Fuir ou mourir :
les destins s’entrecroisent

Pompéi
24 octobre après J.-C., 14h30
1 heure et 30 minutes depuis le début de l’éruption

AUDE OMNIA

Ose tout !

À Pompéi, les lapilli continuent de pleuvoir et la couche claire qui recouvre les rues, les jardins et les toits ne cesse de s’épaissir. En revanche, la pluie de pyroclastes, ces fragments de roche magmatique plus volumineux, semble avoir diminué.

Tous ont cherché un abri — sous des arcades ou dans une maison, une boutique, une taverne. C’est dans ces moments-là que se révèle notre vraie personnalité. Des hommes à la stature imposante, toujours prêts à commander, restent là, interdits, sans savoir quoi faire, tandis que des anonymes, d’ordinaire effacés, prennent les choses en main et font preuve d’un incroyable sang-froid. Les rares personnes qui traversent la rue se protègent la tête. Coussins, récipients, tout est bon. La population rurale fera de même en 1906, lors d’une autre éruption du Vésuve.

Parallèlement aux secousses, aux ponces et aux pyroclastes, un autre « cavalier de l’Apocalypse » engendré par l’éruption rend la situation plus dramatique encore : la cendre.

La cité a été recouverte dès le début de cendres extrêmement fines. Un brouillard terrible l’enveloppe, rendant la visibilité quasi nulle. Mais ce n’est pas un simple brouillard : les yeux vous piquent, vous pleurez, vous avez du mal à respirer. Ceux qui le peuvent se mettent un linge mouillé devant la bouche. Chaque respiration provoque des brûlures à la gorge et aux poumons à cause des particules volcaniques microscopiques qui irritent et blessent les voies respiratoires. Des quintes de toux incessantes s’ajoutent au bruit sourd des roches et au crépitement des pierres qui s’abattent.

De même nature que l’éruption de 79 après J.-C., l’explosion du mont Saint Helens en 1980 dans l’État de Washington a provoqué une énorme coulée pyroclastique et a propulsé de grandes quantités de cendres, ce qui nous donne une idée de la situation dans les rues de Pompéi. Comme dans une tempête de neige, elles s’accrochaient à tout ce qu’elles touchaient. Les branches ployaient et se cassaient sous leur poids, quand ce n’était pas l’arbre entier qui s’abattait dans un épouvantable fracas.

Quand on sait que les cendres du mont Saint Helens rayaient les vitres des voitures dès que l’on actionnait les essuie-glaces, on comprend ce que pouvaient ressentir les Pompéiens à chaque respiration.

Malgré tout, Zosimus a fini par arriver chez lui. Il a pratiquement arraché la porte en essayant de l’ouvrir à cause des lapilli coincés sous le battant. Une fois à l’intérieur, il a agi à la vitesse de l’éclair. Il a appelé sa femme et ses deux enfants, leur a mis des coussins sur la tête, a pris de l’eau et s’est enfui avec eux en passant par la porte du Sarno. Emporter des objets de valeur n’aurait été qu’une perte de temps, voilà pourquoi on a retrouvé ses maigres richesses dans sa maison. La famille est partie sans se retourner. Mais où est-elle allée ?

D’après ce que le vasarius a pu entendre dans la rue, il faut prendre la direction de Nocera. Cette cité se trouve à près de 15 kilomètres, c’est vrai, mais il suffit de franchir le pont sur le Sarno, et tout ira déjà mieux. Ce pont n’est pas tout près, hélas ; la marche sera longue et pénible. Heureusement, le brouillard semble se dissiper par intermittence, ce qui permet de se repérer un peu.

Passé la porte du Sarno, la petite famille se retrouve devant une étendue méconnaissable. La couche de ponces et de cendres qui recouvre le paysage le rend totalement irréel. Les tombeaux qui bordent la voie au-delà des remparts semblent des statues ébauchées dans la cendre, tels les Esclaves de Michel-Ange. Le plus inquiétant, c’est qu’on ne distingue presque plus la route. Elle finira d’ailleurs par disparaître, ce qui constituera un obstacle de plus pour les Pompéiens en fuite.

Zosimus et les siens progressent tant bien que mal avec d’autres petits groupes. Nous tombons sur Smyrina, montée sur un cheval qu’un homme tient par la bride, sans doute une récente conquête de cette petite maligne. La bête halète et avance à grand-peine.

Non loin de là, le vendeur de manteaux avance péniblement : Clodius est accompagné lui aussi de sa femme et de ses enfants. Tous se couvrent les yeux et la bouche avec des bouts de tissu. On dirait une armée en déroute dans la tempête. Elle passe à côté d’un chariot immobilisé. Il y a trop de ponces pour les mules, elles n’arrivent plus à tirer leur fardeau.

Les voitures s’arrêtent les unes après les autres, abandonnées là pour toujours. Encore quelques heures et elles seront complètement ensevelies. Il y a de fortes chances pour que des archéologues en retrouvent, et avec elles bon nombre de corps, le jour où ils pourront fouiller à l’emplacement des routes de Pompéi.

Certains fugitifs font une pause sous les avant-toits des villae rusticae qu’ils trouvent en chemin, le temps de reprendre des forces et de souffler un peu. Zosimus, lui, est inflexible : ça ne sert à rien de se reposer. Le seul moyen d’échapper à cet enfer est de continuer. Mais le brouillard est toujours aussi dense, et les ponces qui forment désormais une couche d’une trentaine de centimètres continuent de s’accumuler, entravant encore plus la progression des fugitifs. Le vendeur d’amphores sillonne régulièrement la région pour se rendre sur les marchés et connaît cette route par cœur. Il pourrait se repérer les yeux fermés. C’est pourquoi il a la sagesse de ne pas marcher au milieu de la chaussée mais sur les bas-côtés, légèrement surélevés, où sous les pierres le sol semble plus stable.

Et puis soudain, le miracle : le pont sur le Sarno, enfin ! Encore une cinquantaine de mètres et l’on sera sauvés. Plus qu’un sentiment de soulagement, pourtant, c’est la peur qui domine chez ceux qui sont parvenus jusque-là. Un attroupement s’est formé, on se regarde, hésitants, et il y a de quoi.

Les secousses sismiques ont ébranlé le pont. Mais le vrai danger vient une fois de plus du ciel. Les ponces pèsent de tout leur poids sur cet ouvrage de pierre et de brique qui menace de céder, sans parler de la quantité de roches tombées en amont et qui s’accumulent sous les arches, mélangées à des branches et à des troncs. C’est tout le fleuve qui fait pression contre l’unique planche de salut, contre ce barrage qui va finir par céder. Les bruits sinistres qui transpercent l’épais brouillard sèment la terreur. Impossible de voir ce qui se passe sur l’autre rive. Le pont pourrait bien s’être à moitié effondré qu’on ne le verrait pas, tant la visibilité est réduite.

Mais Zosimus est bien décidé à agir, car ne rien faire équivaut à une mort certaine. Il regarde sa femme. Les larmes qui coulent sur son visage — plutôt dues à l’angoisse qu’à la cendre — le motivent encore plus. Le vasarius prend son jeune fils dans ses bras, serre la main du plus grand et se remet en marche avec son épouse.

Les autres les regardent disparaître dans le brouillard. Abandonnée par son chevalier servant, Smyrina suit Zosimus avec un petit groupe. Chaque pas est une torture et de nouvelles secousses arrachent des cris à tous. Ce n’est pas la terre qui tremble cependant, c’est le pont qui commence à céder. Hommes, femmes, enfants, chacun s’élance pour sauver sa peau, mais c’est tellement dur d’avancer, même de quelques pas.

Une ultime enjambée, et Zosimus finit par atteindre la rive opposée, Smyrina aussi. Il laisse ses enfants et retourne chercher sa femme, restée en arrière, complètement exténuée. Il la distingue assez bien car le brouillard s’est un peu dissipé. Mais une secousse le projette au sol, comme si on venait de tirer un tapis sous ses pieds. Il se relève et sent nettement que le pont est en train de bouger. Il court en hurlant vers son épouse qui l’appelle désespérément, enfoncée dans les ponces. Si près.

D’un bond surhumain il la rejoint, la prend par le bras et cherche à la sortir de là : impossible. Il essaie de toutes ses forces, mais c’est comme si quelque chose la retenait par en dessous. Le bruit est de plus en plus fort. Le pont s’est déjà disloqué au milieu. Zosimus serre les dents et tire de nouveau comme un forcené. Rien. Tout à coup, il sent d’autres bras agripper sa femme. Elle est littéralement traînée vers la rive par deux inconnus dans un dernier effort titanesque. À peine arrivés au bout, tous se laissent tomber à terre, épuisés, cherchant de l’air.

À cet instant précis, un grondement énorme déchire le brouillard. Le pont s’écroule sous la pression de l’eau, on n’entend plus que des hurlements : les malheureux qui avaient hésité et s’étaient finalement décidés sont en train de se noyer, emportés avec lui. La voie de la délivrance est désormais condamnée. Ceux restés de l’autre côté ne s’en sortiront pas.

Zosimus reconnaît seulement maintenant les deux valeureux sauveteurs : ce sont les maîtres de ses enfants. Ils n’arrivent pas à parler, mais leur masque de cendre se contracte en une sorte de sourire à l’adresse du vasarius et de sa famille. Tous repartiront bientôt. L’air sera de plus en plus respirable et ils s’en sortiront.

Sur l’autre rive du Sarno, au contraire, c’est l’effarement. Que faire, maintenant ? La pluie de ponces continue de plus belle. Traverser le fleuve à la nage dans de telles conditions serait un suicide. Certains envisagent de rebrousser chemin, d’autres se désespèrent, repartent vers les exploitations agricoles en quête d’un abri et d’un peu d’eau. D’autres encore proposent de se diriger vers le port où un deuxième pont, en bois celui-là, permet de rejoindre Stabies. Ils savent bien pourtant que si un ouvrage en pierre s’est effondré ici, il y a de forts risques pour que le pont de bois en aval ait subi le même sort.

En réalité, il est toujours debout, mais pas pour longtemps. Ébranlé par les secousses sismiques et par le poids des ponces, il va céder sous la pression de la masse d’eau libérée brusquement par l’effondrement du pont en amont. Balayé par les flots, il entraînera avec lui tous ceux qui étaient dessus, dont Faustilla, l’usurière de la taberna lusoria. Le sac bourré de pièces d’or qu’elle porte en bandoulière l’aura certainement ralentie et lui aura été fatal, l’empêchant d’atteindre l’autre rive.

Lucius Vetutius Placidus et Ascula, le couple d’aubergistes, se trouvent parmi les personnes piégées à quelques pas de Zosimus et du salut. Avant de s’enfuir, ils ont caché leurs économies, trop lourdes pour être emportées, dans un dolium du comptoir, mais ils ne reviendront jamais les récupérer. Ils trouveront la mort en cherchant refuge dans une exploitation agricole des environs, engloutis par les déferlantes qui demain matin dévaleront les pentes du volcan.

Une fuite impossible

Les vulcanologues ayant étudié les différentes phases de l’éruption de 79 après J.-C. ont réussi à déterminer le laps de temps qui a fait la différence entre la vie et la mort à Pompéi : les habitants qui ont choisi de fuir dans les deux ou trois premières heures ont eu la possibilité de s’en sortir, mais tous ceux qui ont tergiversé ou ont préféré attendre en ville que le volcan se calme étaient voués à une mort certaine. La vie tient parfois à un fil, à un détail insignifiant. Mais si l’on y réfléchit bien, on se dit que les gens qui n’avaient vraiment aucune raison d’hésiter à partir étaient sans doute assez peu nombreux.

Quantité de personnes ont certainement perdu un temps précieux en allant chercher des proches et en discutant de ce qu’il convenait de faire. À cette heure, il est probable que la « fenêtre temporelle » offrant une chance d’échapper à la mort s’était déjà refermée. Entre-temps, la visibilité s’était considérablement réduite, les ponces rendaient les déplacements de plus en plus difficiles et empêchaient de voir les routes. Beaucoup ont dû penser qu’il était plus sage de s’arrêter et d’attendre que le pire soit passé, surtout quand ils étaient accompagnés d’enfants ou de personnes âgées. Vous-même, qu’auriez-vous fait à leur place ?

Il y a aussi tous ceux qui ne voulaient pas se séparer de leurs biens. Pour un affranchi gravissant les échelons de la société, il était inconcevable d’abandonner les fruits d’un dur labeur : ses pièces d’or, son argenterie, ses œuvres d’art, les tablettes attestant de ses avoirs, sans oublier sa belle demeure. Quant aux esclaves, beaucoup craignaient certainement d’être repris s’ils profitaient de l’éruption pour filer, et ils appréhendaient les peines extrêmement sévères qui leur seraient infligées.

Un autre facteur a été déterminant dans le choix des Pompéiens. Personne ne savait pendant combien de temps la pluie de pierres et de cendres allait continuer à s’abattre, mais personne non plus ne pensait voir la situation empirer. Tous étaient convaincus que ce déluge s’arrêterait tôt ou tard et qu’ils retrouveraient leur maison ou leur boutique. Leur cité ne s’était-elle pas relevée des nombreux tremblements de terre qui l’avaient frappée ? Voilà comment on explique généralement la mort de tous ces gens : ils ont réalisé trop tard que c’était la fin. Les innombrables squelettes découverts à quelques mètres des remparts nous prouvent qu’ils ont quitté leur ville au dernier moment, dans une ultime tentative, vaine et inutile.

Il faut avouer qu’un autre problème se posait : par quel côté fuir pour se mettre à l’abri ? Personne ou presque n’a choisi le nord. Sortir par la porte d’Herculanum ou la porte du Vésuve, c’était aller vers le volcan, donc vers la mort. Seuls ceux qui voulaient porter secours à des proches sont passés par là. Partir vers l’est, vers Nocera, pouvait paraître la meilleure solution, comme on l’a vu, du moins tant que le pont sur le Sarno resterait debout. En toute logique, ce sont surtout les Pompéiens des quartiers est qui ont dû choisir cette issue. Il en va de même pour ceux qui ont quitté la ville par la porte de Nola, laquelle, au terme d’une longue route, permettait de rejoindre Nola, donc, puis Capoue en contournant le Vesuvius par le nord. Mais d’autres Pompéiens ont certainement préféré la route du sud, en direction de Stabies : ils espéraient rejoindre la péninsule de Sorrente, et surtout le port et ses bateaux libérateurs. Enfin, beaucoup se sont enfuis à cheval. On le sait car on a retrouvé relativement peu de squelettes de ces animaux, contrairement à ceux d’ânes, de mules et de mulets.

Après que le pont de bois permettant de rejoindre Stabies eut été emporté lui aussi, le port de Pompéi est apparu dans bien des cas comme la seule chance de salut. Il est facile, hélas, de mesurer la détresse de ces gens quand ils ont compris que par là aussi la fuite était impossible. La mer, on l’a dit, était extrêmement agitée à cause des perturbations atmosphériques provoquées par l’éruption. Impossible de ramer, mais impossible aussi d’utiliser les voiles à cause des vents, lesquels ramenaient vers l’enfer les embarcations naviguant au large.

Abattus, désespérés, beaucoup se sont réfugiés sous les voûtes des entrepôts ou dans les villas des environs : les archéologues les ont découverts ainsi, dans l’attente que le vent tourne, que la mer se calme et que l’éruption prenne fin.

Ainsi donc, passé les deux ou trois premières heures de la catastrophe, il est devenu pratiquement impossible de quitter Pompéi. Le volcan d’un côté, la mer hostile de l’autre, les ponts effondrés : tous les espoirs sont anéantis. Ceux qui ont enfin compris que le pire est à venir n’ont plus qu’à attendre la mort. De nombreuses options s’offrent alors aux condamnés, et l’archéologie révélera comment ils ont choisi de vivre leurs derniers instants.

Le bijoutier dont nous avons fait la connaissance hier a disparu on ne sait où. Les offrandes brûlées sur le petit autel de sa maison montrent que jusqu’au dernier moment il a supplié les dieux de le sauver. Mais il a fini par s’enfuir, abandonnant ses pierres précieuses.

Nous avons supposé que Smyrina, la plus effrontée des Asellinae, avait réussi à quitter la cité, mais nous ignorons ce qui est arrivé aux deux autres prostituées de l’établissement.