1974
Abbaye de Royaumont
Le chalet de montagne, Autrans
Parc St Roch, Saint Paul de Vence
Qui voit la non-action dans l’acte
Et l’acte dans la non-action,
Celui-là est un sage parmi les hommes.
Pleinement détaché,
Il accomplit totalement l’action.
Bhâgavad-Gitâ, 4, 18
Nous regarder comme une entité autonome, individuelle, caractérise notre conditionnement, et de ce point de vue, la compréhension est impossible. Un concept est une fiction dépourvue de toute substance et d’indépendance, comme une image de rêve, et à ce niveau, tout acte demeure conditionné par un moi, est intentionnel, est un acte partiel.
L’acte accompli sous l’influence d’un concept, du je individuel, nous enferme dans un cercle vicieux, nous sommes alors acteur, penseur, et forcément enchaîné aux conditions de cette pensée.
L’acte pur, sans choix, le non-choix, l’acte infini de la conscience, est complètement indifférent au pur et à l’impur, au beau et au laid. Les conceptions élaborées d’un point de vue moral ne sont qu’une limitation de l’acte, qui est en soi absolument indivis, plénitude. L’acte spontané du Soi est libre de l’opposé qu’implique toute espèce de choix.
Dans l’absence d’un moi, conscience unitive, il n’y a ni penseur ni acteur ; dans un acte créatif, il n’y a personne qui agit, tout se fait sans l’ingérence d’un moi. « Cela » se fait, et cet acte est alors un acte total.
Quand surgit un désir non encore formulé, qui n’a pas pris consistance en revêtant une expression verbale, ou en se fixant sur un objet, il faut en prendre conscience en restant complètement non engagé. Ainsi l’agitation s’apaise et son dynamisme se meurt dans le suprême observateur, notre Je qui contient tout et ne peut rien désirer que lui-même. L’impulsion, la sensation, ne font que tendre obscurément vers une expression sans fixation sur un concept. Il s’agit de devenir conscient en restant non engagé. Il se produit alors un renvoi à ce que nous sommes, plénitude sans objet. Quand cette claire vision est obtenue, rien ne s’avère plus évident que l’ultime réalité de la conscience.
La vie réelle se situe au-delà de la naissance et de la mort, de l’apparition-disparition, elle n’est pas limitée par notre mental ni liée par la mémoire. La vie, cette apparente inconnue, se fait connaître quand le connu éphémère actuel s’avère être une compensation, une quête sans issue ; ce connu perd sa limitation et se résorbe dans l’éternel contemplateur qui se révèle comme étant toute présence, être, vie.
Dans la sphère du connu, toute chose est classée, cataloguée, figée. Au-delà de ce connu, il y a une découverte constante, toute chose pointe vers la conscience-témoin et toute chose se résorbe en elle.
La peur, l’anxiété sont asservissement à la mémoire, au connu. L’émotivité, l’affectivité qui aveuglent sont des réflexes d’un psychisme aliéné. Les idées, les idéaux, ne sont que fuite devant un continuel renouvellement.
Quand s’ouvre la perspective de ce que nous sommes, notre soi, cette connaissance est comme le point de départ. Dès lors, notre vie prend une tout autre signification. C’est une connaissance instantanée, une perception directe et les investigations proposées par l’instructeur nous amènent à cette intuition. Perspective signifie orientation, « pointer vers », et l’expérience de notre vrai soi consiste à s’y établir, à n’être pas prisonnier de la perspective fausse et limitée du moi. La pensée discursive, intentionnelle, ne peut jamais nous conduire vers le pointé, l’être. L’intuition directe de la perspective nous éclaire, nous montre qu’il n’y a rien à accumuler, rien à acquérir, et le dynamisme de la recherche se vide. Dès que l’illusion se dissipe, le chercheur se révèle être l’objet même de sa recherche, le trouvé, la plénitude qui est une grâce.
La nature essentielle du Soi brille dans le vide apparent qui réside toujours entre deux pensées, deux sensations, deux états, et elle devient constante omniprésence, même entourée d’objets. Interroger une chose consiste à la laisser parler, s’exprimer, la laisser vivre sans interposer entre elle et nous un voile plus ou moins opaque tissé par notre moi.
En préservant les moments sans formulation, en demeurant dans la sensation, soit tactile, soit auditive, on voit la sensation se résorber dans le témoin silencieux. Ce que nous sommes a son apparente extension dans un espace-temps, et, à ce niveau-là, on peut parler de vivre et de mourir : une image dans le mental, mais ce que nous sommes, notre nature foncière, n’a ni naissance ni mort.
La naissance existe seulement comme naissance d’un moi, d’un je, et la mort seulement comme la mort de ce dernier.
Tout phénomène se déploie dans un espace-temps, image de notre mental, un concept. S’abstenir de penser pendant un laps de temps par un acte de discipline, de volonté, est également produit par un moi conceptualisé, l’affirmation d’un moi. Tenter de ne pas conceptualiser est encore une conceptualisation. Pour que l’arrière-plan devienne un vécu, il faut que tout concept soit résorbé. Toute objectivation est une entrave pour intégrer ce que nous sommes foncièrement. Dans les limites de la pensée, du concept, nous ne pouvons jamais nous éveiller. Notre véritable nature n’est pas objectivable. Pour avoir accès à l’éveil, tout effort par un horizon conceptuel, circonscrit par un moi objectivé, est une entrave. Quand cette intention nous a abandonné, nous sommes envahi par la grâce. Le Soi est lucidité silencieuse qui ne se laisse pas définir comme un silence, avec comme opposé le bruit.
Comment faut-il concevoir le silence et son opposé ?
Si vous voulez vous défaire de l’agitation en vue d’un état de silence, vous rejetez, vous agressez, vous vous défendez, par contre, si vous l’acceptez, l’agitation qui fait partie du silence se perd et se fond en lui ; vous atteignez le silence du Soi, au-delà du silence et de l’agitation. Il ne faut pas vouloir se défaire de l’agitation en restant à son niveau ; il faut en avoir une écoute totale, elle se meurt alors dans le silence, car elle n’est rien d’autre que le silence.
Quand nous parlons du présent, nous ne voulons parler que de ce présent éternel « présent à soi », dénué de tout artifice mental, psychique.
Le chercheur peut être considéré comme un moi projeté qui éprouve une carence ; détaché de l’unité, il cherche vainement à ne plus être dans cet état de spasme. Quand la recherche est abandonnée, le dynamisme se résorbe dans l’observateur silencieux, et le moi, qui n’est qu’un mouvement centripète, devient un mouvement centrifuge : l’être, notre soi. Le chercheur que ne talonne plus le dynamisme de la recherche, s’intègre dans le trouvé, sa véritable nature, celle qu’il connaît par une intuition inaliénable.
Seule une entité conceptuelle peut être liée, enchaînée ou libre, un « je suis » objectivé, conceptualisé. Quand l’habitude, le réflexe nous a quittés, il n’y a plus liberté ni enchaînement.
Toute tendance à vouloir connaître objectivement le connaisseur, celui qui est inconnaissable conceptuellement, est un empêchement pour une acceptation de notre vraie nature qui est Être, connaissance non-duelle.
Toute conceptualisation, objectivation, est extraversion. Ce que nous sommes foncièrement se situe là où il n’y a ni extérieur ni intérieur.
Pour que l’inconnu devienne connu, le connu doit cesser d’encombrer la conscience. C’est le mental qui a créé des notions comme enchaînement et liberté. Il s’élimine sans effort ni discipline quand le silence est devenu réalité en nous. Il y a être, connaissance et amour, sans la présence d’un moi. C’est de ce silence-vie qu’émane le parfum de l’existence.
La somme des traits physiques et mentaux caractérise l’existence de notre individualité, mais la conscience, le connaisseur, transcende cette individualité en continuel changement. Cependant nous méconnaissons cette évidence et la plupart d’entre nous s’identifient à ces changements, ce qui nous fait personnifier notre nature vraie, permanente en tant que celui qui agit, pense, se réjouit, et leurs opposés. Nous croyons être une entité personnelle, indépendante, ce qui fait apparaître notre Soi identique au corps et au mental. C’est une thèse absolument insoutenable, je suis conscient de mes perceptions, de mes pensées, le pronom « je » désigne toujours le Soi immuable.
La pensée que l’on est agent penseur apparaît toujours après une action. Lorsque naît la pensée, vous n’avez pas la pensée que c’est vous qui pensez, vous faites complètement un avec elle. Il n’y a donc pas de dualité.
Nous sommes un avec chaque activité mentale, comme nous sommes un avec la paix, la joie, en état de sommeil profond. C’est seulement après une pensée que l’ego se prend pour le penseur. Cette revendication a sa source dans l’habitude de s’identifier au corps et au mental. Le sujet et l’objet sont deux notions qui apparaissent de manière discontinue, l’une après l’autre. C’est dans la mémoire que ces deux notions semblent se façonner.
Je suis la conscience-témoin lorsqu’une pensée surgit. L’identification du Soi et du mental se fait avec la notion « je suis le penseur » mais du fait que je peux me souvenir de ma pensée, je suis le témoin de cette pensée, je suis le témoin de tout ce que l’on peut appeler objectif, et aussi de la notion que je suis le penseur, bien que l’ego s’approprie l’objet comme sien.
Quand l’enseignement prend-il fin ?
La question présuppose qu’il y a quelqu’un d’enchaîné à libérer. L’enseignement prend fin quand le sujet réalise dans un éclair fulgurant, absolument non mental, qu’il est libre, et qu’il n’a jamais été enchaîné. Vous ne pouvez devenir ce que vous êtes déjà. C’est seulement du point de vue de l’ego que la question surgit, mais l’ego est purement illusoire et la question posée est forcément illusoire aussi. La réponse à une pareille question s’avère donc, en fin de compte, aberrante. Au moment où la question est posée, l’ego est complètement résorbé : deux concepts ne peuvent exister à la fois, et la réponse ne trouve personne pour la recevoir. Ce que nous sommes est présence absolument intemporelle, ce qui est maintenant. La présence d’un objet n’est que mémoire, le passé, et le futur une projection, un résidu du passé.
Advaïta non-duel signifie le non-connaissable, et, pour cela, il est exprimé en termes négatifs. L’ultime connaisseur n’est pas un objet de perception ni de connaissance, et pourtant il n’est pas inconnaissable, il est connaissance.
L’ultime percipient est au-delà des opposés positif-négatif, joie-douleur, il est conscience pure, unitive, et elle seule peut unir les opposés. Dans un dialogue entre l’instructeur et le disciple, l’accent est toujours mis sur cette conscience unitive. Si l’on met l’accent sur le mot, sur la syntaxe, sur la langue, on perd le parfum de la vérité, et la compréhension devient purement conceptuelle. La vérité se trouve au-delà de l’exposé. Le disciple est amené à l’élimination de son individualité vers l’impersonnel et le langage, à un moment donné s’éteint, il ne reste plus que le silence. Le gourou, occupant sciemment ce silence, renvoie son disciple à lui-même, ce silence.
Le corps et le mental ne contiennent jamais la réponse. Ce sont eux qui créent la question, et ainsi nous ne pouvons jamais espérer une réponse de ce côté. Elle devient claire lorsque ces derniers sont complètement résorbés dans le silence. Alors, le corps et le mental se sont intégrés dans le silence, et il n’y a plus de question.
Il y a connaissance d’un connaisseur relatif empirique. Si vous portez votre attention vers cette connaissance, toute connaissance objective perd son support, s’éteint, et vous êtes cette connaissance, vous faites un avec elle. Elle est l’arrière-plan, s’il est permis de s’exprimer ainsi, de cette connaissance relative, changeante. C’est du point de vue de cette connaissance impersonnelle que tout objet, toute notre structure individuelle peut être vue dans sa juste lumière. Toute autre approche vers l’Expérience renforce le mental et nous lie davantage à l’ego. Toute connaissance relative pointe constamment vers cette connaissance ultime qui seule est digne d’être appelée Vérité. Dans l’état de sommeil profond, toute activité mentale est complètement résorbée dans la paix et la joie. Le Vedânta pointe vers cela sciemment pendant l’état de veille. Être cette connaissance pleinement est la véritable réalisation.
Chaque fois que la notion d’individu s’interpose comme entité indépendante, un moi surgit, l’anxiété, l’insécurité s’installe, et inévitablement surviennent désir et agitation. Au niveau d’un moi nous ne pouvons qu’ajourner, déplacer, restreindre la perturbation, mais non l’éliminer. Nous ne pouvons que penser le connu, et l’intention nous laisse toujours dans un cercle vicieux.
L’ego ne peut pas changer l’ego. Violent ou non-violent, il reste toujours un ego, et une fraction ne peut que créer une autre fraction. Il faut éviter de fuir, de compenser ou de surimposer. Même dans l’inconfort, nous pouvons l’objectiver : il se crée un observateur et une chose observée. Un moment arrive où la chose observée ne peut plus se maintenir, elle n’est plus alimentée, et, tôt ou tard, elle se résorbe dans l’observation. L’observateur seul subsiste et sa nature est non-duelle. Il perd alors son caractère fonctionnel et se révèle conscience pure.
À chaque moment de pensée, de sensation, de sentiment, il y a la présence de la conscience, mais elle n’est pas affectée par toutes ces activités. Dans le sommeil profond, il y a absence de pensée, de sensation, seule la conscience pure est présente ; elle reste comme une toile de fond. Elle est présente dans toutes les actions, sans qu’il y ait acteur : il n’y a qu’action.
Le « je ne sais pas » recèle encore le samskâra d’un « je sais » et cette absence-attente d’un « je sais » n’est qu’un vide mental corps-objet ; un « je sais » conceptuel nous fixe dans une relation sujet-objet et ce « je sais » contient toujours une question à résoudre. Quand, par une vision non orientée, une conviction instantanée surgit qu’il n’y a rien à savoir, à connaître, vous comprenez que le vrai savoir, le savoir total, est un vécu non mental absolument non duel.
Vous êtes la vérité ; pas un instant vous ne pouvez ne pas l’être. Dans une approche directe, les obstacles s’éliminent ainsi que le sens de la séparativité par une juste vision de la perspective, lorsque les obstacles sont résorbés, le « je » vécu prend une réalité constante. Il n’a pas besoin d’agent, il se connaît lui-même par lui-même. Toute autre approche par purification et appropriation nous laisse en séparativité. Vous ne pouvez jamais changer le mental d’un point de vue mental, vous ne pouvez qu’atteindre une satisfaction ou un état désigné par le terme samâdhi dans un contexte espace-temps. La vérité est vécue quand dans le silence la dualité nous a quittés ; les objets nous apparaissent alors comme une prolongation, une extension de cette vérité vécue.