21. Les orphelins martyrs
de Bucarest
Juste après la chute de Ceausescu, on avait, avec Anne Sinclair, montré un document sur le sort des enfants orphelins en Roumanie, des images qui étaient totalement insoutenables. Je me suis dit qu’il était impensable de regarder cela sans se lever et y aller. Les enfants en Roumanie sont abandonnés, parce que les parents ne peuvent pas les élever, et les orphelinats ne sont pas des orphelinats, mais des mouroirs désespérants. Quand on entre dans ces endroits, on est déjà frappé par l’odeur, ces remugles écœurants des excréments, de l’abandon, de la nourriture pourrissante, des rats et des insectes qui s’en délectent, etc. Il s’agit pourtant d’orphelinats, d’établissements prévus pour des enfants. Ces enfants sont parqués, ils n’ont jamais reçu la moindre caresse sur les cheveux ni le moindre baiser. Les plus petits sont attachés aux barreaux de leur lit, et ils vont laper la nourriture qu’on leur jette dans des gamelles posées au bout du berceau, si toutefois on peut appeler cela un berceau. Le mot « cage » est plus approprié. Ils ne font donc aucun mouvement, ils n’apprennent jamais à marcher, jamais à bouger les bras ni à saisir les choses. Ce ne sont même pas des petits animaux, il y a juste l’instinct de survie, et encore, les malheureux se laissent-ils mourir la plupart du temps.
Suite au reportage que j’ai vu dans l’émission Sept sur sept d’Anne Sinclair, je décide de monter avec TF1 une émission en Roumanie, une fois de plus pour informer les gens et leur montrer que ce qui se passe dans ce pays est tout simplement insupportable. Avec le directeur de l’information de l’époque, Robert Namias, nous sommes partis filmer l’infilmable. Nous nous sommes rendus dans ces fameux orphelinats.
Évidemment, les autorités ne nous montraient que ce qui était encore à peu près « acceptable » ou visible. Mais à un moment donné, pendant le tournage « autorisé », je monte au dernier étage du Kamin Spittal. Kamin Spittal veut dire « orphelinat », mais cela veut dire aussi « hôpital psychiatrique », si l’on traduit littéralement. Je monte donc au dernier étage, et là je découvre, interdite, ce qu’il y a de plus horrible au monde. Des bébés qui ne sont plus que des petits amas d’os. Il ne devait plus leur rester que quelques grammes de chair, et on faisait des tests de sida sur ces enfants, comme on le fait sur des rats ou des souris. Cet étage était protégé avec de grands morceaux de ruban adhésif qui en interdisaient l’accès, on n’avait pas le droit d’y monter. J’ai franchi ce barrage et quand je suis arrivée en haut, même si je n’avais pas de caméraman avec moi, on m’a dit : « Non, interdiction d’entrer. »
Ma détermination s’affranchissait de tous les obstacles, dans un contexte aussi inimaginable. Alors je suis quand même entrée dans les chambres et j’ai vu l’enfer sur terre. C’était glaçant. Comme une folle, j’ai commencé à vouloir décrocher tous les tubes reliés à ces tout petits enfants, parce que ce n’étaient pas des tubes destinés à les nourrir, mais des perfusions installées dans un but expérimental. Une infirmière présente m’a avoué que ces enfants étaient de toute façon condamnés, parce qu’ils souffraient déjà de maladies graves. Alors on leur inoculait le virus du sida et on faisait des tests médicamenteux sur eux. Dans quel cerveau pervers une telle idée avait-elle pu germer ?
Je prenais un gros risque, je n’étais pas dans mon pays, et puis qui étais-je pour faire cela ? Mais cette scène, je ne pourrai jamais la décoller de ma rétine.
Une fois redescendue, je demande donc à pouvoir aller tourner là-haut. On me l’interdit évidemment, on n’a donc jamais pu vraiment filmer cette abomination, en dehors de quelques petites images volées à la caméra à visée laser, qui sont très imparfaites, mais qu’on a quand même tenu à diffuser.
Il y avait encore pire que cela !
À l’époque de Ceausescu, les orphelins étaient jugés à partir de quatre ans sur leur capacité à pouvoir continuer dans la vie. À quatre ans, selon leur comportement, on déterminait : « Il va peut-être servir, il ne va sans doute pas être utile. » Le jury était constitué d’infirmières, de médecins, d’on ne sait qui. Dans le cas où un enfant de quatre ans ne se comportait pas comme on pouvait s’y attendre (je ne sais même pas quels étaient les critères !), il était envoyé dans la campagne, à deux cents kilomètres de Bucarest, dans un Kamin Spittal. On a pris une voiture, sans aucune autorisation, mais avec un guide grassement soudoyé, on est partis à la recherche de cet établissement de la honte, qu’on a fini par trouver. On est rentrés dans l’hôpital en apportant des bonbons (et c’est quoi, apporter des bonbons à des enfants qui vont mourir ?). Par près de moins vingt degrés, il y avait des lits dehors, avec des enfants et des grands malades mentaux de trente ans partageant ces mêmes lits, sous des couvertures immondes. La plupart des « patients » étaient couchés par terre, la nourriture mêlée à cela, avec des vrais fous (je n’aime pas employer le mot « fous », mais des malades mentaux, c’est certain), mélangés à des enfants autistes, et des enfants qui devenaient fous par imprégnation. Ils avaient des yeux démesurés. Ils nous serraient de toutes les maigres forces qu’il leur restait, nous qui étions venus témoigner de leur détresse ultime. Ils nous serraient comme s’ils avaient compris qu’on pouvait peut-être leur sauver la vie, mais c’était juste impossible.
J’ai vu et témoigné qu’un État a été capable de traiter ses enfants de cette manière. Nous l’avons dénoncé. Un homme m’a beaucoup aidée dans ce combat, qui dirige toujours une association en France appelée Enfants de Roumanie, c’est un ancien collaborateur de M. Giscard d’Estaing, et c’est surtout un homme exceptionnel parce qu’il n’a pas lâché prise. Il m’a considérablement aidée à monter le pont d’adoption que TF1 a créé avec moi, à ma demande et à mon initiative, et avec le soutien du Premier ministre de Roumanie de l’époque avec qui j’ai établi une relation très personnelle, et qui s’appelait Petre Roman. Sans Petre Roman, sans TF1 et sans l’association Enfants de Roumanie, nous n’aurions pas pu monter ce pont d’adoption. Des centaines d’enfants ont pu être adoptés par des familles, mais certains étaient dans des états si désastreux que certaines familles, supposées pourtant vouloir accueillir des enfants avec un amour fou, les ont « rendus » par la suite, puisque les petits n’étaient pas « parfaits ». La réflexion à mener sur l’adoption repose sans doute sur cette problématique.
C’est un souvenir très fort, et je pense que j’ai bien fait de dénoncer tout ça parce que désormais les choses ont un peu changé là-bas, les abandons sont plus surveillés, les enfants sont un peu mieux soignés. Désormais, les fous sont avec les fous, il n’y a plus de « jugement dernier » pour les enfants de quatre ans, et ils sont à peu près scolarisés. Mais je crois que les terribles Kamin Spittal existent encore aujourd’hui, de façon très discrète.
Je suis persuadée que cet élan qui me pousse vers les autres se multiplie, se conforte auprès des hommes dont j’ai partagé la vie. Je connaissais le Rwanda pour y avoir observé les gorilles avec Nicolas Hulot. Je ne pouvais deviner, à ce moment précis, que j’allais revenir au Rwanda dans un tout autre contexte, un contexte effroyable, au moment d’une guerre fratricide entre l’ethnie hutue et l’ethnie tutsie. J’accompagnais cette fois Philippe Douste-Blazy, qui était certes ministre, mais qui s’était rendu là-bas à titre humanitaire, endossant les rôles de ministre, de médiateur, de visiteur français dans un pays en guerre. Nous les Français, nous étions a priori responsables de quelques petits problèmes de ce pays.
La chose qui m’a le plus frappée, c’est ce que j’appelle la traversée des miroirs, parce qu’il m’est arrivé souvent de visiter des pays dans des conditions très différentes : là où j’étais allée avec Nicolas en aventurière, dormant dans un sac de couchage au bord du Zambèze, je retournais avec Douste-Blazy, précédée d’officiers de sécurité, avec des gyrophares, des hélicoptères… J’étais la même femme dans des circonstances totalement différentes. Au Rwanda, lors de ce retour, une image m’a bouleversée : Philippe Douste-Blazy se penchait sur ces enfants qui parfois avaient le corps coupé en petits morceaux à coups de machettes (c’était une horreur inoubliable), et à un moment donné, il s’est approché d’une fosse, un trou creusé par je ne sais laquelle des deux ethnies (de toute façon ils faisaient les mêmes ravages). Il se penche alors au-dessus du trou où l’on jetait les corps à moitié vivants les uns au-dessus des autres, avec de la terre par-dessus. Et soudain il croit déceler un tout petit cri, le cri d’un bébé. Il demande à ce qu’on enlève les corps qu’on entassait, des centaines de corps mutilés. Les Rwandais extirpent les cadavres, les uns après les autres, jusqu’au moment où Douste a pu soulever une petite fille, un minuscule bébé qu’on a ramené ensuite dans l’avion officiel, qu’on a soigné évidemment, et dont il a organisé l’adoption par l’un de ses officiers de sécurité (Philippe est d’ailleurs le parrain de cette petite fille).
À ce moment-là, je me suis dit que ces deux hommes, Nicolas et Philippe, qui étaient si opposés, qui agissaient dans des registres très différents, ne se rendaient pas dans ces pays lointains pour rien. Ils allaient jusqu’au bout de quelque chose et ils avaient une éthique, l’un comme l’autre. Ces deux hommes étaient extrêmement proches de la souffrance du peuple africain, même si les raisons de leurs voyages étaient si différentes. Nicolas venait filmer le delta de l’Okavango et le vol des flamants roses, Philippe Douste-Blazy allait parler du sida et voir le ministre responsable, mais il y avait un même type de comportement. Sans aucun doute, toutes ces expériences ont enrichi mon regard et peut-être aussi renforcé mon besoin d’engagement.