VIVAT VIVAT
Hourra ! Hourra !
La coque racle le fond. Felix sent nettement la caresse rugueuse du sable sur la quille. D’un bond, il sort de l’eau et profite d’une vague pour ramener sa barque sur la grève. Beaucoup ont déjà été tirées au sec. La plupart sont rouges, avec un œil peint sur une proue aussi longue que le rostre d’un dauphin. Plus imposants, les navires de transport sont amarrés à la longue jetée en bois qui s’avance dans la mer depuis la plage.
Nous avons déjà rencontré ce pêcheur. C’est celui qui a fait signe à l’équipage de la liburne ramenant Rectina chez elle, quand ils se sont croisés hier au large d’Herculanum. Le sable est chaud sous ses pieds. Il cherche le jeune garçon qui devrait l’aider et tente de percer du regard l’intérieur des grandes arcades qui donnent au front de mer des allures d’aqueduc. Ce sont les hangars où l’on entrepose les barques et le matériel de pêche (filets, lignes, rames, mâts, voilure).
Aucune trace du garçon, cependant. Mais soudain sa voix résonne au loin. Le voici qui arrive en dévalant l’escalier qui mène à la plage. Une fois de plus, son beau sourire lui suffit à se faire pardonner et ne laisse aucun doute sur le lien qui unit ces deux-là. Le père et le fils sont les seuls représentants de la famille. La mère est morte en couches quelques mois plus tôt, emportant avec elle une petite fille, et ils essaient maintenant de se construire une nouvelle vie. La douleur les a beaucoup rapprochés.
Le fils jette un œil dans la barque. Son visage rayonne. Il n’en revient pas. Il y a tellement de poisson qu’il va falloir plus d’un panier pour le transporter ! Comment est-ce possible ? Le père y voit l’intervention de Vénus et de Neptune, de Mercure aussi, peut-être — autant de divinités bienveillantes désireuses de leur venir en aide après la disparition de la maman. Mais l’explication est tout autre. Les fumerolles sous-marines ont modifié la composition des eaux le long de la côte. Dans certains secteurs, les poissons ont totalement disparu. Ailleurs, au contraire, ils ont proliféré, peut-être à cause du réchauffement de la mer ou du fait des gaz émis par les panaches de vapeur. Mais ce matin Felix a vu quantité de poissons morts flotter à l’approche du rivage. C’est sûr, il se passe quelque chose là-dessous. Mais quoi ?
Le père et le fils s’éloignent. Le premier porte la voile enroulée autour du petit mât, les lignes et le matériel de pêche ; le second croule sous le poids du panier qu’il tient à deux mains et d’une besace d’où dépassent les queues des poissons. Ils passent à côté d’un groupe d’esclaves en train de manœuvrer un gros treuil en bois, indispensable pour remonter au sec une grande embarcation à rames poussée de l’autre côté par plusieurs hommes avec de l’eau jusqu’à la taille. Ils ne savent pas que ce bateau à la jolie proue rouge vif sculptée en tête de cygne ne naviguera plus jamais… Les archéologues le retrouveront sur la plage, renversé par la violence des flots et de l’éruption.
Felix et son fils remarquent un groupe de pêcheurs qui discutent, inquiets. Panier, lignes, voiles, ils posent tout par terre et s’arrêtent pour écouter. Un homme est assis sur le sable, au milieu de cette petite troupe. Il souffre d’affreuses brûlures au bras et sur une partie du dos. Un médecin est en train de passer un onguent sur ses lésions. Le brûlé est un urinator, l’équivalent de nos hommes-grenouilles, sauf qu’à l’époque romaine ils effectuaient des plongées en apnée, aussi longues que dangereuses, comme le feront les pêcheurs d’éponge en Grèce ou de perles dans le golfe Persique.
Les urinatores avaient pour mission de remonter la cargaison de navires ayant sombré à une profondeur accessible, de dégager les ancres entremêlées dans les ports ou encore de récupérer les amphores tombées par-dessus bord. Dans la baie de Naples, certains s’étaient spécialisés dans la récupération d’un autre genre de trésor englouti : le corail rouge. On suppose qu’à l’aide de leur bateau ces corailleurs draguaient les fonds avec de grandes croix en bois lestées auxquelles ils fixaient des filets de chanvre (comme ce sera le cas plus tard dans cette même zone avec la croix dite « de Saint-André »), tout en effectuant probablement aussi de brèves plongées en apnée sur les sites les plus fournis.
L’urinator blessé ramassait ce matin du corail avec des camarades quand il s’est fait surprendre par un jet de gaz brûlants. Et ce n’est pas un cas isolé. Ces derniers temps, les pêcheurs ont remarqué de brusques bouillonnements agitant violemment la mer, suivis immanquablement d’une odeur diffuse d’œuf pourri et, quelques minutes plus tard, de poissons morts remontant à la surface.
À entendre les hommes, il s’est passé trop de choses bizarres ces dernières semaines. Des bouées de signalisation ont disparu devant le port, comme si les bouts auxquels elles étaient attachées avaient été coupés net. Les filets s’accrochent sur des saillies qui n’étaient pas là avant — parole de pêcheur ! Sur la côte, un groupe de rochers qui émergeaient à peine pointe nettement hors de l’eau désormais.
Tous sont d’accord sur un point : il faut accomplir au plus vite un rituel invoquant la protection de Neptune, de Vénus et d’Hercule. Inquiets, ils s’empressent d’aller chercher les prêtres.
« Pourquoi Hercule ? » demande le fils de Felix.
Son père lui explique l’origine mythologique de la cité, reprenant la version que nous a transmise l’historien Denys d’Halicarnasse. Comme son nom l’indique, Herculanum est liée à Hercule. Elle aurait été fondée par le héros grec en personne, au terme du dixième de ses douze travaux. Il devait capturer les bœufs de Géryon, un roi cruel à l’aspect terrifiant, avec trois têtes et six bras. Au cours de son voyage de retour, peu avant de rentrer en Grèce, Hercule se serait arrêté sur les côtes campaniennes pour y faire paître les bœufs, connaissant la fertilité légendaire de ces terres.
Située au centre de la baie, à mi-chemin entre Naples et Pompéi, sur un éperon descendant en pente raide vers la mer, Herculanum bénéficie en effet d’une position stratégique. Comme les Grecs avant eux, les Romains qui conquirent ce littoral furent envoûtés par sa beauté. De nombreuses villas y furent construites et nous avons pu constater, depuis le pont du bateau transportant Rectina, qu’elles étaient pratiquement collées les unes aux autres. Cette partie de la Campanie entre Pouzzoles et Castellammare di Stabia devint rapidement le lieu de villégiature privilégié de la haute société romaine. Cicéron lui-même possédait une demeure non loin de Pompéi.
Herculanum fut bâtie à l’image de Naples, autrement dit sur le modèle d’une cité grecque. Car Naples a toujours conservé l’empreinte de la Grèce. Les envahisseurs samnites eux-mêmes, qui dominèrent pourtant la région avant Rome, ne parvinrent pas à l’effacer. Au contraire, charmés par cette civilisation si raffinée, les conquérants allèrent jusqu’à gréciser leurs noms.
Les Romains n’échappèrent pas non plus à la fascination qu’exerçait la culture parthénopéenne. C’est ainsi que Naples, où l’on parlait bien sûr le latin mais aussi le grec, demeura pendant des siècles un petit coin de Grèce en Italie. Herculanum était d’une certaine manière l’héritière de cette ville, tant par son plan que par son mode de vie et ses maisons « modernes » aménagées avec goût.
Alors que Pompéi se consacrait surtout au commerce et à l’artisanat, Herculanum était beaucoup plus tournée vers la pêche et l’accueil des voyageurs ou des marchands. Les visiteurs étaient attirés par la douceur du climat et la beauté du site, ce dont témoignaient les nombreuses pièces à louer aux étages supérieurs des habitations, souvent dotées d’une entrée indépendante et d’un escalier donnant directement sur la rue.
Nos deux pêcheurs s’engagent justement dans l’une de ces rues. Le père prend son fils par les épaules et le gosse l’assaille littéralement de questions.
Un son sourd monte d’un navire marchand mouillant au large. Soufflant dans une conque de triton (Charonia nodifera), un marin donne le signal du départ, comme le font les sirènes aujourd’hui. Son coquillage ressemble de fait à une grosse corne, c’est le plus grand gastéropode de Méditerranée. Une autre navis onenaria lui fait écho. Trop grande pour s’amarrer au môle, elle vient de jeter ses deux ancres et appelle maintenant des embarcations plus petites pour l’aider à transborder sa précieuse cargaison d’étoffes.
L’autre bâtiment passe devant lui pour gagner des eaux toujours plus bleues et plus profondes. Aucun des deux équipages ne le sait, mais la distance qui les sépare à cet instant marque une frontière entre deux mondes : d’un côté il y a ceux qui partent, échappant ainsi à la tragédie imminente, de l’autre il y a ceux qui restent, voués à une mort atroce. Ainsi en a décidé le destin.
Herculanum est vraiment petite : sa façade maritime s’étend sur 320 mètres seulement et la cité couvre à peine 20 hectares. Elle ne doit pas dépasser les 3 000 ou 4 000 habitants, soit environ le tiers de la population de Pompéi. Le plateau volcanique sur lequel elle a été construite s’élève à pic au-dessus de la mer. À droite et à gauche, la ville est délimitée par les lits de deux cours d’eau qui ont creusé la falaise, d’où l’impression qu’elle est posée sur une petite péninsule. S’il est vrai qu’aujourd’hui Herculanum semble s’être enfoncée dans le sol, au point qu’il faille descendre une vingtaine de mètres pour la visiter, il n’en allait pas de même à l’époque romaine. Elle offrait alors de superbes vues sur la baie depuis bien des endroits, à commencer par les Thermes suburbains.
Felix et son garçon continuent de remonter le Cardo IV, en pente comme les autres rues perpendiculaires à la plage. Les premiers étages des maisons sont souvent en saillie, et parfois ils sont soutenus par des colonnes blanches et rouges, formant ainsi d’étroits portiques qui donnent une physionomie particulière à la cité.
Chaque fois que les deux pêcheurs passent devant la porte d’une habitation ou devant une échoppe encore ouverte, ils sont enveloppés par la douce chaleur des braseros allumés à l’intérieur. Les archéologues en ont retrouvé le plus souvent dans les angles des pièces, et leur présence renforce la thèse selon laquelle l’éruption aurait eu lieu en automne et non l’été.
Les deux marcheurs ont presque atteint le haut de la rue lorsqu’ils s’arrêtent devant une boutique située dans la maison dite aujourd’hui « de Neptune et Amphitrite ». Un homme grassouillet se tient sur le pas de la porte. C’est le patron. Il aide le garçon à porter à l’intérieur le panier et la besace. Un rapide coup d’œil sur leur contenu lui suffit : c’est dit, il achète le tout. Il connaît les difficultés financières de Felix, et puis ce poisson sera parfait pour les casse-croûtes de ses clients. Sans compter qu’il est assuré d’en revendre une partie aux producteurs de garum et qu’ainsi il contribuera à sa façon à faire tourner l’économie de la côte.
En attendant son argent, le fils de Felix observe cette « épicerie » typique de l’époque romaine. L’endroit n’est pas bien grand, à peine une vingtaine de mètres carrés, mais on y trouve de tout. Il sert à la fois de magasin d’alimentation, d’entrepôt et d’habitation. Dans le comptoir de vente en L sont encastrés deux dolia pour les céréales, les fruits et les légumes. Des amphores sont rangées sur le côté. Les modèles à col long et étroit sont réservés aux liquides (le vin ou l’huile). Les autres, au col plus large, servent pour les légumes et les fruits secs (fèves, pois chiches, dattes). Sur un râtelier en bois cloué au mur, quelques amphores pointent tels des canons sortant du flanc d’un galion. C’est d’elles qu’est tiré le vin servi aux clients. Une poulie permet en outre de les soulever — les archéologues découvriront même la corde !
Ce système ingénieux permet de profiter du moindre centimètre carré. Une galerie (pergula) le complète sur le mur du fond : elle accueille une rangée d’amphores qu’un esclave est en train de remettre en ordre, non sans soupirer car le plafond bas l’oblige à travailler accroupi.
Sous cette galerie, il y a l’espace privé du marchand. La cuisine se réduit à un coin cuisson, tandis qu’un claustra de bois finement ouvragé cache le lit et les vêtements pendus à quelques clous. Inutile d’avoir une salle de bains : les thermes sont juste au coin, et pour les besoins naturels il y a les latrines publiques. Comme vous le voyez, l’exploitation de l’espace dans cette pièce unique est étonnamment moderne.
Ce que nous venons de décrire fut retrouvé presque intact, comme « fossilisé » par l’éruption, et l’ensemble offre à ceux qui entrent ici un témoignage particulièrement émouvant sur la vie quotidienne à Herculanum. Lors de la catastrophe, en effet, les coulées de boue volcanique ont formé une gangue protectrice pour les amphores et le comptoir, mais aussi pour la galerie et le râtelier, empêchant l’air de passer et de désintégrer tout cela. À Pompéi, au contraire, les couches perméables de lapilli n’ont pu éviter la décomposition du bois, des tissus et des matières organiques en général.
Pendant que Felix se fait discrètement payer derrière la grille de bois, son fils entend des pas au-dessus de sa tête. Un bel appartement occupe l’étage. On discerne nettement le bruit d’un lit qu’on déplace, peut-être pour faire le ménage, puis celui d’une casserole qui tombe, indiquant la présence d’une cuisine sur la droite. Il nous faut souligner à cette occasion une différence intéressante avec Pompéi : alors que les demeures des Pompéiens aisés sont vastes — symbole supplémentaire de richesse —, l’espace manque à Herculanum. C’est pourquoi le raffinement d’un lieu compte plus que sa superficie. La maison de Neptune et Amphitrite est certes petite, mais elle se rattrape par la qualité de ses fresques, de ses mosaïques et de son mobilier.
Les deux pêcheurs sortent de la boutique visiblement satisfaits, le père avec assez d’argent pour plusieurs jours, le gamin avec une miche de pain rien que pour lui, comme a dit le commerçant en lui caressant la tête. Il ne leur reste plus qu’à regagner leur modeste habitation située hors de la cité, car désormais ce ne sont plus des pêcheurs qui vivent intra-muros. Nous perdons de vue ces deux personnages, unis plus que jamais par leur destin tragique tandis qu’ils se fondent parmi les passants.
L’atmosphère est différente de celle de Pompéi. Herculanum est elle aussi une cité portuaire, mais les gens qu’on y croise sont plus cultivés, plus raffinés et surtout plus riches que les Pompéiens. C’est le « quartier général » d’une élite. On y trouve bien sûr beaucoup d’affranchis ayant fait fortune, comme dans tout l’Empire, sauf qu’ici les nouveaux riches ont beaucoup plus de style et qu’ils affichent leur nouveau statut sans vulgarité.
Lorsqu’on parcourt les pages jaunes de l’époque — la liste des citoyens d’Herculanum gravée sur de grandes plaques de marbre —, on constate que 80 pour cent des hommes sont d’anciens esclaves. Sachant qu’un esclave libéré reprenait le praenomen (prénom) et le nomen (nom de gens) de son ancien maître, il est facile de les identifier sur les inscriptions et les enseignes.
Un certain Marcus Nonius Dama nous conduit en Syrie, « Dama » évoquant « Damascus » (Damas). Cet affranchi devait donc être originaire du Moyen-Orient. Mais le plus intéressant, c’est que son nom apparaît sur une plaque qui aurait été gravée à la suite d’un litige entre voisins. D’un côté on peut lire : « Ce mur est la propriété perpétuelle et privée de Marcus Nonius Dama, affranchi de Marcus », et de l’autre : « Ce mur est la propriété perpétuelle et privée de Julia », probablement une ancienne esclave elle aussi. Voilà comment se serait réglée une querelle entre deux affranchis ayant entamé une nouvelle existence.
Un autre nom a traversé le temps : celui de Petronia Justa. Une série de tablettes découvertes dans la maison du Bicentenaire relatent son âpre bataille judiciaire pour tenter de prouver qu’elle n’était pas une affranchie mais qu’elle était née libre d’une mère déjà affranchie.
Lucius Venidius Ennychus, quant à lui, voulait obtenir la citoyenneté romaine bien qu’il n’eût pas encore trente ans, âge au-dessous duquel elle restait en principe inaccessible à un affranchi. Mais le jeune homme avait trouvé le moyen de résoudre le problème « à l’italienne », car la loi disposait que, si un libertus épousait une fille de citoyen et lui faisait un enfant déclaré aux autorités, il pouvait devenir lui-même citoyen romain avant l’heure. Parmi les tablettes de cire retrouvées chez Ennychus, il en est une qu’il devait conserver jalousement : elle atteste de la naissance de sa fille, avec pour mère une certaine Livia.
Avant de poursuivre notre visite, arrêtons-nous sur un mécanisme qu’a particulièrement étudié Andrew Wallace-Hadrill, professeur à l’université de Cambridge. En dehors des esclaves exploités jusqu’à la corde dans les campagnes ou les carrières, tous les autres, notamment ceux travaillant pour une famille, étaient pratiquement assurés d’être affranchis un jour ou l’autre. Voilà pourquoi ils se faisaient discrets dans la maison, se comportant en serviteurs exemplaires, disponibles, efficaces et diligents. Une fois libres, on a vu qu’ils faisaient tout pour s’enrichir et s’élever dans la hiérarchie sociale. Non seulement leurs nouvelles activités pouvaient faire d’eux des acteurs importants de la vie économique, mais chaque nouvel affranchi apportait en quelque sorte du sang neuf dans une société qui faisait de moins en moins d’enfants. Cela nous amène évidemment à considérer sous un autre jour la pratique de l’esclavage dans l’Empire romain : horrible, certes, impitoyable et inhumaine dans la plupart des cas, mais aussi étonnamment ouverte par certains côtés. Dans la région du Vésuve, à Murecine, on a retrouvé ainsi un bracelet en or portant l’inscription : DOMINUS ANCILLAE SUAE. (« Du maître à sa servante. ») Le maître en question a certainement affranchi cette esclave et l’a peut-être même épousée ensuite.
Nous voici maintenant sur l’artère principale d’Herculanum. Situé dans la partie la plus élevée de ce qui été dégagé de la cité, le Decumanus Maximus est une grande rue en terre battue de plus de 12 mètres de large, parallèle à la côte. Les quelques bornes qui empêchent le passage des chars et des chariots en font une zone piétonne. En outre, il y a des pieux plantés dans le sol. Ils servent à l’installation des étals et des auvents de toile les jours de marché, une fois par semaine. Avec ses boutiques et ses ateliers, le Decumanus Maximus est l’artère commerçante d’Herculanum et la promenade favorite de ses habitants.
Parmi les échoppes, voici celle d’un bronzier à qui un riche Romain vient de confier une magnifique statue d’Hercule avec une peau de lion travaillée selon une technique orientale de damasquinage qui associe plusieurs métaux. L’artisan n’aura pas le temps de la réparer. Cette œuvre que les archéologues retrouveront dans l’atelier s’ajoute à la longue liste de statues, beaucoup plus grandes, exhumées à Herculanum. Sur la vaste esplanade de la Palestre, on a ainsi découvert une sculpture égyptienne représentant Atoum, un dieu vénéré sous la XVIIIe dynastie (celle de Toutankhamon), ainsi qu’une fontaine en bronze formée d’un tronc d’arbre autour duquel s’enroule une hydre à cinq têtes d’où jaillissait l’eau.
Près de l’atelier du bronzier, le mur d’une popina présente plusieurs inscriptions. En haut est dessiné un dieu de la fidélité d’origine sabine, Semo Sancus, protecteur des contrats et de la foi jurée. Le bas est consacré à l’annonce d’un spectacle à Nola. Le nom de la ville est écrit avec de grandes lettres entre lesquelles s’insère la description du spectacle en caractères beaucoup plus petits. Quel sens de la publicité ! Mais la partie la plus intéressante du mur est à hauteur d’homme : on y voit plusieurs cruches de vin avec leurs prix respectifs. Nous apprenons ainsi qu’un litre de vin ordinaire coûte 1 sesterce. Pour un litre de vin de qualité supérieure il faudra dépenser le double, et pour un litre de vin de Falerne il faudra accepter de débourser 4 sesterces.
Si les inscriptions et graffitis abondent, nous remarquons l’absence de propagande électorale, ce qui est loin d’être anodin. Contrairement à Pompéi, il n’y a pas ici de concurrence entre les différentes corporations d’artisans. Tout se décide dans les hautes sphères, chez les propriétaires des villas pharaoniques situées hors de la cité. Ils pilotent chaque élection, étouffant dans l’œuf toute tentative de compétition entre les corporations. Comment ? Tout simplement en amadouant la communauté grâce à des dons incessants et à la construction d’ouvrages publics destinés à embellir Herculanum.
Nous reconnaissons d’ailleurs Aulus Furius Saturninus, qui sort de la popina dont nous venons de parler. Rappelez-vous, nous l’avons croisé hier soir au banquet de Rectina. Il appartient à une famille très respectée qui fait partie de ces bienfaiteurs de la cité — une famille d’affranchis, bien sûr, mais est-il besoin de le préciser ? Sa grand-mère (Vibidia) et son père n’ont pas hésité à consacrer 200 000 sesterces à la reconstruction d’un sacellum : le petit sanctuaire de Vénus qui surplombe la plage, en partie détruit par le tremblement de terre de 62 après J.-C. Nous savons aussi qu’ils ont fait restaurer certains édifices du Forum pour un montant de 54 000 sesterces et payé des statues d’empereurs. Tout cela nous donne une idée du niveau de fortune de certaines familles d’affranchis et des sommes qu’elles sont prêtes à investir pour s’imposer dans la société.
La fameuse Vibidia s’est mariée après avoir été affranchie relativement jeune. À la mort de son mari, elle a réussi à s’émanciper financièrement en devenant une entrepreneuse avertie grâce au commerce maritime (ce qui expliquerait son choix de restaurer le sacellum de Vénus, protectrice des navigateurs). Les mots gravés sur l’épistyle ne nous apprennent pas seulement combien elle a dépensé pour redonner vie à ce temple : ils nous disent que ces travaux célébraient l’accession de son fils à l’ordre équestre.
Malgré ses dix-sept ans, son petit-fils Aulus Furius Saturninus est un jeune homme sûr de lui et bien décidé à faire carrière. Mais le Vesuvius va briser ses rêves. À moins d’un jour de l’éruption, le voici qui rentre tranquillement chez lui. Sa demeure est l’une des plus belles d’Herculanum. Nous sommes sidérés par la richesse de la décoration, à commencer par le plafond à caissons aux superbes incrustations, œuvre d’un ébéniste de grand talent. D’élégants motifs géométriques ou en étoile s’inscrivent à l’intérieur de polygones, eux-mêmes entourés de grecques en relief. D’autres caissons sont constitués de trois cadres emboîtés les uns dans les autres, avec au centre une fleur sculptée. Tout cela est peint de couleurs vives (rouge, bleu, vert, blanc) auxquelles s’ajoute l’éclat de dorures. De grandes portes coulissantes en bois ouvragé permettent d’isoler le tablinum lors des rendez-vous importants qui se tiennent dans ce « bureau » à la romaine, donnant du même coup à la maison une touche orientale. Enfin, de nombreuses boiseries aux essences précieuses exhalent un parfum subtil qu’on aimerait pouvoir respirer de nouveau en visitant les ruines d’Herculanum ou de Pompéi. Elles sont si caractéristiques chez Saturninus qu’il pourrait retrouver sa maison les yeux fermés !
Il est accueilli par sa grand-mère, très âgée désormais. Elle est accompagnée de deux esclaves et porte un magnifique collier de perles de cristal grosses comme des billes. Ses jeunes servantes l’aident à s’asseoir sur un lit couvert de cousins et décoré de plaques d’ivoire sculpté. Un serviteur installe près d’elle un grand candélabre en bronze damasquiné sur lequel il placera une lampe à huile pour éclairer sa lecture. Étant donné que les différentes parties de ce magnifique objet se terminent par une pointe filetée, il lui suffit de les visser entre elles. Si l’on n’était pas à Herculanum en 79 après J.-C., on pourrait se croire dans un de nos magasins d’ameublement ! Le travail du bronze et la précision avec laquelle s’ajustent les différents éléments du candélabre sont vraiment extraordinaires.
Saturninus est juste passé prendre des sesterces (toujours en bronze) et des deniers (denarii, toujours en argent). Il salue sa grand-mère qui a déjà commencé à lire à haute voix, comme il est d’usage dans l’Antiquité. (La pratique silencieuse de la lecture se répandra plus tard, dans les monastères du Moyen Âge, pour ne pas troubler la méditation.) Vibidia tient dans ses mains tremblantes un rouleau de papyrus contenant un texte de Virgile. À côté d’elle il y a un autre rouleau : une œuvre du philosophe épicurien Philodème de Gadara.
Le petit-fils sort de la maison et se hâte vers les Thermes suburbains, qui dominent la plage. Au coin de la rue, son regard est attiré par un plateau de dattes arrivées tout droit d’Afrique du Nord. Le commerçant les a mises bien en vue. Saturninus s’arrête, tenté par leur délicieuse saveur, réfléchit trois secondes et finit par s’en aller. Cet instant d’hésitation va le sauver en lui permettant d’éviter in extremis la charrette qui dévale la rue. S’il n’avait pas tergiversé devant les dattes, il serait étendu là sur le pavé.
Sans cheval ni conducteur, le véhicule poursuit sa course folle avant d’aller se fracasser contre une colonne. Son propriétaire arrive, hors d’haleine, quelques secondes plus tard. La foule se presse. Une chance que personne n’ait été blessé. Mais que s’est-il passé au juste ? L’homme est incrédule. Il venait juste de détacher l’âne de la charrette quand il l’a vue partir toute seule… Il ne comprend pas. Il a fait ça si souvent au même endroit, et jamais sa charrette n’a bougé d’un pouce. Ce qu’il ignore, c’est que pendant la nuit l’inclinaison de certaines rues s’est modifiée imperceptiblement. Le volcan se prépare.
Une fois remis de ses émotions, Saturninus reprend la direction des thermes, où l’attend son père. Il se nomme lui aussi Aulus Flavius Saturninus. Son rang de chevalier en fait un citoyen respecté de tous. Il est aussi décurion et prêtre, attaché au culte de Jupiter (flamen dialis).
Les deux hommes pénètrent dans les thermes avec l’affranchi qui va devoir diriger divers travaux de réparation. Le jeune Saturninus frissonne, saisi par le froid et l’humidité. La première salle est l’une des plus belles que l’on puisse voir à Herculanum. Avec pour seul éclairage la lumière que laisse passer le compluvium, l’atrium se révèle dans le demi-jour. L’impluvium est entouré de quatre colonnes rouges surmontées d’arcs doubles. Au bord du bassin s’élève un hermès de toute beauté : le cippe quadrangulaire soutient un buste d’Apollon en marbre grec. De l’eau devrait jaillir sous la tête du dieu pour remplir une grande vasque (labrum), elle aussi en marbre, et de là, par un jeu de débordement, se déverser dans l’impluvium en produisant le son cristallin qui baigne en principe tout l’espace… En principe… Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui, car tout comme à Pompéi les thermes ne sont pas en service à cause de secousses sismiques. (Selon les vulcanologues, elles se seraient produites à Herculanum six à quinze jours plus tôt.)
Saturninus père et fils sont venus suivre l’avancement des travaux de réparation, qu’ils ont décidé de financer. Leur initiative aura un impact certain sur l’image de la famille auprès des citadins. Et puis il n’y a pas besoin de tout reconstruire, même si le coût de la main-d’œuvre spécialisée qu’exige un complexe thermal est loin d’être négligeable, tout comme celui de la réfection des installations — bassins, réservoirs, vides sanitaires pour le passage de l’air chaud dans les murs et sous le pavement…
Si l’on en croit un esclave en train de porter une longue planche de bois destinée aux échafaudages, le chantier est encore dans sa phase initiale. Il finit par poser son fardeau contre un mur du praefurnium, qui abrite la chaudière.
Près de vingt siècles plus tard, les planches n’ont pas bougé, elles attendent toujours dans le couloir de la chaufferie. Il en va de même pour les briques creuses entassées au niveau supérieur, prêtes à remplacer dans le caldarium celles qui étaient cassées. Elles aussi sont restées là, à côté d’un curieux graffiti représentant la caricature d’une femme vue de profil. D’après l’inscription sous le dessin, il s’agirait de Novella Primigenia. Nous avons dit ne posséder aucun portrait de cette comédienne, toutefois, si c’est bien elle qui a été caricaturée, on devine qu’elle avait de grands yeux, un long nez et des lèvres charnues — peut-être un genre de beauté animale à la Sophia Loren, d’ailleurs originaire de la région.
Poussant les portes qui grincent sur leurs énormes gonds, les deux Saturninus traversent le tépidarium, où les attendent guerriers et athlètes représentés sur de superbes hauts-reliefs en stuc. Ils entrent ensuite dans le caldarium, avec son bassin au robinet plat d’une extrême modernité. Ils observent une grande vasque en marbre cipolin placée sous une fenêtre et utilisée pour les ablutions. Le père y fait rouler une pièce de monnaie qui accomplit presque un tour complet avant de s’arrêter. C’est un vieux truc qu’un ancien d’Herculanum lui a appris quand il était petit pour lui démontrer la perfection de cet ouvrage, réalisé par des marbriers grecs chevronnés.
Les généreux donateurs inspectent ensuite la piscine (natatio). C’est peut-être l’endroit le plus évocateur des thermes, avec ses marches permettant de s’immerger progressivement dans une eau chauffée grâce à un cylindre en bronze brûlant aussi étrange qu’imposant. Il est placé au centre du bassin et relié par-dessous à un foyer alimenté par un esclave. En somme, ce système fonctionne comme un samovar.
La piscine est vide, bien sûr. On a même enlevé les statues qui servent habituellement de fontaines. Il ne reste que des tuyaux de plomb complètement tordus, à l’emplacement exact où les retrouveront les archéologues. À une trentaine de centimètres des arêtes du bassin, un petit rebord court tout autour afin d’éviter que les trop-pleins ne provoquent des glissades. Pour la même raison, certaines dalles ont été légèrement martelées et ainsi transformées en revêtement antidérapant.
De grandes baies permettent d’embrasser tout le golfe, avec dans le fond les îles de Capri et d’Ischia. Mais la vue est encore plus spectaculaire depuis le caldarium, où les fenêtres dessinent une double rangée d’arcs.
Un quart seulement d’Herculanum a été mis au jour, et pourtant, dans ce seul périmètre ouvert à la visite, il y déjà 3 établissements thermaux, 80 latrines et un réseau d’égouts très bien organisé. La cité peut sans aucun doute être qualifiée de ville propre. L’eau est un allié précieux et il semble que pour les autorités locales l’hygiène n’ait pas été une priorité moindre que l’embellissement des lieux. Une inscription gravée à côté d’une fontaine publique annonce que quiconque y jettera des immondices sera condamné à une amende s’il est citoyen romain et au fouet s’il est esclave. La différence de traitement est éloquente.
Pendant que le jeune Saturninus et son père continuent d’examiner les dégâts et réfléchissent aux réparations à accomplir pour redonner aux thermes toute leur splendeur, une vie s’éteint avec une violence inouïe non loin de là. L’horreur de ce crime aurait alimenté les discussions au Forum pendant des jours et des jours à Herculanum comme à Pompéi, Pouzzoles, Naples, et jusqu’à Rome, si tant est qu’on l’ait découvert et qu’il ait fait la une des faits divers. Mais le meurtre est resté secret et donc impuni. Il a fallu attendre le XIXe siècle pour que les fouilles révèlent cette sombre histoire qui eut pour cadre un magasin comme tant d’autres, à quelques dizaines de mètres des thermes.
Personne ne fait attention aux querelles d’arrière-boutique en ville. Les voix sont étouffées par les bruits extérieurs et les disputes sont monnaie courante. Dans les maisons comme dans les rues, il y a toujours quelqu’un pour passer un savon à un esclave ou à un affranchi à cause d’un travail mal fait, d’une livraison en retard.
Mais quand même, on a souvent entendu crier ces derniers temps dans une certaine boutique. Qui sait si la femme qui vient de s’éloigner d’un pas pressé en se couvrant le visage est liée d’une façon ou d’une autre à ces hurlements ou s’il s’agit simplement d’une cliente ayant quitté les lieux juste avant une nouvelle dispute ?
L’affranchi qui gère ce magasin semble particulièrement tendu et préoccupé depuis quelques jours, c’est tout juste s’il dit bonjour aux voisins. Il a un gros problème, c’est évident. Les affaires marchent bien, pourtant. Entrons pour essayer d’en savoir plus…
Nous passons devant les marchandises présentées à l’entrée — des dattes, bien sûr, des olives et des figues sèches conservées dans de petites amphores, mais surtout du garum et des anchois au sel (si l’on en juge par le grand nombre d’arêtes qui seront exhumées des siècles plus tard).
À l’intérieur, tout est silence et le temps semble s’être arrêté. Parcourant la pièce du regard, nous apercevons par terre une bourse de celles utilisées pour les dépenses quotidiennes. Les lacets en ont été arrachés et des sesterces sont éparpillés tout autour. Il ne s’agit donc pas d’un vol mais de quelque chose de plus grave.
Seul un léger rideau nous sépare de l’arrière-boutique, où l’on distingue la silhouette d’un homme appuyé sur une jarre. Il se tient la tête dans les mains, paralysé. Enfin il se tourne vers nous, mais c’est comme s’il ne nous voyait pas. Il réfléchit. Il doit trouver une solution, et vite, car le corps d’un homme gît sans vie sur le sol. Sa position pourrait laisser penser qu’il est mort tranquillement dans son sommeil, mais tel n’est pas le cas : l’autre personnage s’est acharné sur lui, chaque coup de poignard s’est enfoncé avec la force du désespoir et de la colère. Les deux derniers, portés à la gorge, ont été fatals.
Dans la pénombre de l’arrière-boutique, une flaque de sang s’étend autour du cadavre. Les deux adversaires ont renversé dans leur lutte des sacs de noix et de châtaignes qui émergent maintenant de la mare rouge telles de petites îles. Le sang vient d’atteindre une sandale de l’assassin, et il retire instinctivement son pied comme s’il ne voulait plus faire partie de ce drame.
Sa respiration est de plus en plus rapide. Quelqu’un pourrait entrer et le surprendre. Il doit faire quelque chose. Il couvre le corps avec des sacs vides puis se dirige vers l’entrée. Sur le trottoir, une femme d’âge mûr contemple dans un coffret de bois une jolie petite fiasque de vin couchée sur un lit de paille. Voilà qui ferait un joli souvenir à rapporter chez elle, quand elle quittera Herculanum demain matin. Eh oui ! On vend déjà des souvenirs à cette époque, et sur ce bel objet en verre soufflé est représenté le port de Baïes, avec ses principaux édifices et même ses parcs à huîtres.
D’un geste fébrile, l’assassin enveloppe le coffret dans un bout de tissu. C’est tout juste s’il pense à prendre l’argent, et il se trompe en rendant la monnaie. La cliente repart avec son cadeau tout en secouant la tête, intriguée par l’attitude du marchand.
Quelques minutes plus tard, profitant de l’heure de fermeture des commerces, il remet en place les volets de la devanture puis retourne auprès de la victime, une hache à la main : il lui faut se débarrasser du cadavre au plus vite. Commettre un crime en plein centre-ville complique les choses, et le meurtrier n’a d’autre solution que de dépecer le mort avant d’en faire disparaître les morceaux, sans doute dans la mer. Son activité quotidienne va l’y aider puisqu’il a coutume de découper et de nettoyer les gros poissons dont il met ensuite la chair à saler. Pour cela il dispose d’un comptoir, et dans une fente aménagée sur un côté de cette maçonnerie il range ses couteaux soigneusement aiguisés. Il possède en outre plusieurs cuvettes. Une fois qu’il aura débité le corps, personne ne prêtera attention aux quelques traces de sang qui pourraient demeurer après le nettoyage. La pièce aura l’air normal. De plus, les odeurs habituelles de poisson couvriront les autres, inavouables.
L’homme met donc à exécution son horrible projet. Il y passe tout l’après-midi et une partie de la soirée. À la lueur des lampes à huile, ses gestes se révèlent froids, mécaniques. Sa tâche terminée, il choisit un grand dolium enfoui jusqu’au col dans le sol : il y jette les restes humains et les instruments ayant servi à cette boucherie (trois haches et un marteau à panne fendue), avant de recouvrir le tout d’une épaisse couche de poisson. Puis il attend le milieu de la nuit pour sortir comme si de rien n’était, avec dans un sac la tête de la victime, dont il lui faut se débarrasser en priorité.
Il parviendra à ses fins : le 10 juillet 1869, des archéologues travaillant sur le site d’une boutique, à l’angle du Cardo III, exhumeront plusieurs dolia d’environ 1 mètre de haut, avec un col de 40 à 50 centimètres de diamètre ; dans l’un d’eux ils découvriront des ossements, mais pas de crâne.
Que pouvons-nous dire aujourd’hui de ce crime ? Plusieurs hypothèses s’offrent à nous, aussi plausibles les unes que les autres. Notre récit laisse en effet ouverts plusieurs scénarios. Il serait intéressant d’entendre l’avis d’un professionnel : gendarme, inspecteur de police, juge, criminologue… Mais vous, qu’en pensez-vous ?
On peut supposer qu’il s’agit là d’un meurtre non prémédité, sinon il aurait été bien plus facile de le commettre à la campagne plutôt qu’au cœur d’une petite ville grouillante de monde, où les gens jasent et où les voisins sont curieux de nature. C’est peut-être un vol qui a mal tourné ou une dispute qui a dégénéré — entre deux esclaves de la boutique, entre le patron et un employé, ou entre quelqu’un du magasin et un client de passage.
Autre hypothèse : les homicides de ce genre sont souvent motivés par la jalousie qui déchaîne la colère d’un mari trompé. Les sources antiques nous ont transmis de nombreux cas analogues, dont certains très célèbres. Sous le règne de Tibère, un préteur tua ainsi sa femme en la défenestrant. Il déclara ensuite qu’elle s’était un peu trop penchée et qu’elle avait glissé. Le scandale fut immense et l’affaire fit grand bruit dans tout l’Empire, au point que l’empereur en personne se rendit sur place pour vérifier s’il y avait des traces de lutte, après quoi le préteur fut prié de se suicider. Dans le monde romain (mais pas seulement !), les crimes passionnels étaient généralement commis sous le coup de l’impulsion et de la colère lorsque le meurtrier était un homme. Il semble au contraire que les femmes aient soigneusement prémédité leur forfait, recourant le plus souvent au poison.
Dans l’affaire qui nous intéresse, le corps est celui d’un homme. On imagine alors spontanément un affrontement direct entre un mari trompé et l’amant de sa femme. L’époux les a-t-il surpris ensemble ? À moins que l’amant, peut-être un client régulier ou un voisin, n’ait été attiré sous un prétexte quelconque sur le lieu du crime. Mais il se peut aussi que celui-ci ait été un esclave qui travaillait là, d’autant que les textes anciens nous fournissent de nombreux exemples de procès à charge contre des matrones ayant fauté avec un serviteur.
Il nous reste une dernière possibilité : et si le commerçant était innocent ? La question est intéressante parce qu’elle éclaire un autre aspect de la hiérarchie sociale dans la Rome antique. Le malheureux pourrait avoir été assassiné ailleurs, puis son cadavre aurait été transporté dans l’échoppe afin qu’on l’y découpe en morceaux pour mieux le faire disparaître. Ce serait alors une sorte de lupara bianca, comme on dit dans la mafia, accomplie par un homme de main pour le compte d’un personnage influent. Sur quoi fondons-nous cette supposition ? Sur le fait que le marchand était certainement un affranchi, et donc qu’il était resté l’obligé (cliens) du maître devenu son patronus. Les riches Romains aidaient souvent leurs anciens esclaves en leur confiant un commerce ou un emploi, s’assurant ainsi quelques revenus par leur intermédiaire. On peut supposer alors qu’un homme a assassiné ou fait assassiner l’amant de sa femme, par exemple, et qu’il a demandé ensuite à son ancien esclave de le débarrasser du corps, en commençant par la tête parce que la victime était peut-être une personne trop facilement identifiable — un habitant d’Herculanum ou quelqu’un d’ailleurs, mais connu ici. Morceau par morceau, le reste du cadavre aurait dû subir le même sort, mais le réveil du volcan ne l’a pas permis.
Saturninus poursuit son chemin à travers les rues d’Herculanum. Nous avons dit que le niveau social est bien plus élevé ici qu’à Pompéi, c’est pourquoi l’on croise beaucoup plus de personnes parées de bijoux et portant de beaux vêtements. En bon observateur, le jeune homme remarque de menus détails qui nous livrent des informations sur la vie quotidienne et les croyances locales, mais aussi sur la faune aquatique…
Voici par exemple une jeune fille avec de splendides boucles d’oreilles. S’inspirant des techniques de la vannerie, le joaillier a créé deux petits paniers tressés de fils d’or et servant de support à de minuscules perles d’eau douce. Résultat : deux grappes charnues d’une blancheur éclatante pendent aux lobes de la demoiselle. À cette époque, les rivières abritent encore l’anodonte des cygnes (Anodonta cygnea), un mollusque produisant parfois de petites perles irrégulières très prisées des bijoutiers de l’Antiquité. Il n’est donc pas rare de croiser des « chasseurs » de ces bivalves dans les fleuves et autres cours d’eau, alors qu’ils ont presque entièrement disparu de nos jours.
De nombreuses femmes portent d’authentiques trésors remontés des profondeurs. Prenez ces deux matrones qui flânent sur le trottoir, escortées de leurs esclaves, et s’arrêtent au gré des étals pour admirer la marchandise. L’une d’elles porte une chaîne avec une cyprée montée en pendentif. Également appelé « porcelaine », ce coquillage blanc et vernissé dont la forme rappelle un grain de café est une amulette contre la stérilité et les maladies vénériennes. (À bien y regarder, il ressemble en effet à un sexe féminin.). Étant donné la quantité de cyprées retrouvées lors de fouilles, il est clair que c’était une parure très prisée à Herculanum. On note cependant une grande différence selon les classes sociales : les femmes les plus riches arboraient des espèces aussi belles que coûteuses provenant des eaux africaines (Cypraea pantherina), les autres exhibaient des spécimens bon marché provenant des fonds marins italiens (Cypraea lurida). On a continué à porter jusqu’à la fin du XIXe siècle ces coquillages réputés pour leur pouvoir protecteur, et pas seulement dans le bassin méditerranéen.
Tandis qu’une des deux matrones décrit à son amie sa récente rencontre avec un fascinant décurion arrivé récemment avec un détachement de la légion, l’autre triture nerveusement un rameau de corail rouge (Corallium rubrum) pendu à son cou par une chaîne en or. Pêché un siècle plus tôt au large d’Herculanum, ce bijou de famille transmis de mère en fille sur quatre générations est lui aussi un porte-bonheur. La croyance selon laquelle le corail protège de la malchance et du mauvais œil remonte à la mythologie. On se souvient que Méduse pétrifiait par la puissance de son regard quiconque le croisait. Après l’avoir décapitée, Persée enfourcha Pégase, son cheval ailé, en brandissant la tête du monstre. Quelques gouttes du sang de Méduse tombèrent alors dans la mer et se transformèrent en corail rouge.
Les deux femmes entrent maintenant chez un gemmarius. Sa bijouterie était sans doute la mieux pourvue d’Herculanum car on a découvert à l’intérieur les merveilles qu’il n’a pas eu le temps de vendre à cause de l’éruption : pierres précieuses, camées et pendentifs en tout genre — soit quelque 200 bijoux.
D’ailleurs, Saturninus admire les boucles d’oreilles ornées de saphirs d’une jeune passante, et plus encore son collier. Composé de minuscules pendentifs, il fait penser aux bracelets d’aujourd’hui. Ses éléments représentent un amour, une crevette, une goutte d’eau, une souris et un phallus. Il y a aussi une mouche en cristal de roche assez curieuse. Elle vient certainement d’Égypte, où les pendentifs de ce genre protègent des insectes et de leurs piqûres. Si l’on ajoute la soie de sa palla, nous constatons que cette Romaine porte des objets et des matières en provenance de diverses parties du monde connu — ambre de la Baltique, soie de Chine, saphirs du Sri Lanka…
Dans bien des maisons de Pompéi et d’Herculanum, on a exhumé des exemples de cette mondialisation avant la lettre : poivre et autres épices importés d’Inde, bénitiers pêchés dans les barrières de corail tropicales ; mollusques de l’océan Indien (Conus textile), grandes coquilles d’huîtres perlières provenant de mers très lointaines, peut-être même du bassin indo-pacifique (Pinctada margaritifera), soigneusement polies pour mettre en valeur leurs extraordinaires tons irisés.
L’œil de Saturninus est attiré enfin par un singulier bijou au bras d’une vieille femme : il ressemble à une montre dont le bracelet serait formé de deux chaînes d’or entrelacées aux larges maillons, et qui aurait une demi-lune en guise de cadran. (Associée à la fécondité, cette lunula est elle aussi un porte-bonheur, car pour les Romains le cycle lunaire de vingt-huit jours est lié au cycle menstruel féminin.) Au centre, deux petits médaillons usés figurent des profils d’enfants. C’est un bracelet assez éloigné des canons artistiques de ce temps-là. Réalisé à l’évidence avec des éléments disparates, il a peut-être été commandé par une mère ou une grand-mère. Ce bijou est certainement l’un des plus curieux qu’il m’ait été donné de voir parmi les trésors que recèle la chambre forte du Musée national archéologique de Naples.
Saturninus presse le pas. On l’attend à la villa des Papyrus, juste de l’autre côté du cours d’eau qui la sépare de la cité. Il a rendez-vous avec son propriétaire et avec devinez qui ? Une certaine Rectina.