1992-1993

Notre Dame du Laus

Dourdan

 

 

 

Je vous ai rencontré il y a six ans et j’ai suivi un certain nombre de séminaires avec vous. Maintenant, je vous vois de moins en moins. Je me suis marié, j’ai eu deux enfants et une vie professionnelle très remplie. Je ne fais plus de yoga, plus de méditation. Je ne lis plus aucun livre à ce sujet non plus. Je vois que je m’achemine vers la mort avec la conviction qu’il existe un plan spirituel lumineux et en même temps, je sais que je suis arrivé au bout de mes capacités pour toutes sortes d’approches. Je n’ai même plus envie d’être attentif. 

 

Que concluez-vous ?

 

Je ne sais plus. 

 

Posez-vous la question suivante : qu’aimez-vous vraiment, profondément ? lorsque vous aurez trouvé la réponse, donnez toute votre attention, tout votre amour, toutes vos facultés d’intelligence, avec constance, sans dévier, à ce qui est pour vous le plus important. Vous constaterez que peu à peu, vous transposerez cette intensité sur d’autres plans dans la vie de tous les jours et en diverses circonstances. Mais avant tout, déterminez en vous et avec toute votre lucidité ce que vous chérissez le plus.

 

Je le devine : ce que j’aime est sans forme et ne me servira pas. 

 

Forme ou sans forme, donnez-lui toute votre attention. C’est à vous de trouver. Le jour où vous vous interrogez avec intensité, sans vous décourager, vous voyez qu’une transformation d’énergie s’effectue.

Sinon, que voulez-vous faire avec l’énergie ?

 

Je croyais qu’elle devait passer par les chakras, ouvrir les chakras ? 

 

Cela, c’est de la littérature ! Quand toutes vos facultés sont dirigées avec persévérance vers ce qui vous intéresse, une réorchestration de l’énergie s’effectue toujours. Tous les états sont une surimposition à quelque chose de permanent. Trouvez-le, cela ne change jamais. Vous vous connaissez surtout dans l’activité, mais quand celle-ci s’arrête, cette continuité est toujours là, immuable, voyez-le. Jésus dit, dans l’Évangile de Thomas : « soulevez la pierre, je suis là. Fendez le bois, je suis là. » En réalité, ce que vous faites n’a aucune importance.

Que cherchons-nous à travers toutes nos activités, sautant de l’une à l’autre ? Regardez au fond de vous-même, et vous comprendrez que vous employez tout ce dynamisme afin d’obtenir, de connaître un état permanent de contentement. Nous attribuons une cause à ces moments lorsque nous les vivons ; pourtant, en approfondissant davantage, vous vous apercevrez que la prétendue cause a disparu, en même temps que la personne. L’une et l’autre se sont effacées. Cette félicité est toujours à notre disposition. C’est notre état originel, mais notre quête nous en éloigne ; soyons tout simplement disponibles, ouverts. Ceci advient quand nous avons saisi que toute intervention entraîne l’effet opposé ; alors nous lâchons prise et, au moment où nous ne la bloquons plus sous nos angoisses, nos craintes, seule notre nature réelle se manifeste, nous apportant certitude et sérénité. Ce non-état est l’arrière-plan de toute perception, il donne un support aux diverses apparitions qui se manifestent, et est présent aussi bien dans les absences d’activité que dans les activités, dans le sommeil profond, dans l’intervalle entre deux pensées, entre deux perceptions. Votre nature originelle est là, immanquablement ; cette suprême conscience ne s’objective pas, ne se nomme pas, ne se pense ni ne se touche. On la vit simplement mais sans représentation possible.

La présence ne se laisse pas penser, représenter, expliquer. C’est un lâcher-prise en l’absence de toute objectivation, où vous vous sentez être. C’est un peu comme si le pronom « je » ne se complétait plus par : « je suis ceci, cela » et se reportait seulement à lui-même. Il n’a plus de substance, il devient alors un « je » vécu. Également dans le vrai « je ne sais pas » : que se passe-t-il ? Vous avez l’impression que le corps prend la dimension de l’espace sans frontière, sans centre. Les pulsations du cerveau fonctionnent différemment, vous avez la sensation d’un repos, d’un ultime repos. C’est la méditation. Vivez en identité, spontanément, avec cette présence constante qui éclaire tout ce qui se passe. Nous sommes la lumière, comprenez-le.

Quand vous regardez ce qui se présente à vous avec un regard neuf, avec spontanéité, sans vous reporter au passé, l’action est un don du ciel. Vous n’avez pas à diriger l’action. C’est la conjoncture qui l’a déclenchée.

 

Et l’attention ? 

L’attention est la lumière qui les éclaire, l’arrière-plan, elle est la lumière qui éclaire les objets, les activités, qui eux créent le temps. Au fond, ceux-ci ne sont que lumière, non seulement sur le plan matériel, mais surtout sur le plan de la conscience. Ils se reportent à la clarté qui est aussi silence, et ils en proviennent. À ce moment-là, ils deviennent sacrés. Tout objet se réfère à l’ultime sujet qui est êtreté, présence, et de ce fait, vous ne pouvez le localiser, il est inconcevable, c’est le départ de tous les départs, et c’en est aussi l’arrivée ; il est partout, le moindre pas pour le chercher, ne serait-ce que de la longueur d’un cheveu, nous en éloigne. Tout perçu a sa réalité dans cette pure lumière, en nous-mêmes. Il nous renvoie constamment à ce qui est une aperception de notre globalité.

Après maintes constatations, une certaine maturation se fait, et l’on ressent le besoin d’être autonome, d’être libre du moi, libre des objets. Pourtant, celui qui essaie de se libérer comprend confusément qu’il n’a pas d’existence réelle, puisqu’il ne la trouve que dans les situations auxquelles il est lié ; il se sent donc isolé. Quand on a clairement vu cette erreur, que tout cela n’est au fond que mémoire – un concept comme un autre –, on discerne un manque de confiance en soi qui entraîne ce désir continuel de sécurité ; sécurité souvent affective, parfois incommodante, gluante, prise la plupart du temps pour de l’amour.

Ces phases successives apportent le mûrissement. Par une compréhension plus lucide, le réflexe de se prendre pour une personne s’estompe, disparaît peu à peu. Nous sommes alors libres, ouverts, tout amour à ce moment-là. On est le Tout, sans moi ni toi, sans individualité, et on est conscient.

Si nous examinons avec clarté, profondément, ce fantasme auquel nous succombons toujours, nous nous apercevons que c’est une mauvaise habitude, un automatisme acquis par l’éducation, la société qui nous pousse à vivre dans une relation d’objet à objet sur un plan attraction-réaction. Voyons-le simplement, remarquons-en l’impact sur notre comportement, et cela sur le vif, à l’instant même.

Nous constatons aussi que la personne n’était pas présente lors de la compréhension quand la beauté s’est manifestée à nous, mais seulement plus tard, à la seconde où nous avons conceptualisé le sentiment d’avoir compris, d’avoir admiré.

Lorsque vous aurez épuisé tous les objets, il ne restera plus qu’une passion, celle d’être.

La vie est indéfinissable. Trouvez-la en vous, l’ultime équilibre est un continuum, avant, pendant et après tout comportement, toute intervention.

Cette présence ne se mesure ni ne s’estime. Là est la vie, ce qui en surgit en est une expression, une prolongation. Lorsqu’une action est accomplie, l’intellect au repos a la possibilité de saisir qu’il y a quelque chose hors de sa portée, il est prêt à accueillir cette dimension où tout se meurt dans l’inexprimable.

Personne n’est présent, le silence seul règne.

Vous n’étiez rien avant votre naissance. Vous n’êtes rien actuellement, et ne serez rien après votre mort. Vivez sciemment, pleinement dans cette absence. C’est la présence, non votre présence, mais simplement, la présence.

Personne n’est né, personne ne meurt. Qui est né ? Qui meurt ? Uniquement un concept. Comprenez que cette naissance – si quelqu’un est né – est un prétexte, je dirais même un accident. Cela n’en sera plus un lorsque vous aurez saisi ce que signifie la nativité. Cette apparition accidentelle s’est réalisée seulement pour l’avènement de l’être. C’est un passage, jusqu’à ce que vous soyez arrivé à l’Être.

 

« Arriver à l’Être », est-ce mourir avant de disparaître ? 

 

Bien sûr. La véritable mort est l’anéantissement du concept « je ».

Délivrez-vous de cette envie d’appréhender la vérité. Nous n’avons rien à comprendre.

Ne vous endormez pas.

L’amour est silence. Tout ce qui nous entoure doit se référer à la vacuité, et est alors sanctifié, devient sacré.

 

Le monde est-il inerte ? 

 

Le monde n’a aucune existence en dehors de nous. Le rapport entre les objets se fait à travers la conscience. 

Vous engendrez à chaque instant ; vous êtes un créateur en quelque sorte. Où se trouve le monde dans le sommeil profond ? Ne cherchez pas à expliquer, à embrasser par la pensée ce qu’elle-même ne connaît pas, ce qui dépasse le raisonnement. Posez-vous profondément la question : qu’est la vie ? Où est-elle en moi ? En d’autres termes : « qui suis-je ? » Vous restez sans réponse, avec un immense « je ne sais pas », et un lâcher-prise se fait.

C’est en « fondant » dans le silence que vous pourrez « être compréhension ». « Être compréhension » dépasse notre entendement. Nous n’avons aucune autonomie, sauf celle de nous connaître réellement, et cela ne fait pas partie de l’espace/temps. Nous devons connaître une double absence : l’absence « de l’absence ». Cette mort-conscience est une illumination.

La vraie mort est l’anéantissement du « je ».

En fait, il n’y a pas d’acteur ; beaucoup de choses ont été réalisées, seulement personne ne les a effectuées, cela s’est fait, voilà tout.

 

Tout est perçu par la conscience. Des caractères très divers y apparaissent. La conscience coiffe toutes ces vérités sans en être affectée, comme un miroir. Beaucoup de choses se reflètent dans un miroir, sans qu’il en soit terni. La conscience est une.

Découvrons-nous dans notre absence. Là se situe la vie. Le reste en est une expression, une prolongation. Une relation créative, heureuse, est non objective. Pour aimer l’autre, aimons-nous d’abord, non en tant qu’individu, mais aussi et surtout pour ce que nous sommes intrinsèquement. Par extension, nous stimulerons notre entourage.

 

Quelle est la force ou l’énergie qui nous fait abandonner constamment cet état d’absence-présence ? 

 

Cet état ne nous quitte pas. C’est une énergie mal dirigée qui nous en éloigne. Virtuellement, elle est toute à notre disposition, mais pratiquement, à notre naissance, nous sommes apparemment limités. Sur le plan de la globalité, nous avons toutes les possibilités. 

Tout ce qui existe se manifeste dans le témoin, mais lui n’est pas dans l’existence. C’est pourquoi il peut témoigner. Ne l’objectivez surtout pas, il disparaîtra lui-même un jour, et seul restera l’ultime sujet, l’ultime réalité.

La compréhension ne peut se dévoiler par l’intelligence, le mental, la réflexion. C’est seulement au moment où pénétrée, assimilée, elle s’est fondue dans notre totalité, notre globalité, qu’il est possible d’employer réellement ce mot ; ayez bien cela à l’esprit. Toutes nos énergies alors se libèrent, s’intègrent dans notre présence silencieuse qui n’est ni intérieure, ni extérieure, et nos organes spécifiques, destinés à voir, à toucher, à sentir, se développent, s’ouvrent en ce sens.

Découvrez en vous ce qui est immuable, permanent. Vous êtes le connaisseur de tous les états qui se modifient perpétuellement. Mais vous ne pouvez objectiver, localiser cette aperception originelle. Être compréhension est en fait une méditation, sans personne ni aucune substance sur lesquelles méditer. C’est un acte pur, vierge de référence, sans appui, sans but.

Prenez conscience de votre corps où se fixent les tensions, les défenses. Laissez s’éveiller cette sensation dans votre observation silencieuse, sans chercher à contrôler quoi que ce soit. Acceptez votre corps, vivez-le tel qu’il est. Vous n’êtes plus complice alors de ce que vous constatez, et son état naturel se manifeste. Vous ne parvenez le plus souvent qu’à en viser certaines parties, vous n’en embrassez pas la totalité. Quand une mémoire organique s’éveille, s’installe, vous lâchez prise en un seul instant. Cela se produit au niveau de la perception, là où il n’y a pas de pensée, où nous sommes libérés des jugements et des comparaisons.

 

Les erreurs que l’on a faites envers les autres, envers soi-même, comment peut-on les rattraper ? 

 

Qui a fait l’erreur ? Lorsque vous êtes libre du concept « je », vous êtes libre de son passé. Tant que vous vous considérez comme une entité personnelle, vous êtes responsable ; cette responsabilité disparaît avec le concept « je ». Seul reste un état d’amour, dès que nous ne nous sentons plus impliqués dans nos actes. 

Celui qui vit dans la non-dualité, donc dans un état d’amour universel, ne commettra plus d’actes qui puisse le culpabiliser. Cette notion ne se présentera plus à lui.

Posez-vous la question : qui est la société ? Vous allez vous apercevoir que vous en faites partie. Elle est composée d’êtres humains, vous y êtes inclus. Les conflits surgissent quand nous agissons en individus isolés, c’est pourquoi une collectivité en compétition se décompose immanquablement.

 

Il y a une pédagogie sociale ? 

 

Oui, mais appliquons-la d’abord à nous-même, la transformation commence par nous-même.

 

Vous nous indiquez que nous ne pouvons rien faire pour nous « trouver » ? 

 

Sans intention de notre part, la spontanéité surgit, quand vous avez profondément compris que la personne n’a pas d’existence propre. En général, vous regardez le monde en rapport avec cette entité que vous croyez être. Si au contraire, vous savez n’être rien – une simple cassette qui répète ce qu’on lui a confié –, vous connaissez la parfaite humilité, sans référence à un « moi je », et une compréhension immédiate en découle.

Commencez à vous interroger : qu’est cette image à laquelle je m’identifie ? Pourquoi vivre avec l’idée que vous êtes un homme ou une femme ? C’est une défense. Lorsque vous vous dégagez de cette idée et que vous en êtes pleinement libéré, la question ne se pose plus. Votre corps est tout le temps dans un état de répulsion ou d’attraction. Si vous n’y donnez plus de prise, cela s’élimine peu à peu ; ne cherchez pas à en sortir, puisque celui qui le veut fait partie de ce qui est à éliminer. L’oiseau qui désire s’échapper d’une cage tourne en rond, sans trouver d’issue ; il reste dans ce cercle infernal. 

La personne-objet est incapable de changer le je-objet, elle a seulement la faculté de l’améliorer. C’est uniquement la conscience aiguë de l’unité qui peut amener le changement. C’est à ce niveau que la transmutation s’effectue.

La compréhension apparaît quand le « non compris » et le « compris » se dissolvent dans le silence.

Avez-vous observé ce qui se passait dans votre cerveau, comment agissait la lucidité, quand après avoir maintes et maintes fois cherché à comprendre, vous accédez brusquement à la « véritable compréhension » ? 

Je parle de ce qu’on appelle la compréhension. Lorsque vous dites « j’ai vraiment compris », vous visualisez encore géométriquement cette aperception. Laissez cette représentation géométrique se dissoudre complètement dans votre totalité, dans votre silence, et voyez ce qui se passe. Vous remarquerez un changement, une transmutation ; comme si des moules, des formes, des réseaux évoluaient. Cette aperception se dissoudra entièrement dans « être compréhension », notre totalité.

Sur le plan mental, la transformation n’est pas pleinement accomplie. Les résidus de cette incomplétude sont encore là. Ce sont eux qui meurent totalement dans « être compréhension ». On le ressent très fortement dans les deux hémisphères du cerveau, aussi bien dans le droit que dans le gauche.

La vraie compréhension est instantanée. Elle n’est pas de nature énergétique, mais ce qui en résulte est énergétique : elle amène en effet une réorchestration des énergies dans notre corps. Mais tout cela doit rester un objet de votre observation, sans plus. Vous êtes l’ultime sujet qui n’a rien à faire avec des énergies !

 

Cette conscience ne s’objective-t-elle pas ? 

 

C’est impossible. Le sujet ne s’objective jamais.

C’est l’appréhension de notre nature profonde – et non pas celle des choses relatives – qui nous libère du conflit. Il n’y a que la conscience ; l’image, la représentation, le corps, c’est la conscience aussi. La transcendance et l’immanence sont une même chose. C’est uniquement le mental qui les distingue l’une de l’autre, comme il distingue le sujet de l’objet. En vérité, le sujet est l’objet, et l’objet est le sujet. La dualité n’existe pas. C’est très compliqué à saisir ! Il n’y a pas l’un et l’autre, mais uniquement un.

Cela doit « entrer dans les os ».

 

Emprunter la voie religieuse ? fraternelle, à l’écoute des autres ? 

 

Oui, cela peut être très important, utile pour certains. Mais la démarche purifiante procède par éliminations successives. Elle implique toujours une relation sujet-objet et par conséquent elle reste marquée par la dualité. Et lors même qu’on est parvenu à une grande purification, et qu’il ne reste rien à purifier, on court le risque que ce rien soit l’envers en creux de tout ce qu’on a éliminé, donc soit encore un objet. Ainsi est-on presque condamné, en suivant cette voie, à rester dans un état duel.

En fait, pourquoi ne pas se servir d’éléments de la dualité ? Seulement, en gardant toujours présente en soi la confiance, l’évidence, la certitude de l’arrière-plan non-duel. Il n’y a que l’Un, uniquement lui, et rien d’autre. Il reste uniquement le cœur.

 

Et « Qui suis-je ? ». 

 

Interrogez-vous simplement sur ce que vous n’êtes pas. Quand vous le verrez vraiment, ce qui reste, que vous ne pouvez objectiver, penser, visualiser, se manifestera. Ce qui est au plus près de vous-même, au plus près du près.

Vous êtes la lumière qui éclaire le feu, et cette profondeur en vous-même n’est pas le feu.