser le même programme sur toutes les chaînes de télévision de France. D’ailleurs, dans tous les pays, cela a eu un écho retentissant. L’audience n’avait aucune importance puisque de toute façon il n’y avait pas de concurrence ; mais l’émission a été énormément regardée, à 100 %, et pas uniquement parce qu’il n’y avait que cela à voir.

 

Ce soir du 7 avril 1994, tout le monde est à son poste. Je sais combien l’enjeu est important et une vague d’émotion s’empare de moi dès le lancement du générique, tandis que défilent des photos qui prennent vie, des sourires d’enfants malades, jusqu’à ce jeune garçon qui lance : « le sida, j’en ai ras le bol »… La salle est pleine à craquer. Sur la scène, présentateurs, artistes et équipes hospitalières entourent une jolie jeune femme brune qui témoigne. Ses longs cheveux encadrent son regard triste, elle pourrait être ma fille, ma sœur…

« Bonsoir, je m’appelle Barbara et j’ai dix-neuf ans. Il y a deux ans j’ai fait la connaissance d’un garçon plus âgé. J’ai été séduite par son originalité, malheureusement il m’a transmis le virus du sida. Il se savait séropositif mais, par négligence ou par peur de me perdre, il ne m’a rien dit. Ce fut ma première et ma dernière grande histoire d’amour… »

La caméra balaye l’assistance, on aperçoit Jean-Pierre Foucault, Pierre Bellemare, Henry Chapier, Jean-Luc Delarue, tous très graves et impliqués, avec sur le revers de leurs vestes le désormais célèbre ruban rouge. Sophie Favier a les larmes aux yeux. Mireille Dumas, Tina Kieffer et Christine Bravo ont les yeux rivés sur la jeune fille qui poursuit : « L’annonce de ma séropositivité a totalement bouleversé ma vie. Désespérée, pensant être proche de la mort, j’abandonne le lycée. Comment continuer si tout est perdu d’avance ? Malgré l’entourage familial extrêmement attentif, je m’excluais moi-même peu à peu. Mal informée et par peur de gêner les autres, je lavais mon linge et ma vaisselle séparément. Vinrent ensuite les longs mois d’intense désarroi… J’ai essayé plusieurs fois d’en finir avec la vie, puis un jour je fis la connaissance d’une personne qui consacrait sa vie à la lutte contre le sida. Cette rencontre a bouleversé ma vie. Aujourd’hui je dépense beaucoup de mon temps à aller dans les entreprises, les lycées et tous les lieux où l’on m’accueille pour délivrer mon témoignage sur la maladie. Je me sens le devoir de soutenir tout ce qui peut aider à diminuer l’extension du sida et si jamais mon témoignage empêche une seule personne d’attraper ce satané virus, ou si ce témoignage empêche l’exclusion d’une seule personne contaminée ou s’il permet à ces malades de retrouver un peu de joie et d’espoir, alors ma vie aura un sens. »

Difficile d’enchaîner après ce poignant témoignage à fleur de larmes… Frédéric Mitterrand et Christophe Dechavanne prennent à leur tour la parole : « Christophe et moi avons un peu l’impression que c’est ce soir ou jamais… »

Tous les artistes sans exception, d’Elton John à Catherine Deneuve, ont accepté de défendre bénévolement cette cause et chacun y met du sien. Catherine Deneuve lit de larges extraits du livre Le Couloir de l’infirmière Françoise Baranne, qui a suivi pendant trois ans le douloureux parcours de personnes atteintes du sida et rejetées par la société. Plus tard, toujours très impliquée, elle interprétera en plateau Aimer à perdre la raison, la chanson de Jean Ferrat. Christophe Dechavanne rappelle les pratiques à risques en matière de transmission du virus : « La contamination ne peut s’éviter qu’en portant un préservatif. Le baiser, le serrement de main, etc. on ne le répétera jamais assez, ne contaminent pas ! »

Il est interrompu par Clémentine Célarié : « J’ai envie de faire un truc bête depuis le début, c’est d’embrasser le monsieur qui est derrière moi sur la bouche… » Elle joint le geste à la parole, embrassant ce jeune homme séropositif sous les applaudissements de l’assistance. À cette époque, toutes les rumeurs les plus stupides circulent, mais ce baiser les anéantit d’un seul coup. Il fait comprendre de manière très concrète que cette maladie ne se transmet pas par la salive mais seulement par le sperme et par le sang. Cette image fera ensuite le tour du monde : le baiser de l’amour, et non pas celui de la mort…

Gérard Depardieu, lui, réalise l’interview d’un jeune garçon en phase terminale dans un hôpital. Je dois avouer qu’il me touche particulièrement. Lorsque je l’ai appelé pour lui demander de réaliser cet entretien filmé, son accueil a été dans un premier temps plutôt réservé. Mais au final, j’ai rarement vu quelqu’un s’intéresser de façon aussi précise, aussi humaine aux malades. Il pose des centaines de questions avec beaucoup de douceur à ce jeune garçon d’à peine vingt ans, d’une maigreur affolante…

Tout le long de l’émission, les présentateurs se succèdent dans une vraie ferveur, presque une communion… Une grande prière le temps d’une nuit. Le réalisateur de l’émission, Jérôme Revon, a mis six mois à préparer le tournage, une vraie performance personnelle. Je crois qu’au fond, sur ce programme, personne n’est là par hasard. Nous avons tous compris qu’une épidémie est en train de détruire toute une frange de la population et qu’il nous faut montrer que ce n’est pas une maladie de drogués et d’homosexuels, mais qu’elle touche tous les milieux, toutes les couches sociales, hommes, femmes et enfants…

 

Ça avait été très compliqué d’avoir tous les présidents de chaîne. Déjà, ils ne s’aimaient pas entre eux, mais ils pouvaient à la rigueur oublier leurs différends pour une telle cause, l’espace d’un soir. Pourtant, il y a eu des bagarres sans nom. C’était invraisemblable de voir que, même pour une cause comme celle-là, on n’arrivait pas à se faire entendre de gens d’une telle qualité. Deux présidents se sont battus, réellement battus, lors d’une réunion qui se passait dans les bureaux d’une des chaînes (on changeait de lieux pour les réunions, parce qu’il ne fallait pas que TF1 ait le leadership). Ça paraît impensable, et l’écrire aujourd’hui, des années plus tard, renforce encore mon sentiment d’incompréhension, mais les présidents de deux grandes chaînes de télévision française en sont venus aux mains, parce qu’ils n’étaient pas d’accord sur la ligne éditoriale !

Comme je l’ai dit, c’était une soirée économiquement « vide », donc pour les chaînes de télévision qui vivent avec la pub, c’était une catastrophe, « un accident industriel ». Mais il y avait d’autres soucis. D’abord ils n’étaient pas d’accord sur le temps que devait durer l’émission, que je voulais faire exister quatre heures. Ensuite il y a eu beaucoup de discussions sur l’idée qu’une partie de l’argent généré par la publicité diffusée pouvait quand même être répartie entre les chaînes. Puis il y a eu des discussions sans fin sur qui faisait quoi, quel journaliste pour les reportages, ceux de TF1, ceux de France 2, de France 3 ? Quelle répartition des rôles. Qui allait présenter ? Un animateur de TF1, un présentateur de M6 ? C’était une querelle d’espace, de leadership et de visibilité. On en oubliait presque le sida.

C’est comme ça. Dès le moment où on choisit de mettre six chaînes de télévision ensemble, il faut penser six fois. Peut-être n’avais-je pas intégré la pensée divisée par six ! Il a bien fallu le faire, et on l’a fait. L’important, c’était de réussir la soirée.

 

L’émission se termine… Dans les coulisses, tous les présidents de chaîne sont présents, fiers d’avoir réussi ce pari. Plus de bagarres ! Oubliée, le temps d’un soir, la pression économique et l’absence de recettes publicitaires. Nous avons, cette nuit-là, récolté une somme d’argent incroyable pour aider les malades : 270 millions de francs donnés par 1,4 million de donateurs…

Cette émission ne pouvait pas se faire sans l’appui du ministère de la Santé. Étienne Mougeotte me dit alors : « Il faut que tu rencontres le nouveau ministre de la Santé, Philippe Douste-Blazy. Il faut qu’il soit dans cette histoire, et qu’on implique le gouvernement. » On organise un dîner avec Philippe Douste-Blazy, dans son appartement, en présence de plusieurs autres personnes (des représentants de chaînes, des journalistes et tout le cabinet du ministre.

J’ai eu un coup de foudre pour lui. J’ai adoré l’homme de santé plus que le ministre, j’ai été totalement admirative de son implication dans la lutte contre cette maladie ; j’aimais sa manière de dédramatiser les choses, non pas le sida, puisque le sida n’est qu’un drame, mais sa capacité à être pédagogue et à expliquer le contexte, et je me disais que le message devait passer par lui. Cette soirée dans son appartement s’est terminée de façon assez étrange à quatre heures du matin, ce qui, pour une réunion avec un ministre, est franchement inhabituel. Tout le monde était parti, sauf lui et moi. Ce jour-là sont nées notre histoire de cœur et notre implication commune dans les causes humanitaires. Nous avons commencé une vie ensemble, qui a duré quatorze ans.

Et nous l’avons commencé par cette réussite qu’a été le premier Sidaction, qui s’appelait d’ailleurs plus précisément Ensemble contre le sida. D’un coup, en France et ailleurs en Europe, voire dans tout le monde occidental, les émissions de télé se sont mises à lever des fonds privés colossaux en faisant appel à la générosité publique. C’était l’apparition d’un nouveau phénomène, dont j’étais à la fois actrice et spectatrice. Cela n’avait jamais existé auparavant, jamais aucun média n’avait eu autant de puissance, n’avait pu lever des fonds aussi significatifs. Les sommes levées lors de ces émissions, Sidaction, Pièces jaunes, Téléthon, Restos du cœur, donnaient le vertige, mais aussi une certaine forme de colère parce qu’on constatait que les télés faisaient appel à la générosité publique pour combler un vide, un manque qui aurait dû relever des gouvernements, quels qu’ils soient.

Alors oui, comme je l’ai dit, c’était un phénomène nouveau : désormais, dès le moment où un problème humanitaire ou un problème de santé publique devient si conséquent qu’il ne peut pas être simplement géré par un ministère, le seul outil suffisamment puissant pour sensibiliser les populations, les citoyens, le public, c’est évidemment la télévision. Il me semblait que c’était un devoir pour une chaîne, privée ou publique, de parler des choses graves à des téléspectateurs qui, par ailleurs, se branchaient sur ces chaînes pour se divertir ou pour s’informer. Ça fait partie également du devoir d’information et de sensibilisation. Mais on dépassait cet ordre établi, on passait à un nouvel aspect des choses : « On vous demande de l’argent, parce que sans cet argent, on avancera moins vite… »

Par contre, il me semblait clair que les téléspectateurs qui regardaient ces programmes n’étaient pas obligés de donner de l’argent. Il n’y avait aucune culpabilité induite dans le discours, on n’écrivait pas sur l’écran : « Monsieur X a donné un euro, Monsieur Z a donné trois euros ! » C’est une demande, certes, il y a même un compteur d’argent pour le Téléthon, mais rien ne me choque dans cette requête. Les sommes d’argent récoltées sont gigantesques, et je comprends le questionnement qui peut naître sur la légitimité de cette demande, ou sur le fait qu’on n’a pas toujours su où allait précisément cet argent. D’où, je le répète, cette obligation, dès le moment où on fait un appel au don ou à une promesse de don, d’expliquer ensuite à Monsieur Tout-le-Monde, au sens le plus positif du terme, ce qu’on a fait de son euro.

Il y a toujours des polémiques sur la répartition des dons. Mais aussi sur le choix des causes : « Pourquoi on fait une émission spéciale sur la myopathie, et pas sur telle autre maladie orpheline ? » C’est un questionnement légitime, et ça a été un peu compensé par une émission qui s’appelle Qui veut gagner des millions ?, où régulièrement Jean-Pierre Foucault reçoit des artistes qui participent au jeu pour gagner des sommes d’argent conséquentes, destinées à des associations. Cela reste une émission de divertissement, mais l’argent qu’elle génère va à des causes. J’estime que ce genre d’émissions devraient être beaucoup plus nombreuses. Ce n’est pas prendre les Français en otages. Il se trouve en fait que les Français sont très généreux. Comme il n’y a personne derrière eux qui leur braque un fusil derrière l’oreille pour leur dire : « Si vous ne donnez pas, vous êtes vraiment quelqu’un de pas bien », ils ne sont pas obligés de donner. Mais il se trouve que, à un certain niveau de sensibilisation, vous vous sentez obligé de faire un geste. C’est la force des images, c’est la force de la demande. On ne peut pas rester indifférent à ces causes. Ou bien c’est le mot « générosité » qu’il faut remettre en question.

Maintenant, ce qui est probablement une question plus fondamentale, c’est jusqu’où les chaînes de télévision doivent-elles se substituer à la mission et au budget d’un État ?

 

Je crois que je n’aurais pas pu vivre dans un monde léger, facile, brillant, rempli de paillettes, sans avoir fait ces choses… Je me dis que mon passage à la télévision aura au moins servi à cela. Mais c’est ma propre conscience, on n’est pas obligé de me suivre. C’est aussi ce qui habite un Zidane, apparemment, qui a envie de redonner quelque chose. C’est aussi, probablement, le cas pour Zazie qui a monté l’association Sol en Si pour les enfants séropositifs ou qui ont perdu leurs parents du sida, et qui organise tous les ans une opération pour les aider. Tout citoyen, tout être humain qui voit ce qui se passe dans ce monde risque fort de sentir un beau jour qu’il doit s’investir et dépasser la simple prise de conscience.

Zazie, justement, a écrit une chanson qui pour moi est un bel exemple, J’ai tout vu, j’ai tout regardé, je n’ai rien fait. Je ne voulais pas avoir tout vu, tout regardé, tout su et n’avoir jamais rien fait, alors que j’avais entre les mains un outil majeur pour pouvoir agir. Je n’avais pas la possibilité de guérir, mais je pouvais utiliser l’outil dont je disposais pour faire parler des gens, les sensibiliser et apporter ma pierre à l’édifice à travers une chaîne de télévision, pour peu qu’on veuille bien me suivre là-dessus. J’avais besoin évidemment de mes patrons et là je remercie ici M. Bouygues, M. Le Lay, M. Mougeotte. Nos relations à travers le temps n’ont pas toujours été idéales, mais pour cela, ils ont été avec moi.

 

Mon implication dans cette « télévision humanitaire » n’est pas indépendante non plus d’une conscience que j’ai longtemps partagée avec Nicolas Hulot. On a beaucoup voyagé ensemble, notamment en Afrique du Sud. J’ai eu de vrais chocs là-bas, à l’époque de l’apartheid. On avait pris le train Bleu, on avait fait des tournages magnifiques, dans ce pays sublime que j’aime par-dessus tout, mais c’était aussi un pays où l’égalité n’existait pas. Je me souviens d’une scène très particulière qui m’a vraiment touchée. Nous étions dans un restaurant à Johannesburg, nous avions déjeuné avec toute l’équipe de façon tout à fait somptueuse. Arrive une petite bande de jeunes garçons très maigres, et par ailleurs très sages, qui, de façon évidente, avaient faim. Ils rampent pratiquement sous notre table pour qu’on leur donne du pain ou du sucre, peu importent les reliefs de notre repas. Alors Nicolas les installe à une table dans le restaurant et passe commande, comme si c’était pour nous. Quand les plats arrivent, il les fait servir aux petits Blacks, qui se font jeter par le restaurateur à coups de torchon ! On a pris les plats, on est allés les porter sur le trottoir d’en face, où les jeunes les ont dévorés…

Ce n’est certes qu’une anecdote, mais elle n’est pas anodine ; c’est une manière de vivre, c’est une manière de penser.