L’aristocrate et l’amiral

Mer Tyrrhénienne, à l’approche de Misène
22 octobre 79 après J.-C., 8 heures du matin
53 heures avant l’éruption

AV[E] PU[EL]LA

Bonjour, petite !

Les mains osseuses du timonier nouent solidement les cordes usées par le temps qui permettent d’orienter les deux timons du bateau, lesquels fendent l’eau telles les lames de deux charrues. Dans l’Antiquité, en effet, les navires ne sont pas dotés d’un gouvernail central mais de deux, disposés de part et d’autre de la poupe. Ressemblant à de longues rames placées à la verticale, ils sont actionnés par un seul homme depuis une petite cabine faisant office de poste de pilotage.

Tandis qu’il attaque sa grande manœuvre et vire de bord pour passer le cap Misène, le timonier les sent nettement vibrer sous ses doigts comme les rênes d’un quadrige avant chaque virage au Circus Maximus. Le vaisseau se cabre un instant, hésitant à virer, puis obéit et change de cap. Rectina et les passagers l’ont senti virer eux aussi, d’autant que le vent caresse maintenant une autre partie de leur visage et que le soleil qui leur chauffait les joues s’est éclipsé derrière la voile gonflée. Le navire file et laisse derrière lui le promontoire du cap Misène, un géant de pierre qui se dresse à quelques dizaines de mètres à bâbord. Les vagues se brisent sur les rochers qui semblent bien trop proches à chacun, formant une écume d’un blanc éclatant. Le vent apporte par rafales le bruit sourd du ressac et l’odeur âcre de l’air marin.

La blancheur de l’écume fait écho à celle de l’imposant phare à plusieurs étages qui se dresse au-dessus de leurs têtes, en haut de la falaise. On dirait des cubes de plus en plus petits posés les uns sur les autres comme un jeu d’enfants. Par sa forme et sa couleur, il ne détonnerait certainement pas dans ces petits villages blancs à flanc de colline qui bordent encore les côtes méditerranéennes. Nous verrons plus loin qu’il règne en effet une atmosphère orientale ou nord-africaine dans ces lieux, et jusque dans les rues de Pompéi. C’est pour nous une première surprise.

Depuis sa cabine, le timonier à la barbe noire et frisée continue de gouverner le bateau d’une main de maître. Il compte parmi les meilleurs sur ces routes. Son regard n’a pas cessé un seul instant de fixer la grande statue de Neptune au bout de la jetée, à l’entrée du port de Misène. Le bronze doré en devient aveuglant sous le soleil, mais pour tous les marins à l’approche le dieu de la mer offre un point de repère bienvenu.

Misène n’est pas un port comme les autres, car c’est ici qu’est cantonnée une importante escadre prétorienne, la Classis Misenensis, tandis qu’une autre stationne à Ravenne. L’énorme masse sombre qui s’avance nous rappelle que nous allons entrer dans la base navale la plus puissante de l’Empire romain. Cette quadrirème de plus de quarante mètres de long se rapproche, menaçante, propulsée par une forêt de rames qui scintillent toutes en même temps chaque fois qu’elles sortent de l’eau. La voix rauque qui imprime la cadence nous parvient par intermittence. Le bâtiment glisse sur l’eau tel un nuage bas. De grands yeux peints sur la proue protègent du mauvais sort. Cette tradition antique se perpétue aujourd’hui encore dans certains pays comme la Turquie.

Juste en dessous, on distingue nettement le redoutable rostre de bronze et ses trois lames horizontales prêtes à éventrer la coque d’un bateau ennemi. Ce que l’on ignore, en général, c’est qu’après avoir embroché celui-ci l’éperon doit se briser et rester logé dans le navire attaqué comme le dard d’une abeille, afin que la galère romaine ne sombre pas avec lui. Ce dispositif, associé à un angle d’impact légèrement de biais et jamais perpendiculaire, empêche de transpercer trop profondément la coque, évitant du même coup le risque de rester encastré et de couler par le fond. De plus, une trajectoire oblique permet d’ouvrir une déchirure plus longue et de mettre en pièces beaucoup plus de rames, paralysant ainsi l’adversaire.

La quadrirème rentre au port après une mission de reconnaissance de la côte avec quelques trirèmes. Le but du rush final est d’éprouver l’endurance des rameurs en portant la cadence à son maximum.

Désormais, la flotte impériale de Misène n’a plus d’ennemis en Méditerranée. Finie, l’époque des grandes batailles navales comme celle d’Actium contre Marc Antoine et Cléopâtre, ou avant elle la bataille des îles Égates contre les Carthaginois ; disparus, les pirates qu’il fallait mettre en déroute. La flotte est toujours prête, bien sûr, mais elle trouve surtout son utilité en temps de paix, servant au transport de passagers, de denrées et autres marchandises.

Rectina se trouve elle-même à bord d’une liburne, un bâtiment militaire réquisitionné pour les déplacements des membres de l’administration impériale entre Misène et Pompéi. Si l’on en croit les conclusions des historiens, sur lesquelles nous reviendrons, cette femme était véritablement une VIP.

Son bateau a dû céder le passage à la quadrirème. C’est à son tour maintenant d’entrer dans le port. Tandis qu’il se fraie un chemin entre la longue jetée et l’Isola Pennata, une bande rocheuse qui se rabat en pince de crabe sur les bassins du port, le maître d’équipage allume une flamme sur un petit autel de bord et découpe les aliments destinés à l’offrande, tout en murmurant des formules sacrées que répètent non seulement les marins, timonier compris, mais aussi certains voyageurs. Il faut savoir que depuis l’Antiquité les marins ont toujours été extrêmement superstitieux. Ils remercient ainsi les dieux d’être arrivés sains et saufs. C’est un rituel qui peut nous sembler d’un autre temps, mais il se pratique toujours, sous d’autres formes, en notre époque dominée par la technologie. Dans un avion, par exemple, qui n’a pas remarqué les passagers qui font le signe de croix, applaudissent à l’atterrissage, prient ou récitent des formules religieuses ?

L’amiral naturaliste

Le port de Misène semble avoir été spécialement conçu par la nature pour accueillir toute une flotte impériale, avec ses deux bassins en enfilade formant un 8. Notre liburne, qui se prépare au mouillage, se dirige vers le premier petit promontoire qu’elle croise à bâbord, l’actuelle Punta della Scarparella. La quadrirème, elle, a pénétré dans le second bassin naturel, séparé du premier par un étroit chenal qu’enjambe un pont de bois. Selon toute probabilité, il s’agit d’un pont mobile comme ceux que l’on trouve fréquemment sur les fleuves de l’Empire, à l’image de celui de Londinium (l’actuelle Londres).

À terre, soldats et chariots se sont certainement arrêtés. Sur un simple signal, le tablier du pont s’est levé, laissant passer le gigantesque vaisseau de guerre dont les rames ont été rentrées. Au-delà du navire, on aperçoit d’innombrables coques en rangs serrés, autant d’yeux et de rostres qui se succèdent. C’est là toute la puissance maritime de Rome, prête à s’élancer n’importe où en Méditerranée.

La liburne de Rectina vient de s’amarrer au quai. Celui-ci est bordé d’un long portique reliant une suite d’édifices aux murs blancs et aux tuiles rouges. Ils abritent notamment les bureaux de l’administration et les bâtiments techniques. Derrière eux, les maisons s’entassent les unes au-dessus des autres sur la Punta della Scarparella, couronnée d’une citadelle.

L’amiral qui commande l’escadre impériale est un homme estimé de tous. On le reconnaît aisément à sa silhouette trapue et à sa démarche grave. Il est apprécié pour sa courtoisie et son art consommé de la diplomatie, fruit d’une immense culture, mais surtout pour son tempérament tranquille, que révèle un sourire confiant et chaleureux. Son nom est entré dans l’Histoire : Caius Plinius Caecilius Secundus, surnommé « Pline l’Ancien » par les historiens pour le différencier de son neveu, Pline le Jeune. Tous deux sont des personnages clefs de notre récit. L’un connaîtra une fin tragique. L’autre, encore dans sa prime jeunesse, s’en sortira et nous racontera ce qui s’est passé.

C’est précisément Pline l’Ancien (nous l’appellerons de cette façon nous aussi) qui vient accueillir Rectina. Que savons-nous de lui ? Né à Côme (Vérone, selon certains), il a alors cinquante-six ans. Il a d’abord servi douze ans dans les légions du Rhin, où il commandait un corps de cavalerie. Hostile à Néron, il a dû mettre ensuite sa carrière entre parenthèses durant de nombreuses années. Après la mort du tyran, il a reparu sur le devant de la scène lorsque Vespasien est devenu empereur, d’autant que le hasard a voulu qu’il ait combattu en Germanie aux côtés de son fils Titus.

Pline, Vespasien et Titus : trois personnages au même caractère pragmatique, peut-être parce qu’ils ont gravi tous les échelons, connaissant tour à tour les risques, les responsabilités et les dangers de la vie au front. C’est ainsi que Pline s’est retrouvé conseiller personnel de Vespasien puis, à la mort de ce dernier peu avant la catastrophe, celui de Titus, allant même jusqu’à faire partie de son cabinet restreint.

Il avait su attendre, et grâce à ses qualités il a fini par acquérir un réel pouvoir. Mais c’est aussi une personne très cultivée et agréable à fréquenter. Il y a deux ans, ce même homme qui attend Rectina sur la jetée a terminé une œuvre colossale que l’on cite et consulte encore aujourd’hui. Son Histoire naturelle (Naturalis Historia) est une véritable encyclopédie puisqu’elle réunit les savoirs de l’époque en matière d’anthropologie, de géographie, de zoologie, de botanique, d’astronomie, de médecine et de minéralogie. Ce travail lui vaut d’ailleurs d’être considéré comme le premier naturaliste de l’Histoire, au sens moderne du terme. Ses autres ouvrages ont malheureusement disparu.

Pline fut aussi avocat ; il exerça les fonctions de procurateur en Gaule narbonnaise, en Afrique proconsulaire et en Hispanie tarraconaise, où se trouvaient d’importantes mines d’or. C’étaient là des charges extrêmement délicates. Cependant, Vespasien et Titus après lui avaient toute confiance dans cet homme d’une grande honnêteté intellectuelle autant que matérielle.

Mais comment se fait-il qu’un naturaliste commande la flotte la plus importante de l’Empire ? En ces temps de paix, cette fonction prestigieuse n’est pas très prenante et ne l’empêche pas de se consacrer à ses recherches ; c’est pourquoi Vespasien la lui a confiée.

La tête couverte d’un grand châle appelé palla, Rectina jette un coup d’œil à terre. Sur le quai, chacun a cessé de transborder ou de charger des marchandises, qu’il s’agisse d’amphores ou d’énormes sacs entourés d’épais filets. Les soldats qui constituent la garde de l’amiral ont donné l’ordre d’interrompre toute activité et se sont déployés de part et d’autre de l’étroite passerelle du navire. Rectina se couvre le visage dans une attitude typique des Romaines d’origine noble avant de descendre en s’appuyant sur une esclave. De nos jours, n’importe quel officiel un tant soit peu gentleman s’avancerait pour l’aider sur cette passerelle instable, mais il y a deux mille ans l’étiquette interdisait de donner le bras ou même d’effleurer une grande dame comme celle-ci. À moins d’une extrême urgence, ce geste aurait passé pour un délit : les femmes de la noblesse romaine étaient intouchables en public.

Les retrouvailles avec l’amiral sont chaleureuses. Il est probable en effet qu’ils se connaissent de longue date ; des historiens ont même supposé qu’il y avait eu plus que de l’amitié entre eux… Mais rien ne permet de l’affirmer. Rectina, il est vrai, est encore jeune et belle, et puis elle est veuve. Ce dont nous sommes certains, en revanche, c’est qu’au début de l’éruption elle enverra un message à Pline l’Ancien, le suppliant de lui porter secours. Comment le savons-nous ? À ce stade de notre récit, il est nécessaire de faire brièvement le point sur la situation, car une grande partie de ce que vous allez lire découle de deux lettres de Pline le Jeune à Tacite, rédigées des années après la tragédie de Pompéi. Le neveu de l’amiral y décrit toutes les phases de l’éruption et ce que faisait son oncle à ce moment-là. Ce sont des documents extraordinaires dont quelques copies nous sont parvenues grâce au travail des moines du Moyen Âge.

Rectina est mentionnée dans ces lettres uniquement par son prénom, signe qu’il s’agissait probablement d’une personne connue dans les cercles de l’élite romaine. De plus, ce prénom était extrêmement rare à l’époque. Ainsi, lorsque l’on parle d’une aristocrate du nom de Rectina habitant une grande villa entre Pompéi et Herculanum, a priori ce ne peut être qu’elle. Bien entendu, ce ne sont là que de simples déductions. J’apporte ces précisions par souci d’honnêteté. Cependant, les éléments qui se rattachent à cette figure et aux faits qui se déroulèrent dans les heures que nous nous apprêtons à raconter sont si nombreux qu’ils autorisent une reconstitution convaincante, sans parler des découvertes archéologiques.

Pline l’Ancien conduit Rectina dans sa maison, probablement située au cœur même du port militaire. Son invitation est une manière de se faire pardonner son absence au banquet que la jeune veuve a organisé dans sa somptueuse villa donnant sur la mer, entre Herculanum et Pompéi : ses recherches et les devoirs de sa tâche le retiennent, hélas, à Misène.

Confortablement allongés sur des lectuli lucubratorii, petits lits de travail, ils prennent un repas frugal arrosé d’un excellent vin de Falerne produit dans la région. Rectina remarque les volumina éparpillés dans le bureau de l’amiral. Ils s’ajoutent aux cartes géographiques, aux bustes de plusieurs empereurs, aux peaux et aux crânes d’animaux exotiques. (Rappelons que les livres se présentaient alors en rouleaux.) Pline est un homme avide de connaissances. De nos jours, ce serait certainement un chercheur ou bien, compte tenu de son éclectisme et de sa capacité à aborder de manière rationnelle n’importe quel thème concernant la nature, la science, l’histoire et beaucoup d’autres domaines, un excellent journaliste de vulgarisation à la télévision. En prime time, qui sait…

L’irruption de son neveu interrompt le cours de nos pensées. Pline le Jeune, tout juste âgé de dix-sept ans, salue poliment Rectina. Il est accompagné de sa mère, la sœur de l’amiral, dénommée Plinia, bien sûr. Le jeune homme a été adopté par son oncle, lequel l’encourage en toute occasion à étudier et à se cultiver.

« Te rends-tu aux thermes de Baïes ? demande-t-il au garçon, de sa voix grave.

– Oui. Je ne serai absent que le temps d’un bain. Du reste, c’est une jolie promenade, répond son neveu.

– Tu pourrais t’y faire porter en litière », rétorque l’amiral.

C’est une vieille polémique entre eux. Nous savons, grâce aux lettres qui nous sont parvenues, que l’oncle reprochait souvent au neveu cette manie d’aller à pied.

« Tu ne perdrais pas des heures précieuses », ajoute-t-il, considérant comme du temps perdu tout moment qui n’est pas consacré à la lecture ou à l’enrichissement du savoir. Pline l’Ancien, lui, se déplace toujours en litière pour ne pas s’interrompre dans sa tâche, surtout à Rome, où les embouteillages allongent les déplacements.

Rectina sourit : elle sait que cet homme est hors du commun.

De fait, nous avons découvert des aspects du personnage des plus singuliers. L’amiral était un véritable bourreau de travail. Il consacrait toutes ses journées à l’étude, se faisant lire à voix haute des ouvrages auxquels il apportait des commentaires. Et ce à toute heure du jour et de la nuit : à peine levé quand il prenait le soleil, pendant les frictions et les massages après le bain, à table tandis qu’il mangeait. Chaque seconde était précieuse, tout comme chaque volume était précieux. « Aucun livre n’est à ce point négligeable qu’il ne soit de quelque utilité », se plaisait-il à répéter.

Il avait beaucoup de chance : il dormait peu et pouvait passer une nuit entière à lire et à écrire. Puis, à l’aube, il se rendait chez l’empereur et tous deux se mettaient au travail. Une fois rentré chez lui, il reprenait ses activités, s’accordant un petit somme de temps en temps, comme Napoléon. Son aptitude à s’endormir aussitôt et n’importe où était devenue légendaire, mais nous verrons que lors de la catastrophe elle lui fut fatale…

Il est temps pour Rectina de prendre congé. Elle salue l’amiral, sa sœur et son neveu. Peu après, le sourire de Pline l’Ancien s’efface tandis que la liburne qu’il a mise à sa disposition s’éloigne à vive allure de la jetée, l’emportant vers sa villa. De loin, elle le voit partir sur une litière et demander d’un signe de la main à son secrétaire, qui suit à pied, de lui lire un document.

Une carte postale de Naples… sans le Vésuve

La liburne est un rapide navire à voiles et à deux rangs de rames que les pirates des côtes orientales de l’Adriatique utilisaient jadis pour leurs raids. Débarrassés des corsaires, les Romains l’ont adoptée en y apportant quelques modifications afin d’en faire un excellent bâtiment de guerre. Légère et facile à manœuvrer, il lui faut beaucoup moins de temps que d’autres embarcations pour atteindre la villa de Rectina, car elle recourt à la force des rameurs autant qu’à celle du vent. D’ailleurs, comme l’ont démontré les études sur la direction des retombées de cendres et de pierres au cours de l’éruption, une bonne brise souffle depuis quelques jours vers le sud-est, idéale pour cette traversée.

Rectina sent la coque fendre l’eau à toute allure tandis que la côte campanienne défile sous ses yeux. Misène est loin maintenant. On a déjà passé le golfe de Pouzzoles avec sa kyrielle de propriétés et de villas réputées pour leurs banquets. Elles sont le théâtre de la vie nocturne de l’élite romaine et l’un des plus grands lieux de débauche de l’Empire.

Mais ce n’est pas le seul endroit célèbre sur cette partie de la côte. Poursuivant sa route, la liburne laisse derrière elle la petite île de Nisida et s’apprête à pénétrer dans la baie de Naples. Le regard de Rectina se porte distraitement sur sa gauche vers une colline constellée de villas patriciennes, parmi lesquelles celle que l’homme d’affaires Vedius Pollion a léguée à Auguste. Des siècles plus tard, c’est ici que s’étendra le Pausilippe, le plus beau quartier de Naples. Quand bien même vous n’y seriez jamais allé, vous connaissez le panorama dont on jouit depuis le sommet de la colline, car c’est de là-haut qu’est prise la photo de la célèbre carte postale embrassant la baie avec le Vésuve dans le fond et le sempiternel pin maritime au premier plan. C’est un lieu enchanteur depuis l’Antiquité et ce n’est pas par hasard que Vedius Pollion a choisi le mot grec Pausilypon pour qualifier la villa et ses environs : « la trêve des soucis », « le lieu qui apaise la douleur ».

Il y a pourtant une grande différence entre la côte que regarde Rectina et celle que nous voyons aujourd’hui. Contemplons le paysage avec ses yeux à elle : les pins sont là, sans aucun doute, la baie aussi, mais pas la moindre trace du Vésuve ! Nous scrutons attentivement tout le littoral entre Naples et la péninsule de Sorrente : non, décidément, pas de volcan !

Où est donc passé le Vésuve ?

Telle est la première surprise lorsqu’on étudie avec soin la géographie de l’Antiquité. Avant l’éruption de 79 après J.-C., le volcan ne se présentait pas comme aujourd’hui. Pour comprendre ce qu’un Romain voyait alors, prenez la vue classique de la baie de Naples et supprimez le cône du Vésuve.

La seconde surprise, conséquence de la première, c’est que le volcan qui menace aujourd’hui de toute sa hauteur n’est pas le tueur de Pompéi. Contrairement à ce que disent les guides touristiques, les films, les documentaires et les romans, il n’existait pas encore à cette date ! Dans ce cas, me direz-vous, qu’est-ce qui détruisit Pompéi, Terzigno, Herculanum, Boscoreale, Oplontis et Stabies ? Tout simplement un autre volcan qui se situait au même endroit, mais beaucoup plus ancien : le Somma. Vous l’avez d’ailleurs vu et revu sans vous en rendre compte sur la fameuse carte postale. Regardez bien la « petite dent » du Vésuve, à gauche. Si vous pouviez le survoler, vous constateriez qu’elle fait partie en réalité d’une grande crête qui encercle une bonne partie du volcan actuel. Cette vaste demi-lune est en fait ce qui reste de l’ancien cratère. Son conduit demeura obstrué pendant des siècles, jusqu’au jour où le bouchon de lave sauta, entraînant la mort de milliers de personnes sur une vaste zone.

Qu’en est-il du Vésuve que nous voyons aujourd’hui ? En réalité, il est apparu bien plus tard. Se dressant au centre exact de l’ancien cratère du Somma, il est justement né de l’éruption de 79 après J.-C. C’est pourquoi l’on peut dire qu’il est l’héritier de la tragédie de Pompéi. Il lui fallut cependant des siècles pour atteindre ses dimensions actuelles. Sur certaines fresques du Moyen Âge représentant saint Janvier et le Vésuve derrière lui, il n’a même pas atteint la taille du Somma.

Attention ! L’ancien volcan que nous avons baptisé « Somma » ne portait pas ce nom du temps des Romains : ils l’appelaient « Vesuvius » ou « Vesbius ». Il ne faut pas oublier cela quand on lit des textes anciens, sans quoi on finit par s’y perdre. Autrement dit, on devrait employer les termes de « Vesuvius » ou de « Vésuve » selon que l’on parle de l’Antiquité ou des siècles suivants.

Nous savons maintenant pourquoi le Vésuve n’existait pas au moment de la tragédie. Mais s’il y avait un autre volcan, le Somma, ou Vesuvius, comment expliquer que les Romains ne se soient pas inquiétés du danger ? En principe, la forme d’un volcan est suffisamment reconnaissable pour effrayer plus souvent qu’à leur tour ceux qui vivent sur ses flancs. Encore une surprise, et encore un mythe à briser.

Dans les films et les romans célèbres, en effet, Pompéi est systématiquement dominée par un cône imposant, voire plus grand que celui du Vésuve actuel. En réalité, il n’eut ces dimensions que dans la préhistoire, pendant la dernière glaciation, quand l’homme en était encore aux peintures rupestres. D’incessantes coulées de lave avaient fini par former un volcan immense, puis de fréquentes éruptions explosives provoquèrent l’affaissement de ce géant, ne laissant apparaître que la base du cratère.

Ce que voyaient les Romains, c’était donc un mont de faible altitude et tout en longueur, aplani au centre et plus ou moins accidenté sur les bords. La couverture végétale formée par les bois, les vignobles et autres cultures contribuait à masquer sa vraie nature. À première vue il ressemblait aux reliefs voisins, bénéficiant d’un camouflage parfait tel un commando caché sous des feuilles et des branchages. De ce que l’on sait aujourd’hui, les seules zones dépourvues de végétation étaient la crête la plus haute correspondant à ce que l’on continue d’appeler « Somma », avec des parois rocheuses et abruptes traversées de fissures, ainsi qu’une zone centrale caillouteuse et stérile, à l’évidence le bouchon qui finit par sauter. Toutefois cette dernière ne devait pas être très étendue car sur les terrains volcaniques, une fois la lave refroidie, la végétation repousse rapidement.

Voilà donc pourquoi les Romains n’ont pas réalisé qu’ils vivaient sur les pentes d’un volcan colossal. Ils marchaient, chevauchaient, cultivaient leurs vignes, se promenaient, s’embrassaient, faisaient l’amour sur le dos d’un gigantesque tueur masqué.

Mais certains érudits avaient entrevu la réalité. Strabon, célèbre géographe grec mort cinquante ans avant la catastrophe, avait deviné la véritable nature de ce massif. Il s’était rendu compte que, si les versants étaient fertiles et cultivés, les parties hautes et plates étaient arides et couleur de cendre. Faisant probablement référence aux parois rocheuses du Somma, il avait aussi remarqué quantité de failles et de cavités où la roche semblait carrément brûlée. Témoignant d’une incroyable lucidité, il en avait conclu que ces traces révélaient l’existence d’un volcan qui avait fini par s’éteindre.

L’historien Diodore de Sicile était parvenu à la même conclusion. Plus d’un siècle avant l’éruption qui détruisit Pompéi, il avait écrit que jadis ce mont crachait du feu comme l’Etna et qu’il montrait encore des signes évidents de son ancienne activité.

Combien de fois a-t-on pu constater, face aux tragédies de l’Histoire, que quelques hommes les avaient pressenties ! Ces deux auteurs avaient eu la bonne intuition mais elle était restée lettre morte, alors qu’elle aurait peut-être pu sauver des vies. Pline l’Ancien lui-même, malgré tout son savoir, n’avait pas compris le danger.

Le Vesuvius sur les fresques romaines

Le plus incroyable, c’est que les habitants de Pompéi et d’Herculanum avaient fait peindre le Vesuvius sur certaines de leurs fresques sans réaliser qu’il s’agissait d’un volcan. Ces précieuses représentations nous donnent une idée de sa forme avant l’éruption.

Nous l’avons dit, du colosse complètement détruit de la préhistoire on n’entrevoyait plus que la base du grand cratère, quelque chose de l’ordre d’un cendrier aux rebords irréguliers, rognés, avec un côté plus bas, un peu comme le Colisée aujourd’hui. Et bien sûr ce relief changeait d’aspect selon l’endroit d’où on l’observait. Les Herculanéens, vivant sur la partie basse du volcan, distinguaient très bien l’éperon du Somma, une forme familière qui se découpait dans la lumière du matin.

Ce spectacle a été immortalisé dans une célèbre fresque qui décorait un petit autel domestique (laraire) mis au jour en 1879 dans la maison de Rustius Verus, à Pompéi. On y voit Bacchus couvert de grappes de raisin et, derrière lui, un mont assez pentu tapissé de vignes, dans une représentation légèrement stylisée. Presque tous les guides et livres sur Pompéi le présentent comme le Vésuve. Mais vous le savez à présent : il s’agit du bord du cratère préhistorique. On comprend qu’avec ses vignes il ait pu apparaître à la population d’Herculanum comme un bienfait de la nature et non comme un assassin en puissance. Il y a de quoi frémir quand on songe que, sans le savoir, les peintres avaient reproduit une partie de la gueule du gigantesque prédateur qui allait bientôt dévorer des cités entières.

Les habitants de Pompéi et de Stabies, c’est-à-dire au sud-est, se trouvaient quant à eux face à la partie plane et ouverte du volcan — le côté bas du Colisée. Il n’y avait donc aucune barrière naturelle, aucun rebord pour arrêter les terribles avalanches de cendres et de gaz brûlants qui enseveliraient ici des milliers de personnes.

Enfin, ceux qui regardaient le volcan depuis Nocera (« Nuceria » en latin), à l’est, ne distinguaient qu’un relief banal et assez bas qui devait sa forme, rappelons-le, aux éruptions et aux effondrements survenus dans un lointain passé. Si le cratère du Vesuvius était resté intact, ou du moins s’il avait gardé sa forme circulaire, les Romains auraient pu comprendre qu’il s’agissait d’un volcan. Mais son mutisme séculaire aurait quand même trompé tout le monde.

Pour l’anecdote, les bords du « cendrier » ont servi de cachette à une figure légendaire de l’histoire. Qui ne connaît pas Spartacus, le gladiateur d’origine thrace qui mena la célèbre révolte des esclaves ? En 73 avant J.-C., il se réfugia avec ses compagnons sur le mont Somma. L’endroit était si sauvage et escarpé qu’il fut impossible de les suivre. Le prêteur romain Appius Claudius Pulcher barra la seule voie d’accès, à la lisière des vignobles et des bois, pensant les avoir pris au piège. Mais Spartacus et ses hommes descendirent le versant opposé, pourtant abrupt, à l’aide de cordes constituées de lianes des vignes. Ils surprirent ainsi leurs poursuivants dans leur campement et les mirent en déroute.

Le véritable Ground Zero de l’éruption

Il y a un autre élément sur lequel la plupart des romans, des films, des séries TV et des documentaires se trompent : c’est le point de départ exact de l’éruption. Nous savons que tout a commencé quand le bouchon du Vesuvius a sauté. C’est pourquoi les écrivains et les scénaristes font systématiquement partir l’explosion du sommet du volcan — une scène qui ne manque pas de produire son effet. Malheureusement pour eux, cela ne correspond pas à la réalité, pour la simple et bonne raison, on l’a vu, que le volcan n’avait pas de « pic » et se terminait par une forme des plus quelconques, un peu comme un cornet de glace fondue.

Le Ground Zero ne se trouvait donc pas sur un sommet mais en bas, au cœur de l’antique caldera entourée des crêtes de l’ancien cratère. Nous ignorons si des gens habitaient sur ce bouchon. Selon une interprétation très répandue, ce devait être un paysage lunaire. Mais dans quelle mesure ? Certains textes anciens en parlent, sans pour autant donner de détails sur sa superficie. S’agissait-il de tout l’intérieur du cratère ou seulement de son centre ?

Il semble que la réponse à cette question nous crève les yeux depuis des générations, mais quelques personnes seulement ont su la voir. Dans la célèbre fresque de Bacchus mentionnée plus haut, on remarque en effet sous la crête volcanique, à droite, un éperon et une zone ovale plus foncée. Des archéologues tels que Virgilio Catalano en ont conclu qu’au centre de la caldera le volcan préhistorique abritait un autre cratère plus petit, en partie érodé lui aussi, provenant d’une éruption plus récente survenue mille deux cents ans avant la disparition de Pompéi.

Cette intuition nous permet d’imaginer l’intérieur du volcan. Il est possible que la zone stérile et lunaire décrite par Strabon ait été limitée à ce petit cratère central. Que voyait-on tout autour ? Étant donné la fertilité du reste de la zone et l’absence d’activité volcanique depuis des siècles, il y avait peut-être une ceinture boisée irriguée par les eaux de pluie qui s’écoulaient le long des parois internes du bassin hydrographique formé par ce qui restait de la caldera antique. Nous savons que la forêt couvrant les versants du Vesuvius était peuplée de chevreuils et de sangliers. On a retrouvé en outre à Pompéi des bois de cerfs confirmant l’existence de cette faune sauvage.

En conséquence, l’endroit devait avoir un certain charme : un amphithéâtre naturel tapissé de végétation et protégé des vents, dont le côté bas s’ouvrait sur la mer Tyrrhénienne et sur des couchers du soleil à couper le souffle. Le versant descendant vers les flots était parsemé de villas et d’exploitations agricoles. Pline l’Ancien lui-même en fait mention. Et dans la caldera ? Pouvons-nous aussi imaginer quelques champs cultivés avec ici et là de petites fermes et des chemins de terre ? C’est possible, mais rien ne permet de l’affirmer. Mieux vaut en rester là et ne pas laisser notre imagination s’enflammer, car nous ne possédons aucune description d’habitations dans ce secteur. Ce ne sont que des hypothèses. Ce dont nous sommes sûrs, en revanche, c’est que tout ce qui vivait à cet endroit juste avant la catastrophe fut anéanti en une fraction de seconde.

Un « serial killer » préhistorique

L’antique Vesuvius avait déjà tué par le passé. Trois de ses éruptions préhistoriques avaient dû être apocalyptiques, analogues à celle de 79 après J.-C. L’une d’elles nous a laissé un terrible témoignage : les vestiges d’un village de l’âge de bronze, découverts à Croce del Papa, sur la commune de Nola.

Il y a environ quatre mille ans, le Vesuvius explosa de manière si violente que la pluie de cendres et de pierres recouvrit une zone immense. Au cours de ce cataclysme baptisé « éruption des ponces d’Avellino », le village fut enfoui sous une coulée de boue volcanique (ou « lahar ») qui moula naturellement les huttes.

Malgré les quatre millénaires qui nous séparent de ce drame, le travail des archéologues a révélé des objets d’une extrême délicatesse : des pots et autres ustensiles quotidiens. Il a aussi permis l’étude des murs extérieurs construits avec de la paille et des joncs. Dans cette Pompéi de l’âge de bronze, de nombreux objets étaient encore à leur place dans les huttes, ou pendus aux murs. On a même découvert les enclos où l’on élevait les moutons et les cochons. On sait aussi qu’il y avait des chevaux.

L’absence de corps suggère que les habitants réussirent à s’enfuir. Mais tous ne s’en sont pas sortis. L’éruption fit de nombreuses victimes. Deux squelettes ont ainsi été retrouvés dans une localité voisine, à San Paolo Bel Sito. Ils correspondent à un homme de quarante à cinquante ans d’environ 1,70 mètre, robuste et musclé, et à une femme d’une vingtaine d’années, d’à peu près 1,50 mètre, et qui avait accouché plusieurs fois. Ils avaient pris la fuite sous une épaisse pluie de ponces mais n’avaient pu échapper à la mort, bien que déjà à 16 kilomètres du volcan. Leurs mains protégeaient encore leur visage quand les archéologues les ont découverts. Cette attitude de défense à l’instant fatal rappelle terriblement celle d’innombrables victimes de Pompéi. Peut-être ces deux-là furent-ils surpris eux aussi par une nuée ardente de gaz et de cendres, à moins qu’ils n’aient été tués par les ponces et les fragments de roche qui retombaient de dizaines et de dizaines de kilomètres de haut à une vitesse évaluée entre 125 et 170 kilomètres à l’heure. Toujours est-il que leurs corps furent ensevelis sous une couche de lapilli (petites pierres) et de ponces d’un mètre d’épaisseur, comme scellés dans une sorte de tombe géologique.

Le Vésuve, né comme nous l’avons dit le jour même de l’éruption de Pompéi, n’a fait que poursuivre l’œuvre mortelle et destructrice de son ancêtre le Vesuvius. Le jour de la tragédie fut celui du passage de témoin, celui où le Vésuve émit son premier vagissement dévastateur, si l’on peut l’exprimer ainsi. Ensuite, il lui fallut des siècles pour atteindre ses dimensions actuelles. Cette croissance ne fut pas continue mais entrecoupée de pauses, d’effondrements et d’éruptions mineures, peu explosives mais incessantes, au fil desquelles les coulées de lave s’accumulèrent, formant le cône qui nous est familier.

On distingue quatre grandes phases de croissance. La première va du Ier au IIIe siècle. Après une accalmie, le Vésuve a retrouvé son activité meurtrière du Ve au VIIIe siècle, notamment avec l’éruption dite « de Pollena » en l’an 472, d’une violence telle que les cendres retombèrent jusqu’à Constantinople, engloutissant à nouveau la région du volcan et tout ce qui avait fini par renaître autour de Pompéi. Il se réveilla à plusieurs reprises entre le Xe et le XIIe siècle. Enfin, une quatrième période d’activité intense commença par l’éruption tristement célèbre de 1631 et s’acheva par celle de 1944. Depuis lors, le Vésuve est plongé dans le sommeil.

Mais après autant d’indispensables explications, il est temps de reprendre le fil de notre récit.