VIDE QUE PATEOR […] ROGO
Vois combien je souffre… Je t’en supplie…
Qu’en est-il de Rectina ? Elle n’a pas bougé de la terrasse. Le froid commence à se faire sentir. Elle a fait installer un brasero et demandé qu’on lui apporte régulièrement des boissons chaudes. Aucunes nouvelles de Pline, cependant.
La mer est en furie. Cette tempête aurait fait un magnifique sujet de contemplation en d’autres circonstances, mais aujourd’hui elle n’est qu’un ennemi parmi tant d’autres. Derrière Rectina, le Vesuvius continue d’alimenter l’horrible nuage qui domine le paysage, avec ses couronnes d’éclairs et l’épais brouillard en train de dévorer Pompéi. On dirait un rideau qui descend du ciel. Ici, en revanche, l’horizon est dégagé et l’air est frais, mais des vents violents se sont levés.
Rectina se sent prise au piège entre la folie du volcan et le déchaînement des flots. Où aller ? Son seul espoir, c’est que l’amiral se porte à son secours, mais aucun bateau ne se profile à l’horizon, alors elle reste là, rivée à la balustrade de bronze.
Tout à coup, un esclave montre la mer. Des masses noires, longues et basses, émergent par intermittence au milieu des crêtes blanches et des vagues immenses : les quadrirèmes, enfin ! Elles avancent en formation malgré les terribles conditions de navigation, toutes voiles dehors. S’il est vrai que ce spectacle est impressionnant, il représente surtout une perspective concrète de salut. D’ailleurs, plusieurs tours de signalisation essaient de communiquer avec la flotte.
Pline l’Ancien, toujours debout à la proue, n’arrive pas à détacher son regard de l’immense colonne volcanique. Et il n’est pas le seul : les marins inquiets ne perdent pas de vue non plus le monstre au souffle brûlant, ses éclairs et ses jets de pierres et de cendres sur Pompéi, parfaitement visibles d’où ils sont. L’amiral enregistre chaque détail du regard et dicte ses impressions à son secrétaire, qui essaie de garder l’équilibre tout en prenant des notes. Voici ce que nous dit Pline le Jeune :
« [Mon oncle] se pressa vers l’endroit d’où les autres fuyaient et mit directement le cap vers le danger en tenant bon la barre. La peur lui était tellement étrangère qu’il dictait et notait toutes les évolutions de cette catastrophe, tous ses aspects, à l’instant même où il les observait. »
Mais que se passe-t-il ? Les navires, qui sont encore au large d’Herculanum, commencent à ralentir. Ils se tiennent à une certaine distance de la côte et semblent hésiter. Les minutes s’égrènent ; on se rend compte que les choses à bord ne vont pas comme il faudrait. Rectina ne comprend pas. Eutychus, lui, a compris : il explique à sa maîtresse que les quadrirèmes ne pourront accoster à cause de la mer démontée.
En réalité, le coupable n’est pas la mer. Pline le Jeune l’explique clairement dans sa lettre : « […] Des hauts-fonds soudain à découvert et des rochers éboulés les empêchaient déjà de toucher terre. » La chambre magmatique qui s’est vidée progressivement a provoqué le soulèvement du plancher océanique au point qu’il affleure par endroits. Mais, depuis les bateaux, les hommes croient que ce sont les éboulements qui ont comblé les fonds marins, diminuant le tirant d’eau, ce qui les empêche d’approcher de la côte. Peut-être ont-ils été alertés par une quille qui a raclé le sable.
Ce n’est pas une manifestation géologique inhabituelle. En 1983, on a observé ce même phénomène de bradyséisme à Pouzzoles et dans la zone des Champs Phlégréens. Le sol s’est soulevé progressivement, empêchant là encore les embarcations d’aborder.
Pour l’amiral, le dilemme est aussi simple que tragique. Faut-il risquer le naufrage en essayant d’aider les habitants de cette partie du littoral ? Ne vaudrait-il pas mieux secourir ceux qui attendent en des lieux plus accessibles ?
Serrant les lèvres, Pline décide de mettre le cap au sud. Stabies possède un port assez profond. Au pire, il sait où mouiller en toute sécurité au large de la ville. Sa décision, il le sait, revient à abandonner Rectina à son sort, mais il lui est impossible d’agir autrement.
Reprenons le récit de son neveu :
« Mon oncle se demanda une seconde s’il n’allait pas faire demi-tour ; mais il dit au pilote qui le lui conseilla quelques instants plus tard : “La fortune sourit aux audacieux ! Cap sur la maison de Pomponianus !” Celui-ci se trouvait à Stabies, de l’autre côté du golfe (car la côte s’incurve peu à peu et forme ici une baie que la mer vient remplir). »
Pline n’en démord pas. Il ordonne de faire route vers Stabies. Beaucoup à bord le maudissent à voix basse. La navigation reprend et les quadrirèmes passent devant les yeux voilés de larmes de Rectina, alors que de nouvelles secousses ébranlent la villa.