Le début de la fin

24 octobre 79 après J.-C, de 6h57 à 12h59
De 6 heures et 3 minutes à 1 minute avant l’éruption

VENIT SUMMA

Le comble est arrivé.

Le soleil s’est levé pour la dernière fois sur Pompéi. Comme chaque matin, les premiers rayons ont révélé la roche nue et calcinée au sommet du mont Somma, façonnée par le feu d’éruptions ancestrales. Tel un muet qui s’efforcerait d’annoncer un danger imminent, il semble que le soleil cherche à prévenir les Pompéiens qu’ils sont menacés de mort. Mais tous restent sourds à cette mise en garde, à cet appel de la montagne qui leur adjure de fuir avant de connaître une fin atroce. Personne ne comprend, personne ne sait… Et la vie reprend son cours, comme à l’habitude. Ce matin encore on se réveille la tête pleine de projets, de rêves et d’espoirs — tous destinés à s’éteindre d’ici à quelques heures.

Les fouilles nous ont offert un instantané de cette dernière journée. Modestus est déjà au travail dans son fournil, via degli Augustali. Tout le monde connaît la plaque au phallus porte-bonheur placée à l’entrée de sa boutique. Notre boulanger s’apprête à enfourner ses pains avec sa longue pelle, puis il refermera la porte en fer. Il ignore que ce sont les archéologues qui rouvriront le four deux mille ans plus tard, stupéfaits de trouver là 81 miches, certes carbonisées mais pas déformées. Modestus n’a pas eu le temps de les sortir, ce qui nous donne une idée de la soudaineté de la catastrophe.

Cette boulangerie nous apporte d’ailleurs une autre information intéressante. En effet, si l’éruption a bien commencé à 13 heures, n’est-ce pas un peu tard pour cuire encore du pain ? De plus, compte tenu de leur nombre, il est probable que ces miches n’étaient pas destinées à la vente au détail mais aux popinae, aux cauponae, aux grandes demeures et aux vendeurs ambulants, et qu’elles étaient donc prévues pour l’heure du déjeuner. Si l’on tient compte du temps nécessaire à la livraison, on est en droit de penser qu’elles ont été enfournées en milieu de matinée. Il se serait donc passé quelque chose de suffisamment grave pendant qu’elles étaient en train de cuire pour que Modestus les oublie et renonce au produit de la vente. Soit, mais quoi ?

Selon de nombreux scientifiques, les toutes premières explosions se seraient fait entendre dès l’aube, précédant de quelques heures l’éruption cataclysmique. Les pains laissés dans le four pourraient confirmer cette hypothèse, cependant rien ne dit que cette fournée n’était pas en préparation pour un grand banquet prévu le soir.

Comme l’a souligné l’archéologue Ernesto De Carolis, on a pu voir ensuite de très loin la colonne volcanique s’élever sans fin dans le ciel, ce « nuage qui avait la forme et l’apparence d’un arbre », pour reprendre les mots de Pline le Jeune, mais celui-ci se trouvait à Misène, donc à une trentaine de kilomètres du Vesuvius, et cette distance l’avait empêché d’entendre les premières explosions ayant précédé le panache volcanique.

Essayons de comprendre le phénomène. En réalité, ce qui a déclenché la terrible éruption qui causa la mort de milliers de personnes n’est autre que l’interaction entre le magma remontant dans la cheminée volcanique et l’eau contenue dans les couches superficielles du sol. Prenons l’exemple du verre d’eau que l’on jette sur le feu : ce contact provoque une réaction explosive extrêmement violente. Imaginez maintenant, à l’échelle du volcan, le cataclysme engendré par l’interaction entre le magma et la nappe phréatique, d’autant qu’il n’y avait même pas besoin d’un contact direct pour que ce magma provoque une forte hausse de la température de l’eau en sous-sol. Et Dieu sait qu’il n’en manquait pas, de l’eau ! Il suffit de penser aux quantités accumulées avec les pluies et la fonte des neiges dans le bassin hydrogéologique formé par la crête du Vesuvius. En se réchauffant, cette eau s’est transformée en vapeur, laquelle a augmenté la pression exercée sur la roche, la portant au point de rupture. C’est probablement ainsi que tout a commencé dans les entrailles du Vesuvius, au point zéro de l’éruption, le matin du 24 octobre 79 après J.-C.

L’aurore est passée, mais on n’entend toujours pas le moindre chant d’oiseau. C’est étrange, presque tous se sont envolés hier. Dans les bois, un chasseur avance, méfiant. Où peuvent-ils bien être ? se demande-t-il, surpris. Aucune trace non plus de cervidés. En principe, on les aperçoit dans les bosquets à cette heure-ci. Tout semble à l’arrêt, tout est immobile et muet. L’homme vérifie plusieurs pièges placés dans le coin quelques jours plus tôt : rien n’a bougé. On dirait que toute la faune du Vesuvius a disparu. Que se passe-t-il donc ? Le chasseur a l’impression d’être prisonnier d’un sortilège. Il n’entend plus que le bruit de ses pas.

Peu à peu, il s’approche du centre de l’antique caldera. L’odeur d’œuf pourri (c’est-à-dire de soufre) est de plus en plus forte. Les arbres, les buissons, tout est sec, jusqu’à l’herbe qui crisse sous ses pieds. Il doit se couvrir le visage de son écharpe.

Le tissu est rêche sur sa peau. L’odeur devient insupportable, l’air lui pique la gorge à chaque respiration. Et ce bruit bizarre qui ne s’arrête pas, ce souffle assourdissant, qu’est-ce que c’est ? Les arbres ne sont plus que des spectres, maintenant, complètement desséchés, sans aiguilles ni feuilles, leurs branches couvertes d’une fine couche claire.

La vapeur chaude qui flotte dans l’air brûle les yeux du chasseur. Il se saisit de son arc et serre les dents. Plus que quelques pas… Plongée dans un brouillard corrosif, l’étendue lunaire de pierres et de roches difformes apparaît alors au cœur de la caldera du Vesuvius. L’homme vient souvent ici, mais aujourd’hui rien n’est comme d’habitude : on ne voit pas à dix mètres, ce ne sont que vapeurs et fumerolles de toutes parts. Certains jets sont immenses, aussi hauts qu’un geyser. Ce sont eux qui produisent ce souffle incessant. Les rochers sont jaunes, couverts de soufre.

Le pauvre chasseur se croirait aux enfers. La terre tremble, de violentes secousses montent des profondeurs à intervalles de plus en plus rapprochés. Les vibrations se propagent dans tout le secteur, comme sur la peau tendue d’un tambour. L’une d’elles lui fait presque perdre l’équilibre. La seule chose dont il se souviendra, c’est qu’il s’est mis à courir de toutes ses forces pour s’éloigner le plus vite possible. Il n’a pas réfléchi une seconde : l’instinct a pris le dessus.

Un peu plus tard dans la matinée, beaucoup des habitants les plus proches du Vesuvius se tournent vers ce relief d’où proviennent des grondements sourds. Le sol s’est remis à trembler. Une série de petites explosions se font alors entendre, parfois suivies d’une sorte de déchirement, comme si la montagne était en train de s’ouvrir. Parmi les gens qui travaillent dans les villae rusticae des environs, certains s’enfuient déjà. À quelques kilomètres de là, la population d’Herculanum commence elle aussi à prendre peur.

Midi

Toujours plus violentes et rapprochées, les explosions résonnent désormais jusqu’à Pompéi. La ville est en alerte. Tous ont compris l’urgence de la situation mais, ne sachant quoi faire, beaucoup de citadins se sont rassemblés au Forum en quête d’informations. C’est ici qu’arrivent les premières nouvelles rapportées par ceux qui se sont enfuis à cheval, abandonnant l’arrière-pays. Leurs histoires font froid dans le dos et se propagent dans les rues et les ruelles à la vitesse de l’éclair. Il y a ceux qui s’empressent d’aller retrouver leurs proches et ceux qui font provision de pain. De nombreuses boutiques ferment avant l’heure. Certains enfourchent leur monture et quittent la cité au galop pour tenter d’aller mettre à l’abri des parents ou des amis occupant les villae à proximité du Vesuvius.

La violence des détonations fait trembler les vitres des belles maisons. Ce qui se passe est très simple : les explosions ouvrent peu à peu le conduit volcanique, expulsant les roches qui l’obstruent depuis des siècles (ce que les vulcanologues nomment la « phase phréatomagmatique »). À présent, le magma a la voie libre…

Aussi assourdissante qu’elle ait été, la première phase de l’éruption n’a constitué une menace concrète que pour les habitants des environs immédiats du Vesuvius. Mais les choses sont en train de changer. Irrémédiablement. Les brèches et les explosions ont allégé le poids des couches de roches sur le magma : il remonte à présent plus rapidement, tel un prédateur, arrive jusqu’à l’eau et se pulvérise à son contact. Le résultat est un mélange mortel de gaz, de vapeurs, de cendres et de petits fragments de magma, prêt à jaillir avec une violence inouïe.

Une seconde avant l’heure H

Arrêtons-nous encore un moment. Devant nous, Pompéi est encore intacte, avec son port et les paysages bucoliques alentour. Il en va de même pour Herculanum, Oplontis, Stabies, Boscoreale et Terzigno, avec leurs fresques, leurs fontaines et leurs statues. Mais dans un instant les scènes de la vie quotidienne seront définitivement interrompues, et en l’espace de quelques heures tout sera détruit, rayé de la carte. On a calculé que l’énergie mécanique et thermique libérée par l’éruption du Vesuvius équivalait à celle de 50 000 bombes atomiques d’Hiroshima, à ceci près qu’une explosion atomique libère son énergie en une fraction de seconde, tandis qu’il faudra beaucoup plus de temps au Vesuvius.

En l’espace de vingt heures, le volcan projettera dans l’air 10 milliards de tonnes de magma ! Dans un rayon de 12 à 15 kilomètres, il recouvrira tout le territoire en direction de Pompéi d’une couche de pierres ponces d’environ 3 mètres d’épaisseur. Il produira des « avalanches » brûlantes de cendres, de particules et de gaz, des déferlantes et des coulées pyroclastiques capables de se déplacer à plus de 100 kilomètres à l’heure, avec des températures allant de 400 à 600 degrés Celsius — autant de phénomènes complexes dont certains mécanismes internes restent encore à expliquer. L’éruption modifiera la topographie de la côte, ensevelira Herculanum sous 20 mètres de boue volcanique qui finiront par se solidifier et engloutira Pompéi sous près de 6 mètres de ponces et de cendres.

Des milliers de personnes tenteront d’échapper à cet enfer, de trouver un endroit où se réfugier en invoquant les dieux, mais elles connaîtront une mort atroce. Les archéologues retrouveront les corps de certaines d’entre elles, d’autres seront emportées pour l’éternité par la colère du volcan. Selon la plupart des chercheurs, seul un tout petit nombre d’habitants ont eu la chance de s’en sortir, en particulier ceux qui se sont enfuis dès le début de la catastrophe. Les autres sont morts — brûlés vifs, écrasés dans l’écroulement des maisons ou étouffés par les gaz et les cendres.

Voilà ce qui va se produire dans une seconde, le temps d’un dernier regard sur Pompéi, cette cité romaine si dynamique, et sur Herculanum, ce joyau de la côte vésuvienne. Le temps d’un dernier souffle…