Préface 

 

 

Cet ouvrage contient des entretiens de Jean Klein, publiés à l’origine dans la revue Être et qui se trouvent ici rassemblés pour la première fois en un seul volume. 

La revue trimestrielle Être, fondée par Jean Klein et consacrée à la non-dualité d’Orient et d’Occident a paru de 1973 à 1993. Ses quatre-vingts numéros ont régulièrement proposé, en plus des entretiens de Jean Klein, des articles d’enseignants de la non-dualité contemporaine comme Walter Keers, Wei Wu Wei, Douglas Harding, Nisargadatta Maharaj, Ramana Maharshi, des traductions du sanskrit de René Allar, des études de Patrick Lebail ou de Jean-Marc Eyssalet, ainsi que de nombreux textes de la spiritualité universelle comme ceux de Tchouang Tseu par exemple. Cette revue, d’une très grande exigence éditoriale, constitue une vaste anthologie de la non-dualité et un témoignage unique sur l’émergence de la spiritualité au xxe siècle en France et plus largement en Europe. 

Les entretiens de Jean Klein eurent lieu à l’occasion de séminaires à l’Abbaye de Royaumont, à la Saint-Baume près de Marseille, à Saint Paul de Vence, et dans d’autres lieux comme Autran dans le Vercors. D’abord enregistrés, ils étaient ensuite retranscrits et publiés dans la revue. Ces échanges avec Jean Klein se tenaient souvent devant une centaine de personnes, lors de séminaires d’un week-end ou d’une semaine, le matin et l’après-midi pendant une heure et demie à peu près ; le reste du temps était consacré au yoga et à un travail corporel. Des spectacles et des concerts étaient donnés pendant les séminaires, car Jean Klein, lui-même violoniste, savait que le Beau et l’Art nous reconduisent aussi à la Source.

Tous ces entretiens, comme les autres livres de Jean Klein d’ailleurs, pointent vers une expérience unique que Jean Klein cherche à nous faire partager : l’expérience de la conscience absolue. Mais cette expérience est paradoxale car d’une part, comme le dit Jean Klein, cette expérience n’a pas d’expérimentateur, et d’autre part, elle se situe au-delà des mots et des concepts. Comment parler de ce qui est non-verbal ? Comment transmettre par le langage ce qui demeure indicible ? S’agit-il même d’une expérience ?

Parfaitement au fait de ces difficultés, Jean Klein avait le talent rare de reconduire ses auditeurs au lieu même d’où venaient leurs questions, de les ramener à la source de la conscience. Chaque page de ce livre en témoigne avec force : ses mots gardent le parfum du pays non-duel d’où ils viennent et nous le font pressentir, nous en donnent la nostalgie et le désir. Si son langage possédait et possède encore le pouvoir miraculeux de nous éveiller à l’Unité, c’est parce que Jean Klein était ancré dans le sol de l’Un ; il parlait à partir de son expérience directe.

Manque ici bien sûr la présence vivante de Jean Klein, de sa voix et de son corps ; manquent ici les silences, les gestes, les sourires, une certaine transparence, une attitude de décontraction amicale à mille lieux de l’esprit de sérieux et de la posture du maître. Jean Klein incarnait la conscience non-duelle, sa joie et sa liberté par une manière unique d’être qui en disait plus que les mots mêmes. Il ne nous reste maintenant que ses mots écrits – sauf pour ceux qui gardent mémoire de sa présence vivante – mais ils transportent encore avec eux le souffle de l’éveil.

Cet éveil cependant ne peut survenir que lorsque l’esprit est vacant et libre de toute mémoire et de tout conditionnement ; alors seulement le nouveau peut se produire. C’est une attention sans objet, libre de toute saisie, ouverte et unitive, que les paroles de Jean Klein appellent chez son auditeur. D’ordinaire nous ne connaissons qu’une attention intéressée, alourdie par le poids de nos craintes et de nos attentes, fragmentaire et tournée vers l’extérieur. Mais comme le dit magnifiquement Jean Klein : « Quand on est habitué au "laisser venir", à la réceptivité de l’attention silencieuse, après avoir réalisé qu’il n’y a rien à appréhender, parce qu’il n’y a rien à prouver, cette attention silencieuse se replie sur elle-même, en quelque sorte, et s’éveille à sa véritable substance. »

Ce repliement de l’attention sur elle-même, ce retour au silence naturel de notre être est la véritable clef de l’éveil. Il s’agit de revenir en son centre, là où, précisément, il n’y a plus de centre ni de périphérie mais simplement la Présence immense de la Conscience nue. L’attention véritable est écoute et l’écoute est notre nature ultime.

Jean Klein nous apprend à percevoir vraiment les sensations, les pensées, les émotions, et sous ce regard global et lucide, tout un monde inconnu se remet à vibrer. En laissant toutes les perceptions apparaître dans notre ouverture, nous nous éveillons à une présence qui est à la fois la présence du monde et la nôtre, présence paradoxale, puisque c’est dans notre absence que le monde se donne.

Mais l’Un ne saurait être atteint ; on ne peut tendre vers lui comme vers un but à désirer et dont on s’approcherait progressivement, car nous l’avons déjà trouvé. Il s’agit au contraire de reconnaître que nous n’avons jamais cessé d’être parfaitement éveillés. Cette vision de notre vraie nature fond sur nous alors comme l’éclair : « La compréhension, dit Jean Klein, est une claire vision instantanée, absolument fulgurante ». C’est pourquoi il ne saurait y avoir de technique, ou de méthode pour Jean Klein. Seule cette compréhension qui est aussi méditation véritable nous ouvre à l’écoute silencieuse et opère la transmutation de notre être.

Reprenant l’antique question de l’advaïta vedânta « Qui suis-je ? », Jean Klein nous invite à plonger directement au cœur du je ultime en nous allégeant de toute image, de toute mémoire, de tout concept, en nous dépouillant encore et encore jusqu’à coïncider avec l’essence même de notre être. Là, dans le secret du silence, la lumière s’éclaire elle-même et plus rien ne reste à connaître. 

Mais tout est à vivre.

Une vie nouvelle va éclore à partir du je impersonnel, qui était déjà là mais inaperçue. La peur, l’ennui, le conflit s’enracinent dans l’illusion de la dualité ; une fois cette illusion disparue, demeure la saveur de l’Être. Joie, plénitude, sécurité, liberté, amour, paix : tels sont les fruits que la source intemporelle produira, fruits qu’il ne faut surtout pas chercher, désirer ou attendre et qui naissent spontanément de l’Être même. « La joie, dit Jean Klein, la sécurité, le sens de la liberté, découlent de ce que nous sommes foncièrement, du "je suis pure conscience" ». 

Revenons donc maintenant à cette Présence silencieuse qui est notre véritable demeure et que nous n’avons en réalité jamais quittée.

 

José Le Roy

Paris, novembre 2013