Abbaye de Royaumont
Il nous faut faire connaissance avec nous-mêmes, avec notre corps, avec notre psychisme, avec la démarche de notre pensée. Habituellement nous dressons un « opposé » au conditionnement qui nous choque. Coléreux, nous nous efforçons de devenir paisible, nous engageant ainsi dans un autre conditionnement. Ou bien encore nous avons recours à diverses évasions. Avec de tels procédés, nous sommes contraints de parcourir éternellement le même cercle vicieux. Il ne nous reste donc plus qu’une attitude de pure observation qui nous permettra de connaître notre terrain, de saisir sur le vif les activités de notre corps, de notre psychisme, les démarches de notre pensée, nos motivations. Dans une première phase, l’observateur éprouve quelques difficultés à être impersonnel, sans choix, il dynamise l’objet, il s’en rend complice. Puis vient un moment où s’installe entre l’observateur et l’objet une zone neutre, et les deux pôles perdent leur charge. L’observateur est silence et immobilité, l’objet conditionné n’est plus alimenté.
Qu’est ce qui nous pousse à agir ? Est-ce que l’action nécessite un motif, par exemple la recherche d’un bien-être ?
À certains moments, seuls avec nous-mêmes, nous éprouvons une immense carence intérieure. Cette carence est la motivation mère qui engendre les autres. Le besoin de combler cette carence, d’étancher cette soif, nous pousse à penser et à agir. Sans même l’interroger, nous fuyons cette insuffisance, nous cherchons à la combler, tantôt par un objet, tantôt par un autre, puis, déçus, nous courons d’une compensation à l’autre, d’échec en échec, de souffrance en souffrance, de guerre en guerre. C’est là le destin auquel se voue la plus grande partie de l’humanité. Certains se résignent à cet état de choses jugé par eux inévitable.
Regardons-y de plus près. Trompés par la satisfaction que nous procurent les objets, nous constatons que ces objets prometteurs entraînent satiété et même indifférence. L’objet nous comble un court instant, nous mène à la non-carence, nous renvoie à nous-mêmes, puis nous lasse, il a perdu cette magie évocatrice. Donc la plénitude que nous avons éprouvée ne se trouve pas dans l’objet, c’est en nous qu’elle demeure. L’objet pendant un instant a la « faculté » de la pousser à se révéler et nous concluons à tort que l’objet fut la cause de la plénitude.
Dans les instants de joie, celle-ci existe en elle-même, et l’objet n’est plus présent. Par la suite, en évoquant cette joie, nous lui surimposons par erreur un objet qui, selon nous, en fut la cause. Nous objectivons la joie, y référant par la mémoire qui lie l’un à l’autre, alors qu’ils ne sont pas de même nature. Nous constatons que la perspective dans laquelle nous nous sommes engagés, c’est-à-dire la perspective objective, est incapable de nous procurer la plénitude durable. Celle-ci est située en nous-mêmes. Nous avons constaté qu’au moment où nous parvenons à cette plénitude, à cette paix, l’objet soi-disant cause et occasion de cette paix n’est pas présent, il est complètement éliminé, complètement résorbé dans l’expérience.
Pouvez-vous nous parler de la perspective objective et de ses rapports avec la joie non-duelle ?
Pour pouvoir situer l’expérience, il me semble indispensable d’analyser fondamentalement l’objet qui est pris par erreur comme pouvant contenir la paix et la suffisance. Si nous examinons un objet, nous pouvons constater qu’il n’est rien au fond que sensorialité, sensation. Sans celle-ci : vision, audition, toucher, etc., il n’y a pas d’objet.
Sur cette sensation, nous surimposons une idée de l’objet, c’est-à-dire qu’un objet est uniquement là quand il est pensé, il est concept. Quand ceci est véritablement, profondément compris : qu’un objet n’est rien d’autre que sensation, idée, et que notre vision précédente nous a montré que l’objet ne contient pas ce que nous cherchons, que se passe-t-il ? Il y a une élimination qui se fait. La sensation s’élimine parce qu’elle ne contient pas ce que je désire profondément, pas plus qu’elle ne contient ce que je cherche. Nous n’éliminons pas pensée et sensation, mais elles s’éliminent de nous. Les choses se détachent de nous, elles se détachent de nous comme un fruit mûr se détache de la branche.
Ne serait-il pas mieux, plutôt que de saisir les objets qui ne contiennent pas ce que je cherche, de les refuser ?
Les deux procédés sont la même chose : refuser ou saisir, c’est la même chose, ces deux démarches conduisent à un conflit nouveau. Il existe un état sans désir. Quand vous ne cherchez plus à compenser, il y a un état de non-désir, il y a suffisance.
Il ne s’agit pas ici de refuser l’objet, l’objet vous apparaît alors comme quelque chose qui ne contient pas ce que vous cherchez. S’il y a un endroit où vous pensez avoir mis quelque chose, vous fouillez et constatez que la chose n’est pas là. Alors vous recommencez encore, vous fouillez à nouveau, peut-être deux ou trois fois, vous y revenez. À un moment donné, vous avez fouillé effectivement partout, et vous n’avez pas trouvé l’objet. Que se passe-t-il à ce moment-là ? C’est le lieu qui vous quitte en tant que contenant l’objet. Vous ne quittez pas le lieu. De la même manière, l’objet vous quitte.
C’est un processus complètement organique. Si cette élimination a été pleinement accomplie, dès que la soustraction a été faite minutieusement, que rien n’a été omis, qu’il ne reste aucun résidu, à ce moment-là nous sommes renvoyés à nous-même, à ce que nous sommes essentiellement, dans un état de solitude, de silence dans lequel on s’éveille. Cet état de silence, cette attention silencieuse, cette attention pure, est, si je peux m’exprimer ainsi, une attention à l’attention. Elle est dégagée de toute conception de durée, de volume, temps et espace, et, en fait, ce siège de la Conscience, ce noyau, cet axe de gravité de notre être autour duquel la personnalité s’est greffée, contient notre Véritable Nature, laquelle est au-delà de tout conditionnement, et c’est la seule voie.
C’est uniquement de ce point de vue que nous pouvons réguler notre nature corporelle, psychique, mentale. Si d’autres tentatives de déconditionnement sont entreprises par une approche psychologique, nous restons toujours dans le cercle vicieux. Il y a déplacement de certaines énergies qui se sont localisées et fixées. Nous les déplaçons d’un point à un autre mais nous ne les libérons pas. C’est uniquement l’ultime régulateur, c’est-à-dire la Conscience, la Non-Personnalité, qui est capable de déconditionner notre nature biologique, affective, mentale.
Dans quel sens employez-vous ce terme : l’ultime régulateur, c’est-à-dire la Conscience ?
Nous occupons par habitude le point de vue de ce qu’on peut appeler la personnalité, l’ego. De ce point de vue là, nous sommes dans un état de choix constant, nous choisissons l’agréable, nous évitons le désagréable, nous cherchons la sympathie, nous évitons l’antipathie. On pourrait dire que le corps et toute la structure qu’il contient, et qui représente notre personnalité, sont orchestrés en fonction de cet ego. Celui-ci exploite le corps, la pensée, et le psychisme, il intervient dans la démarche naturelle de la pensée, du corps. Inutile de dire qu’à partir du point de vue où nous nous plaçons, celui de la personnalité, nous employons uniquement un fragment de nos virtualités, notre cérébralité utilise à peu près un tiers de ce dont nous sommes capables.
Si ceci est constaté, c’est-à-dire, si au moment où nous objectivons cette personnalité, nous nous situons spontanément en dehors d’elle, nous nous plaçons comme étant celui qui la perçoit, nous pouvons dire que nous occupons désormais un état impersonnel. Cette non-personnalité est l’essence, est la source de la personnalité, mais elle n’exploite pas, comme le fait l’ego, le corps, le mental, la pensée. Nous nous plaçons au point de vue transpersonnel, toute la personnalité trouve une intégration dans cette non-personnalité. Elle y trouve sa source, elle y trouve effectivement son centre de gravité. C’est dans ce sens que l’on peut parler alors de régulateur, pas dans un sens actif ; il agit par sa simple présence.
Du point de vue de cette non-personnalité, qu’on peut aussi appeler la position du non-choix, le choix se fait spontanément, mais nous ne choisissons pas. Cette position est éminemment morale, éthique, esthétique et fonctionnelle. Ce choix est forcément toujours adéquat à toutes les situations. Il n’a pas besoin d’être contrôlé et c’est à ce moment-là seulement que le corps et le mental trouvent leur liberté et leurs possibilités illimitées. Mais la non-personnalité, la conscience, n’intervient pas comme un régulateur actif, celle-ci joue le rôle d’un régulateur par sa simple présence, et non par un dynamisme orienté.
C’est donc seulement par la vision juste de la nature des objets que je verrai les choses changer, sans moi ?
Oui, nous utilisons le mot changer. En fait, la non-personnalité se fait sentir sans dynamisme, et absolument indépendamment de toute volonté ; on peut lui donner le nom de Grâce. Cette démarche d’élimination, ce discernement sont toujours accompagnés par l’apparition de la Grâce, par un changement. Celui-ci intervient toujours indépendamment de nous. Dès l’instant où nous voulons changer, nous employons des résidus du passé, de nous-mêmes, nous ne pouvons pas changer, le vrai changement est un inconnu. Vouloir changer veut dire projeter, imposer un inconnu à un inconnu. Nous le faisons très souvent et nous tournons en rond en créant des conflits. C’est toujours par un effet de la Grâce que l’inconnu devient connu. C’est un résultat, celui qui découle d’avoir compris profondément quelque chose.
Pour employer une certaine analogie, quand vous prenez le cordon de votre robe de chambre pour un serpent, vous êtes effrayé, vous ressentez une immense terreur, et c’est en scrutant la nature de ce serpent que vous ne verrez en lui qu’un cordon. Que se passe-t-il à ce moment-là ? Toute votre anxiété, toute votre terreur vous quitte, elle meurt d’elle-même.
Dès l’instant où vous avez compris quelque chose et que vous ne conceptualisez pas cette compréhension, la compréhension est silence, et celui-ci est le changement. Il y a résorption du problème, fin de la dualité.
L’attention que nous portons à l’égard des conflits dans le monde, et celle que nous portons à nos conflits internes, individuels, cette attention peut-elle être la même : une même observation délivrée de l’ego ?
Le conflit résulte uniquement de notre point de vue fragmentaire, or le fragment est toujours un déséquilibre. Partant de ce point de vue, nous ne pouvons que créer de nouveaux fragments et des déséquilibres, et des conflits. Les sociologues et les économistes qui veulent éliminer le conflit social en créent forcément un nouveau. Les sociologues se figurent que le conflit est en dehors de l’individu, or il est créé par l’individu. Il n’y a rien à changer à notre société, il n’y a qu’à changer notre point de vue.
Si nous quittons le point de vue fragmentaire, celui de l’ego, pour nous placer dans un point de vue impersonnel, celui de la conscience, il n’y a plus de conflit, mais tant que nous occupons ce point de vue fragmentaire et personnel, nous créons continuellement de nouveaux conflits, nous les déplaçons, mais ils demeurent toujours. Le monde lui-même ne présente aucun conflit, c’est nous qui le créons de toutes pièces. Tant qu’un homme considère son corps comme étant lui-même, il est soumis à ses glandes, à ses sécrétions internes, à ce que je pourrais appeler son conditionnement, mais s’il réalise que ce corps n’a aucune réalité, je veux dire, aucune indépendance, qu’il dépend toujours de celui qui le perçoit, il constate qu’au fond, le corps n’est rien d’autre qu’un objet. À ce moment-là, une chose extraordinaire se produit, l’homme n’est déjà plus complice de tout cet héritage. Il va se trouver aligné et harmonisé selon le point de vue impersonnel. Son action est désintéressée, adéquate à toutes les situations, à toutes les conditions, à tous les problèmes. Il en découle un épanouissement où le corps trouve sa propre sagesse, la Conscience, c’est elle qui est le foyer, et de ce foyer, les étincelles sortent et se perdent, nous nous identifions à elles par erreur, mais nous ne sommes pas elles, qui ne sont que des fragments. De ce foyer la dualité est abolie.
Vous avez dit que dans ce que vous appelez la position de non-choix, on est toujours adéquat à une situation donnée, comment cela peut-il être ?
La position du choix est une position fragmentaire. Quand vous partez d’un fragment, il en découle une action fragmentaire qui engendre un conflit et un déséquilibre. La position du non-choix implique une disponibilité totale face à l’actuel. L’action qui en découle naît de l’harmonie implicite de l’unité de la vie, qui ne comporte ni contraire, ni contradiction.
La position du non-choix, du Soi, est une position de l’Unité, de l’Un. Il n’existe rien en dehors de lui. À partir de cette position-là, nous transcendons le triple temps : passé, présent, futur. Nous transcendons la dualité du bien et du mal, là où l’on dit : j’aime ou je n’aime pas, où l’on est dans un état positif ou négatif. C’est une position libre de toute mémoire, une position d’entière insécurité, mais dans cette entière insécurité, nous trouvons la sécurité constante. Partant de cet état, si quelqu’un vous apporte une béquille pour vous procurer une soi-disant sécurité, c’est à ce moment-là que se crée l’insécurité : comme quelqu’un qui aurait trouvé l’équilibre parfait lui permettant de marcher sur une corde, puis, brusquement, on veut le prendre par la main et le soutenir, on lui fait perdre cet équilibre.
Comment peuvent intervenir dans notre expérience les techniques de Yoga et les régimes alimentaires ?
Il ressort, de ce que nous avons pu dire de cette expérience, que ce foyer de créativité, la Conscience, ne se situe pas dans un cadre corporel, affectif, mental. Je m’interroge moi-même aux différents moments de ma vie, et je constate que je suis toujours poussé d’un objet à un autre par une profonde anxiété, peur, insécurité, incertitude, et nous avons vu que l’on ne peut pas trouver la sécurité dans un cadre, dans les objets dont la nature est insécurité, sensation, émotion, pensée, qui sont en continuelle apparition et disparition. De plus, ils changent continuellement à travers les quatre âges : enfance, adolescence, maturité et vieillesse. Si cette expérience transcende ce cadre, pour quelle raison voulez-vous le manipuler, le dilater ?
Nous pouvons bien entendu observer qu’un corps complètement encombré par des aliments non appropriés nous a laissés depuis notre enfance chargés de résidus, créant ainsi une immense opacité, nous privant de toute transparence et de l’acuité de nos sens. Il est intéressant d’amener un tel corps à un certain processus d’élimination de ces encombrements, et en même temps, lui donner une alimentation appropriée à cette machine. Lorsqu’il est alimenté d’une façon adéquate et saine, il se produit forcément une élimination de ces encombrements. Tout notre organisme réagira d’une façon différente et cela entraînera incontestablement des réactions sur le plan psychique. Certaines formes de yoga peuvent nous rendre conscients des encombrements du corps.
Les âsanas peuvent aussi attirer notre attention sur la lourdeur de notre corps : combien il nous apparaît comme étant épais, encombrant, opaque, non transparent. Vous vous libérez également des encombrements et nourrissez votre corps avec le souffle. Tout cela est vrai, je vous l’accorde, mais à condition que ce soit fait avec beaucoup de justesse. Nous ne devons pas perdre de vue la perspective non objective dont nous avons parlé. Vous ne trouverez pas, grâce à ces exercices, ce que vous cherchez profondément, c’est-à-dire vous libérer profondément de votre anxiété.
Notre monde intérieur, psychologique, a-t-il un rapport avec l’univers de la création artistique ? Quand y a-t-il véritable création ?
Il y a une distinction à faire entre ce que l’on appelle « œuvre d’art » et « œuvre artistique ». L’œuvre d’art surgit toujours de cet arrière-plan : la Conscience. Une œuvre d’art, peinture, musique, architecture, poésie, surgit toujours, est toujours engendrée par l’artiste, saisie dans une parfaite simultanéité. Après quoi elle est élaborée dans le temps et l’espace. Par exemple, La Cène de Léonard de Vinci incontestablement a été conçue dans une parfaite simultanéité. On peut en dire autant de L’art de la fugue de Bach et de certaines œuvres de Mozart. Un artiste digne de ce nom ne met pas l’accent sur la pâte, sur la surface, ni même sur le sujet. L’accent est mis sur l’élimination ou la désobjectivation de l’objet et par un assemblage judicieux de ses composants. Comme le dit Tagore, le but d’une véritable œuvre d’art est de déterminer l’indéterminable. À ce moment-là également, celui qui écoute, celui qui voit, celui qui entend, ne s’attarde pas sur la pâte, sur la surface, il est renvoyé spontanément à un non-état. Il éprouve effectivement la joie, la félicité. Au moment de l’Expérience, l’artiste est dans un état parfaitement non duel, Il est Cela proprement dit. L’œuvre d’art est donc un véhicule, un agent qui pointe vers l’Expérience. Conçu de cette manière, l’œuvre d’art est véritablement créative.
Mais l’état créatif peut-il être un support pour parvenir à l’expérience, à l’ouverture, à soi ?
Absolument.
En Occident, l’art est un objet d’étude, ou de plaisir, rien de plus…
C’est exact, mais avant de pousser tout le monde à la contemplation des œuvres d’art, il faut tout d’abord apprendre à regarder et à écouter, cela me semble tellement important. Il ne s’agit pas de nous soumettre à une œuvre d’art, il faut d’abord apprendre à écouter et à voir. Combien il est difficile d’écouter. C’est une chose incroyable, et de voir, combien cela est difficile. C’est un art en soi. Qu’appelle-t-on écouter, qu’appelle-t-on regarder ? Quand un homme est parfaitement disponible, vidé de tous les résidus du passé, et qu’il entre dans le jeu de la forme, de la couleur, de la succession des sons et des volumes, il est imprégné par ce qui est. C’est l’œuvre d’art qui dégage l’unité sous-jacente aux sensations et, à un moment donné, l’homme se trouvera dans cette solitude, dans cette non-dualité. Cela n’a rien d’une démarche analytique, mais c’est une expérience effective, que l’on fait à un moment donné, de cette solitude intérieure, et au fond, nous devrions continuellement conserver cette attitude.
L’homme porte en lui virtuellement la toute-possibilité, mais celle-ci n’est pas actualisée. Cette actualisation a été freinée par différents éléments, environnements, tous ayant leur source dans le moi, qui vient en aide à nos activités de défense.
Sur le plan de la pure sensorialité : vue, ouïe, toucher, etc., toutes nos tendances ont été tournées vers l’utilisation et la défense personnelle ou sociale. Il y a plus particulièrement chez les artistes une sensibilité qui saisit les rapports, les résonances, les possibilités de la sensorialité brute. Cette sensitivité est destinée à tendre vers l’Universel par une activité centrifuge, mais ceci est sans cesse contrarié par une tendance centripète, chez ceux de nos artistes qui veulent à tout prix affirmer leur personnalité, leur originalité, qu’ils confondent avec l’inspiration, et par un acte volontaire et dirigé, par conséquent conditionné. D’autres, plus rares, portent à l’œuvre d’art une attention non préhensive ni centripète, et l’émotion qui se déploie en eux ne se réfère à aucun cadre établi, ne laisse introduire aucun schéma du passé. Cette émotion peut être appelée créatrice et totale.
Si on ne ressent pas en soi cette émotion, est-ce que la démarche de la pensée discursive, analytique, peut nous permettre de découvrir notre véritable nature, cette connaissance de nous-même, sans passer par l’approche créative ?
L’approche méditative, créative, est à l’opposé de la démarche discursive, c’est-à-dire par fragmentation, qui tend à rassembler en ordre de successions temporelles ou en hiérarchies logiques. Tous ces fragments appartiennent au passé. Aucun élément nouveau ne s’y ajoute, il s’agit de schémas modifiés. C’est une sorte de jonglerie, où ne figurent que des éléments anciens. Une modification dans le schéma peut donner l’illusion d’une création, comme dans un kaléidoscope. Toute son activité est alimentée par un dynamisme dont la source se trouve dans une soif, une angoisse, un besoin de sécurité profonde. Cette pensée remplace l’observation du déroulement de la vie par des concepts, des raccourcis dont elle fait des supports. Émotionnellement, c’est en somme un instrument de défense, structuré par un point de vue utilitaire d’appropriation du monde extérieur. Elle est adaptée aux activités physique, technique et scientifique. Elle élabore et articule nos problèmes dans un mode quantitatif et temporel.
S’agissant de la connaissance de nous-même, si nous faisons appel à la connaissance discursive, nous nous heurtons implacablement à une impossibilité, nous nous trouvons chaque fois devant le même problème quelque peu modifié. La pensée discursive se trouve donc non appropriée pour résoudre ce problème essentiel. Nous sommes renvoyés à un « je ne sais pas » total.
Par l’approche méditative, toute démarche mentale, concept, volition, ayant cessé, on peut appeler cet état attention silencieuse, c’est-à-dire sans objet, sans aucun dynamisme d’attente ou de choix. Nous n’agissons plus sur le problème, ce qui reviendrait à retomber dans la fragmentation. C’est lui, au contraire, qui prend vie, s’éveille, se déroule devant nous, ses éléments perdant leur charge et se résorbant dans un état de silence vécu : Conscience suprême, Unité. Désormais le psychisme est polarisé sur le Sujet-Soi et tous ses éléments se trouvent harmonisés. Le déroulement du temps linéaire est résorbé en énergie verticale. L’ego, le chercheur, est vu comme une pseudo-entité, l’égoïsme est devenu une forme vide.
Souvent j’essaie de chercher à ressentir le vide, mais je suis encore trop la proie d’inquiétudes et de conflits, ceci malgré l’attention que j’apporte à sa pratique.
C’est un « vide exercé », qui a son complément dans le plein, c’est-à-dire encore un objet, un concept. Apparemment, c’est une présence à une absence d’objet, c’est encore un espace engendré par le temps ; la durée est sans cesse alimentée par le désir du vide, par la motivation du processus d’attention. Il demeure le vide vu comme un drap blanc, simplement un état comme un autre, dans lequel on entre, on sort, et que l’on peut remplacer par un autre. Toute démarche qui implique discipline, système, toute démarche ascendante de sublimation par purification, est un empêchement, particulièrement s’il s’agit de la résorption du vide dans l’absolu.
Ce que nous nommons habituellement attention est une attention préhensive, dirigée, intéressée, fragmentaire. Pour parvenir à ce foyer isolé, à cette délimitation imposée à la perception, nous dépensons inconsciemment une énergie considérable, comme lorsque nous voulons évoquer un souvenir qui nous fuit et qui nous revient, lorsque nous cessons de nous crisper, de nous figer dans cet effort. Quand l’attention est orientée vers l’obtention du vide d’objet, comme c’est votre cas, cette orientation même obéit à une motivation qui, malgré l’appellation que vous lui donnez, est en fait un objet. L’attention dite « réceptive », est encore une attention dynamisée. Il s’y cache une attente non formulée, et celle-ci est encore un obstacle. La présence d’un gourou établi dans l’Expérience semble pratiquement indispensable pour franchir ce dernier pas.
Quand on est habitué au « laisser venir », à la réceptivité de l’attention silencieuse, après avoir réalisé qu’il n’y a rien à appréhender, parce qu’il n’y a rien à prouver, cette attention silencieuse se replie sur elle-même, en quelque sorte, et s’éveille à sa véritable substance. Ce repliement est éprouvé non en tant que sentiment, bien entendu, mais comme un éveil, la dilatation d’une Immensité lucide où n’existent ni centre, ni périphérie. Ce n’est pas une présence à l’absence d’objet, mais une présence de l’absence à l’absence, c’est-à-dire une Présence absolue, totale. Dans la vie courante, les objets apparents : sensation, pensée, action, surgissent et disparaissent spontanément, comme une prolongation, une expression de cette Immensité lucide, sans que cette Présence en soit aucunement affectée.
Je me pose la question : où est-ce que je me trouve dans le monde, qui suis-je ?
Cette question se pose, nous nous la posons toujours en conséquence d’un état de conflit, c’est-à-dire d’un malaise. Nous cherchons tout d’abord à résoudre celui-ci, en agissant, pour les modifier, sur les circonstances extérieures : entourage, objet… Devant l’échec de ce procédé, nous cessons d’agir sur les circonstances qui nous font souffrir, et nous nous demandons : quel est celui qui souffre, pourquoi est-il ainsi fait qu’il souffre. Je souffre. Qui suis-je ? Si le conflit est poignant, la question est chargée d’un dynamisme psychique qui permettra de la creuser. La cause première du conflit de l’homme est qu’il projette, objective, conceptualise ce qu’il est. Par un examen en profondeur, nous constatons que les perceptions n’ont aucune indépendance : corps, émotion, idée, dépendent de celui qui perçoit. Elles sont en état de continuel changement à travers les quatre âges : enfance, jeunesse, maturité, vieillesse. Celui qui observe ces changements se trouve forcément en dehors d’eux.
Le malaise, le conflit qui a fait naître la question du « qui suis-je ? » en nous, est un Je habitué à se situer, comme acteur, penseur, celui qui souffre. Il est donc enchaîné, lié. « Vouloir » se débarrasser de la souffrance, du conflit, ou les diminuer, ne change en rien l’enchaînement, étant donné que, lorsque l’on se place comme un Je volitif, c’est cela en soi qui est enchaînement. Ce Je volitif est soumis à toutes les fluctuations du conditionnement : peur, inquiétude, etc. On lui attribue par erreur une existence indépendante, il est un ego, c’est une pseudo-entité, laquelle, quand elle est vue telle qu’elle est, s’élimine, entraînant avec elle tous les problèmes, les enchaînements. Cet ego pseudo-entité a été perçu au moment de l’acte par un Spectateur-Témoin totalement impersonnel et désengagé. Quand cela est vu, ce « je-témoin » n’est pas un concept mais un « je suis » vécu. Tout ce qui a précédé le « je suis » est résorbé dans un état de lucidité silencieuse. Celui-ci peut être appelé « je suis, je connais, je Sais ». Ce « je sais » est tout autre que celui qui découle de l’espace-temps, volume-durée.
L’expérience du « Je » est vide de toute perception. Il est conscience unitive, non duelle.
Rien ne peut exister en dehors de ce que je suis. C’est de ce « je suis » que surgit le monde.
Le monde n’est rien d’autre que ce que je suis.
Le pronom « je » est toujours associé à de nombreuses qualifications. Je suis assis, je marche, j’écoute, je touche, je pense, je désire, et ce « je » est ainsi identifié à notre organisme psychosomatique, ce « je » se prend pour une entité indépendante, et où il se trouve, à n’importe quel niveau moral ou intellectuel, il est enchaîné, enlacé, entravé. Du point de vue du « je » impersonnel, conscience unitive, il ne peut y avoir enlacement, ce « je » ne peut être enlacé.
La première pensée est celle du « je ». Elle est sans objet et si nous dirigeons notre attention sur elle, elle se résorbe immédiatement dans une lucidité silencieuse, ce qui signifie être, sans qualifications, absolument non-duelle. Ce « je » est ce que nous sommes. Il est suprême sujet et absolument non saisissable. Il n’est ni une image, ni un objet. La différence entre le sujet, suprême conscience, et l’objet est seulement apparente, elle est due à la dualité percipient-perçu. Ce que nous croyons être, l’extension dans un espace-temps, le monde, les objets, ne sont rien d’autre que des expressions, des prolongements de ce « je » ultime.
Comment expérimenter le non-duel, comment relier ce que je perçois à l’objet perçu ?
Nous devons nous dégager du sens commun, de notre conditionnement, de nos habitudes de pensée, pour pouvoir concevoir les choses dans leur vérité. La perception directe, l’appréhension de ce que nous sommes, se révèle quand il y a élimination de tout concept, objet, appelé réalité, phénomène. Cette élimination n’est pas le résultat d’accumulation, d’appropriation, puisqu’il n’y a rien à s’approprier. Nous le sommes, nous ne pouvons, même un instant, ne pas l’être. La pensée apparaît et disparaît de manière discontinue, mais nous sommes un continuum.
Tant que nous nous considérons comme un acteur, un penseur, c’est toujours un moi, le soi objectivé, qui agit, qui pense. La manipulation de notre conditionnement est enfermée dans un cercle vicieux.
De quoi sont faites la peur, l’anxiété, d’où vient leur manifestation ?
La peur, l’anxiété, l’affectivité, sont des manifestations d’un moi objectivé, d’un soi personnalisé. Ce dernier se considère libre dans son action, sa volition, et est soumis dans ses actes à la loi des opposés : amour- haine, blanc-noir, etc., et l’acteur est obligé de recueillir les fruit de son action.
Si nous nous plaçons très souvent dans le soi impersonnel, nous ne retrouverons plus ces anciens schémas : entre « je suis l’acteur, le penseur », et, de ce point de vue, celui du soi impersonnel, il ne peut y avoir affectivité, peur, anxiété.
Dans l’expérience du soi, l’ultime accomplissement se produit. Du point de vue du soi, conscience intuitive, il n’y a pas de différence entre le « je suis », l’entourage, et le monde. Le soi est l’autre. Le soi est au singulier, il n’y a pas plusieurs soi. L’homme identifié, le sujet-objet, se place comme un objet pour le sujet-soi. Il est complètement distancié des objets, il est de moins en moins complice des anciens moules. Le tic de la personnification de son image se vide. C’est par la suite, par un établissement définitif, que le sujet et l’objet se vident de leur séparativité. La dissolution des opposés, des complémentaires se fait, il n’y a que le Soi.
Si nous vivons du point de vue du Soi, il n’y a pas de conflit. Le conflit surgit quand nous occupons un moi, une entité indépendante, ce qui est déjà un conflit. Cesser de penser devrait être cesser de penser comme un moi-même, une personnalité. Vivre intégralement signifierait : vivre d’une façon impersonnelle, sans résultat, sans moins ni plus.
L’enchaînement éprouvé est seulement apparent. Si l’on se demande du point de vue du Soi qui est enchaîné, le qui est inexistant, c’est un concept, une idée, une image, nul n’est enchaîné ni à libérer.
Adopter des disciplines, des techniques, se fait uniquement en vue d’une extension, d’une dilatation du moi pour se fabriquer une personnalité, pour se distinguer de son entourage et entrer en compétition. Je ne pourrai jamais trouver ce que je suis, sujet-soi, au moyen d’une objectivation de moi-même, en faisant du soi un objet.
Pour que cette habitude de la projection nous quitte, laissons vivre cette image illusoire à laquelle nous sommes identifiés. Nous avons besoin de le voir très clairement, sur le vif. Très clairement veut dire sans la moindre fuite ou justification, sans vouloir changer ni défaire. Il faut l’avoir pleinement accepté, s’accepter. Si nous voyons ce mécanisme ainsi, en cours de route, aussi souvent que cela s’impose à nous, tôt ou tard cette image devient une forme vide jusqu’à sa disparition définitive. Le sujet-objet se résorbera dans le sujet-soi. Cette dépersonnalisation nous amène spontanément à être ce que nous sommes.
L’ultime percipient est toujours intemporel : comment pourrait-il autrement observer ce qui est changement ? Nous sommes l’intemporalité, seul ce que notre corps, nos sens, notre psychisme nous communiquent est temporel.
Que faire pour vivre cette intemporalité, ce que nous sommes ?
Comprendre sur le vif qu’il n’y a rien à faire.
La découverte de notre nature ne dépend pas d’une action, elle n’est pas une chose parmi d’autres. Aussi longtemps qu’il y a encore un moi qui agit, il n’y a aucune différence si vous agissez ou si vous n’agissez pas, étant donné que dans l’un ou l’autre cas, c’est toujours vous qui le faites, un moi.
Les objets du monde, notre environnement, ne sont rien d’autre que notre mental, notre organisme psychosomatique. Nous nous croyons une entité indépendante et nous sommes liés, enchaînés aux objets du monde et de notre environnement. C’est à ce carrefour que nous éprouvons répulsion-attraction, antipathie-sympathie. Ne cherchez donc pas à vous distancer du monde, mais plutôt de cette entité fantomatique, le moi. Vous serez ainsi spontanément décollés du monde et de votre environnement, vous vous éveillerez dans votre véritable Soi.
Le monde apparaît toujours selon le point d’observation que nous prenons. Du point de vue de la personnalité, celui du conflit, il ne peut apparaître que comme un chaos. C’est notre propre chaos que nous lui surimposons. Nous retrouvons toujours dans notre vision du monde les mêmes anciens rouages, clichés que nous avons déjà connus maintes fois. Du point de vue du Soi impersonnel, il ne peut y avoir de conflit.
Les complémentaires, les opposés n’ont aucune indépendance. Un concept se réfère toujours à son opposé : amour-haine, bien-mal, chaud-froid. Ils ne peuvent jamais être isolés. C’est dans leur négation simultanée qu’ils se résorbent dans leur Soi véritable, intemporel. L’intemporel est une expérience vécue, non communicable par la parole, car elle est strictement sans objet. C’est la perception directe du Soi qui nous libérera des opposés.
L’absence d’un moi-même est une présence totale et une écoute totale. Être est impensable, non-objectifiable, mais seul Être est véritablement connaître.
Nous ne pouvons jamais connaître une chose dans une relation sujet-objet. Quand il y a identité avec elle, il y a connaissance ; la chose en tant que chose se consume, il ne reste que son essence avec laquelle vous faites un.
L’Ultime connaisseur connaît le connaisseur relatif, le moi empirique qui réfléchit, saisit, parle. Cet Ultime connaisseur est comparable à la lumière qui permet de rendre les objets visibles. La lucidité, la conscience sont nécessaires avant qu’il y ait connaissance d’un objet. La connaissance de l’objet est continuellement changeante, mais, en tant qu’ultime connaisseur, je connais ce changement et suis forcément non-changeant, autrement comment pourrais-je connaître le changement ? Si vous vous laissez imprégner par cette vérité, si vous la laissez parler en vous, vous vous éveillerez à ce que vous êtes réellement, ce que vous avez toujours été et que vous serez éternellement : présence.
Si nous nous plaçons comme acteur, penseur, comme une entité indépendante, nous récoltons forcément le fruit de nos actions, et nos pensées vacillent entre bien et mal, bonheur et malheur. Les actes qui surgissent de la lucidité, de l’impersonnel, sont toujours spontanés, sans résultat attendu, et libres de tout attachement. La Bhagavad-gîtâ dit : « je ne suis pas l’auteur de mes actes et cependant les activités se déroulent ». La pure conscience est absolument impersonnelle ; si elle est projetée, elle devient personnelle, objet, et nous sommes apparemment entravés, liés, enchaînés à un monde. Celui qui voit cela amène spontanément la résorption de ce moi personnel dans l’impersonnel, le « voyant », notre véritable nature, ce que nous sommes foncièrement.
La dualité est une fiction ; quand vous agissez, quand vous pensez, vous êtes un, il n’y a pas de dualité, ni d’ego ; c’est seulement après l’acte que l’ego réclame, s’approprie l’acte ou la pensée ; sur le moment, chaque pensée est sans ego.
L’univers n’a pas d’existence à part vos sensations : vision, audition, toucher, etc., il n’est que cela, donc rien d’autre qu’une pensée née de la conscience. Ce qui surgit d’elle et meurt en elle n’est forcément rien d’autre qu’elle. Ainsi, l’univers n’est rien d’autre qu’une prolongation de cette conscience.
Quand je suis dans l’émerveillement devant les manifestations de la nature, ou une œuvre d’art, je cherche une plus grande exaltation encore, et j’échoue, à ce moment-là, je ne me trouve plus.
Votre émerveillement vécu n’est rien d’autre qu’une expérience non-duelle, et vous, vous voulez la rendre perceptible dans une relation sujet-objet. Vous la torpillez, vous la déchiquetez, vous en faites une caricature. En reconnaissant cette erreur, vous entrerez de moins en moins dans ce moule qui vous quittera ensuite définitivement. À ce sujet je pense à la remarque de Goethe à Eckermann : « le point le plus élevé que l’homme puisse atteindre est l’étonnement. Lorsqu’un phénomène nouveau suscite en lui cet étonnement, il doit s’estimer satisfait. Rien de plus grand ne peut lui être accordé, il ne saurait chercher au-delà. Ici est la limite. » Mais, en général, la vue d’un phénomène exaltant ne suffit pas encore aux hommes, il leur faut davantage, ils sont pareils aux enfants qui, après avoir regardé dans un miroir, le retournent aussitôt pour voir ce qu’il y a derrière.
Est-ce que toute méditation part d’un objet, qui aura suscité en moi l’étonnement ?
Bien sûr, autrement il n’y aurait pas lieu de méditer, et sur quoi méditer ? La méditation est toujours faite en vue d’une connaissance : Être est l’établissement dans cet état. La forme, la perception est toujours la création d’un organe des sens, et l’idée, le concept complètent la perception. Ce qui en forme le support, qui les rend apparition, est la conscience, l’arrière-plan. C’est le discernement, la discrimination, qui éliminent l’élément changeant (percept-concept) de l’objet et le réduit à son essence.
Y aurait-il deux formes d’attention ?
Une attention est fonctionnelle, mentale, elle est attention à quelque chose, habitée par un dynamisme, elle est toujours intéressée, avec but, dirigée en quelque sorte, ce qui la rend rétrécie, contractée sur un foyer, tandis que l’autre attention est une attention pure, non dynamique. Elle devient ainsi, quand l’objet qu’elle projetait est complètement résorbé en elle, sa propre écoute, elle s’éveille elle-même par elle-même. Ces deux attentions ne sont pas forcément différentes. La première est une réplique, une réduction de l’autre. Cette deuxième attention se présente après avoir reconnu que le cherché vers lequel nous tendons, l’écouté, est tout simplement « l’écoute ».
Les objets, notre corps, le monde ne sont rien d’autre que des notions mentales de celui qui les perçoit. La distinction entre le mental et la matière est une fiction, de même la distinction entre la pensée et la perception d’un objet tangible. Toute nomination est impropre à l’état de veille et de rêve. La différence entre l’état de veille et de rêve n’est rien de plus qu’une différence entre un mode de penser et un autre. Considérés sous cet angle, l’état de rêve et l’état de veille sont identiques, et aussi illusoires l’un que l’autre. À partir de l’état de veille, il s’avère que le rêve n’était qu’un produit du mental, et pourtant, pour le rêveur ce fut une réalité. Rien ne nous prouve que notre prétendu état de veille n’est pas seulement un rêve.
Mais alors, il n’y aurait rien à atteindre !
Être le Soi est une évidence que vous ne pouvez pas nier, donc il n’y a rien à atteindre ni à réaliser. Quand vous dites : « le seul but à atteindre est le Soi », vous supposez à ce moment-là un deuxième Soi, l’ego est une pure fabrication de la pensée. Nous pouvons nous situer dans notre psychisme ou notre corps, mais tout ce qui est antérieur à la pensée est le Soi, notre vraie nature.
Le Soi est antérieur au surgissement de la pensée ?
Oui, avant, pendant et après la pensée, les sensations, vous êtes le Soi.
Si je ressens parfois une grande tranquillité, tout de suite après, je me trouve à nouveau dans le même état que précédemment, toujours enchaîné.
Objectivez sur le vif celui qui est enchaîné auquel vous vous êtes identifié par ignorance (avidyâ), il est parfaitement perceptible, laissez-lui seulement le temps pour qu’il se présente devant vous dans toute son ampleur, surtout ne l’obligez pas, ne le forcez pas, laissez-le s’épanouir sans vouloir vous culpabiliser, le fuir ou le modifier ; il se crée entre vous et lui un décollement, une sensation d’espace. Quand cela s’impose à vous souvent, tôt ou tard, il meurt par manque de carburant, étant donné que c’est vous qui le faisiez vivre en l’entretenant, en le projetant. Il se meurt en vous puisqu’il est une parcelle de vous, il est vous, lucidité silencieuse. Soyez-le.
Votre Soi est un vécu, vide de perception, il n’est donc ni une pensée ni une sensation. Vous savez pleinement, totalement quand vous y êtes, mais pas comme vous « savez » une chose. Le savoir et le non-savoir ne sont rien d’autre qu’une pensée, le véritable savoir est un savoir vécu, vide de pensée.
Depuis les temps les plus reculés, les enseignements initiatiques dans la voie de la connaissance se déroulent sous forme de questions et de réponses. Une question surgit toujours au niveau du moi, entité indépendante. Du point de vue du « silence-plénitude », il n’y a pas de question. Au niveau du moi, nous ne pouvons jamais trouver de réponse, le point de vue du moi étant lui-même un conflit, un conflit ne peut jamais en éliminer un autre. La question posée ne peut amener de réponse que dans un silence vécu, autrement elle demeure un concept, c’est-à-dire encore une question, un conflit. Une question juste contient sa réponse si nous la laissons s’épanouir, elle se consume, et la réponse est obtenue dans une lucidité silencieuse.
L’instructeur établi dans le silence peut répondre de deux manières : soit par le silence, soit par une réponse qui, bien que verbale, prend la forme d’une autre question, plus adéquate pour le disciple, et qui doit le conduire au silence, à la plénitude. La réponse qui nous laisse sur un plan mental n’est pas une réponse. Elle nous fige et fausse la question posée, tandis que la réponse sous forme de question donne au questionneur la liberté d’aboutir par lui-même à la suprême et vraie réponse qui est silence.
Une question surgit toujours d’un sentiment de peur, d’anxiété, d’insécurité, et nous ne pouvons jamais résoudre un tel problème au niveau du conflit. Nous sommes conscients d’un doute, nous transcendons le doute, la peur, sinon il serait impossible de parler de doute ou de peur. L’Ultime Connaisseur transcende le doute, il ne peut le « constater » : la conscience, l’ultime sujet est au-delà du doute, il est sans peur. Quand cela est profondément reconnu, les énergies qui ont engendré la peur, l’insécurité, se résorbent par une démarche à rebours, dans l’ultime connaisseur, le silence, et c’est uniquement là que la sécurité, la paix sont vécues. Le silence est être, silence non objectifié, non-duel.
Votre vraie nature est solitude et vous ne pouvez la partager avec d’autres, puisqu’il n’y a pas d’autres. La multiplicité est une apparition purement accidentelle : la peur, l’ennui, le manque de saveur existent quand il y a dualité, un moi projeté. C’est le moi qui suscite les activités afin de se trouver satisfait, en sécurité. Vous allez d’une compensation à une autre. Quand l’image illusoire du moi projeté est reconnue, vous ne recommencez plus à vous projeter, et le Soi se révèle absolument non-duel.
Toute préhension est un geste contracté, toute recherche est toujours entreprise en vue de combler une carence ; cette carence profondément éprouvée fait jaillir en nous le sentiment du droit à la plénitude, au savoir ; comme un enfant qui a droit à l’amour de sa mère, à la présence protectrice de son père, ou à défaut, de son environnement. À travers tous nos problèmes, la question centrale qui se pose est de connaître dans quelle perspective nous pouvons espérer avoir accès à la plénitude, au savoir. Si, après un certain nombre de tentatives, nous n’avons pas obtenu cette plénitude permanente, apparaissent en nous une agressivité, des réactions de défense, et toutes les anomalies qui les accompagnent. Cette lutte, cette agressivité sont considérées par la majorité des gens, par la société, comme étant normales. L’homme conséquent avec lui-même, qui n’accepte pas docilement cet état de choses, se livre à la recherche, et après un certain nombre d’investigations, le chercheur se rend spontanément compte que ce qu’il cherche, ce qu’il considère comme un droit, n’est ni à chercher, ni à trouver. Il est lui-même le cherché. C’est l’éveil par la perspective. Il y a par la suite une invitation fréquente, dans le courant de la vie, à cette prise de conscience, et lorsque nous entrons dans les anciens mécanismes en voulant appréhender le cherché, quand nous prenons conscience de ce mécanisme, celui-ci s’arrête, et, de ce fait, nous ne donnons plus d’aliment à la préhension et à la recherche.
Il n’y a rien à faire ?
Il n’y a rien à faire. Il ne faut pas suivre les anciens schémas qui consistent à « vouloir » faire.
Comment éliminer les anciens schémas ? Ils sont profondément enracinés.
Dès que vous devenez conscient d’un ancien schéma, vous vous mettez spontanément en dehors de lui : il se produit un arrêt. Au début, vous vous en rendrez compte après coup, puis la prise de conscience va se déplacer, vous vous en rendrez compte au moment même, c’est-à-dire au moment de la résurgence de l’habitude, jusqu’à élimination complète.
La concentration sur une pensée précise, excluant toute autre pensée, est en général désignée sous le nom de méditation. Admettons l’emploi de ce terme. Le but visé est la disparition à son tour de cette pensée unique, afin que seule demeure la conscience sans pensée. Il est difficile de donner son adhésion à ce type de démarche : en effet, une discipline vise toujours un but, un résultat. Nous l’avons déjà dit très souvent : cela revient à projeter un connu actuel pour pouvoir connaître un inconnu. En s’y prenant ainsi, l’inconnu ne deviendra jamais le connu.
La discipline, la concentration sont toujours la fixation sur une chose à l’exclusion de toute autre et cette fixation empêche qu’en dernier lieu cette pensée unique cède et se résorbe dans la conscience. La projection de n’importe quel but prend naissance dans un foyer égotique, intéressé, et l’obtention d’un pareil but nous laisse toujours dans un cadre conceptuel de conflit. La conscience, le Soi, ne peut être atteint par ce moyen.
La conscience est notre véritable nature. Nous pouvons être dépourvus de sensation, de pensée, mais jamais de conscience. On ne peut l’atteindre comme un objet. Elle est présence vécue dans l’absence de tout objet. Elle paraît s’évanouir avec l’apparition des objets, mais il arrive un moment où elle est présence constante, même avec cette apparition.
Toute sensation, toute pensée, tout sentiment, doivent être vus comme objets soumis à un continuel changement : apparition-disparition. La conscience qui perçoit leur variation se situe en dehors de ces fluctuations, et les objets, qui sont de même nature, émanent d’elle, autrement il serait impossible de dire : j’ai été déprimé, j’ai eu peur. C’est seulement par l’absence d’une vision claire que la conscience semble également fluctuer. Cela est dû à son intime relation avec les objets. La conscience, toujours ultime connaisseur, ne peut jamais devenir objet d’un autre connaisseur, elle est tout simplement connaissance, elle seule est Être, connaissance vécue.
L’homme qui se considère comme penseur, acteur, celui qui souffre comme une entité indépendante, comme moi personnalisé, est enchaîné aux objets et impliqué dans les changements. Il cherche désespérément à en sortir par de multiples moyens, sans s’apercevoir qu’il est conscience sans changement.
Les objets ne sont rien d’autre que les révélations de cette conscience.
Quelle est la place de Dieu dans l’Advaïta-Vedânta ?
L’absence d’un moi en vous est présence de Dieu. L’absence d’un moi projeté entraîne une relation sans séparation aucune entre tous les êtres.
L’enchaînement est purement conceptuel, une idée, notre véritable nature ne peut jamais être enchaînée. L’objectivation de ce que nous sommes (absolument non-objectifiable) obscurcit ce que nous sommes réellement. Nous devons vivre non partiellement, mais totalement, sans nous projeter comme un moi, une entité indépendante, autrement il y a toujours conflit entre l’acte spontané et l’entité moi, ce qui produit la sensation d’enchaînement. Vivre spontanément, c’est vivre mu par la conscience, qui est silence. Notre personnalité est alors totalement intégrée en elle, c’est elle qui nous prend en charge. Une pensée spontanée, un acte spontané, sont toujours une absence de moi.
Le moi-même est une image projetée, meublée par de nombreuses caractéristiques, ce que nous aimerions être, ce que nous considérons dans une projection comme étant nous-même. Ceci est comparable à quelqu’un qui se regarde dans une glace, et, apercevant ses yeux perçants, ses pommettes saillantes et ses rides, s’identifie à l’image reflétée par la glace.
Le doute est toujours une caractéristique de l’expérience individuelle. C’est l’expérience vécue du « Je Suis » qui permet de voir clairement que l’ego n’est qu’une image fantasmagorique. Quand vous doutez de votre propre existence, posez-vous la question : qui est-ce qui doute ? La réponse est toujours : moi, qui suis conscient d’un doute. Notre nature axiale est appréhendée directement, elle n’est pas connaissable objectivement comme : je sens, je suis triste, etc., « Je suis » traduit toujours l’état inconditionné, ce qui transcende l’individualité.
Dès qu’il y a projection d’un moi-même, vous êtes dans le monde des démons. La réalité est obstruée par la présence du monde dans l’état de rêve et de veille, et par son absence dans l’état de sommeil profond. La présence et l’absence doivent se résorber pour que la toile de fond devienne une expérience vécue.
L’attention silencieuse est une contemplation des choses sans réflexion, sans limitation, sans une fin. Dans cette attention non préhensive, la dualité sujet-objet s’efface, et il ne reste que la lucidité ; ce qui nous permet de nous laisser complètement imprégné par la perception. L’accumulation des idées nous donne le sentiment du moi, nous ne nous sentons jamais sans perception. Si vous commencez par projeter votre dessin avec les éléments linéaires, les contours, il est inerte, c’est un corps sans vie, comme la mémoire.
Par contre, si vous partez de l’élément masse, couleur, ce sont vos masses qui poussent, précisent lentement leurs limites et leurs contours, votre dessin est vivant, il est créatif. Cela illustre la différence entre la pensée discursive, sélective, et la pensée spontanée, non élaborée par un moi.
La pensée non-conceptuelle est une pensée spontanée, comme tout acte qui en découle. Elle est créative, libre, non-enchaînée et ne laisse pas de résidus en nous. Créative parce qu’elle est sans schémas, sans moule et sans résidu, parce qu’elle est non-intentionnelle.
Dans un de vos entretiens, vous avez mentionné que la pensée instantanée est intemporelle, qu’elle se produit au moment où l’esprit est vide de toute notion ou opposition. Où se situe-t-elle par rapport à l’illumination ?
Le terme « pensée intemporelle » peut donner lieu à un contresens, car toute pensée est un mécanisme de défense qui se déroule dans le temps. Nous employons ce mot faute de mieux. Peut-être perception interne serait-il plus juste. La pensée spontanée, instantanée, occupe dans une parfaite simultanéité toutes les directions dans l’espace, comme un éclair, et la question qui l’a précédée, éclairée par l’instructeur, perd son squelette, sa substance, elle s’intègre, et nous laisse clairement voir la perspective de la vérité… La pensée conditionnée laisse toujours des résidus en nous, la pensée spontanée, non-élaborée par un ego, harmonise, structure notre terrain, et nous ne le retrouvons plus tel qu’il était avant ce surgissement. Nous pouvons dire que la vision de la perspective précède l’illumination.
Nous sommes ce qui précède la pensée et la suit, ce qui lui donne son support, nous sommes la page blanche sur laquelle les impressions s’inscrivent. Déclencher nos pensées et compter sur elles pour la découverte de la vérité est à l’opposé de ce que nous devons faire, s’il y a encore quelque chose à faire.
La joie, la sécurité, le sens de la liberté, découlent de ce que nous sommes foncièrement, du « je suis pure conscience ».
La connaissance n’est pas une fonction, c’est seulement après la cessation de toute fonction que nous pouvons dire « je connais, je suis ». La connaissance existe quand la fonction est complètement résorbée dans « être connaissance », je suis. Celui qui est établi dans « Je Suis » non-conceptuel, ne fait aucune tentative pour l’expérimenter ou le connaître objectivement, autrement que dans un état d’être. Le « Je Suis » est ce que l’on sait le mieux et, à proprement parler, la seule chose que l’on puisse connaître.
L’ego est une fraction, un objet comme un autre. Il est le nœud de la dualité, et son expérience est toujours une combinaison apparente de lui-même et de l’autre.
L’identification avec les sens et le mental nous lie aux objets grossiers, aux idées, aux concepts. L’accent doit être mis sur ce qui perçoit, l’ultime sujet, la conscience.
La non-distinction est notre véritable nature, non localisable, mais pédagogiquement parlant, dans une première approche de la vérité, la distinction doit être pleinement visée. C’est seulement quand la nature des éléments distincts est complètement reconnue, pénétrée, que la distinction se fond dans la non-distinction. La plénitude d’une expérience vécue reste seule existante.
La perspective spirituelle reconnue amène harmonieusement le transfert du dynamisme de la pensée, de la volition, vers son centre axial. Nous sommes sans cesse détournés de la perspective spirituelle par le dynamisme de la pensée. Celle-ci répugne à la démarche à rebours où le cherché s’avère identique au trouvé, où il se résorbe en lui. La pensée nous quitte comme une feuille morte quitte la branche, et l’attention non orientée est envahie par la grâce, devient éveil vécu. Nous connaissons tous des moments où, d’une manière inattendue, nous sommes envahis par le bonheur sans qu’il y ait une cause apparente. Le passage du sommeil profond à l’état de veille peut être un de ces moments privilégiés.
La mémoire est une faculté mentale, un reflet du Soi, mais notre véritable nature, l’expérience vécue, est toujours instantanée, elle ne peut se mémoriser. Nous pouvons seulement nous rappeler les antécédents qui nous ont amenés à faire l’expérience du Soi, mais la plénitude, la joie propre au Soi, est toujours actuelle, et il n’y a rien à connaître.
Vivre profondément avec l’apparition du désir soudain et le laisser glisser, couler dans la racine de tout désir.