VICINOS FUGITIVOS
Les voisins se sont enfuis.
Si Herculanum, qui se situe à 7 kilomètres seulement du volcan, a été épargnée par la pluie de ponces, tout comme Misène, à la différence de celle-ci sa population a d’abord été terrorisée par les grondements du volcan et par le sol qui ne cessait de trembler. Au moment où nous nous y aventurons, la cité est déserte.
Nous sommes sur le Decumanus Maximus, parallèle à la côte et donc perpendiculaire aux cardines qui descendent vers la mer. Il est suffisamment large pour accueillir le marché. Le silence et la désolation qui règnent ici sont saisissants, comparés au joyeux désordre habituel. Seul un panier est resté au milieu de la rue. Toutes les fenêtres sont fermées, les boutiques aussi. (Près de deux mille ans plus tard, on voit encore les planches parfaitement alignées servant de volets à un magasin.)
Un vantail laissé ouvert à l’étage bat au vent. Quelle sinistre sensation ! Dans les maisons, tout est en ordre. On ne décèle aucune trace de fuite précipitée, bien au contraire.
Nous entrons dans le collège des augustales, les prêtres d’Auguste. Deux superbes fresques représentant Hercule ornent le mur de ce qui s’apparente à une grande aire sacrée. Interdits devant ces chefs-d’œuvre, nous sommes intrigués par un ronflement qui nous incite à aller voir derrière le mur. Est-il possible que quelqu’un arrive à dormir en ces heures tragiques ?
Nous jetons un œil dans l’entrebâillement de la porte. Mais oui, il y a bien un homme plongé dans le sommeil. Qui est-ce ? Certainement le gardien resté là pour veiller sur le collège. N’oubliez pas que les Romains se lèvent et se couchent tôt. On conçoit difficilement qu’il ait réussi à s’endormir, à moins qu’il ne soit malade. Nous ne le saurons jamais.
Nous sortons et descendons par les cardines. Nos pas résonnent dans le silence de cette ville fantôme. Un peu avant les escaliers qui conduisent à la plage, il nous semble entendre un bébé. Les pleurs proviennent d’une maison, au-dessus des Thermes suburbains qui surplombent la mer.
Le tableau que nous découvrons est digne d’une crèche. Une femme tente d’endormir un nouveau-né dans son berceau. Le père, debout à côté d’eux, a le regard perdu dans le vide. Il porte une bague avec un scorpion gravé sur une pierre précieuse. Il s’agit peut-être d’un prétorien en permission ou qui a bénéficié de la missio honesta, le congé honorable, ayant achevé ses longues années de service.
Des voix s’élèvent au fur et à mesure que nous approchons de la plage. Nous descendons les escaliers et dépassons la petite place devant l’entrée principale des thermes, là où se dresse la statue équestre de Marcus Nonius Balbus, le bienfaiteur de la ville.
Quelques marches encore, et là…
La plage est noire de monde. Voilà où sont passés les Herculanéens ! Ils s’entassent sur le rivage. Et si les parents du nourrisson ont préféré rester à l’écart, ils ne sont pas loin et peuvent rejoindre les autres en un éclair au cas où ils pourraient prendre la mer.
Il n’y a plus un seul bateau, cependant, à l’exception de celui qui est échoué là, le flanc fracassé par les flots en furie. Ainsi posé sur le sable, c’est un sinistre avertissement pour qui s’aventurerait à prendre le large.
Il y a 296 personnes sur cette plage même, mais il y en a sûrement beaucoup d’autres de chaque côté. D’après Antonio De Simone, toute la population ou presque (soit 3 000 à 4 000 individus) s’est dispersée sur cette partie de la côte.
Nous marchons sur la grève. Le froid, l’humidité, le vent et les embruns ont contraint la majeure partie des habitants à se rabattre dans les hangars à bateaux. La plupart sont assis et bavardent normalement, sans se laisser aller à la panique ou à l’hystérie collective.
Car les Herculanéens ont essayé de s’organiser. Douze heures plus tôt, au début de l’éruption, ils étaient épouvantés. Nul doute qu’ils ont essayé de fuir ; malheureusement, comme nous l’avons compris avec l’appel au secours de Rectina, il était difficile d’emprunter la route de Naples — bondée, couverte de décombres et sans doute en partie détruite par les éboulements —, tandis que les ponts de part et d’autre de la cité s’étaient effondrés. La mer paraissait l’ultime issue envisageable, mais les vents auraient rabattu les embarcations vers Pompéi et condamné à mort leurs passagers en les jetant tout droit dans la gueule du monstre.
En d’autres termes, les habitants d’Herculanum sont piégés. Seuls ceux qui sont partis au commencement de la tragédie ont eu une chance de s’en sortir, à condition de ne pas être accompagnés d’enfants ou de vieillards.
Les choses se sont précipitées en début d’après-midi, lorsque le nuage volcanique s’est élargi au point d’obscurcir jusqu’au soleil, comme s’il voulait engloutir la petite ville. À ce moment-là, contrairement aux Pompéiens, tous ou presque ont abandonné leurs maisons. N’étant pas confrontés à une pluie de lapilli mais à des secousses beaucoup plus fortes que dans la cité voisine, ils avaient raison de ne pas rester à l’intérieur. Voilà pourquoi ils sont sur la plage.
La présence d’enfants, de femmes et de personnes âgées nous permet de supposer que tout s’est passé dans le calme. Sous les voûtes des hangars à bateaux, on s’est arrangés au mieux. L’occupation de l’espace rappelle celle des canots de sauvetage. Ce sont surtout les femmes et les plus jeunes qui se sont installés dans ces abris, la plupart des hommes étant regroupés sur le rivage.
Chacun attend l’aube en se disant que peut-être la tempête finira par se calmer et qu’alors des navires viendront les sauver.
L’imposante villa des Papyrus s’étend un peu plus loin, au bord de l’eau. Ici aussi on s’active dans l’ordre et le calme, mais pas pour les mêmes raisons. Le maître des lieux tente désespérément de sauver son immense bibliothèque. Une embarcation l’attend sur son ponton privé, malgré la mer agitée.
À l’intérieur de la demeure, l’ambiance est tendue. Dans les pièces principales, des papyrus sont posés par terre à côté d’armoires portables, petits coffres munis de poignées. Toujours d’après le professeur De Simone, qui a dirigé la dernière campagne de fouilles sur le site, la villa compte encore trois niveaux sous la partie dégagée à ce jour, et c’est par là qu’on accédait directement à la mer. Le maître et les esclaves empruntent donc cet itinéraire pour transporter sur le bateau le plus possible d’ouvrages. Lui-même serre des rouleaux sur sa poitrine, alors que les serviteurs portent les coffres.
Mon équipe et moi sommes allés filmer le champ de fouilles, et je revois encore un lambeau de tenture émergeant des cendres douces et humides, un morceau de tissu gris qui avait l’aspect d’une toile de jute mouillée. Malgré deux mille ans passés sous terre, il avait conservé toute sa souplesse, comme s’il avait été enseveli la veille.
Mais revenons aux dernières minutes du 24 octobre 79 après J.-C. Il est impossible de ne pas remarquer l’angoisse qui s’empare tout à coup du propriétaire de la villa des Papyrus, comme s’il venait de réaliser qu’il ne parviendrait jamais à sauver son précieux patrimoine. Et pourtant il ignore que va se produire quelque chose de bien plus terrible que tout ce à quoi il a assisté depuis des heures.